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LA PSYCHOLOGIE OBJECTIVE
Collection Encyclopédie Psychologique
dirigée par Serge Nicolas
La psychologie est aujourd'hui la science fondamentale de l'homme
moral. Son histoire a réellement commencé à être écrite au cours du XIXe
siècle par des pionniers dont les œuvres sont encore souvent citées mais
bien trop rarement lues et étudiées. L'objectif de cette encyclopédie est de
rendre accessible au plus grand nombre ces écrits d'un autre siècle qui ont
contribué à l'autonomie de la psychologie en tant que discipline
scientifique. Cette collection, rassemblant les textes majeurs des plus
grands psychologues, est orientée vers la réédition des ouvrages
classiques de psychologie qu'il est difficile de se procurer aujourd'hui.
Dernières parutions
John Stuart MILL, La psychologie et les sciences morales (1843), 2006.
A. BINET, Introduction à la psychologie expérimentale (1894), 2006.
Dugald STEWART, Esquisses de philosophie morale (1793), 2006.
Joseph DELBOEUF, Etude critique de la psychophysique (1883), 2006.
Th. FLOURNOY, Etude sur un cas de somnambulisme (1900), 2006.
A. GARNIER, Précis d'un cours de psychologie (1831), 2006.
A. GARNIER, La psychologie et la phrénologie comparées (1839), 2006.
A. JACQUES, Psychologie (1846), 2006.
G. J. ROMANES, L'évolution mentale chez l'homme (1888), 2006.
F. J. GALL, & G. SPURZHEIM, Des dispositions innées (1811), 2006.
Th. RIBOT, L'évolution des idées générales (1897), 2006.
Ch. BONNET, Essai analytique sur les facultés de l'âme (1760), 2006.
Bernard PEREZ, L'enfant de trois à sept ans (1886), 2007.
Hippolyte BERNHEIM, L'hypnotisme et la suggestion (1897), 2007.
Pierre JANET, La pensée intérieure et ses troub les (1826), 2007.
Pierre LEROUX, Réfutation de l'éclectisme (1839), 2007.
Adolphe GARNIER, Critique de la philosophie de Th. Reid (1840), 2007.
Adolphe GARNIER, Traité des facultés de l'âme (1852) (3 vol.), 2007.
Pierre JANET, les médications psychologiques (1919) (3 voL), 2007.
J.-Ph. DAMIRON, Essai sur l'histoire de la philosophie (1828), 2007.
Henry BEAUNIS, Le somnambulisme provoqué (1886), 2007.
Joseph TISSOT, Théodore Jouffroy, fondateur de la psychologie, 2007.
Pierre JANET, Névroses et idées fixes (vol. I, 1898), 2007.
RAYMOND, & P. JANET, Névroses et idées fixes (vol. II,1898),2007.
D. STEWART, Philosophie des facultés actives et morales (2 vol.) , 2007.
Th. RIBOT, Essai sur les passions (1907), 2007.
Th. RIBOT, Problèmes de psychologie affective (1910), 2007.
Th. RIBOT, Psychologie de l'attention (1889), 2007.
P. JANET, L'état mental des hystériques
(3 vol., 1893,1894,1911),2007
Vladimir BECHTEREV
LA PSYCHOLOGIE OBJECTIVE
(1913)
Introduction
de Jean-Claude LECAS
L'HARMATTAN
(Ç)
L'HARMATTAN,2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmat1an.com
diffusion.harmattan~wanadoo
.ft
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-04381-7
EAN: 9782296043817
Une introduction à "La Psychologie objective"
de Vladimir Mikhailovitch Bechterev (1857-1927)
Jean-Claude Lecas
CNRS, Université Pierre et Marie Curie, UMR 7102,
Neurobiologie des Processus Adapatatifs (NPA),
9, quai St Bernard, 75005 Paris.
Ce livre aujourd'hui oublié, publié à Paris en 1913, est un jalon
important dans l'histoire de la psycho logie. Il s'agit de la traduction
française d'un ouvrage original, paru à St Petersbourg en trois volumes de
1907 à 1912, et qui fut accompagnée, la même année, d'une édition
allemande intitulée "Objektive Psychologie oder Reflexologie". Mais
curieusement, de ces trois textes, c'est la version française qui, malgré ses
défauts, aura l'impact le plus important. En effet, elle fut étudiée
attentivement par John Watson et son élève Karl Lashley et il est probable
qu'elle a contribué de façon décisive à la maturation des idées
béhavioristes.
Aujourd'hui, après une éclipse relative jusqu'aux années 1950, V.
M. Bechterev (ou Bechterew) est légitimement reconnu en Russie comme
une gloire nationale. Dans les pays occidentaux au contraire, son nom
évoque peu d'écho. Et pourtant, chacun connaît (ou croit connaître)
Pavlov et le "réflexe conditionné" que l'on décrit habituellement comme
la réaction d'un animal à un stimulus qui annonce un choc électrique. On
sait moins, en général, que cette version du conditionnement n'est pas due
à Pavlov, mais à Bechterev, et que ces phénomènes d'apprentissage furent
mis en évidence et étudiés parallèlement par ces deux chercheurs au début
du vingtième siècle. Ils étaient alors tous deux des personnalités
scientifiques de premier plan et ils enseignaient à l'Académie de médecine
militaire de St Petersbourg. Professeur de psychiatrie, Bechterev est l'un
des fondateurs de l'école de neurologie russe, mais il faisait également
partie à l'époque de la demi-douzaine d'anatomistes les plus en vue dans
le monde. Le fait d'examiner ici son principal ouvrage de psychologie
indique suffisamment l'étendue de ses compétences.
La Psychologie objective synthétise l'œuvre et la pensée
psychologique de Bechterev à l'époque des réflexes conditionnés. Le
moment où apparaît le livre, son contenu, les réponses qu'il apporte aux
problèmes du moment, voire les raisons mêmes de son oubli, tout est
significatif du contexte scientifique de cette période charnière où l'histoire
du monde va basculer. Nous sommes à la veille de la première guerre
mondiale, de la Révolution d'Octobre, de la guerre civile russe, de la fin
du Reich allemand et des débuts de la République de Weimar. Après une
période d'accalmie très relative vont survenir la crise de 1929 et l'arrivée
de Hitler au pouvoir. Au milieu des années 1930, à l'issue de ces deux
décennies dramatiques, les différents courants de la psychologie
mentaliste allemande auront totalement disparu tandis que, de l'autre côté
de l'Atlantique, la montée du mouvement béhavioriste marquera le début
d'une nouvelle ère caractérisée par l'américanisation de la psychologie. De
ce cataclysme intellectuel, seule la figure historique de Pavlov émergera
et restera connue du grand public.
Trois décennies prodigieuses
Le contexte scientifique dans lequel se sont déroulés les travaux
de Bechterev est très particulier. En 1913, nous sommes à la fin de trois
décennies prodigieuses où les découvertes et les débats théoriques se sont
succédé à un rythme soutenu. La psychologie mentaliste allemande est
alors à son apogée. Comme chacun le sait, la psychologie expérimentale
en tant que discip line scientifique, est née en Allemagne dans les années
1860, à partir de la psychophysique de Gustav Theodor Fechner, des
expériences sur le temps de réaction de Cornelius Donders et des premiers
travaux de Wilhelm Wundt, d'abord à Heidelberg puis à Leipzig. Avec
VI
son laboratoire, fondé en 1879 et où défilent bientôt des étudiants de
toutes nationalités, mais aussi avec sa revue-maison, les Philosophische
Studien, fondées en 1881, Wundt exerce d'abord une hégémonie totale.
Mais vers la fin des années 1880, de nouvelles écoles sont apparues, qui
contestent sa suprématie. Wundt défend toujours la même théorie de la
conscience, basée sur la sensation, les représentations, l'aperception
(attention) et l'impulsion volontaire. En 1885 cependant, l'ouvrage
d'Hermann Ebbinghaus "De la Mémoire" (Über das Gedachtnis) inaugure
l'étude expérimentale des processus mnésiques, bientôt complétée par les
travaux de Georg E. Müller, à Gottingen. Celui-ci analyse les
interférences mnésiques pro- et rétroactives et renouvelle la
psychophysique. Au tournant du vingtième siècle, ce sont aussi les
principaux travaux de l'école de Würzburg, dirigée par Ostwald Külpe et
consacrés à la "psychologie de l'acte" et à l'étude de la pensée. Dans le
même temps, le groupe de Carl Stumpf, à Berlin, qui a élaboré une
théorie de la musique, est le cadre des travaux fondateurs de l'École
gestaltiste. Celle-ci, avec l'expérience de Wertheimer (1912) sur le
phénomène "phi", attaque directement l'atomisme mental de la sensation
élémentaire, avant de proposer bientôt une théorie complète de la
perception. Wundt n'est plus le seul maître à penser et l'Allemagne n'est
plus le seul pays où s'élabore la nouvelle psychologie. En France, les
travaux d'Alfred Binet sur l'intelligence (une fonction qui oblige à définir
toutes les autres) et l'exploration de l'inconscient par les psychiatres de
l'École de la Salpêtrière ont acquis une grande renommée. En 1899
Sigmund Freud publie son "Interprétation des rêves" (Traumbedeutung),
l'ouvrage fondateur de la psychanalyse. L'école psychologique
américaine, la deuxième en importance et en ancienneté après l'école
allemande, montre une impressionnante vitalité. Depuis les stages chez
Wundt de Granville Stanley Hall et de James McKeen Cattell, au début
des années 1880, de nombreux étudiants se sont formés à Leipzig et l'on a
vu se développer de nouvelles disciplines: psychologie différentielle,
psychologie de l'éducation, psychologie appliquée, psychologie animale.
Si l'influence de William James et de ses "Principles of psychology"
(1890) reste forte, les premières années du vingtième siècle sont le cadre
d'un débat animé entre le groupe des "structuralistes", représenté par
Edward B. Titchener, et les "fonctionnalistes" qui suivent John Dewey et
James R. Angell. Finalement, la question de l'intelligence et de la
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conscience animale cristallise la querelle de l'introspection et débouche
sur le manifeste béhavioriste de Watson, en février 1913.
Le débat psychologique est d'autant plus vif que l'on assiste,
depuis la fin des années 1880, à deux révolutions majeures dans les
sciences du système nerveux. Il s'agit, d'un côté, de la révolution
neuronale, amorcée par travaux des anatomistes Wilhelm His, Fridtjof
Nansen, August Forel, en 1887 et concrétisée en 1891 par un article de
Wilhelm Waldeyer où apparaît le terme "neurone". Ce concept
anatomique est illustré par les remarquables planches histologiques de
Santiago Ramon y Cajal (Prix Nobel en 1906). Simultanément, Charles
Sherrington traduit la nouvelle idée en concepts physiologiques qui
conduisent au modèle fonctionnel de l'inhibition réciproque des réflexes
spinaux. Toutefois, l'incidence de cette révolution en psychologie sera
progressive et ne fera sentir son plein effet que beaucoup plus tard. Mais
d'un autre côté, on voit aboutir une longue série de travaux anatomiques et
cliniques issue des travaux de Broca sur l'aphasie (1861) et consacrés à la
localisation des fonctions corticales. Aiguillonnés par l'idée de Paul
Flechsig d'une hiérarchie des aires corticale basée sur des critères
histologiques et particulièrement sur le développement de la
myélinisation, une succession d'anatomistes-neurologues tels que Theodor
Meynert, Karl Wernicke, Constantin von Monakow, ou Hugo Liepmann
élabore le concept "d'aire associative" à partir duquel la maladie
psychiatrique devient une maladie des fonctions supérieures du cerveau.
C'est le credo "physicaliste" de la neurologie: la maladie mentale résulte
d'une anomalie, ou d'une lésion cérébrale sur le modèle de l'aphasie de
Broca. Mais il n'existe pas toujours de trace vérifiable à l'examen postmortem et, de toutes façons, avant la mort du patient, seuls les symptômes
peuvent guider le clinicien. Emil Krapelin, élève de Wundt, refuse le
réductionnisme des neurologues et continue de définir la maladie par les
symptômes. Il propose une nouvelle classification nosographique des
données antérieures et décrit la démence précoce (schizophrénie) et la
maladie maniaco-dépressive. Plus tard, l'opposition entre neurologues et
psychiatres s'amplifiera encore lorsque ces derniers commenceront
d'accepter les théories de Freud.
VIII
Des enjeux décisifs pour la psychologie
Au tournant du vingtième siècle, la situation de la psychologie
scientifique est assez étrange. D'un côté, ses méthodes expérimentales
sont parvenues à maturité. Avec le chronoscope et les dispositifs
électromagnétiques de présentation des stimuli et d'enregistrement des
réponses, y compris verbales, elle dispose d'une batterie d'instruments
performants sur le pIan technique. Les travaux d'Ebbinghaus et de G. E.
Müller ont étendu son domaine à la mémoire et aux associations verbales
et non verbales, c'est-à-dire bien au-delà de la psychophysique et du
temps de réaction simple. Les recherches sur l'intelligence des enfants et
l'apparition des tests projectifs et des statistiques ont ouvert de nouveaux
horizons. Bref, il existe toutes les raisons possibles de défendre une
psychologie scientifique ambitieuse, basée sur une méthodologie
expérimentale parfaitement objective. Cette tendance existe et elle est
parfaitement conforme aux intentions des "pères fondateurs" . Un demisiècle auparavant, la psychologie scientifique a été fondée par des
physiologistes, imbus de mesure et de positivisme, tels Ernst Weber,
Hermann von Helmholtz, Wilhelm Wundt, Cornelius Donders et
Sigmund Exner, ou par des physiciens comme Fechner.
Et pourtant d'un autre côté, l'identité de la discipline n'est pas
clairement définie. Lorsqu'on consulte la littérature de cette époque (et
particulièrement jusqu'à une époque tardive, la littérature américaine en
raison de la bataille du béhaviorisme), on reste frappé par le nombre
d'articles consacrés à la définition de la psychologie et de ses buts en
termes philosophiques. Il n'existe pas de théorie générale de la
psychologie en dehors de celles qui avaient été proposées par des
philosophes tels que Bain, Spencer ou William James. En Allemagne
comme
en
Amérique,
la
psychologie
s'était
développée
institutionnellement dans le cadre des Facultés de philosophie. Mais en
1913, la totalité des chaires et des laboratoires de psychologie
expérimentale allemands en faisaient toujours partie. D'importantes
personnalités tels que Wundt ou Theodor Ziehen firent une authentique
deuxième carrière en philosophie. Ziehen par exemple, était un psychiatre
très connu et l'un des fondateurs de la psychiatrie infantile ("Les maladies
psychiatriques de l'enfance", 1902-1906). En 1912, il démissionna de son
poste à Berlin pour devenir professeur de philosophie à Halle. À partir des
années 1890, Wundt s'éloigna du travail de laboratoire pour se consacrer à
IX
l'élaboration d'une théorie pan-psychique centrée sur la volonté. En cela,
il restait fidèle à sa conviction que seuls les processus psychiques
élémentaires tels que la sensation pouvaient être étudiés par
l'expérimentation objective, sur le modèle de la physio logie, puisqu'ils
dérivaient de mécanismes sensoriels. Car pour lui, la complexité des
processus supérieurs (conscience, volonté, pensée rationnelle, langage)
les rendait inaccessib les à cette méthode, à laquelle il préférait une
analyse anthropologique et philosophique.
Le principe fondamental de Wundt était donc celui d'une double
causalité: de type physiologique pour les processus de base, mais
"purement psychologique" pour tous les processus complexes. Son
concept central de "représentation" déterminait la frontière. D'un côté les
représentations se constituaient par combinaison de processus
élémentaires selon des règles associationistes, mais d'un autre elles étaient
l'unique moyen de connaissance du monde réel. Une telle affirmation
"psychologisait" (relativisait) la réalité physique et ramenait la
psychologie dans le giron de la philosophie spiritualiste. Ici, Wundt était
débordé par "l'empiriocriticisme" de Mach et d'Avenarius (une sorte de
retour à l'idéalisme de Berkeley) qui séduisait particulièrement Ziehen.
Wundt était cependant contesté par son élève Oswald Külpe, à Würzburg,
convaincu de ce que la totalité du domaine psychologique, simple ou
complexe, était accessible à l'expérimentation. Dans ce but, il introduisit
une méthode "d'auto-observation (introspection) expérimentale" pour
étudier les mécanismes de la pensée. Son ami Titchener l'adopta avec
enthousiasme pour la généraliser même aux processus de la sensation.
Wundt, vigoureusement opposé à l'introspection, engagea la polémique
avec ses deux élèves. Mais malgré tout, ils tombaient ensemble du même
côté par rapport à la question fondamentale des rapports entre l'étude des
mécanismes nerveux et celle des processus mentaux, des rapports entre
physiologie et psychologie.
À ce retour en force de la philosophie idéaliste et spéculative en
Allemagne, une première ligne de résistance était opposée par les
neurologues et les psychiatres qui, pour leur part, étaient bien convaincus
que le psychisme était la conséquence de l'activité cérébrale. Aujourd'hui,
la même question reste posée par l'existence des neurosciences. Par
ailleurs, le mouvement intellectualiste épargna la Russie. L'éco le
physiologique russe, fondée à partir des années 1860 par Ivan Setchenov,
se caractérisait depuis ses origines par deux principes. D'une part, elle
x
privilégiait la physiologie de l'animal entier non anesthésié plutôt que
celle de la fonction ou de l'organe isolé. D'autre part, la physiologie
nerveuse des réflexes englobait les problématiques psychologiques en
mettant l'accent sur les processus associatifs entre stimulus et réponse.
Physiologie et psychologie étaient une seule et même science. Pavlov et
Bechterev seront les représentants les plus éminents de cette tradition
russe héritée de Setchenov. Russe et neurologue, Bechterev avait donc
plusieurs raisons de rejeter l'idéalisme philosophique allemand. Sa
motivation première était celle du médecin qui demande à la science de
lui fournir tous les moyens possib les de soigner ses patients. La
Psychologie objective est le manifeste de cette science dont il a besoin.
Qui était Bechterev ?
Vladimir Mikhailovitch Bechterev est né en 1857 à SoraIi, une
bourgade de la Russie profonde, située dans la boucle septentrionale de la
Volga, non loin de l'Oural. Il était le fils d'un fonctionnaire provincial,
c'est-à-dire qu'il était issu de cette mince couche si particulière de la
société russe de l'époque, hétérogène, mais curieuse de science et de
culture et vivier de l'intelligentsia. À 16 ans, il entre à l'Académie de
médecine militaire de St Petersbourg et attire bientôt l'attention de ses
professeurs. Après cinq ans d'études et deux ans de spécialisation
psychiatrique, il soutient brillamment sa thèse en 1881. Nous sommes à la
grande époque des localisations cérébrales, illustrée par les travaux de
Ferrier, de Goltz et de Munk. Les compétences physiologiques du jeune
Bechterev sont déjà telles qu'il démontre, en 1883, c'est-à-dire vingt ans
avant Sherrington, la localisation du cortex moteur dans la partie
antérieure du sillon central. En 1884, il obtient une bourse de 18 mois
pour compléter sa formation à l'étranger. Il se rend à Vienne, auprès de
l'anatomiste et neurologue Theodor Meynert, puis, via Berlin, à Paris, où
il suit l'enseignement de Jean Martin Charcot à la Salpêtrière. Mais
finalement, c'est à Leipzig où il reste plus d'un an, qu'il réalise
successivement quelques expériences avec Wilhelm Wundt et
d'importants travaux anatomiques et neurologiques au laboratoire de Paul
Emil Flechsig, l'un des inventeurs de la notion d'aire associative. À 29
ans, Bechterev acquiert la notoriété avec sa description des noyaux du
tronc cérébral et en particulier du noyau vestibulaire supérieur qui porte
toujours son nom. À la fin de l'année 1885, le ministère russe de
XI
l'éducation lui propose un poste de professeur de psychiatrie à l'Université
de Kazan.
À Kazan, Bechterev déploie une énergie intense. Il réorganise les
enseignements et les travaux de laboratoire, contribue à la création d'un
nouvel hôpital psychiatrique, associe les études cliniques, neurophysiologiques, anatomiques et même de psychologie expérimentale.
Avec éclectisme, il refuse de prendre parti dans la querelle entre
neurologues et psychiatres: il veut conjuguer toutes les disciplines
susceptibles de fournir des connaissances utiles pour soigner les malades.
Bechterev est un précurseur des neurosciences modernes.
En 1893, l'Académie de médecine militaire de St Petersbourg lui
offre de succéder à son ancien professeur, 1. P. Merzejewsky qui l'avait
pris sous son aile dans ses jeunes années de formation. Il devient, à 36
ans, professeur de psychiatrie et directeur de la clinique neurologique de
cette prestigieuse institution. Aussitôt nommé, il réorganise son service en
fonction des principes pluridisciplinaires qui lui avaient si bien réussi à
Kazan. II développe des laboratoires d'anatomie, de physiologie et de
psychologie expérimentale à l'appui de la recherche clinique. Hyperactif
et doué d'une grande puissance de travail, il a la réputation de dormir cinq
à six heures par nuit et de visiter ses patients à toute heure. Il parle
plusieurs langues et ses contemporains, qui le décrivent volontiers entouré
d'une montagne de papiers et d'épreuves à corriger, se demandent toujours
quels ouvrages' il n'a pas lus. En conséquence de cette activité
considérable, les quinze années suivantes vont être des années
productives et glorieuses pour Bechterev. Ses études anatomiques
culminent avec la publication, en 1896-98, des "Voies de conduction du
cerveau et de la moelle", bientôt traduit en allemand et en français, et qui
restera longtemps un ouvrage de référence. Ceci ne l'empêche pas de
poursuivre les recherches cliniques, avec la description de nouvelles
maladies neurologiques, de nouveaux réflexes et de leurs modifications
pathologiques, de nouvelles méthodes de diagnostic. Son œuvre clinique
se prolonge par deux grands manuels: "Les maladies nerveuses en
observations séparées" (1894) et plus tard son "Diagnostic général des
maladies nerveuses" (1911). Simultanément, les travaux de physio logie
de son laboratoire explorent les mécanismes de l'oculomotricité et les
problèmes de localisation fonctionnelle dans le cortex, particulièrement
pour ce qui concerne les fonctions de régulation végétative. Il en résulte
une grande encyclopédie de physiologie expérimentale et clinique en sept
XII
volumes, les "Fondations de la connaissance des fonctions cérébrales",
publié entre 1903 et 1907 et également traduit en allemand et
(partiellement) en français. Cet ouvrage monumental illustre bien la
"méthode Bechterev" qui consiste à apporter des observations
convergentes émanant de disciplines diverses à l'appui d'une définition ou
d'une idée. Il augmente encore la réputation internationale de son auteur,
déjà très grande.
Une œuvre aussi considérable n'est évidemment pas le fait d'un
homme seul. Bechterev fut aussi un enseignant qui dirigea les travaux de
plusieurs milliers d'étudiants et forma directement de très nombreux
élèves dans diverses spécialités. Mais il fut aussi un organisateur et un
administrateur hors pair, à l'origine de la création d'une bonne vingtaine
d'institutions. Il a fondé plusieurs sociétés savantes et une dizaine de
revues scientifiques auxquelles il avait l'habitude de contribuer par de
nombreux articles. La première d'entre elles, la "Revue de psychiatrie,
neurologie et psychologie expérimentale", en 1896, montre bien quelle
association de disciplines il souhaitait promouvoir. Sans contestation
possible, Bechterev est l'un des principaux fondateurs de la neurologie
russe.
À partir de 1905, la Russie entre dans une période de turbulences
politiques qui va la conduire, après l'éclatement de la première guerre
mondiale, à la Révolution de 1917 et à la guerre civile, avant que ne
puisse commencer la reconstruction du pays dans les années 1920. C'est
dans ce contexte dramatique que s'est accomplie l'œuvre institutionnelle
de Bechterev, mais aussi l'essentiel de son œuvre psychologique.
Au moment de la Révolution de 1905, lorsque l'armée tire sur la
foule, Bechterev fait fonction de directeur de l'Académie de médecine
militaire (dont les étudiants sont plutôt du côté de la contestation) et il
semble avoir réussi à préserver le fonctionnement de l'institution. Cet
épisode a sans doute favorisé la création, en 1907, d'un Institut PsychoNeurologique, puis, en 1909, d'un Institut Pédologique, création qu'il
demandait aux autorités de tutelle depuis 1903. L'Institut PsychoNeurologique, dont il fut le premier directeur pour cinq ans, devait
développer la psychologie expérimentale en relation avec la neurologie
(un département sera consacrée à l'étude de l'alcoolisme). Mais le
bâtiment qui devait accueillir le nouvel organisme ne verra le jour qu'en
1911 et, en 1913, Bechterev dont les opinions libérales avaient indisposé
le pouvoir, tombe en disgrâce. Il se voit simultanément évincé de l'Institut
XIII
Psycho-Neurologique et de l'Académie de médecine militaire et mis à la
retraite à 57 ans. C'est pour lui le début d'une période difficile qui
coïncide avec la guerre et l'agitation sociale qui annonce la Révolution.
La guerre entraîne la reconversion de l'Institut Psycho-Neurologique en
hôpital militaire et Bechterev y participe en constituant une unité de
neurochirurgie. En même temps, il obtient que les enseignements
pluridisciplinaires (en neuroanatomie, physiologie, psychologie et
sociologie) qu'il avait conçus comme l'une des missions de l'Institut soient
transférés à l'Université privée de Pétrograd, fondée en 1916 avec des
fonds privés et où il a investi des ressources personnelles.
Bechterev était favorable à la Révolution d'Octobre et dès
décembre 1917, il commence à travailler au comité scientifique et
médical du Commissariat du Peuple (Ministère) pour l'Éducation. En
1918, il obtient la création d'un Institut des Études Cérébrales où il
installe ensuite un département de Réflexologie. Simultanément, il
participe activement à la réorganisation de l'Enseignement supérieur et
des études médicales. L'université privée de Pétrograd devient la
deuxième Université d'État de la ville (1918-19) et dans les années qui
suivent, un certain nombre d'Instituts spécialisés sont créés, dont plusieurs
Instituts pédagogiques ou consacrés à l'étude et à la réhabilitation des
enfants retardés. En 1926, un article d'une revue spécialisée dénombrait
33 institutions et 10 périodiques fondés à l'initiative de Bechterev.
En septembre 1927, à l'âge de 70 ans, Bechterev meurt
subitement après avoir présidé à Moscou le Congrès des neurologues et
psychiatres de l'Union Soviétique. Des rumeurs persistantes dans le pays
et certaines sources ont accrédité la thèse d'un assassinat ordonné par
Staline. Ce dernier, déprimé, l'aurait fait appeler au Kremlin et Bechterev
aurait porté un diagnostic de paranoïa aiguë qui aurait provoqué la
vengeance du despote.
Selon Schnierman, les conceptions psychologiques de Bechterev
se sont précisées à partir de 1897-1900 avec la recherche d'indices
objectifs capables de différencier les névroses traumatiques, l'hystérie et
les états d'hypnose. En 1904, il publie un article intitulé La psychologie
objective et son sujet et un livre, L'activité psychique et la vie, qui seront
traduits en français en 1906 et 1907. On y trouve une élaboration d'un
concept "d'énergie psychique" basé sur la théorie électrique de l'influx
nerveux, concept qu'il reprendra dans sa Réjlexologie des années 1920.
XIV
Parallèlement, entre 1905 et 1910, il emboîte le pas aux recherches de
Pavlov sur les réflexes conditionnels (voir plus loin), qu'il appelle
"réflexes d'association" et qui deviennent le pivot de sa nouvelle
psychologie. C'est le moment de la psychologie objective. Puis, de 1910 à
1913, il se préoccupe surtout de l'utilisation de ces réflexes comme
instrument de diagnostic clinique et d'analyse pédologique. En effet, il
attache de plus en plus d'importance au développement pour étudier
objectivement le psychisme et la personnalité à travers la manière dont ils
se construisent. Cette perspective de psychologie "génétique" le conduit à
un nouvel élargissement de ses intérêts. Il en vient à l'idée que l'être
humain est une entité "biosociale", déterminée à la fois par son
individualité biologique et par les influences sociales de son éducation.
Entre 1913 et 1917-18 (période dramatique où il est mis à l'écart, bien
qu'il joue encore un rôle institutionnel non négligeable), Bechterev
conçoit un vaste projet de "science réflexologique" qui articule ces
différents thèmes. En 1918, il publie les Bases générales de réflexologie
humaine, traduites ultérieurement en allemand et en anglais. Mettant en
parallèle le développement et la phylogenèse, il s'intéresse aux
organismes simples, postule que les activités "reproductives" de mémoire
caractérisent la matière vivante et définit le réflexe comme toute forme de
réaction de l'organisme au milieu. L'arc réflexe devient un système de
transformation de l'énergie. L'énergie physique est convertie par les
récepteurs sensoriels en énergie nerveuse, puis en énergie psychique par
accumulation au niveau des centres supérieurs et à nouveau en énergie
physique mécanique au niveau des muscles. Les réflexes "associatifs"
sont le principe fondamental du psychisme chez les animaux évolués.
Bechterev ne s'arrête pas là et il trace ensuite une perspective
typiquement "sociobiologique". Dans la Réjlexologie collective (1921),
traduite en français tardivement, il considère les groupes sociaux comme
des organismes qui répondent à des stimulations. Il veut étab lir une
continuité entre l'étude du cerveau, celle des processus psychologiques,
des interactions entre les individus, du fonctionnement des petits groupes
et finalement de la société dans son ensemble. Mais cette continuité n'a de
sens que dans la mesure où il existe à la base un ou plusieurs concepts
communs. Pour Bechterev, le réflexe devait jouer ce rôle fondamental,
mais sans doute était-ce trop lui demander. En fait, la "Réflexologie"
n'était pas une véritable théorie. Elle était davantage une stratégie
générale pour justifier la création de différents Instituts voués à l'étude de
xv
ses différents aspects (Réflexologie génétique, pathologique, du travail,
etc..). Le projet tenait sa cohérence de la personnalité de Bechterev et
dans le contexte politique bouillonnant des années 1920, à Leningrad, il
dégénéra en luttes de chapelles après sa mort.
Le problème des "réflexes conditionnés"
Comme le freudisme, les "réflexes conditionnés" font partie de la
culture générale et, comme lui, ils ont acquis un deuxième contenu, extrascientifique pour ne pas dire largement mytho logique. Les termes mêmes,
pourtant consacrés par un siècle d'usage, ne sont pas les termes d'origine
et ils sont lourds de malentendu. Quelle est la signification d'un réflexe
que l'on peut "conditionner" ? Aucune, puisque l'expression russe
originellement utilisée par Pavlov est celle de "réflexe conditionnel", celle
d'un réflexe survenant dans certaines conditions. Il semble que ce soit la
traduction allemande, ambiguë, qui entraîna la traduction anglaise erronée
du "conditioned reflex", apparue pour la première fois dans les comptesrendus de la Conférence Huxley que Pav lov donna à Londres en 1905. Le
fait que Pavlov n'ait pas contesté cette terminologie fut ensuite considéré
comme une approbation. Les scientifiques informés de la chose semblent
l'avoir prise avec une surprenante légèreté. Sous prétexte de la nécessité
de termes techniques liés à une méthode précise, ils ont vite considéré les
deux expressions comme équivalentes. Pourtant la sémantique n'est pas
neutre. La notion même de "conditionnement", dont les béhavioristes ont
fait ensuite une variété d'apprentissage spécifique, n'est possible qu'avec
l'expression "réflexe conditionné". Avec "conditionnel", elle ne veut rien
dire. En fait, cette mauvaise traduction anglaise s'est imposée en raison
des travaux américains des élèves de Pavlov et de l'importance cruciale
accordée au "conditionnement" par John Watson et les théoriciens
béhavioristes de l'apprentissage. C'est là que le "conditionnement" a
acquis cette connotation absurde de "mise en condition", c'est-à-dire de
contrainte exercée sur l'animal. On peut y voir un retour de l'animalmachine cartésien, bien conforme à l'anti-mentalisme d'un béhaviorisme
"neuromécanique". La première traduction française (Gricouroft) était
correcte ("Les réflexes conditionnels", 1927). Mais ensuite, l'on ne put
s'empêcher de trouver beaucoup mieux ces "réflexes conditionnés" qui
nous venaient d'Amérique, d'autant plus qu'aucun chercheur français ne
les avait pratiqués et n'avait de compétence sur le sujet.
XVI
L'expression "réflexes conditionnels" (des réflexes qui n'apparaissent que
dans des circonstances précises) met aussi l'accent sur le mot "réflexe",
qui n'a pas le sens d'aujourd'hui. Sa définition est très large et englobe
aussi bien le réflexe rotulien que les réactions instinctives ou plus
généralement encore tout comportement dont on peut définir le stimulus
déclenchant. La complexité n'est pas un critère. Dans le premier chapitre
des "Conditioned reflexes" de 1927, Pavlov explique par exemple que le
réflexe de vomissement, que tout le monde considère comme un réflexe,
est en réalité très complexe et qu'il comporte de multiples composantes,
musculaires et sécrétoires. Dans les pays occidentaux, nous avons pris
l'habitude, après Sherrrington et les béhavioristes, de traiter les réflexes
comme des mécanismes neuroniques élémentaires et d'utiliser le terme de
"comportement", plus vague, pour désigner leur intégration. Telle n'était
pas la conception de Pav lov ou de Bechterev. Le sens profond des
"réflexes conditionnels" (ou "associatifs" dans la terminologie de
Bechterev) est tout simplement celui de "comportement appris", à
condition de se souvenir qu'ils le sont dans le cadre précis d'une procédure
d'association de stimuli.
Pavlov, à qui revient le mérite de la découverte, était avant tout
un physiologiste de la digestion. C'est grâce à une remarquable innovation
chirurgicale, la fistule gastrique, qu'il a pu étudier pour la première fois
cette fonction sur l'animal entier, non anesthésié, avec des travaux qui lui
ont valu le Prix Nobel en 1904. Il constate alors que l'appareil digestif est
entièrement sous le contrôle du système nerveux et que toute la digestion
est régulée par des réflexes. Dans ces expériences, l'apparition d'une
"sécrétion gastrique psychique" à la vue des aliments était une cause de
perturbation indésirable. C'est pour la comprendre qu'il se tourne vers la
sécrétion salivaire et le phénomène bien connu de "l'eau à la bouche" dont
l'étude est justement facilitée, à ce moment-là, par un nouveau type de
fistule. À partir de la thèse de Wulfson (1898), Pavlov analyse pas à pas
les conditions d'apparition de cette salivation particulière. Il constate
effectivement qu'après avoir provoqué la sécrétion en versant un acide
dilué dans la bouche du chien (un réflexe au sens traditionnel du terme),
la seule présentation de l'éprouvette provoque la réponse. En termes
psychologiques, il s'agit bien d'une "association" entre l'objet visuel et la
commande salivaire, mais sur le plan physio logique comment imaginer
l'apparition d'un "nouvel arc réflexe" entre les centres visuels et
neurovégétatifs? Pavlov ne perd pas de vue que la sécrétion salivaire
XVII
n'est qu'une composante - et un témoin particulièrement sensible - de la
mise en jeu du comportement alimentaire. Celui-ci est complexe et il est
déclenché normalement par des signaux susceptibles de changer
rapidement. Mais le fait d'isoler le réflexe salivaire et de le considérer
comme un phénomène représentatif du comportement global va permettre
l'analyse des mécanismes. Au fil des expériences, Pavlov élabore les
principes de ces nouveaux réflexes, leur extinction, leur récupération, leur
généralisation et leur différenciation et il les interprète par des
phénomènes d'inhibition.
Alors que Pav lov s'orientait graduellement vers l'explication
physiologique des phénomènes d'association, ceux-ci constituaient le
point de départ de la démarche de Bechterev. Celui-ci était avant tout
l'élève de Flechsig et de Meynert qui avaient développé le concept d'aires
corticales associatives sur la base de données embryologiques et
cliniques. L'idée était celle d'un arc réflexe intra-cortical: partant des
aires sensorielles primaires, les influx circulaient dans les aires
associatives avant d'atteindre la région appropriée des aires motrices.
Wernicke et Liepmann avaient complété cette théorie en définissant
respectivement l'aphasie et l'apraxie comme des conséquences de
l'interruption de connexions associatives spécifiques.
Bechterev voulait généraliser ce raisonnement à tous les
comportements. Dans ses premiers travaux à Kazan, il s'était intéressé au
problème de la cécité (ou surdité) psychique et aux expériences de Goltz
et de Kalischer. Après des lésions corticales plus ou moins étendues, le
chien reconnaît-il son maître?
Reconnaît-il l'endroit où il est
habituellement nourri? Ou un son spécifique qui signale l'arrivée de la
nourriture? Est-il encore capable de donner la patte ou de faire le beau
pour obtenir celle-ci? Bechterev n'a jamais douté que ces comportements
appris étaient essentiellement de nature corticale, tout en admettant la
possibilité de récupérations partielles à partir d'arcs réflexes souscorticaux. Mais la question était évidemment de savoir si une lésion
spécifique pouvait jamais entraîner la perte d'un apprentissage spécifique.
Une deuxième spécialité de Bechterev à l'époque était de délimiter les
"centres" corticaux des réponses viscérales, en particulier de la respiration
et de la salivation. Aussi, lorsque Boldyrev, élève de Pavlov, publie en
1905 la méthode du réflexe conditionnel salivaire, Bechterev en
comprend immédiatement tout l'intérêt. Avec son élève Spirtov, il
reproduit l'expérience de Pavlov (un conditionnement salivaire à la
XVIII
lumière) et pense l'avoir aboli par une lésion corticale. C'est le début d'une
véritable guerre entre les deux hommes. En 1907 et 1909, les élèves de
Bechterev qui présentent les résultats en congrès, avec démonstration à
l'appui, se font ridiculiser publiquement par Pavlov. Mais l'anecdote est
rapportée par Botkine, élève et biographe de Pavlov, qui n'est pas
impartial (tout comme Bechterev vis-à-vis de Pavlov dans la Psychologie
objective). Cependant, en 1907, Bechterev et Spirtov obtiennent la
formation chez le chien d'un "réflexe moteur respiratoire artificiellement
associé" (il s'agit du conditionnement de l'arythmie respiratoire du sursaut
provoqué par un stimulus intense ou un choc électrique), bientôt reproduit
chez l'homme par Anfimov, en 1908. La même année, Protopopov met au
point chez le chien le réflexe associatif de retrait de la patte à un choc sur
la peau, ce qui constituera le sujet de sa thèse, soutenue en 1909. L'année
suivante, Molotkov applique la méthode à l'homme en associant un choc
électrique de la voûte plantaire à une lumière. La Psychologie objective,
publiée en trois volumes de 1907 à 1910, est ex~ctement contemporaine
de ces travaux.
À la différence de Pavlov qui a basé la totalité de ses recherches
sur le réflexe salivaire, parce qu'il le considérait comme une composante
représentative et analytique du comportement alimentaire, Bechterev au
contraire a cherché à utiliser le conditionnement comme un instrument
d'étude des associations avec des réponses variées. Il ne se fit pas faute de
présenter le conditionnement d'une réponse au choc électrique comme un
progrès décisif permettant de comparer l'homme et l'animal avec des
méthodes similaires. Les expériences réalisées chez l'homme avec un
choc électrique sur la voûte plantaire montrèrent effectivement l'identité
du seuil sensoriel du signal conditionnel et du classique seuil
psychophysique (verbal) de la sensation. Beaucoup plus tard cette
méthode devait supplanter la réponse salivaire. Curieusement, ce succès
posthume de Bechterev doit beaucoup aux élèves américains de Pavlov,
Horsley Gantt, Gregory Razran et Howard Liddell qui importèrent le
conditionnement en Amérique.
En fin de compte, l'histoire ultérieure des réflexes conditionnels
n'a pas clarifié l'ambiguïté fondamentale de ses débuts. Le réflexe est-il
un phénomène élémentaire ou un comportement global? Aujourd'hui
encore coexistent le mécanisme physiologique élémentaire constitué par
des neurones
traitement
-
disposés en "arc réflexe" et le concept logique, "stimulus
réponse",
sur lequel s'est construite
la psychologie
XIX
-
behavioriste SR, aussi bien que la "psychologie cognitive" du traitement
de l'information à ses débuts.
Bechterev précurseur du Béhaviorisme.
L'influence exacte de la Psychologie objective reste difficile à
évaluer. À première vue, la réorientation de la psychologie dans la
direction souhaitée par Bechterev sera réalisée plus tard (et d'une manière
différente) par le béhaviorisme américain. On sait que le fondateur de ce
mouvement, John Watson et son élève Karl S. Lashley, ont longuement
réfléchi aux thèses de Bechterev. Lashley fut le premier à utiliser le
conditionnement au choc électrique en Amérique et Watson, à partir de
1915, se fit le propagandiste du conditionnement en tant que méthode
psychologique. On considère donc généralement que Bechterev fut un
précurseur du béhaviorisme. Mais que faut-il entendre exactement par là
?
Bechterev ne pouvait être ignoré. Il était une sommité
internationale en neurologie et en psychiatrie et son rôle dans l'élaboration
des réflexes "conditionnels" (appris) était peut-être plus connu à l'époque
que celui de Pavlov. La Commission du cerveau, établie en 1906 par
l'Association internationale des Académies des Sciences pour coordonner
les travaux des principaux Instituts d'anatomie impliquait, entre autres
laboratoires, celui de Bechterev à St Petersbourg et l'Institut Wistar de
Philadelphie, dirigé par Henry Donaldson qui avait été l'un des directeurs
de thèse de Watson à Chicago trois ans auparavant. Le témoignage de
Lashley (mentionné dans Hilgard et Marquis 1940) indique qu'au début
de l'année 1914, le texte français de la Psychologie objective fut discuté
dans le groupe de Watson à l'Université Johns Hopkins de Baltimore et
que Lashley se lança ensuite dans une série d'adaptations chez l'homme et
chez le rat des méthodes de conditionnement de Bechterev et de Pavlov.
Des contacts avaient été pris avec le premier (par l'intermédiaire de
Donaldson ?) pour un séjour de Lashley à St Petersbourg. Le
déclenchement de la première Guerre Mondiale mis fin au projet. Ces
éléments suffisent pour affirmer que la Psychologie objective et les écrits
de Bechterev ont joué un rôle dans l'élaboration des premiers principes
béhavioristes.
Mais examinées de près, les choses sont moins simples et il
faudrait pouvoir distinguer trois éléments. (a) Les convergences entre les
xx
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