Session 2013 Oral facultatif de Latin Lucrèce, De rerum natura, II, v.1-19 : L'absence de troubles, le bonheur épicurien Suave1, mari magno turbantibus aequora ventis, e terra magnum alterius spectare laborem ; non quia vexari quemquamst2 jucunda voluptas, sed quibus ipse malis careas3 quia cernere suave est. 5 Suave etiam belli certamina magna tueri per campos instructa tua sine parte pericli4 ; Sed nihil dulcius est, bene quam munita tenere edita doctrina sapientum templa5 serena6, despicere unde queas7 alios passimque videre 10 errare, atque viam palantis quaerere vitae, certare ingenio, contendere nobilitate, noctes atque dies niti praestante labore ad summas emergere opes rerumque potiri. O miseras hominum mentes, o pectora caeca !8 15 qualibus in tenebris vitae quantisque periclis degitur hoc aevi quodcumque est ! nonne videre 9 nihil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur jucundo sensu cura semota metuque ? 1 2 3 4 5 6 7 8 9 Suave : sous-entendu « est » Quemquamst = quemquam est Careas : 2PS du subj. = indéfini « on » Pericli : periculi Templa : à traduire par « espace » Munita et edita se rapportent à templa ; serena à doctrina Despicere unde queas = unde queas despicere O miseras... caeca ! : accusatifs d'exclamation Nonne videre : « comment ne pas voir ? » (infinitif exclamatif) Vocabulaire du texte (complet) le vocabulaire surligné en gris est à connaître ad, prép. + Acc. : vers, à, près de aequor, oris, n. : la plaine, la mer alius, a, ud : autre, un autre alter, era, erum : autre de deux bellum, i, n. : guerre bene, adv. : bien caecus, a, um : aveugle campus, i, m. : la plaine, le champ careo, es, ere, ui, iturus : manquer de, être débarrassé de ; ici : échapper à cerno, is, ere, crevi, cretum : distinguer, comprendre, décider certamen, inis, n. : le combat, la lutte, le conflit certo, as, are : combattre, concourir contendo, is, ere, tendi, tentum : 1. tendre, aller vers 2. chercher à obtenir 3. affirmer 4. comparer 5. faire effort 6. lutter, rivaliser dego, is, ere : passer, employer, consumer despicio, is, ere, spexi, spectum : regarder d'en haut, mépriser dies, ei, m. et f. : jour doctrina, ae, f. : l'enseignement, l'éducation dulcis, e : doux e/ex, prép.:+Abl.:horsde,de edo, edis , edidi, editum : mettre à jour, faire connaître, produire emergo, is, ere, mersi, mersum : sortir de, s’élever erro, as, are : se tromper etiam, adv. : encore, en plus, aussi, même, bien plus homo, minis, m. : homme, humain in, prép. : (acc. ou abl.) dans, sur, contre ingenium, ii, n. : les qualités innées, le caractère, le talent, l'esprit, l'intelligence instruo, is, ere, struxi, structum : préparer, assembler, bâtir, dresser, disposer, outiller, équiper, instruire ; ici : (milit.) ranger jucundus, a, um : agréable labor, oris, m. : la peine, la souffrance, le travail pénible latro, as, are : ici : réclamer à grands cris malum, i, n : mal magnus, a, um : grand mare, is, n. : mer mens, entis, f. : esprit miser, a, um : malheureux munitus, a, um : fortifié, renforcé, protégé nil, ou nil : rien nitor, eris, i, nixus sum : s'appuyer sur / + inf. : s’efforcer de nobilitas, atis, f. : réputation, noblesse nox, noctis, f. : nuit o, inv. : ô, oh (exclamation) ops, opis, f. : sing., pouvoir, aide ; pl., richesses palor, aris, ari : errer çà et là, se disperser – palans : qui va à l’aventure pars, partis, f. : partie, côté passim, adv. : en s'éparpillant; en tous sens; à la débandade, pêle-mêle, indistinctement pectus, oris, n. : la poitrine, le coeur, l'intelligence per, prép. : + Acc. : à travers, par periculum, i, n. : 1. l'essai, l'expérience 2. le danger, le péril potior, iris, iri, potitus sum : s'emparer de + G ou Abl. praestans, ntis : remarquable, efficace quaero, is, ere, siui, situm : chercher, demander qualis, e : tel que queo, is, ire, ii ou iui, itum : pouvoir quisque, quaeque, quidque : chaque, chacun, chaque chose res, rei, f. : la chose, l'événement, la circonstance, l'affaire judiciaire; les biens sapiens, entis, m. : sage sed, conj. : mais sejungo, is, ere : désunir, séparer serenus, a, um : serein sine, prép. : + Abl. : sans specto, as, are : regarder suavis, e : doux, agréable templum, i, n. : temple ; ici : lieu tenebrae, arum, f. : ténèbres teneo, es, ere, ui, tentum : 1. tenir, diriger, atteindre 2. tenir, occuper terra, ae, f. : terre tueor, eris, eri, tuitus sum : avoir les yeux sur, regarder, observer turbo, as, are : troubler unde, adv. : d'où? ventus, i, m. : vent vexo, as, are : secouer violemment ; maltraiter, persécuter, piller via, ae, f. : route, chemin, voyage video, es, ere, vidi, visum : voir / + prop. inf. : se rendre compte vita, ae, f. : vie voluptas, atis, f. : volupté, plaisir Vocabulaire du texte (pour l'examen) ad, prép. + Acc. : vers, à, près de aequor, oris, n. : la plaine, la mer alter, era, erum : autre de deux caecus, a, um : aveugle campus, i, m. : la plaine, le champ careo, es, ere, ui, iturus : manquer de, être débarrassé de ; ici : échapper à cerno, is, ere, crevi, cretum : distinguer, comprendre, décider certamen, inis, n. : le combat, la lutte, le conflit certo, as, are : combattre, concourir contendo, is, ere, tendi, tentum : 1. tendre, aller vers 2. chercher à obtenir 3. affirmer 4. comparer 5. faire effort 6. lutter, rivaliser dego, is, ere : passer, employer, consumer despicio, is, ere, spexi, spectum : regarder d'en haut, mépriser doctrina, ae, f. : l'enseignement, l'éducation e/ex, prép.:+Abl.:horsde,de edo, edis , edidi, editum : mettre à jour, faire connaître, produire emergo, is, ere, mersi, mersum : sortir de, s’élever erro, as, are : se tromper etiam, adv. : encore, en plus, aussi, même, bien plus ingenium, ii, n. : les qualités innées, le caractère, le talent, l'esprit, l'intelligence instruo, is, ere, struxi, structum : préparer, assembler, bâtir, dresser, disposer, outiller, équiper, instruire ; ici : (milit.) ranger jucundus, a, um : agréable labor, oris, m. : la peine, la souffrance, le travail pénible latro, as, are : ici : réclamer à grands cris mens, entis, f. : esprit munitus, a, um : fortifié, renforcé, protégé nil, ou nil : rien nitor, eris, i, nixus sum : s'appuyer sur / + inf : s’efforcer de nobilitas, atis, f. : réputation, noblesse ops, opis, f. : sing., pouvoir, aide ; pl., richesses palor, aris, ari : errer çà et là, se disperser – palans : qui va à l’aventure passim, adv. : en s'éparpillant; en tous sens; à la débandade, pêle-mêle, indistinctement pectus, oris, n. : la poitrine, le coeur, l'intelligence per, prép. : + Acc. : à travers, par periculum, i, n. : 1. l'essai, l'expérience 2. le danger, le péril potior, iris, iri, potitus sum : s'emparer de + G ou Abl. praestans, ntis : remarquable, efficace quaero, is, ere, siui, situm : chercher, demander qualis, e : tel que queo, is, ire, ii ou iui, itum : pouvoir quisque, quaeque, quidque : chaque, chacun, chaque chose res, rei, f. : la chose, l'événement, la circonstance, l'affaire judiciaire; les biens sapiens, entis, m. : sage sejungo, is, ere : désunir, séparer suavis, e : doux, agréable templum, i, n. : temple ; ici : lieu tueor, eris, eri, tuitus sum : avoir les yeux sur, regarder, observer turbo, as, are : troubler vexo, as, are : secouer violemment ; maltraiter, persécuter, piller via, ae, f. : route, chemin, voyage video, es, ere, vidi, visum : voir / + prop. inf. : se rendre compte Points de grammaire du texte 1. verbes déponents : forme passive mais sens actif ex. : potior, tueor, fruor 2. Accusatif exclamatif ex. : O miseras mentes Traduction juxtalinéaire Suave <est>, mari magno turbantibus...ventis -aequora-, e terra magnum alterius...laborem -spectare- ; non quia vexari quemquam<est> jucunda voluptas, sed... quibus...malis -ipsecareas ...quia cernere suave est. Suave etiam belli certamina magna... tueri per campos ...instructa tua sine parte pericli ; Sed nihil dulcius est, -quambene...munita... tenere edita doctrina sapientum -serena...templa, despicere unde queas alios passimque videre errare, atque viam palantis...vitae -quaerere-, certare ingenio, contendere nobilitate, noctes atque dies niti praestante labore ad summas...opes emergere rerumque potiri. O miseras hominum mentes, o pectora caeca ! qualibus in tenebris vitae quantisque periclis degitur hoc aevi quodcumque est ! nonne videre nihil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur jucundo sensu cura semota metuque ? <Il est> doux sur la haute mer alors que les vents agitent (ablatif absolu CCT) les flots depuis la terre le grand travail d'un autre d'observer non parce que quelqu'un être maltraité est (vexari = inf passif) un plaisir agréable mais... les maux auxquels (quibus malis = malis quibus : Datif pluriel) toi-même tu échappes parce que voir est doux. <Il est> doux également de la guerre les grands combats d'observer (tueri = inf. de tueor : verbe déponent = forme passive, sens actif) dans la plaine rangés sans ta part du danger mais rien n'est plus doux que les x bien fortifiés d'occuper produits par la doctrine sereine des sages x temples regarder d'en haut d'où tu puisses et les autres de tous côtés voir errer et le chemin d'une vie qui va à l'aventure chercher, lutter par l'intelligence rivaliser de noblesse et nuits et jours s'efforcer de par un travail remarquable (Abl. CCM) aux plus hautes richesses s'élever et des affaires s'emparer. (potiri = inf. du verbe déponent potior) O misérables esprits des hommes (accusatif exclamatif) o coeurs aveugles ! dans quelles ténèbres de la vie et dans quels dangers est consumé ce temps de vie quel qu'il soit ne pas voir rien d'autre pour elle la nature demander à grands cris si ce n'est que du corps la douleur séparée disparaisse, et que l'esprit jouisse (fruatur = subj. Présent du verbe déponent fruor) d'un agréable sentiment éloigné du souci et de la crainte ? Traduction littéraire Quand les vents font tourbillonner les plaines de la mer immense, il est doux de regarder de la terre ferme le grand effort d'autrui; non parce que le tourment de quelqu'un est un plaisir agréable mais parce qu'il est doux de discerner les maux auxquels on échappe soi-même. Pareillement il est doux d'observer les grands combats d'une guerre, dans leur déploiement ordonné sur les champs de bataille, sans participer au danger; mais rien n'est plus doux que d'occuper les hauteurs bien protégées par le savoir des sages, temples tranquilles d'où l'on peut plonger ses regards vers les autres, les voir errer de-ci de-là, chercher le chemin d'une vie hasardeuse, rivaliser de talent, lutter pour leur rang, s'efforcer nuit et jour, en une énergie exceptionnelle, d'atteindre les sommets de l'opulence et du pouvoir. Ô misérables pensées, ô coeurs aveugles des hommes ! Cette petite génération-ci, dans quelles ténèbres et quels grands dangers de vie ce passe cette existence qui est la nôtre ? Comment ne pas voir que la nature ne réclame rien d'autre pour elle que la douleur soit éloignée du corps et que l'esprit libéré de crainte et de souci jouisse d'une sensation agréable ? (suite du texte non traduite) Nous voyons donc que peu de choses sont vraiment nécessaires à la nature physique puisque celles qui ôtent la douleur peuvent aussi mettre à notre disposition beaucoup d'agréments. Sans que la nature elle-même l'exige, si dans les maisons ne se trouvent pas des statues dorées de jeunes gens tenant dans leur main droite des torches enflammées pour diffuser la lumière sur des banquets nocturnes, si une demeure n'est pas brillante d'argent ni reluisante d'or, si des cithares ne font pas résonner les pièces lambrissées d'or, il est parfois plus agréable de s'allonger entre soi sur un tendre gazon près d'un ruisseau, sous les branches d'un arbre élancé pour déjeuner sans grandes dépenses, surtout si le temps est souriant et que la saison parsème de fleurs les pelouses verdissantes. Et les fièvres brûlantes ne quittent pas notre corps plus vite, que l'on s'agite sous une couverture brodée et le rouge de la pourpre ou que l'on soit allongé sous un drap plébéien. Finalement puisque les richesses ne sont d'aucun profit pour notre corps, pas plus que la noblesse ou la gloire d'un trône, il ne reste qu'à juger qu'elles ne sont pas plus utiles à notre âme. Si d'aventure en regardant s'agiter avec ferveur tes légions sur le Champ de Mars s'entraînant à la guerre fortifiées par de grandes réserves et par l'importance des moyens, équipées d'armes et également pleines de courage, alors effrayés par ces choses tes scrupules religieux s'enfuient de ton esprit et la crainte apeurée de la mort quitte ta poitrine libre et exempte de souci. Mais si nous comprenons que tout cela n'est qu'un jeu ridicule et qu'en vérité, les craintes humaines et les soucis qui s'y attachent ne craignent ni le fracas des armes ni les traits cruels, habitent hardiment les rois et les puissants, ne respectent pas l'éclat de l'or ni l'illustre magnificence d'un manteau de pourpre, pourquoi douter que la raison en son tout n'aurait pas cette puissance surtout quand toute notre existence peine dans les ténèbres ? [En effet de même que les enfant tremblent et ont peur de tout dans les ténèbres aveugles, de même nous nous craignons parfois dans la lumière des choses qui ne sont en rien plus à craindre que ce que les enfants redoutent dans les ténèbres et s’imaginent devoir se produire.] Il est donc nécessaire que ce soient non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour qui chassent l'effroi et l'obscurité de l'âme mais l'explication et l'observation de la nature traduction (1 - 19) de Bertrand Chesneau Eléments de commentaire Lucrèce : - 98, - 55. Dates probables. De sa vie on ne sait pas grand-chose. Son choix philosophique : Epicure, lui-même disciple de Démocrite. Œuvre : De Rerum Natura , destinée à exposer la doctrine d’Epicure. C’est le premier romain à se lancer dans cette entreprise dans un texte en vers. Ce qui, d’après ce qu’il dit lui-même, l’expose parfois à créer des néologismes, vu la pauvreté de la langue romaine « si pauvre est notre langue et nouveau mon sujet ». L’ouvrage est divisé en trois fois deux livres qui ont respectivement pour sujet les atomes et le vide (I), le mouvement et les propriétés des atomes (II) / l’âme(III), les simulacres (IV) / le monde (V) et les phénomènes physiques effrayants (VI). L’extrait constitue l’introduction du livre II et s’emploie à définir ce qui fait la félicité du sage épicurien, en opposition à ce qui occupe la vie des hommes ordinaires. I- La vie des hommes ordinaires Elle se définit par sa difficulté, la violence et l’ambition. 1-1 sa difficulté : Dès le début du texte, se déploie la métaphore de la vie, vue comme une longue traversée en bateau pour quiconque ne pratique pas la philosophie (cf les indéfinis alterius, vers 2, avant la coupe hepht, et quemquamst, vers 3, entre les deux coupes pent et hepht). Tous les éléments évoqués insistent sur la difficulté de cette traversée : Elle s’effectue sur une « mari magno » (entre coupes tri-pent), c'est-à-dire vaste, sans repères précis pour se guider ; cette impression d’immensité est renforcée par « aequora » (plaine liquide) en dactyle obligatoire et ‘mot-pied’. De plus cette mer n’est pas facile et calme ; au contraire elle est soumise aux « turbantibus ventis » (ventis en pied final) ; les marins sont donc exposés à fournir en permanence un « magnum laborem », pour lutter contre les éléments hostiles sur lesquels ils naviguent. Bien sûr, cette métaphore est limpide, et le vers 10 la résout rapidement : on y trouve les deux termes de cette métaphore, le comparant « viam » et le comparé « vitae » placés l’un avant la coupe unique pent-, et l’autre en spondée final, ce qui permet de poser facilement « route - errance= vie ». Nous comprenons que pour Lucrèce la vie des hommes sans le secours de la philosophie (le mot alios, vers 9, entre deux coupes pent et hepht montre clairement que le poète n’est pas concerné) est une longue errance aveugle : « passim (...) errare atque viam palentes quaerere vitae » vers 9-10. Noter passim placé juste après la coupe hepht ; une coupe pent- entre viam et palantes, comme si la recherche de cette route était vouée à l’échec ; échec mis en valeur par les deux mots pieds qui terminent le vers : palantes / vitae. Aucun repère ne permet de donner à la vie un sens et un but (tenebris vitae -vers 15) ; l’homme est donc constamment entrain de « errare » (début du vers 10) ; il exposé en outre à des difficultés qu’il ne peut pas contrôler (cf v. 1) et qui le mettent en danger (pericli vers 6 et periclis, vers 15). Il est donc tout aussi constamment obligé de fournir des efforts pour se maintenir « à flot » (cf laborem vers 2), efforts d’autant plus épuisants qu’il les fait « en aveugle » (« caeca », vers 14), et sans savoir exactement contre quoi il se bat et combien de temps il va devoir le faire. Ainsi il est constamment exposé à être accablé : « vexari » (vers 3, avant la coupe pent-). 1-2 la violence et l’ambition L’aveuglement de l’homme ordinaire le conduit à se livrer à des combats inutiles et injustifiés, ou plus exactement à des luttes pour obtenir des biens inutiles et injustifiés. Ces combats sont évoqués aux vers 5 et 6 comme des batailles guerrières : belli certamina magna, avec belli entre les coupes tri et pent / per campos instructa , expression dans laquelle on ne trouve presque que des syllabes longues (les deux spondées + la longue du dactyle) comme pour faire comprendre le poids inutile de ces luttes ; noter aussi le pluriel qui généralise la situation de conflit, et l’expression redondante « belli certamina » qui nous incite à prendre au sérieux cette évocation des incessants conflits déclanchés par les hommes. C’est que ces batailles sont à prendre au sens propre comme au sens figuré : ce ne sont pas seulement des guerres entre peuples ennemis, nées du désir de conquête et de pouvoir (rerum potiri, vers 13) ; ce sont aussi des luttes quotidiennes et intérieures, nées d’une ambition sans retenue. Car l’agitation des hommes vient de ce qu’ils ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont. Leurs désirs les poussent à vouloir toujours plus et dans tous les domaines ! Cf l’accumulation de « certare » « contendere » « niti », aux vers 11 et 12 , trois verbes indiquant la lutte et l’effort (le dernier mis en valeur par sa place entre deux coupes pent et hepht-) , mais pour acquérir des « biens » fragiles et fort sujets à caution (ni naturels ni nécessaires) : « ingenio », alors que le talent est un don qui devrait se suffire à soi même et non entrer en compétition avec d’autres ; « nobilitate » qui ne tient qu’au hasard de la naissance, et peut se perdre ; « ad sumas emergere opes » et « rerum potiri », qui montrent une soif de possession impossible à assouvir: il y aura toujours quelque chose de plus à posséder, un pouvoir plus grand à obtenir. Cette dernière lutte est présentée aussi comme la plus difficile et la plus épuisante : cf les compléments de temps « noctes et dies » qui en montrent l’aspect continu, impossible à interrompre sous peine de perdre la place difficilement acquise / et le complément de moyen « praestante labore », après la coupe hepht, dont les deux termes insistent sur l’extrême difficulté (labor, le travail pénible ; praestante, dont le préfixe indique le côté exceptionnel). Tout cela est dû au manque de clairvoyance des hommes (miseras mentes / pectora caeca, vers 14) qui n’ont pas de but clair (passim errare, vers 10-11), qui se laissent aller au hasard ( palantes , vers 10 ; noter la place après la coupe pent et les 3 syllabes longues qui le constituent) au milieu de dangers (periclis vers15) qu’ils ont eux-mêmes inventés, à force d’avancer à tâtons au milieu des embûches d’une vie à laquelle ils ne comprennent rien (tenebris vitae vers 15). Tout cela, le poète le déplore : noter le tour exclamatif des vers 14 et 15, les trois coupes du vers 14 qui mettent ainsi tous les mots en valeur : insistance d’abord sur miseras, le malheur, hominum, frappant le commun des mortels, mentes, mais dû à leur esprit faux ; puis les deux mots pieds après la 3° coupe, pectora caeca qui achèvent d’accuser l’homme de faire son propre malheur. Car il ne s’agit pas d’un malheur inéluctable ; il est engendré par l’incapacité (ou le refus) de voir clairement la nature de l’homme, comment le monde est fait et ce qui dans ce monde revêt de l’importance. Les deux exclamatifs « qualibus » et «quantis » du vers 15 montrent à quel point ce refus engendre nombre de malheurs, et pour tous « quodcumquest » (trois longues)… II - Le Sage épicurien … Sauf pour le philosophe (épicurien, évidemment ; cela a été dit dès le début du premier livre), qui vit dans une autre sphère, dans les « bene munita edita doctrina sapientum templa serena ». Car la différence fondamentale entre le sage et le reste de l’humanité est sa capacité à mette chaque chose à sa juste place, qui lui permet d’être à l’abri des désirs inutiles et troublants. 2-1 : Ce que lui apprend la philosophie Cette capacité de jugement lui est donnée par la philosophie : « doctrina sapientum », dont la particularité est d’être « au-dessus » des préoccupations humaines ordinaires. Lucrèce nous la présente comme un édifice « templa » (lieu quasi sacré), solide « bene munita », construit de manière à le faire émerger du reste « edita » (dactyle initial et mot-pied), et mis hors d’atteinte des troubles multiples qui hantent l’humanité « serena ». Installé dans cet univers, le sage, lui, n’est pas aveugle. Au contraire, la philosophie donne à son regard une plus grande justesse (« nonne videre », dactyle et trochée obligatoires à la fin du vers 16). D’abord, il est capable d’évaluer la difficulté et les périls inhérents à toute vie humaine (vers 15-16) ; noter les deux exclamations du vers 15 de part et d’autre de la coupe hepht ; l’accent mis sur aevi grâce à sa place entre les deux coupes tri et pent, et l’importance de l’ajout « quodcumquest » après la coupe pent + 3 longues (trois spondées au milieu du vers nous incitent à prendre cette affirmation très au sérieux). Ensuite la philosophie lui apprend écouter la nature pour discerner ses besoins essentiels : « nihil aliud sibi naturam latrare nisi utqui », vers 16 : noter sibi entre coupe tri et pent, et surtout naturam entre coupe pent et hepht ; noter aussi le verbe très concret « latrare », qui signifie d’abord « aboyer », « réclamer à grands cris » ; + le tour « nisi aliud nisi utqui » insistant sur le fait que la nature ne veut « rien d’autre que » ; simplicité de ses exigences. Ecouter la nature est indispensable pour comprendre quels sont les besoins fondamentaux, incontournables, de l’homme. Cela permettra par voie de conséquence d’éliminer de sa vie tout ce qui ne répond pas à un besoin fondamental. Ces besoins essentiels sont définis aux vers 18 et 19 : « corpore sejunctus dolor absit, mensque fruatur jucundo sensu cura semota metuque » : Lucrèce insiste sur la nécessité de se couper de toutes les sources de douleur (sejunctus au vers 18 avant la coupe pent + trois longues sur ce mot ; semota, au vers 19 après la coupe hepht ; même préfixe SE marquant la séparation). Cela consiste évidemment à éviter par tous les moyens possibles la douleur physique (dolor après la coupe pent ; corpore en dactyle initial mot-pied) ; et rechercher le plaisir pour l’esprit (« mensque fruatur » dans les deux derniers pieds du vers 18 ; jucundo, au début du vers 19, avant la coupe tri ), plaisir intimement lié à ce que perçoivent nos sens (sensu entre les coupes tri et hepht au vers 19 –ne pas oublier que l’épicurisme est une philosophie matérialiste-) ; plaisir qui dépend aussi de l’absence de douleur morale (dolor a les deux sens). Lucrèce indique très clairement quelles sont, pour le philosophe épicurien, les deux sources de toute douleur : « cura (…) metuque ». Derrière « cura » (placé entre deux coupes pent et hepht), le lecteur voit se profiler tout ce qui peut faire naître les soucis, depuis le simple manque matériel de quelque chose dont on pense avoir besoin, jusqu’aux soucis plus angoissants inhérents à l’existence même ; « metu » en fin de vers met plutôt l’accent sur toutes les sources de peur, et le premier livre de Lucrèce en a stigmatisé l’essentiel : la peur de la mort, liée à la crainte des dieux, double peur dont le sage épicurien (qui sait que l’homme ne dépend pas des dieux, et que la mort n’est suivie de rien) est dégagé. Or pour Epicure, le plaisir est essentiellement l’absence de toute douleur physique et morale. 2-2 : conséquences pour son mode de vie Puisque le sage épicurien recherche le plaisir (cf « jucunda voluptas » vers 3) comme souverain bien, et que celui-ci se définit par l’absence de toute douleur, il est nécessaire que le sage se coupe de toutes les sources de douleur, et donc qu’il s’isole loin de la vie tourmentée de l’humanité moyenne, dans la mesure où elle est centrée sur des valeurs accessoires et sources de douleur. Le sage donc prend de la hauteur par rapport aux soucis ordinaires « despicere unde queas » (vers 9) avant la coupe pent, isolant le groupe de « alios » entre les coupes pent et hepht. Le suffixe de despicere (de= d’en haut / despicere : regarder d’en haut) insiste bien sur la hauteur prise par le philosophe ; il ne s’agit pas de mépris mais de distance. Le sage sait s’élever au dessus des misères humaines pour s’en protéger. De plus il les regarde de loin : « e terra (…) spectare », et d’un lieu ferme et stable (e terra, trois longue en tête du vers 2 et avant la coupe tri). L’idée est reprise plusieurs fois dans le passage : champ lexical du regard : spectare (v2)/ tueri (v5) / despicere (v9) / videre (v16). Il regarde ces tourments comme un spectacle qui ne le concerne pas ; idée reprise plusieurs fois : outre les termes comme « alterius, quemquam, alios » opposés à « ipse, tua parte, sibi », on trouve répété le refus de participer : « quibus ipse malis careas », « tua sine parte pericli », idée présente aussi dans « sejunctus » et « semota » C’est cette capacité de s’élever, de prendre ses distances qui fait son bonheur : anaphore de « Suave… » aux vers 1 et 5 (+ fin vers 4), idée reprise dans « nil dulcius est » au vers 7: savoir de quels soucis on est exempt permet de considérer sereinement sa vie et d’en évaluer justement la saveur, de n’avoir ni « miseras mentes », ni « pectora caeca » (v14). Ainsi ce n’est pas le fait de voir le malheur des autres qui le rend heureux - le sage n’est pas sadique ! « non quia vexari quemquamst jucunda voluptas »- , mais la place qu’il occupe loin, au-dessus et en dehors de ces maux (v78) ; il est même bon qu’il les voie pour mieux les fuir. Conclusion (à vous de trier) - Un texte qui expose clairement la différence essentielle entre l’humanité ordinaire et le sage épicurien : leur échelle de valeur, leur conception du bonheur. - L’humanité moyenne est perpétuellement en quête de plaisirs factices et artificiels (assouvir des besoins qui ne sont ni naturels ni nécessaires) ; le sage, lui, suit ce que lui dicte la nature et ne recherche que l’essentiel, voire l’indispensable (répondre aux besoins naturels et nécessaires). - Le sage ne peut pas ne pas voir le malheur des autres. Mais il n’y peut rien. Le malheur des autres vient de leur méconnaissance de ce qui est l’essentiel. Or ce sens de l’essentiel, on ne peut l’acquérir que volontairement et soimême. Mais il est du devoir du sage de transmettre le fruit de sa réflexion à autrui…qui en fera ce qu’il voudra. - Pour un philosophe épicurien, c’est la seule « participation » possible à la vie publique, qui, par ailleurs est source de trop de maux pour qu’on s’y investisse…