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ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE SOCIALE
ASSISTE-T-ON À LA DISPARITION DES CLASSES SOCIALES ?
INTRODUCTION
Dans la langue française, le mot classe est au quatorzme siècle,
en anglais au seizième. La classe, au sens de classe sociale, est cependant
d'utilisation plus récente. Les choses ont changé à partir de la fin du dix-
huitième siècle. Son usage entre en concurrence avec des mots mieux
établis comme rang ou état. En prenant son autonomie, le mot classe
devient une autre façon de penser les différenciations sociales. Les ordres
et les états consacraient des inégalités sociales fortes, mais ils ne
servaient pas à penser la fragmentation de la société. Le langage des
classes, en revanche, parle de distinctions économiques et de division
sociale. Il sépare et oppose les hommes. À partir de 1870 et de l'usage
qu'en font les socialistes le mot classe est corrélé à celui de lutte sociale.1
Il est indispensable de clarifier la notion de classe sociale selon que
l'on emploie le langage de Marx (on identifie en effet classes et luttes de
classes à la pensée marxiste2), celui de Weber ou encore celui des
sociologues empiriques américains. Comment distinguer par exemple
classe et stratification ? Depuis une trentaine d'anes le discours qui
domine en sociologie est celui de la fin des classes sociales en me
temps que s'impose le thème de la moyennisation. Quel crédit peut-on
accorder à cette thèse du déclin sinon de la disparition des classes
sociales du fait de l’émergence d'une vaste classe moyenne ? Cependant,
l'évolution des structures sociales de ces dernières années ne met-elle pas
en évidence la montée du chômage, de la précarité et des inégalités dont
la réduction est interrompue pour laisser la place à une stagnation, voire
une augmentation ? Dans ces conditions, serait-il impossible d'assister
au retour des classes sociales ?
Dans un premier temps, nous examinerons les différentes
conceptions des classes sociales et la façon dont il faut distinguer classe
sociale et stratification sociale (I) puis dans un deuxième temps nous
montrerons en quoi l’on peut accorder du crédit à la thèse du clin des
classes sociales (II) avant de dresser les limites d'une telle thèse (III).
1 - Philippe Benetton, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 1991.
2 - Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia
Universalis et Albin Michel, 2007.
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I/ LA STRUCTURE SOCIALE : CLASSE SOCIALE OU
STRATIFICATION ?
Il est possible, en caricaturant les positions, d’opposer deux grands
courants de la sociologie pour analyser la structure sociale. Dans la
tradition marxiste, la société est structurée par le conflit. La structuration
sociale repose sur la discontinuité et la distance entre classes. En
revanche, la conception weberienne raisonne en termes de stratification
qui suppose, au contraire, continuité et proximi. La nomenclature des
PCS, spécificité fraaise, ne renverrait-elle pas à chacune des deux
conceptions ?
A/ Classes sociales
Il existe bien des façons de parler des classes sociales selon que l’on
fasse sien le vocabulaire de Karl Marx (1818-1883) ou celui de Max
Weber (1864-1920). La tradition marxiste cherche à ne considérer que
des groupes unis et opposés dans la réali (des classes sociales) alors que
la problématique de la stratification, issue de Weber, coupe « la société
en couches, strates ou classes ordonnées d’une manière choisie par
l’observateur ».3 À la conception réaliste de Marx soppose la conception
nominaliste de Weber.
1/ L’analyse marxiste
Marx na pas été le premier à raisonner en termes de classe sociale
et il reconnaîtra même sa dette à l’égard de la physiocratie qui formait
une école d’économistes sous le gne de Louis XV.4 Son chef de file,
François Quesnay était decin. La classe, selon ce dernier, est saisie à
partir de la place occupée dans le processus de production.
Le mode de production capitaliste a, selon Marx, simplifié les
antagonismes de classe, la société se scindant de plus en plus en deux
grandes classes qui s’opposent directement : la bourgeoisie et le
prolétariat.5 Le conflit oppose les propriétaires des moyens de production
(bourgeoisie) aux prolétaires, des salariés qui travaillent pour le compte
des premiers et qui ne possèdent que leur capacité intellectuelle et
physique à travailler. La bourgeoisie exploite et domine le prolétariat car
3 - Philippe Bénéton, op cit.
4 - Il en a même fort peu parlé de manière systématique. On trouve quelques références
éparses à travers son œuvre. Un chapitre, le dernier, du livre III du Capital devait être
consacaux classes, mais la mort de Marx a interrompu le manuscrit.
5 - Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions
sociales, 1976.
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la force de travail a la capacide produire une valeur supérieure à celle
qu’elle consomme sous forme de salaire. Le prolétariat ne devient
véritablement une classe que s’il acquiert une conscience de classe qui le
fait s’opposer à la bourgeoisie (salaires, durée du travail etc.). Pas de
classe sans conscience de classe, pas de classe sans lutte de classes
(définition relationnelle des classes).
Dans son schéma torique, Marx ne distingue que deux classes, la
bourgeoisie et le prolétariat.6 Dans ses écrits historiques, il est conduit à
envisager l’existence d’un nombre plus important : l’aristocratie foncière,
la bourgeoisie industrielle, la petite bourgeoisie, la classe paysanne.7
Dans un autre ouvrage, il évoquera les classes suivantes : la bourgeoisie
financière, la bourgeoisie industrielle, la classe bourgeoise commerçante,
la petite bourgeoisie, la classe paysanne, la classe prolétarienne et le
6 - Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions
sociales, 1976.
7 - Karl Marx, 1851, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions Sociales, 1969.
ENCADRÉ 1
Bourgeois et prolétaires
L’histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et
compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une
lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait
toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit
par la disparition des deux classes en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une
structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie
extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous
trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge,
des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans
presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière.
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas
aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes,
de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles
d'autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la
bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se
scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui
s'affrontent directement: la bourgeoisie et le prolétariat.
(Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions
sociales, 1976)
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sous-prolétariat (le prolétariat en haillons, lumpenproletariat en
allemand).8 Dans le chapitre inachevé du Capital, il n’en distingue que
trois : les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers (ANNEXE
2).
Cette contradiction entre ouvrages théoriques et historiques n’est
peut-être qu’apparente. Elle peut se résoudre en considérant que la
polarisation en deux grandes classes serait le résultat de l’extension du
mode de production capitaliste à l’ensemble de la société. Dans ces
conditions, certaines classes sont appelées à disparaître. De plus, on peut
faire des regroupements dans la mesure où Marx n’évoque souvent que
des fractions de classes. En outre, le chapitre inache du Capital est
vraiment trop peu développé pour pouvoir servir de base à une
présentation de la théorie marxiste des classes sociales.9
Si le prolétariat a conscience de ses intérêts, il cherchera à les
défendre contre la bourgeoisie. Le prolétariat se développe avec la grande
industrie. Il devient de plus en plus nombreux et de plus en plus fort
alors que les autres classes (petite et moyenne bourgeoisie) finissent par
disparaître dans les phénomènes de concentration. En développant la
grande industrie, la bourgeoisie produit ses « propres fossoyeurs ».
Il viendra en effet un moment le prolétariat, sûr de sa force, se
constituera en classe dominante lors d’un épisode révolutionnaire. En
expropriant la bourgeoisie, il socialisera les moyens de production. Cette
première phase (le socialisme) porte encore les stigmates du capitalisme
(monnaie, État, inégalités), mais dans une phase supérieure (le
communisme) chacun travaillera selon ses capacités et recevra selon ses
besoins.
En se constituant en classe dominante, le prolétariat abolit les
classes sociales. Le communisme est une société sans classe et sans État
puisque l’État n’est qu’un instrument de domination d’une classe sur
l’autre. C’est la fin de l’histoire entendue comme stade ultime du
changement social, dans la mesure où, pour Marx, la lutte des classes
était le moteur de l’histoire.
Marx analysait une réalité économique et sociale, celle du dix-
neuvième siècle. L’histoire sociale du vingtième siècle ne va pas
forcément confirmer son analyse. En effet, les critiques dominantes de la
conception marxiste conteste sa vision dualiste et la réduction de la
8 - Karl Marx, 1850, Les luttes des classes en France (1848-1850), Québec, Les classiques des
sciences sociales, 2002 (Édition électronique).
9 - Faute de mieux, on s’est longtemps contenté de la définition de Lénine dans La grande
initiative : « on appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place
qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport
(la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis à vis des moyens de production, par leur
rôle dans l’organisation sociale du travail, donc par les modes d’obtention et l’importance de
la part de richesses sociales dont ils disposent ».
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structure sociale à deux grandes classes : la bourgeoisie et le prolétariat.
Ce faisant, la conception marxiste ignore la montée et la prépondérance
des classes moyennes dans les sociétés industrielles avancées.10
Cependant la référence à Marx peut encore se révéler utile à la
compréhension de la structure sociale de ce début de vingt et unième
siècle.
Les prolongements contemporains peuvent être résumés de la
manière suivante : le corps social est envisagé comme une configuration
opposant et différenciant les groupes sociaux dans les sphères
économique, sociale, culturelle. Le système est source de conflits. Les
relations entre agents sont asymétriques (exploitation, domination). Les
inégalités renvoient aux indicateurs habituels (revenus, patrimoine,
instruction) mais elles sont ancrées dans le travail et s’étendent à la
sphère politique (différences de pouvoir). L’accès aux positions sociales
ne pend pas uniquement des capacités individuelles, mais est
largement fonction du milieu d’origine. La mobilité sociale est peu
importante.
FIGURE 1
La représentation de la structure sociale issue de la tradition
marxiste
10 - Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia
Universalis et Albin Michel, 2007.
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