Assiste-t-on à la disparition des classes sociales - Jean

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Jean-Serge ELOI
UTLB 2014-2015
SOCIOLOGIE
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ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE SOCIALE
ASSISTE-T-ON À LA DISPARITION DES CLASSES SOCIALES ?
INTRODUCTION
Dans la langue française, le mot classe est né au quatorzième siècle,
en anglais au seizième. La classe, au sens de classe sociale, est cependant
d'utilisation plus récente. Les choses ont changé à partir de la fin du dixhuitième siècle. Son usage entre en concurrence avec des mots mieux
établis comme rang ou état. En prenant son autonomie, le mot classe
devient une autre façon de penser les différenciations sociales. Les ordres
et les états consacraient des inégalités sociales fortes, mais ils ne
servaient pas à penser la fragmentation de la société. Le langage des
classes, en revanche, parle de distinctions économiques et de division
sociale. Il sépare et oppose les hommes. À partir de 1870 et de l'usage
qu'en font les socialistes le mot classe est corrélé à celui de lutte sociale.1
Il est indispensable de clarifier la notion de classe sociale selon que
l'on emploie le langage de Marx (on identifie en effet classes et luttes de
classes à la pensée marxiste2), celui de Weber ou encore celui des
sociologues empiriques américains. Comment distinguer par exemple
classe et stratification ? Depuis une trentaine d'années le discours qui
domine en sociologie est celui de la fin des classes sociales en même
temps que s'impose le thème de la moyennisation. Quel crédit peut-on
accorder à cette thèse du déclin sinon de la disparition des classes
sociales du fait de l’émergence d'une vaste classe moyenne ? Cependant,
l'évolution des structures sociales de ces dernières années ne met-elle pas
en évidence la montée du chômage, de la précarité et des inégalités dont
la réduction est interrompue pour laisser la place à une stagnation, voire
une augmentation ? Dans ces conditions, serait-il impossible d'assister
au retour des classes sociales ?
Dans un premier temps, nous examinerons les différentes
conceptions des classes sociales et la façon dont il faut distinguer classe
sociale et stratification sociale (I) puis dans un deuxième temps nous
montrerons en quoi l’on peut accorder du crédit à la thèse du déclin des
classes sociales (II) avant de dresser les limites d'une telle thèse (III).
1
- Philippe Benetton, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 1991.
- Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia
Universalis et Albin Michel, 2007.
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I/ LA STRUCTURE SOCIALE : CLASSE SOCIALE OU
STRATIFICATION ?
Il est possible, en caricaturant les positions, d’opposer deux grands
courants de la sociologie pour analyser la structure sociale. Dans la
tradition marxiste, la société est structurée par le conflit. La structuration
sociale repose sur la discontinuité et la distance entre classes. En
revanche, la conception weberienne raisonne en termes de stratification
qui suppose, au contraire, continuité et proximité. La nomenclature des
PCS, spécificité française, ne renverrait-elle pas à chacune des deux
conceptions ?
A/ Classes sociales
Il existe bien des façons de parler des classes sociales selon que l’on
fasse sien le vocabulaire de Karl Marx (1818-1883) ou celui de Max
Weber (1864-1920). La tradition marxiste cherche à ne considérer que
des groupes unis et opposés dans la réalité (des classes sociales) alors que
la problématique de la stratification, issue de Weber, découpe « la société
en couches, strates ou classes ordonnées d’une manière choisie par
l’observateur ».3 À la conception réaliste de Marx s’oppose la conception
nominaliste de Weber.
1/ L’analyse marxiste
Marx n’ a pas été le premier à raisonner en termes de classe sociale
et il reconnaîtra même sa dette à l’égard de la physiocratie qui formait
une école d’économistes sous le règne de Louis XV.4 Son chef de file,
François Quesnay était médecin. La classe, selon ce dernier, est saisie à
partir de la place occupée dans le processus de production.
Le mode de production capitaliste a, selon Marx, simplifié les
antagonismes de classe, la société se scindant de plus en plus en deux
grandes classes qui s’opposent directement : la bourgeoisie et le
prolétariat.5 Le conflit oppose les propriétaires des moyens de production
(bourgeoisie) aux prolétaires, des salariés qui travaillent pour le compte
des premiers et qui ne possèdent que leur capacité intellectuelle et
physique à travailler. La bourgeoisie exploite et domine le prolétariat car
- Philippe Bénéton, op cit.
- Il en a même fort peu parlé de manière systématique. On trouve quelques références
éparses à travers son œuvre. Un chapitre, le dernier, du livre III du Capital devait être
consacré aux classes, mais la mort de Marx a interrompu le manuscrit.
5
- Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions
sociales, 1976.
3
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la force de travail a la capacité de produire une valeur supérieure à celle
qu’elle consomme sous forme de salaire. Le prolétariat ne devient
véritablement une classe que s’il acquiert une conscience de classe qui le
fait s’opposer à la bourgeoisie (salaires, durée du travail etc.). Pas de
classe sans conscience de classe, pas de classe sans lutte de classes
(définition relationnelle des classes).
ENCADRÉ 1
Bourgeois et prolétaires
L’histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et
compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une
lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait
toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit
par la disparition des deux classes en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une
structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie
extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous
trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge,
des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans
presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière.
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas
aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes,
de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles
d'autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la
bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se
scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui
s'affrontent directement: la bourgeoisie et le prolétariat.
(Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions
sociales, 1976)
Dans son schéma théorique, Marx ne distingue que deux classes, la
bourgeoisie et le prolétariat.6 Dans ses écrits historiques, il est conduit à
envisager l’existence d’un nombre plus important : l’aristocratie foncière,
la bourgeoisie industrielle, la petite bourgeoisie, la classe paysanne.7
Dans un autre ouvrage, il évoquera les classes suivantes : la bourgeoisie
financière, la bourgeoisie industrielle, la classe bourgeoise commerçante,
la petite bourgeoisie, la classe paysanne, la classe prolétarienne et le
- Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions
sociales, 1976.
7
- Karl Marx, 1851, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions Sociales, 1969.
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sous-prolétariat (le prolétariat en haillons, lumpenproletariat en
allemand).8 Dans le chapitre inachevé du Capital, il n’en distingue que
trois : les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers (ANNEXE
2).
Cette contradiction entre ouvrages théoriques et historiques n’est
peut-être qu’apparente. Elle peut se résoudre en considérant que la
polarisation en deux grandes classes serait le résultat de l’extension du
mode de production capitaliste à l’ensemble de la société. Dans ces
conditions, certaines classes sont appelées à disparaître. De plus, on peut
faire des regroupements dans la mesure où Marx n’évoque souvent que
des fractions de classes. En outre, le chapitre inachevé du Capital est
vraiment trop peu développé pour pouvoir servir de base à une
présentation de la théorie marxiste des classes sociales.9
Si le prolétariat a conscience de ses intérêts, il cherchera à les
défendre contre la bourgeoisie. Le prolétariat se développe avec la grande
industrie. Il devient de plus en plus nombreux et de plus en plus fort
alors que les autres classes (petite et moyenne bourgeoisie) finissent par
disparaître dans les phénomènes de concentration. En développant la
grande industrie, la bourgeoisie produit ses « propres fossoyeurs ».
Il viendra en effet un moment où le prolétariat, sûr de sa force, se
constituera en classe dominante lors d’un épisode révolutionnaire. En
expropriant la bourgeoisie, il socialisera les moyens de production. Cette
première phase (le socialisme) porte encore les stigmates du capitalisme
(monnaie, État, inégalités), mais dans une phase supérieure (le
communisme) chacun travaillera selon ses capacités et recevra selon ses
besoins.
En se constituant en classe dominante, le prolétariat abolit les
classes sociales. Le communisme est une société sans classe et sans État
puisque l’État n’est qu’un instrument de domination d’une classe sur
l’autre. C’est la fin de l’histoire entendue comme stade ultime du
changement social, dans la mesure où, pour Marx, la lutte des classes
était le moteur de l’histoire.
Marx analysait une réalité économique et sociale, celle du dixneuvième siècle. L’histoire sociale du vingtième siècle ne va pas
forcément confirmer son analyse. En effet, les critiques dominantes de la
conception marxiste conteste sa vision dualiste et la réduction de la
8
- Karl Marx, 1850, Les luttes des classes en France (1848-1850), Québec, Les classiques des
sciences sociales, 2002 (Édition électronique).
9
- Faute de mieux, on s’est longtemps contenté de la définition de Lénine dans La grande
initiative : « on appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place
qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport
(la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis à vis des moyens de production, par leur
rôle dans l’organisation sociale du travail, donc par les modes d’obtention et l’importance de
la part de richesses sociales dont ils disposent ».
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structure sociale à deux grandes classes : la bourgeoisie et le prolétariat.
Ce faisant, la conception marxiste ignore la montée et la prépondérance
des classes moyennes dans les sociétés industrielles avancées.10
Cependant la référence à Marx peut encore se révéler utile à la
compréhension de la structure sociale de ce début de vingt et unième
siècle.
Les prolongements contemporains peuvent être résumés de la
manière suivante : le corps social est envisagé comme une configuration
opposant et différenciant les groupes sociaux dans les sphères
économique, sociale, culturelle. Le système est source de conflits. Les
relations entre agents sont asymétriques (exploitation, domination). Les
inégalités renvoient aux indicateurs habituels (revenus, patrimoine,
instruction) mais elles sont ancrées dans le travail et s’étendent à la
sphère politique (différences de pouvoir). L’accès aux positions sociales
ne dépend pas uniquement des capacités individuelles, mais est
largement fonction du milieu d’origine. La mobilité sociale est peu
importante.
FIGURE 1
La représentation de la structure sociale issue de la tradition
marxiste
10
- Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia
Universalis et Albin Michel, 2007.
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2/ Quelques orientations contemporaines de la sociologie des
classes.
À côté des analyses marxistes traditionnelles (bipolarisation), on
trouve les analyses de la « new class » : cette dernière renvoie aux
fractions supérieures des classes salariées de la société post-industrielle
dont l’assise fondamentale est sa formation universitaire (bourgeoisie
culturelle).
La « classe de service » (Goldthorpe) n’est pas sans rappeler la
« new class ». Ces agents nouent avec les entreprises qui les emploient
une « relation de service » basée sur la délégation d’autorité ou
d’expertise. Leurs salaires élevés les distinguent des autres salariés.
B/ Stratification sociale
Parler de stratification sociale procède d’une vision plus apaisée des
rapports sociaux. Là où Marx voyait rupture et conflit, Max Weber et la
sociologie empirique américaine verront proximité, continuité et
mobilité entre les différentes strates sociales même s’ils conservent le
terme de classe.
1/ L’analyse pluridimensionnelle de Max Weber
Pour Max Weber, les classes sociales sont des groupes d’individus
semblables qui partagent les mêmes « chances de vie » sans qu’ils en
soient nécessairement conscients. Elles ne sont donc pas des entités
véritables poursuivant des objectifs. Sa démarche est qualifiée
d’individualiste et de nominaliste : la classe sociale est avant tout
l’ensemble des individus que le chercheur décide de nommer ainsi selon
ses critères propres.
De plus, la classe sociale ne correspond qu’à un seul type de
hiérarchie, celui de l’ordre économique dans lequel les individus
partagent la même « situation de classe », c’est-à-dire la même chance
de disposer d’une certaine quantité de biens et de services (capital, biens
de consommation, biens culturels). Pour le dire autrement, la classe
sociale, selon Weber renvoie à une même « situation de marché » tant
sur le marché des biens et services que sur celui du travail.
Weber distingue les classes de production (qui accaparent la
direction des moyens de production) des classes de possession qui
accaparent les chances de disposer des biens de consommation, d’édifier
une fortune ou de constituer un capital. En fin de compte, il distingue
quatre classes sociales : la classe ouvrière, la petite bourgeoisie (petits
artisans et commerçants), les intellectuels et les techniciens sans
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possessions (employés de commerce, techniciens, fonctionnaires), et la
classe possédante comprenant également ceux qui sont privilégiés par
leur éducation.11
Max Weber avance l’idée que ce n’est pas la seule échelle possible.
L’ordre social renvoie à l’échelle du prestige (qui détermine des groupes
de statut) et l’ordre politique à celui des partis qui entrent en compétition
pour la conquête du pouvoir dans les institutions. Elles ne se superposent
pas forcément. Certains groupes peuvent être mieux placés sur une
échelle que sur l’autre.
Comme elle met en avant trois dimensions possibles de la
stratification (ordre économique, ordre social, ordre politique), l’analyse
de Max Weber est dite pluridimensionnelle. Elle ne privilégie pas la
position occupée dans les rapports de production, il n’y a pas
d’antagonisme de classes et la conscience commune se manifeste surtout
sur la base de groupes de statut.12
2/ La sociologie empirique américaine (Lloyd Warner)
Ainsi, tandis que Max Weber fonde la classe sur la hiérarchie
économique et la distingue du statut (prestige), d’autres sociologues
définissent les stratifications par la réputation et le prestige.
C’est le cas de William Lloyd Warner (1898-1970). Dans l’étude,
parue entre 1941 et 1959, d’une petite ville du nord-est des États-Unis, on
reconnaît les classes aux critères plus ou moins subjectifs sur lesquels se
fondent les individus pour sélectionner les gens qu’ils fréquentent et
qu’ils considèrent comme appartenant à la même classe qu’eux.13
Warner est ainsi amené à distinguer trois niveaux : supérieur,
moyen et inférieur. Chacun d’eux comprend deux niveaux, supérieur et
inférieur. Au total, il compte six classes : supérieure/supérieure (la
grande bourgeoisie traditionnelle), supérieure/inférieure (les nouveaux
riches), moyenne/supérieure (classe moyenne aisée et active),
moyenne/inférieure (la petite bourgeoisie), inférieure/supérieure (les
ouvriers qualifiés), inférieure/inférieure (les manœuvres, le sousprolétariat). La fortune, jointe à l’ancienneté dans la ville, est la
principale source du prestige. Et, finalement, les individus se rangent par
professions dans les différentes classes. Cette stratification a été étendue
à l’ensemble de la société américaine et sert, encore aujourd’hui, aux
individus pour se classer mutuellement.
11
- Max Weber, 1922, Économie et société, TOME 1, Paris, Plon, 1971
- Paul Bouffartigue, « Classes et catégories sociales : quelques repères » in Paul
Bouffartigue (sous la direction de), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2015.
13
- Lloyd Warner, Yankee City Series, Yale University Press, New Haven, 1941-1949.
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Le terme de classe est conservé, mais il s’agit davantage de couches
ou de strates. En effet, les individus réunis ont en commun certaines
caractéristiques sociales, mais n’ont aucune communauté de vie, de
pensée ou d’action. Il ne s’agit pas de groupements sociaux réels.14
C/ Une spécificité française : la nomenclature des PCS
Les PCS sont, sans l’avouer ni le dire, à la fois d’inspiration
weberienne et marxiste. Elles sont weberiennes car elles assemblent des
groupes socioprofessionnels connus pour avoir des caractéristiques
semblables et des perspectives probables comparables aux yeux du
statisticien. Elles sont aussi marxistes car la constitution des groupes
prend en compte leur conscience collective : appartiennent au même
groupe ceux qui se reconnaissent comme membres du groupe et sont
reconnus comme tels par les autres.
1/ Présentation de la nomenclature
Trois niveaux de décomposition du plus fin au plus grossier : 489
professions regroupées en 32 catégories, elles-mêmes agrégées en six
groupes. Six groupes d’actifs : agriculteurs exploitants ; artisans,
commerçants, chefs d’entreprise ; cadres et professions intellectuelles
supérieures ; professions intermédiaires ; employés ; ouvriers. Deux
groupes d’inactifs : autres personnes sans activité professionnelle ;
retraités.
Les catégories correspondent à un niveau plus fin de
décomposition. Par exemple le groupe « artisans, commerçants, chefs
d’entreprise » se décompose en trois catégories : artisans, commerçants
et assimilés, chefs d’entreprise de dix salariés et plus.
Remarque : par un abus de langage, le terme catégorie désigne souvent
les groupes comme les catégories.
2/ Les principes de construction
La population totale se répartit par groupes socioprofessionnels qui présentent un certain degré d’homogénéité sociale.
Pour respecter ce principe, appartiennent au même groupe des individus
susceptibles d’entretenir des relations interpersonnelles, d’avoir des
comportements plus ou moins analogues, de se reconnaître comme
appartenant au même groupe et d’être reconnus par les autres comme
appartenant au même groupe. Les similitudes, appréciées intuitivement
- Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, « Du système d’inégalités aux classes sociales » in Paul
Bouffartigue (sous la direction de ), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2015.
14
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plutôt que véritablement mesurées, portent sur le montant et l’origine du
patrimoine et du revenu, le niveau et la nature de l’instruction reçue, les
conditions de travail, la stabilité de l’emploi, les comportements
démographiques, les comportements de consommation et d’épargne, les
pratiques culturelles et de loisirs, les opinions politiques et religieuses.

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La profession : exemple menuisier
Le statut : la nomenclature oppose les indépendants
et employeurs (agriculteurs, artisans, commerçants,
chefs d’entreprise, professions libérales) aux salariés
(cadres, professions intermédiaires, employés,
ouvriers) mais il y a des non-salariés parmi les
professions intermédiaires, par exemple, les
infirmières à leur compte. Il y a aussi des non salariés
parmi les cadres et professions intellectuelles
supérieures, les professions libérales.
Le secteur d’activité : il permet de distinguer, chez
les indépendants par exemple, les agriculteurs
(secteur primaire) des artisans, commerçants et chefs
d’entreprise (secteur secondaire et tertiaire.
Le niveau de diplôme : par-delà leur statut différent
(indépendant/salarié) un médecin à son compte et un
professeur ont en commun d’être passés par
l’enseignement supérieur.
Taille de l’entreprise : chez les indépendants, des
subdivisions sont établies en fonction de la taille de
l’exploitation (agriculteurs) et du nombre de salariés
(artisans, commerçants et chefs d’entreprise). On
distingue, au sein du groupe ouvrier, les ouvriers de
type artisanal et les ouvriers de type industriel.
Qualification : parmi les salariés, on distingue trois
grands niveaux de qualification : cadres et
professions intellectuelles supérieures, professions
intermédiaires, employés et ouvriers. Les ouvriers
effectuent en général un travail nettement plus
manuel que celui des employés, mais la notion de
travail manuel, du fait du développement des
technologies modernes, n’est pas facile à définir.
L’appartenance au secteur public : parmi les cadres,
les professions intermédiaires, les employés, on
distingue les salariés de l’Etat de ceux du secteur
privé ou semi-public.
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D/ DES PCS AUX CLASSES SOCIALES SELON PIERRE BOURDIEU
Pierre Bourdieu (1930-2002) s’appuie sur la nomenclature des PCS
pour construire les classes sociales sans vraiment expliciter le passage
des unes aux autres. Pour Bourdieu, « les classes sociales n’existent
pas »15. En revanche, ce qui existe c’est un espace social, un espace de
différences dans lequel, les classes existent à l’état virtuel.
Il distingue la classe « objective », qui représente un ensemble
d’individus placés dans des conditions d’existence semblabl qui
engendreront des pratiques semblables (consommation par exemple) de
la « classe mobilisée » (elle n’est plus « virtuelle ») lorsque ses membres,
qui ont une conscience commune, s’organisent pour mener une lutte
commune. Pour déterminer la classe sociale d’appartenance d’un
individu, il faut prendre en compte les différentes formes de capitaux
dont il dispose : capital économique, capital social, capital culturel.
1/ Les différentes formes de capitaux
Bourdieu distingue trois formes de capitaux : le capital économique,
le capital social, le capital culturel.
 Le capital économique
Il s’agit du patrimoine et du revenu. Le premier se définit comme
l’ensemble des biens possédés par un individu : logements, bijoux,
actions et obligations. Le revenu doit s’entendre comme un flux de
ressources monétaires perçu plus ou moins régulièrement par un
individu ou un ménage. Le revenu permet de se constituer un
patrimoine, mais le patrimoine engendre des flux de revenus : un
bâtiment loué procure un loyer à son propriétaire, un portefeuille
d’actions des dividendes, des obligations sont porteuses d’intérêt.
 Le capital social
L’expression désigne le réseau de relations personnelles qu’un
individu est susceptible de mobiliser ( pour la recherche d’un emploi par
exemple). Le capital social ne constitue pas la ressource des seuls milieux
favorisés. Toutes les « relations » ne se valent pas, certaines apparaissant
plus efficaces que d’autres.
15
- Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.
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 Le capital culturel
Bourdieu entend par capital culturel des ressources telles que
capacités de langage, maîtrise d’outils artistiques, le plus souvent
attestées par des diplômes. Il utilise le terme de capital pour désigner le
fait que l’individu en hérite, cherche à l’accumuler au cours de sa vie et
essaie de les transmettre en héritage à ses enfants. Le capital culturel
« distingue » les individus en même temps qu’il les favorise ou non tout
au long de leur existence.
2/ Le schéma de classe chez Bourdieu
On le repère dans La Distinction (1979), de manière implicite il est
vrai. La classe dominante culturelle comprend les professeurs et les
cadres administratifs supérieurs, la classe dominante économique
comprend les professions libérales et les industriels. Les premiers
s’orientent vers les loisirs les moins coûteux et les plus austères (visite de
musées par exemple), les seconds vers des consommations plus
coûteuses. Bourdieu parle d’ aristocratisme ascétique » pour les
premiers, de « goûts de luxe » pour les seconds.
La « petite bourgeoisie » comprend les instituteurs, les techniciens,
les employés de bureau, les employés de commerce, les petits
commerçants, les artisans. À ce niveau également, on peut opposer les
instituteurs et les petits commerçants en fonction de la structure de leur
capital. On remarquera que Bourdieu évoque la petite bourgeoisie plutôt
que les classes moyennes.
À l’époque où il conçoit son schéma (FIGURE 2), le débat sur les
classes moyennes n’est pas très développé.16 La petite bourgeoisie aspire
aux pratiques des dominants, qu’elles connaissent mal (« bonne volonté
culturelle »).
Les classes populaires se définissent par l’insuffisance de leurs
ressources, tant économiques que culturelles. Leurs pratiques ont comme
principe l’impossibilité de prendre ses distances avec la nécessité.
L’habitus de classe incline à une forme d’adaptation à la nécessité.
Il suffit d’incorporer les professeurs à la petite bourgeoisie pour
retrouver les classes moyennes. Le comportement électoral des
professeurs les rapproche des professions intermédiaires et des employés
plutôt que des autres cadres supérieurs.17
- Yannick Lemel, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 2004.
- Etienne Schweisguth, Les salariés moyens sont-ils des petits-bourgeois ? in Revue
française de sociologie, 4, 1983.
16
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FIGURE 2
Espace des positions sociales et des styles de vie
Les pointillés indiquent la limite entre l’orientation probable vers la
droite ou vers la gauche
[D’après un schéma de La Distinction, 1979, repris et simplifié dans
« Espace social et espace symbolique » in Pierre Bourdieu, Raisons
pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994].
II/ LA THÈSE DE LA FIN DES CLASSES SOCIALES
Depuis le milieu des années 1970, les analyses en termes de classes
sociales, longtemps dominées par le marxisme, ont perdu de leur
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importance pour saisir et expliquer les transformations de la structure
sociale d’un pays comme le nôtre. Robert Nisbet (1913-1996), sociologue
américain fut l’un des premiers à prononcer l’acte de décès des classes
sociales dès la fin des années 1950.18 En France, Edgar Morin (né en
1921) voit l’évolution de la structure sociale d’un bourg du Finistère
entièrement parcourue par un « embourgeoisement général des
populations non agricoles ». 19
Émerge alors un discours sur la fin des classes, en fait la fin de la
classe ouvrière qui, pour ses fractions les plus qualifiées, se serait diluée
dans une vaste classe moyenne aux contours fluctuants. La croissance
économique des « trente glorieuses » aurait eu raison des appartenances
traditionnelles et ne subsisterait plus, pour reprendre l’expression de
John Golthorpe, qu’un « inégalitarisme sans classe ». 20
A/ UN CONSTAT D’ÉVIDENCE
Les arguments en faveur de la fin des classes partent de constats
d’évidence.
1/ Le poids du secteur tertiaire a augmenté
C’est le phénomène de tertiarisation de l’économie. Le secteur
tertiaire a progressé, il est prépondérant tant dans la production que
dans l’emploi. Aujourd’hui en France, il représente 75 % de la production
et occupe la même part des emplois. Les emplois du secteur tertiaire ne
correspondent à aucun système de classe parfaitement clair.
2/ L’élévation du niveau de vie et de consommation
Quand le niveau de vie et de consommation augmente, les frontières
entre classes sociales s’affaiblissent. Quand les catégories accèdent à la
consommation de masse les inégalités économiques diminuent. De 1885
à 1945, le pouvoir d’achat ouvrier avait relativement peu varié (une
croissance d’un quart), trente années (1945-1975) d’une croissance de 3,5
% l’an correspondent à un triplement du pouvoir d’achat.
C’est la distance économique qui sépare l’ouvrier en bidonville,
taudis et corons de celui en HLM et en pavillons, de l’ouvrier à pied de
l’ouvrier en automobile, de l’ouvrier dont l’espérance de vie est de 50 ans
- Robert Nisbet, « The decline and the fall of social class » in The Pacific Sociological
Review, 2(1), 1959.
19
- Edgard Morin, La Métamorphose de Plozévet, commune en France, Paris, Fayard, 1967.
20
- John Goldthorpe, David Lockwood, Franck Bechoffer, Jennifer Platt, L’ouvrier
d’abondance, Paris, Seuil, 1972
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à celui dont elle est de 68 ans.
La massification de l’enseignement a permis à un nombre croissant
d’enfants d’origine modeste de faire des études secondaires et
supérieures. Le destin scolaire dépend des performances scolaires et non
plus de l’origine sociale même si les performances scolaires ne sont pas
indépendantes de l’origine sociale.
3/ L’immobilité sociale a diminué
De la seconde guerre mondiale au début des années 1980
l’immobilité a diminué bien au-delà de ce qu’exigeait l’évolution de la
structure sociale. Dans l’ensemble, c’est la diminution de l’immobilité
sociale qui prévaut. Les changements de catégories ont emprunté des
trajets courts (paysans, ouvriers).21
L’accès aux catégories supérieures s’élève fortement avec l’origine
sociale : quand les trajets sont plus courts la mobilité est plus facile. Il est
cependant difficile de parler de mobilité faible quand on a en tête une
structure sociale tripartite (classe supérieure, classe moyenne, classe
populaire). Les mobiles sont en effet plus nombreux que ceux qui ne
bougent pas, la majorité des fils n’ayant pas la même situation
professionnelle que celle de leur père.22
En 2003, un homme âgé de 40 à 59 ans sur trois a une position
identique à celle de son père au même âge. Au cours des 25 dernières
années, l’évolution de la structure sociale a favorisé la mobilité. En 2003,
40 % de la mobilité est ainsi due aux changements structurels de
l’économie.23
Si l’on ajoute à ce constat d’évidence la moindre conflictualité des
classes et l’affaiblissement de la conscience de classe ouvrière, il est
légitime de conclure que les classes sociales sont, sinon en voie de
disparition, du moins durablement affaiblies.
B/ LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE EST MOINS UNE SOCIÉTÉ DE
CLASSE QU’IL Y A TRENTE ANS24
La société française serait moins une société de classe dans la
mesure où le sentiment d’appartenance de classe a diminué surtout dans
21
- Claude Thélot, Tel père, tel fils ?, Paris, Dunod, 1982.
- Philippe Bénéton, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 1991.
23
- Stéphanie Dupays, « En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué », Données
sociales, INSEE, édition 2006.
24
- Olivier Schwartz, « Vivons-nous encore dans une société de classe. Trois remarques sur la
société française contemporaine », La vie des idées.fr
22
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les catégories populaires. L’école et les media ont pénétré tous les milieux
et les frontières culturelles se sont atténuées.
1/ Les cultures de classe apparaissent moins tranchées
En ce qui concerne les ouvriers, Olivier Schwartz a remarqué, chez
les mineurs du nord qu’il a étudiés, une déprolétarisation possible dans
la mesure où ils ont accédé à une relative aisance jusqu’à l’accès à la
propriété individuelle. Il note l’importance sociologique du thème de
« l’ouvrier propriétaire », de la maison individuelle, de la voiture et de la
caravane pour les vacances.
FIGURE 3
La représentation de la moyennisation : la toupie d’Henri
Mendras
(Source : Henri Mendras, L’Europe et les européens, Paris, Gallimard,
1997)
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Les mineurs qui cultivaient leurs différences n’ont désormais qu’une
urgence, réintégrer la société civile pour mettre fin à une forme
d’exclusion sociale. L’univers prolétarien et la communauté de classe
renvoyaient au monde de la « clôture sociale », sous l’effet des politiques
d’encadrement paternalistes dont l’objectif était de fixer, réprimer,
dissuader, fidéliser la main d’oeuvre. Si la promotion sociale peut se
prolonger à travers les enfants, la réussite scolaire est désormais
valorisée.
2/ La moyennisation contre les classes
Si la société se moyennise, la structure sociale peut se penser en
termes de niveaux et non plus de barrières. La continuité se substitue à la
discontinuité et à la fracture. Les niveaux se différencient de manière
insensible. Les contours des classes se font alors flous et la vision
cosmographique d’Henri Mendras et ses différentes constellations peut
s’imposer. La moyennisation joue alors contre les classes. Parler de
moyennisation et de vaste classe moyenne centrale revient à évacuer le
concept de classe sociale.
Il est d’ailleurs surprenant qu’en France on ait continué à parler de
classe ouvrière dans les années soixante alors que l’aspiration vers le
haut était la plus forte et que le thème de la disparition des classes ait
émergé dans les années 1980 quand la progression des inégalités aurait
pu alimenter des travaux sur le retour des classes sociales.25
III/ LES LIMITES DE LA THÈSE
La fin des classes sociales s’est imposée quand de nombreux
sociologues ont mis l’accent sur la moyennisation de la structure sociale
considérée soit comme la formation d’une vaste classe moyenne soit
comme rapprochement des modes de vie. Qu’en est-il de la
moyennisation aujourd’hui ? Si le processus est interrompu peut-on
assister au retour des classes sociales ? Quelles mutations économiques
et sociales expliquerait ce retour envisagé comme une spirale ?
A/ LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?
Annoncer le retour des classes sociales signifie que le processus de
moyennisation s’est interrompu. Sur quels indices se baser pour mettre
en évidence une telle interruption ? Quelle pertinence pour une analyse
25
- Il existe sans doute un temps de latence entre la survenue d’un phénomène et sa perception
par les sociologues.
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en termes de spirale des classes sociales ?
1/ Fin de la moyennisation
Depuis plus de vingt ans, le salaire net ouvrier à plein temps a
quasiment cessé de croître ; depuis plus de dix ans, l’enrichissement est
quasi nul. Aujourd’hui l’ascenseur social est en panne : avant 1975 la
croissance de la proportion de cadres et de professions intermédiaires
pouvait s’avérer propice à l’ascension sociale.
Après 1975 la croissance des cadres et surtout des professions
intermédiaires est moindre impliquant moins d’occasions de mobilité
sociale ascendante. La moyennisation et l’aspiration vers le haut ne sont
pas un mouvement continuel. Depuis dix ans, l’homogénéisation des
modèles de consommation des ouvriers et des cadres n’est plus à l’œuvre.
Sur d’autres plans, le caractère de classe s’est accentué : les
inégalités salariales qui baissaient dans les années 1960 et 1970 ne
diminuent plus. Les disparités face à la culture ne diminuent pas, elles
opposent les catégories fortement dotées en capital culturel et celles qui
ne le sont pas. Une partie des catégories populaires a été aspirée par les
situations de précarité alors que de l’autre côté, les catégories supérieures
mettent en d’œuvre de multiples stratégies d’évitement spatial et
adoptent des comportements autoségrégatifs visant à refuser la mixité
sociale. Le choix du quartier de résidence apparaît comme une stratégie
pour intégrer le « bon lycée » devant conduire aux classes préparatoires
et au bon diplôme dont on connaît l’importance sur le marché du travail.
À l’image de la toupie censée représenter la structure sociale des
« trente glorieuses », Alain Lipietz substitue celle du sablier. La couche
moyenne inférieure se dégonfle et se vide vers le bas, à la manière d’un
sablier (FIGURE 4), sous l’effet de la précarisation. On peut mettre en
évidence un salariat fragmenté en quatre : un segment hautement
qualifié bénéficiant de hauts salaires, les cadres, un segment de salariés
permanents relativement qualifié, les professions intermédiaires, un
segment à insertion précaire et à faibles salaires, pas forcément non
qualifié, les employés et les ouvriers, et enfin un segment durablement
exclu du salariat.
Les inégalités qui se multiplient aujourd’hui (les classes sociales
n’ont en effet pas disparu des statistiques des inégalités sociales26)
peuvent déboucher sur la structuration en collectifs de classes (employés
et ouvriers par exemple) qui demeurent à l’état latent, engageant ainsi
26
- Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia
Universalis et Albin Michel, 2007.
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une véritable « spirale des classes sociales ».27
FIGURE 4
La société en sablier d’Alain Lipietz. Schéma affiné par Robert
Perruci et Earl Wysong pour caractériser les différentes
classes du sablier.
2/ La spirale des classes sociales
Louis Chauvel soutient l’idée d’une « spirale des classes sociales »
liée à deux dimensions : l’intensité des identités et l’intensité des
27
- Louis Chauvel, « Le renouveau d’une société de classes » in Le retour des classes
sociales : inégalités, domination, conflits sous la direction de Paul Bouffartigue, Paris, La
Dispute, 2004)
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inégalités (FIGURE 5). Dans le courant du dix-neuvième siècle, alors que
les inégalités sont fortes, les classes sociales, d’abord à l’état latent, se
structurent comme collectifs qui se forgent une conscience de classe : la
classe en soi devient une classe pour soi.
Pendant les « trente glorieuses », les inégalités se font moins fortes,
le compromis fordiste permet le partage des gains de productivité entre
profits et salaires, la lutte de classe se fait moins intense. La conscience
de classe s’atténue Chauvel parle, pour cette période, et sans doute de
manière exagérée, de victoire du prolétariat et de « société sans classe ».
Depuis le début des années 1980, la moindre conflictualité, propice à
l’augmentation des inégalités, peut permettre une restructuration des
classes sociales débouchant l’aliénation s’exerçant sur la classe dominée.
FIGURE 5
(Louis Chauvel, « Le renouveau d’une société de classes » in Le retour
des classes sociales : inégalités, domination, conflits sous la direction de
Paul Bouffartigue, Paris, La Dispute, 2004).
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B/ LA BOURGEOISIE, UNE CLASSE MOBILISÉE
La fin des classes sociales ne signifie pas pour autant la fin de la
bourgeoisie. Pour Michel Pinçon (né en 1942) et Monique Pinçon-Charlot
(née en 1946), la bourgeoisie est, sans doute, la seule à conserver les
caractéristiques d’une véritable classe, une classe mobilisée.28
1/ Les voies de la mobilisation
S’il existe encore une classe, pour ces deux auteurs, c’est bien la
bourgeoisie, composée des familles possédantes qui se maintiennent au
sommet de la société où elles sont depuis plusieurs générations « Aucun
autre groupe social ne présente à ce degré, unité, conscience de soi et
mobilisation ». 29
La richesse de la bourgeoisie n’est pas seulement de nature
économique. Il s’agit aussi d’une richesse sociale liée « à la possession
d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées
d’interconnaissance et d’interreconnaissance ».30 Elle cultive cette
sociabilité dans les clubs de golf, de bridge, les équipages de chasse à
courre, les cercles divers et sélectifs (par exemple, le Jockey Club) lieux
de rencontre où l’on se fait connaître et reconnaître. Le capital culturel et
le capital symbolique ont aussi leur importance.
2/ L’entre soi
La bourgeoisie cultive l’entre soi, dans les beaux quartiers plus ou
moins ghétoïsés, dont l’accès est parfois réservé aux seuls résidents
(exemple de la villa Montmorency dans le seizième arrondissement de
Paris). « Avec la bourgeoisie, on a donc une classe qui travaille
sciemment et de manière permanente à sa construction dans un
processus qui est tout à la fois positif et négatif, processus d’agrégation
des semblables et de ségrégation des dissemblables ».31 Elle cultive aussi
cet entre soi dans les écoles privées que sa progéniture fréquente où elle
acquiert savoir et savoir être bourgeois.
Elle peut confier ses enfants à l’école publique et républicaine dans
l’enseignement primaire, mais quand vient le temps de l’adolescence et
- Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La
Découverte, 2007.
29
- Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, ibid .
30
- Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 31, 1980
31
- Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, op cit
28
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des premières amours, la scolarisation se fait dans l’enseignement privé
où les enfants ne côtoient que d’autres enfants issus du même milieu
social qu’eux. Les relations entre jeunes sont étroitement contrôlées par
le système des rallyes qui poussent à l’endogamie. Cette dernière
apparaît comme une véritable stratégie destinée parfois à réserver les
filles de la famille aux fils de la famille de manière à conserver le
patrimoine. Peu de place pour la mésalliance !
En fin de compte, pour ces deux auteurs, la bourgeoisie est une
classe pour soi, au sens marxiste de l’expression, car elle a une
conscience forte de son existence et qu’elle reste mobilisée pour définir
les contours de la classe et chercher à la reproduire.
CONCLUSION
L’image de la structure sociale s’est déformée depuis le dixneuvième siècle. D’une pyramide, elle a évolué vers une toupie, voire un
ballon de rugby ou une montgolfière, pour montrer l’aspiration vers le
haut de la structure sociale de certaines catégories autrefois proches des
classes populaires. De plus, la moyennisation participait d’une vision
plus apaisée de la structure sociale débarrassée, selon certains, du
spectre de la lutte des classes. Si le processus de moyennisation s’est
arrêté, si la peur du déclassement gagne les fractions inférieures des
classes moyennes, c’est l’image de la « société en sablier » (Alain Lipietz)
qui s’impose désormais avec son corollaire, la perspective du
déclassement et du « descenseur social ».32
Très tôt la sociologie eut à s’interroger, à la suite de Marx, sur la
notion, connotée politiquement, de classe sociale. Marx appelait de ses
vœux une société communiste sans classe et, paradoxalement, ce sont
nos sociétés capitalistes contemporaines qui s’interrogent sur la possible
disparition des classes, du fait de l’affaiblissement de la classe ouvrière
désormais dans l'incapacité de mener des luttes offensives au nom du
progrès, de la raison et de la nation, et de l’avènement d’une vaste classe
moyenne. D'un autre côté, la bourgeoisie apparaît comme une classe
particulièrement mobilisée et il ne viendrait l'idée à personne d'annoncer
sa fin. À quelles conditions, l’antagonisme de classes pourrait-il retrouver
de la vigueur tant la définition des classes sociales renvoie à leur relation,
souvent dans le conflit ? Pour finir, on peut se demander si l'annonce
d'un retour de la conflictualité de classes ne procède pas, chez des
sociologues accrochés au rebord de l'abîme, d'un désir plus que d'une
réalité ?
32
- Philippe Guibert et Alain Mergier, « Le descenseur social : enquête sur les milieux
populaires », Collection Fondation Jean-Jaurès/PLON, dirigée par Gilles Finchelstein, avril
2006.
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SOCIOLOGIE
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ANNEXE 1
Parmi les formes anciennes de lutte des classes
Maîtres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs,
maîtres et compagnons.
Telle est l’énumération fameuse des classes en lutte dans la société
antique et dans la société féodale qui ouvre le Manifeste communiste.
Ces « classes » ont-elles fait l’histoire et de la manière dont Marx le dit ?
« Marx lui-même, écrit Kostas Papaioannou, savait parfaitement
qu’aucune des classes exploitées énumérée dans le Manifeste n’a été
capable de jouer le rôle révolutionnaire qu’il lui attribue. Dans aucun cas
la lutte entre les maîtres et les esclaves, les patriciens et les plébéiens, les
seigneurs et les serfs, les maîtres et les compagnons n’a abouti à une
transformation révolutionnaire de la société et à l’instauration d’un
nouveau et supérieur mode de production. Quant à la perspective d’un
effondrement simultané des classes en lutte, elle n’est qu’une figure de
rhétorique dont on chercherait en vain la moindre confirmation
historique » (1)
Que Marx en ait eu clairement conscience ou non, il est sûr que les
formulations du Manifeste ne font pas bon ménage avec les données
incontestables de l’histoire : « Hommes libres et esclaves », ce ne sont
pas des révoltes d’esclaves qui, à Rome, ont provoqué l’effondrement de
l’Empire ; « barons et serfs », les révoltes de paysans n’ont pas manqué,
aucune n’a été couronnée de succès ; « maîtres et compagnons », ce ne
sont pas les compagnons qui ont mis fin aux corporations (…)
La version de l’histoire que donne le Manifeste n’est au mieux qu’un
mythe (…)
(1) Kostas Papaioannou, De Marx et du marxisme, Paris, Gallimard,
1983.
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ANNEXE 2
Marx n’a consacré que peu de développements à la question des
classes sociales, il n’a pas produit de théorie des classes sociales. Il
entendait y consacrer un chapitre du livre III du capital, mais la mort a
interrompu ce travail. Vous trouverez dans cette annexe les quelques
lignes qui sont consacrées aux classes.
Les classes
Les ouvriers salariés qui n'ont que la force de travail et dont le salaire
est le revenu, les capitalistes qui possèdent le capital et touchent le profit,
les propriétaires fonciers qui détiennent la terre et prélèvent la rente
constituent les trois grandes classes de la société moderne, basée sur la
production capitaliste.
C'est incontestablement en Angleterre que cette subdivision est le plus
largement et le plus catégoriquement développée. Cependant elle n'y
existe pas encore dans toute sa pureté et des couches de transition y
masquent partout - incomparablement moins à la campagne que dans les
villes - les lignes de démarcation. Mais ce fait est sans importance pour
notre étude.
Nous avons vu que la tendance permanente et la loi de développement
de la production capitaliste poussent à une séparation de plus en plus
profonde des instruments de travail et du travail, à une concentration de
plus en plus puissante des moyens de production et à la transformation
du travail en travail salarié et des moyens de production en capital. À
cette tendance correspond la séparation de la propriété foncière, du
capital et du travail (1), c'est-à-dire l’adaptation morphologique de la
propriété foncière à la production capitaliste
La question à laquelle nous avons à répondre est la suivante : Qu'estce qui constitue une classe ? ou bien : Comment se fait-il que ce soient les
ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers qui forment
les trois grandes classes sociales?
À première vue on pourrait invoquer l'identité des revenus et de leurs
sources, et dire qu'il s'agit de trois grands groupes sociaux, dont les
membres vivent respectivement du salaire, du profit et de la rente, c'està-dire de la mise en valeur de leur force de travail, de leur capital et de
leur propriété foncière.
Mais si tel était le point de départ de la classification, les médecins et
les employés, par exemple, formeraient également deux classes, car ils
appartiennent à deux groupes sociaux distincts, dont les revenus ont la
même source. Et cette subdivision irait à l'infini, en présence des
séparations innombrables que la multiplicité des intérêts et la division
du travail social créent parmi les ouvriers comme parmi les capitalistes et
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les propriétaire fonciers, ces derniers devant être groupés, par exemple,
en propriétaires de vignobles, de terres labourables, de forêts, de mines,
de pêches.
(Le manuscrit s'arrête ici).
(1) F. List écrit judicieusement : « La prédominance du faire-valoir direct sur des propriétés
de grande étendue démontre uniquement le retard de la civilisation, l'insuffisance des moyens
de communication et le manque d'industries nationales et de villes florissantes. C’est pour ces
raisons que l'on rencontre ce système partout en Russie, en Pologne, en Hongrie, dans le
Mecklembourg. Autrefois il existait aussi en Angleterre, mais le développement du commerce
et de l'industrie y a substitué la culture dans des exploitations moyennes et affermées ». Die
Ackerverfassunq, die Zwergwirthschaft und die A uswaizderung, 18il2, p. 10
(Karl Marx, 1867, Le capital, livre III, Édition électronique, , « Les
classiques des sciences sociales », http://www.uqac.uquebec.ca))
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