Lucrèce, De rerum natura, II, v.1-19 : L`absence de troubles, le

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Session 2013
Oral facultatif de Latin
Lucrèce, De rerum natura, II, v.1-19 :
L'absence de troubles, le bonheur épicurien
Suave1, mari magno turbantibus aequora ventis,
e terra magnum alterius spectare laborem ;
non quia vexari quemquamst2 jucunda voluptas,
sed quibus ipse malis careas3 quia cernere suave est.
5
Suave etiam belli certamina magna tueri
per campos instructa tua sine parte pericli4 ;
Sed nihil dulcius est, bene quam munita tenere
edita doctrina sapientum templa5 serena6,
despicere unde queas7 alios passimque videre
10
errare, atque viam palantis quaerere vitae,
certare ingenio, contendere nobilitate,
noctes atque dies niti praestante labore
ad summas emergere opes rerumque potiri.
O miseras hominum mentes, o pectora caeca !8
15
qualibus in tenebris vitae quantisque periclis
degitur hoc aevi quodcumque est ! nonne videre 9
nihil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui
corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur
jucundo sensu cura semota metuque ?
1
2
3
4
5
6
7
8
9
Suave : sous-entendu « est »
Quemquamst = quemquam est
Careas : 2PS du subj. = indéfini « on »
Pericli : periculi
Templa : à traduire par « espace »
Munita et edita se rapportent à templa ; serena à doctrina
Despicere unde queas = unde queas despicere
O miseras... caeca ! : accusatifs d'exclamation
Nonne videre : « comment ne pas voir ? » (infinitif exclamatif)
Vocabulaire du texte (complet)
le vocabulaire surligné en gris est à connaître
ad, prép. + Acc. : vers, à, près de
aequor, oris, n. : la plaine, la mer
alius, a, ud : autre, un autre
alter, era, erum : autre de deux
bellum, i, n. : guerre
bene, adv. : bien
caecus, a, um : aveugle
campus, i, m. : la plaine, le champ
careo, es, ere, ui, iturus : manquer de, être débarrassé
de ; ici : échapper à
cerno, is, ere, crevi, cretum : distinguer, comprendre,
décider
certamen, inis, n. : le combat, la lutte, le conflit
certo, as, are : combattre, concourir
contendo, is, ere, tendi, tentum : 1. tendre, aller vers 2.
chercher à obtenir 3. affirmer 4. comparer 5. faire
effort 6. lutter, rivaliser
dego, is, ere : passer, employer, consumer
despicio, is, ere, spexi, spectum : regarder d'en haut,
mépriser
dies, ei, m. et f. : jour
doctrina, ae, f. : l'enseignement, l'éducation
dulcis, e : doux
e/ex, prép.:+Abl.:horsde,de
edo, edis , edidi, editum : mettre à jour, faire connaître,
produire
emergo, is, ere, mersi, mersum : sortir de, s’élever
erro, as, are : se tromper
etiam, adv. : encore, en plus, aussi, même, bien plus
homo, minis, m. : homme, humain
in, prép. : (acc. ou abl.) dans, sur, contre
ingenium, ii, n. : les qualités innées, le caractère, le
talent, l'esprit, l'intelligence
instruo, is, ere, struxi, structum : préparer, assembler,
bâtir, dresser, disposer, outiller, équiper, instruire ; ici :
(milit.) ranger
jucundus, a, um : agréable
labor, oris, m. : la peine, la souffrance, le travail pénible
latro, as, are : ici : réclamer à grands cris
malum, i, n : mal
magnus, a, um : grand
mare, is, n. : mer
mens, entis, f. : esprit
miser, a, um : malheureux
munitus, a, um : fortifié, renforcé, protégé
nil, ou nil : rien
nitor, eris, i, nixus sum : s'appuyer sur / + inf. :
s’efforcer de
nobilitas, atis, f. : réputation, noblesse
nox, noctis, f. : nuit
o, inv. : ô, oh (exclamation)
ops, opis, f. : sing., pouvoir, aide ; pl., richesses
palor, aris, ari : errer çà et là, se disperser – palans : qui
va à l’aventure
pars, partis, f. : partie, côté
passim, adv. : en s'éparpillant; en tous sens; à la
débandade, pêle-mêle, indistinctement
pectus, oris, n. : la poitrine, le coeur, l'intelligence
per, prép. : + Acc. : à travers, par
periculum, i, n. : 1. l'essai, l'expérience 2. le danger, le
péril
potior, iris, iri, potitus sum : s'emparer de + G ou Abl.
praestans, ntis : remarquable, efficace
quaero, is, ere, siui, situm : chercher, demander
qualis, e : tel que
queo, is, ire, ii ou iui, itum : pouvoir
quisque, quaeque, quidque : chaque, chacun, chaque
chose
res, rei, f. : la chose, l'événement, la circonstance,
l'affaire judiciaire; les biens
sapiens, entis, m. : sage
sed, conj. : mais
sejungo, is, ere : désunir, séparer
serenus, a, um : serein
sine, prép. : + Abl. : sans
specto, as, are : regarder
suavis, e : doux, agréable
templum, i, n. : temple ; ici : lieu
tenebrae, arum, f. : ténèbres
teneo, es, ere, ui, tentum : 1. tenir, diriger, atteindre 2.
tenir, occuper
terra, ae, f. : terre
tueor, eris, eri, tuitus sum : avoir les yeux sur, regarder,
observer
turbo, as, are : troubler
unde, adv. : d'où?
ventus, i, m. : vent
vexo, as, are : secouer violemment ; maltraiter,
persécuter, piller
via, ae, f. : route, chemin, voyage
video, es, ere, vidi, visum : voir / + prop. inf. : se rendre
compte
vita, ae, f. : vie
voluptas, atis, f. : volupté, plaisir
Vocabulaire du texte (pour l'examen)
ad, prép. + Acc. : vers, à, près de
aequor, oris, n. : la plaine, la mer
alter, era, erum : autre de deux
caecus, a, um : aveugle
campus, i, m. : la plaine, le champ
careo, es, ere, ui, iturus : manquer de, être débarrassé
de ; ici : échapper à
cerno, is, ere, crevi, cretum : distinguer, comprendre,
décider
certamen, inis, n. : le combat, la lutte, le conflit
certo, as, are : combattre, concourir
contendo, is, ere, tendi, tentum : 1. tendre, aller vers 2.
chercher à obtenir 3. affirmer 4. comparer 5. faire
effort 6. lutter, rivaliser
dego, is, ere : passer, employer, consumer
despicio, is, ere, spexi, spectum : regarder d'en haut,
mépriser
doctrina, ae, f. : l'enseignement, l'éducation
e/ex, prép.:+Abl.:horsde,de
edo, edis , edidi, editum : mettre à jour, faire connaître,
produire
emergo, is, ere, mersi, mersum : sortir de, s’élever
erro, as, are : se tromper
etiam, adv. : encore, en plus, aussi, même, bien plus
ingenium, ii, n. : les qualités innées, le caractère, le
talent, l'esprit, l'intelligence
instruo, is, ere, struxi, structum : préparer, assembler,
bâtir, dresser, disposer, outiller, équiper, instruire ; ici :
(milit.) ranger
jucundus, a, um : agréable
labor, oris, m. : la peine, la souffrance, le travail pénible
latro, as, are : ici : réclamer à grands cris
mens, entis, f. : esprit
munitus, a, um : fortifié, renforcé, protégé
nil, ou nil : rien
nitor, eris, i, nixus sum : s'appuyer sur / + inf : s’efforcer
de
nobilitas, atis, f. : réputation, noblesse
ops, opis, f. : sing., pouvoir, aide ; pl., richesses
palor, aris, ari : errer çà et là, se disperser – palans : qui
va à l’aventure
passim, adv. : en s'éparpillant; en tous sens; à la
débandade, pêle-mêle, indistinctement
pectus, oris, n. : la poitrine, le coeur, l'intelligence
per, prép. : + Acc. : à travers, par
periculum, i, n. : 1. l'essai, l'expérience 2. le danger, le
péril
potior, iris, iri, potitus sum : s'emparer de + G ou Abl.
praestans, ntis : remarquable, efficace
quaero, is, ere, siui, situm : chercher, demander
qualis, e : tel que
queo, is, ire, ii ou iui, itum : pouvoir
quisque, quaeque, quidque : chaque, chacun, chaque
chose
res, rei, f. : la chose, l'événement, la circonstance,
l'affaire judiciaire; les biens
sapiens, entis, m. : sage
sejungo, is, ere : désunir, séparer
suavis, e : doux, agréable
templum, i, n. : temple ; ici : lieu
tueor, eris, eri, tuitus sum : avoir les yeux sur, regarder,
observer
turbo, as, are : troubler
vexo, as, are : secouer violemment ; maltraiter,
persécuter, piller
via, ae, f. : route, chemin, voyage
video, es, ere, vidi, visum : voir / + prop. inf. : se rendre
compte
Points de grammaire du texte
1. verbes déponents : forme passive mais sens actif
ex. : potior, tueor, fruor
2. Accusatif exclamatif
ex. : O miseras mentes
Traduction juxtalinéaire
Suave <est>,
mari magno
turbantibus...ventis
-aequora-,
e terra
magnum alterius...laborem
-spectare- ;
non quia
vexari quemquam<est>
jucunda voluptas,
sed... quibus...malis
-ipsecareas
...quia cernere
suave est.
Suave etiam
belli
certamina magna...
tueri
per campos
...instructa
tua sine parte pericli ;
Sed nihil dulcius est,
-quambene...munita...
tenere
edita
doctrina sapientum -serena...templa,
despicere
unde
queas
alios passimque
videre
errare,
atque viam
palantis...vitae
-quaerere-,
certare ingenio,
contendere nobilitate,
noctes atque dies
niti
praestante labore
ad summas...opes
emergere
rerumque
potiri.
O miseras hominum mentes,
o pectora caeca !
qualibus in tenebris vitae
quantisque periclis
degitur
hoc aevi
quodcumque est !
nonne videre
nihil aliud sibi
naturam
latrare,
nisi ut qui
corpore
sejunctus dolor
absit,
mente fruatur
jucundo sensu
cura semota metuque ?
<Il est> doux
sur la haute mer
alors que les vents agitent
(ablatif absolu CCT)
les flots
depuis la terre
le grand travail d'un autre
d'observer
non parce que
quelqu'un être maltraité est
(vexari = inf passif)
un plaisir agréable
mais... les maux auxquels
(quibus malis = malis quibus : Datif pluriel)
toi-même
tu échappes
parce que voir
est doux.
<Il est> doux également
de la guerre
les grands combats
d'observer
(tueri = inf. de tueor : verbe déponent = forme passive, sens actif)
dans la plaine
rangés
sans ta part du danger
mais rien n'est plus doux
que
les x bien fortifiés
d'occuper
produits
par la doctrine sereine des sages
x temples
regarder d'en haut
d'où
tu puisses
et les autres de tous côtés
voir
errer
et le chemin
d'une vie qui va à l'aventure
chercher,
lutter par l'intelligence
rivaliser de noblesse
et nuits et jours
s'efforcer de
par un travail remarquable
(Abl. CCM)
aux plus hautes richesses
s'élever
et des affaires
s'emparer.
(potiri = inf. du verbe déponent potior)
O misérables esprits des hommes
(accusatif exclamatif)
o coeurs aveugles !
dans quelles ténèbres de la vie
et dans quels dangers
est consumé
ce temps de vie
quel qu'il soit
ne pas voir
rien d'autre pour elle
la nature
demander à grands cris
si ce n'est que
du corps
la douleur séparée
disparaisse,
et que l'esprit jouisse
(fruatur = subj. Présent du verbe déponent fruor)
d'un agréable sentiment
éloigné du souci et de la crainte ?
Traduction littéraire
Quand les vents font tourbillonner les plaines de la mer immense, il est doux de regarder de la terre ferme le grand
effort d'autrui; non parce que le tourment de quelqu'un est un plaisir agréable mais parce qu'il est doux de discerner
les maux auxquels on échappe soi-même. Pareillement il est doux d'observer les grands combats d'une guerre, dans
leur déploiement ordonné sur les champs de bataille, sans participer au danger; mais rien n'est plus doux que
d'occuper les hauteurs bien protégées par le savoir des sages, temples tranquilles d'où l'on peut plonger ses regards
vers les autres, les voir errer de-ci de-là, chercher le chemin d'une vie hasardeuse, rivaliser de talent, lutter pour leur
rang, s'efforcer nuit et jour, en une énergie exceptionnelle, d'atteindre les sommets de l'opulence et du pouvoir. Ô
misérables pensées, ô coeurs aveugles des hommes ! Cette petite génération-ci, dans quelles ténèbres et quels
grands dangers de vie ce passe cette existence qui est la nôtre ? Comment ne pas voir que la nature ne réclame rien
d'autre pour elle que la douleur soit éloignée du corps et que l'esprit libéré de crainte et de souci jouisse d'une
sensation agréable ?
(suite du texte non traduite)
Nous voyons donc que peu de choses sont vraiment nécessaires à la nature physique puisque celles qui ôtent la douleur peuvent
aussi mettre à notre disposition beaucoup d'agréments. Sans que la nature elle-même l'exige, si dans les maisons ne se trouvent
pas des statues dorées de jeunes gens tenant dans leur main droite des torches enflammées pour diffuser la lumière sur des
banquets nocturnes, si une demeure n'est pas brillante d'argent ni reluisante d'or, si des cithares ne font pas résonner les pièces
lambrissées d'or, il est parfois plus agréable de s'allonger entre soi sur un tendre gazon près d'un ruisseau, sous les branches d'un
arbre élancé pour déjeuner sans grandes dépenses, surtout si le temps est souriant et que la saison parsème de fleurs les pelouses
verdissantes.
Et les fièvres brûlantes ne quittent pas notre corps plus vite, que l'on s'agite sous une couverture brodée et le rouge de la pourpre
ou que l'on soit allongé sous un drap plébéien. Finalement puisque les richesses ne sont d'aucun profit pour notre corps, pas plus
que la noblesse ou la gloire d'un trône, il ne reste qu'à juger qu'elles ne sont pas plus utiles à notre âme.
Si d'aventure en regardant s'agiter avec ferveur tes légions sur le Champ de Mars s'entraînant à la guerre fortifiées par de grandes
réserves et par l'importance des moyens, équipées d'armes et également pleines de courage, alors effrayés par ces choses tes
scrupules religieux s'enfuient de ton esprit et la crainte apeurée de la mort quitte ta poitrine libre et exempte de souci.
Mais si nous comprenons que tout cela n'est qu'un jeu ridicule et qu'en vérité, les craintes humaines et les soucis qui s'y attachent
ne craignent ni le fracas des armes ni les traits cruels, habitent hardiment les rois et les puissants, ne respectent pas l'éclat de l'or ni
l'illustre magnificence d'un manteau de pourpre, pourquoi douter que la raison en son tout n'aurait pas cette puissance surtout
quand toute notre existence peine dans les ténèbres ?
[En effet de même que les enfant tremblent et ont peur de tout dans les ténèbres aveugles, de même nous nous craignons parfois
dans la lumière des choses qui ne sont en rien plus à craindre que ce que les enfants redoutent dans les ténèbres et s’imaginent
devoir se produire.]
Il est donc nécessaire que ce soient non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour qui chassent l'effroi et l'obscurité de l'âme
mais l'explication et l'observation de la nature
traduction (1 - 19) de Bertrand Chesneau
Eléments de commentaire
Lucrèce :
- 98, - 55. Dates probables. De sa vie on ne sait pas grand-chose.
Son choix philosophique : Epicure, lui-même disciple de Démocrite.
Œuvre : De Rerum Natura , destinée à exposer la doctrine d’Epicure. C’est le premier romain à se lancer dans cette
entreprise dans un texte en vers. Ce qui, d’après ce qu’il dit lui-même, l’expose parfois à créer des néologismes, vu la
pauvreté de la langue romaine « si pauvre est notre langue et nouveau mon sujet ».
L’ouvrage est divisé en trois fois deux livres qui ont respectivement pour sujet les atomes et le vide (I), le mouvement
et les propriétés des atomes (II) / l’âme(III), les simulacres (IV) / le monde (V) et les phénomènes physiques
effrayants (VI).
L’extrait constitue l’introduction du livre II et s’emploie à définir ce qui fait la félicité du sage épicurien, en opposition
à ce qui occupe la vie des hommes ordinaires.
I- La vie des hommes ordinaires
Elle se définit par sa difficulté, la violence et l’ambition.
1-1 sa difficulté :
Dès le début du texte, se déploie la métaphore de la vie, vue comme une longue traversée en bateau pour quiconque
ne pratique pas la philosophie (cf les indéfinis alterius, vers 2, avant la coupe hepht, et quemquamst, vers 3, entre les
deux coupes pent et hepht).
Tous les éléments évoqués insistent sur la difficulté de cette traversée :
Elle s’effectue sur une « mari magno » (entre coupes tri-pent), c'est-à-dire vaste, sans repères précis pour se guider ;
cette impression d’immensité est renforcée par « aequora » (plaine liquide) en dactyle obligatoire et ‘mot-pied’.
De plus cette mer n’est pas facile et calme ; au contraire elle est soumise aux « turbantibus ventis » (ventis en pied
final) ; les marins sont donc exposés à fournir en permanence un « magnum laborem », pour lutter contre les
éléments hostiles sur lesquels ils naviguent.
Bien sûr, cette métaphore est limpide, et le vers 10 la résout rapidement : on y trouve les deux termes de cette
métaphore, le comparant « viam » et le comparé « vitae » placés l’un avant la coupe unique pent-, et l’autre en
spondée final, ce qui permet de poser facilement « route - errance= vie ».
Nous comprenons que pour Lucrèce la vie des hommes sans le secours de la philosophie (le mot alios, vers 9, entre
deux coupes pent et hepht montre clairement que le poète n’est pas concerné) est une longue errance aveugle : «
passim (...) errare atque viam palentes quaerere vitae » vers 9-10. Noter passim placé juste après la coupe hepht ;
une coupe pent- entre viam et palantes, comme si la recherche de cette route était vouée à l’échec ; échec mis en
valeur par les deux mots pieds qui terminent le vers : palantes / vitae.
Aucun repère ne permet de donner à la vie un sens et un but (tenebris vitae -vers 15) ; l’homme est donc
constamment entrain de « errare » (début du vers 10) ; il exposé en outre à des difficultés qu’il ne peut pas contrôler
(cf v. 1) et qui le mettent en danger (pericli vers 6 et periclis, vers 15). Il est donc tout aussi constamment obligé de
fournir des efforts pour se maintenir « à flot » (cf laborem vers 2), efforts d’autant plus épuisants qu’il les fait « en
aveugle » (« caeca », vers 14), et sans savoir exactement contre quoi il se bat et combien de temps il va devoir le
faire. Ainsi il est constamment exposé à être accablé : « vexari » (vers 3, avant la coupe pent-).
1-2 la violence et l’ambition
L’aveuglement de l’homme ordinaire le conduit à se livrer à des combats inutiles et injustifiés, ou plus exactement à
des luttes pour obtenir des biens inutiles et injustifiés.
Ces combats sont évoqués aux vers 5 et 6 comme des batailles guerrières : belli certamina magna, avec belli entre
les coupes tri et pent / per campos instructa , expression dans laquelle on ne trouve presque que des syllabes longues
(les deux spondées + la longue du dactyle) comme pour faire comprendre le poids inutile de ces luttes ; noter aussi
le pluriel qui généralise la situation de conflit, et l’expression redondante « belli certamina » qui nous incite à prendre
au sérieux cette évocation des incessants conflits déclanchés par les hommes.
C’est que ces batailles sont à prendre au sens propre comme au sens figuré : ce ne sont pas seulement des guerres
entre peuples ennemis, nées du désir de conquête et de pouvoir (rerum potiri, vers 13) ; ce sont aussi des luttes
quotidiennes et intérieures, nées d’une ambition sans retenue. Car l’agitation des hommes vient de ce qu’ils ne sont
jamais satisfaits de ce qu’ils ont.
Leurs désirs les poussent à vouloir toujours plus et dans tous les domaines ! Cf l’accumulation de « certare »
« contendere » « niti », aux vers 11 et 12 , trois verbes indiquant la lutte et l’effort (le dernier mis en valeur par sa
place entre deux coupes pent et hepht-) , mais pour acquérir des « biens » fragiles et fort sujets à caution (ni
naturels ni nécessaires) : « ingenio », alors que le talent est un don qui devrait se suffire à soi même et non entrer
en compétition avec d’autres ; « nobilitate » qui ne tient qu’au hasard de la naissance, et peut se perdre ; « ad sumas
emergere opes » et « rerum potiri », qui montrent une soif de possession impossible à assouvir: il y aura toujours
quelque chose de plus à posséder, un pouvoir plus grand à obtenir. Cette dernière lutte est présentée aussi comme la
plus difficile et la plus épuisante : cf les compléments de temps « noctes et dies » qui en montrent l’aspect continu,
impossible à interrompre sous peine de perdre la place difficilement acquise / et le complément de moyen
« praestante labore », après la coupe hepht, dont les deux termes insistent sur l’extrême difficulté (labor, le travail
pénible ; praestante, dont le préfixe indique le côté exceptionnel).
Tout cela est dû au manque de clairvoyance des hommes (miseras mentes / pectora caeca, vers 14) qui n’ont pas de
but clair (passim errare, vers 10-11), qui se laissent aller au hasard ( palantes , vers 10 ; noter la place après la
coupe pent et les 3 syllabes longues qui le constituent) au milieu de dangers (periclis vers15) qu’ils ont eux-mêmes
inventés, à force d’avancer à tâtons au milieu des embûches d’une vie à laquelle ils ne comprennent rien (tenebris
vitae vers 15).
Tout cela, le poète le déplore : noter le tour exclamatif des vers 14 et 15, les trois coupes du vers 14 qui mettent ainsi
tous les mots en valeur : insistance d’abord sur miseras, le malheur, hominum, frappant le commun des mortels,
mentes, mais dû à leur esprit faux ; puis les deux mots pieds après la 3° coupe, pectora caeca qui achèvent d’accuser
l’homme de faire son propre malheur. Car il ne s’agit pas d’un malheur inéluctable ; il est engendré par l’incapacité
(ou le refus) de voir clairement la nature de l’homme, comment le monde est fait et ce qui dans ce monde revêt de
l’importance. Les deux exclamatifs « qualibus » et «quantis » du vers 15 montrent à quel point ce refus engendre
nombre de malheurs, et pour tous « quodcumquest » (trois longues)…
II - Le Sage épicurien
… Sauf pour le philosophe (épicurien, évidemment ; cela a été dit dès le début du premier livre), qui vit dans une
autre sphère, dans les « bene munita edita doctrina sapientum templa serena ». Car la différence fondamentale entre
le sage et le reste de l’humanité est sa capacité à mette chaque chose à sa juste place, qui lui permet d’être à l’abri
des désirs inutiles et troublants.
2-1 : Ce que lui apprend la philosophie
Cette capacité de jugement lui est donnée par la philosophie : « doctrina sapientum », dont la particularité est d’être
« au-dessus » des préoccupations humaines ordinaires. Lucrèce nous la présente comme un édifice « templa » (lieu
quasi sacré), solide « bene munita », construit de manière à le faire émerger du reste « edita » (dactyle initial et
mot-pied), et mis hors d’atteinte des troubles multiples qui hantent l’humanité « serena ».
Installé dans cet univers, le sage, lui, n’est pas aveugle. Au contraire, la philosophie donne à son regard une plus
grande justesse (« nonne videre », dactyle et trochée obligatoires à la fin du vers 16).
D’abord, il est capable d’évaluer la difficulté et les périls inhérents à toute vie humaine (vers 15-16) ; noter les deux
exclamations du vers 15 de part et d’autre de la coupe hepht ; l’accent mis sur aevi grâce à sa place entre les deux
coupes tri et pent, et l’importance de l’ajout « quodcumquest » après la coupe pent + 3 longues (trois spondées au
milieu du vers nous incitent à prendre cette affirmation très au sérieux).
Ensuite la philosophie lui apprend écouter la nature pour discerner ses besoins essentiels : « nihil aliud sibi naturam
latrare nisi utqui », vers 16 : noter sibi entre coupe tri et pent, et surtout naturam entre coupe pent et hepht ; noter
aussi le verbe très concret « latrare », qui signifie d’abord « aboyer », « réclamer à grands cris » ; + le tour « nisi
aliud nisi utqui » insistant sur le fait que la nature ne veut « rien d’autre que » ; simplicité de ses exigences. Ecouter
la nature est indispensable pour comprendre quels sont les besoins fondamentaux, incontournables, de l’homme. Cela
permettra par voie de conséquence d’éliminer de sa vie tout ce qui ne répond pas à un besoin fondamental.
Ces besoins essentiels sont définis aux vers 18 et 19 : « corpore sejunctus dolor absit, mensque fruatur jucundo
sensu cura semota metuque » : Lucrèce insiste sur la nécessité de se couper de toutes les sources de douleur
(sejunctus au vers 18 avant la coupe pent + trois longues sur ce mot ; semota, au vers 19 après la coupe hepht ;
même préfixe SE marquant la séparation). Cela consiste évidemment à éviter par tous les moyens possibles la
douleur physique (dolor après la coupe pent ; corpore en dactyle initial mot-pied) ; et rechercher le plaisir pour
l’esprit (« mensque fruatur » dans les deux derniers pieds du vers 18 ; jucundo, au début du vers 19, avant la coupe
tri ), plaisir intimement lié à ce que perçoivent nos sens (sensu entre les coupes tri et hepht au vers 19 –ne pas
oublier que l’épicurisme est une philosophie matérialiste-) ; plaisir qui dépend aussi de l’absence de douleur morale
(dolor a les deux sens).
Lucrèce indique très clairement quelles sont, pour le philosophe épicurien, les deux sources de toute douleur : « cura
(…) metuque ». Derrière « cura » (placé entre deux coupes pent et hepht), le lecteur voit se profiler tout ce qui peut
faire naître les soucis, depuis le simple manque matériel de quelque chose dont on pense avoir besoin, jusqu’aux
soucis plus angoissants inhérents à l’existence même ; « metu » en fin de vers met plutôt l’accent sur toutes les
sources de peur, et le premier livre de Lucrèce en a stigmatisé l’essentiel : la peur de la mort, liée à la crainte des
dieux, double peur dont le sage épicurien (qui sait que l’homme ne dépend pas des dieux, et que la mort n’est suivie
de rien) est dégagé. Or pour Epicure, le plaisir est essentiellement l’absence de toute douleur physique et morale.
2-2 : conséquences pour son mode de vie
Puisque le sage épicurien recherche le plaisir (cf « jucunda voluptas » vers 3) comme souverain bien, et que celui-ci
se définit par l’absence de toute douleur, il est nécessaire que le sage se coupe de toutes les sources de douleur, et
donc qu’il s’isole loin de la vie tourmentée de l’humanité moyenne, dans la mesure où elle est centrée sur des valeurs
accessoires et sources de douleur.
Le sage donc prend de la hauteur par rapport aux soucis ordinaires « despicere unde queas » (vers 9) avant la coupe
pent, isolant le groupe de « alios » entre les coupes pent et hepht. Le suffixe de despicere (de= d’en haut /
despicere : regarder d’en haut) insiste bien sur la hauteur prise par le philosophe ; il ne s’agit pas de mépris mais de
distance. Le sage sait s’élever au dessus des misères humaines pour s’en protéger. De plus il les regarde de loin : « e
terra (…) spectare », et d’un lieu ferme et stable (e terra, trois longue en tête du vers 2 et avant la coupe tri). L’idée
est reprise plusieurs fois dans le passage : champ lexical du regard : spectare (v2)/ tueri (v5) / despicere (v9) /
videre (v16).
Il regarde ces tourments comme un spectacle qui ne le concerne pas ; idée reprise plusieurs fois : outre les termes
comme « alterius, quemquam, alios » opposés à « ipse, tua parte, sibi », on trouve répété le refus de participer :
« quibus ipse malis careas », « tua sine parte pericli », idée présente aussi dans « sejunctus » et « semota »
C’est cette capacité de s’élever, de prendre ses distances qui fait son bonheur : anaphore de « Suave… » aux vers 1
et 5 (+ fin vers 4), idée reprise dans « nil dulcius est » au vers 7: savoir de quels soucis on est exempt permet de
considérer sereinement sa vie et d’en évaluer justement la saveur, de n’avoir ni « miseras mentes », ni « pectora
caeca » (v14).
Ainsi ce n’est pas le fait de voir le malheur des autres qui le rend heureux - le sage n’est pas sadique ! « non quia
vexari quemquamst jucunda voluptas »- , mais la place qu’il occupe loin, au-dessus et en dehors de ces maux (v78) ; il est même bon qu’il les voie pour mieux les fuir.
Conclusion (à vous de trier)
- Un texte qui expose clairement la différence essentielle entre l’humanité ordinaire et le sage épicurien : leur échelle
de valeur, leur conception du bonheur.
- L’humanité moyenne est perpétuellement en quête de plaisirs factices et artificiels (assouvir des besoins qui ne sont
ni naturels ni nécessaires) ; le sage, lui, suit ce que lui dicte la nature et ne recherche que l’essentiel, voire
l’indispensable (répondre aux besoins naturels et nécessaires).
- Le sage ne peut pas ne pas voir le malheur des autres. Mais il n’y peut rien. Le malheur des autres vient de leur
méconnaissance de ce qui est l’essentiel. Or ce sens de l’essentiel, on ne peut l’acquérir que volontairement et soimême. Mais il est du devoir du sage de transmettre le fruit de sa réflexion à autrui…qui en fera ce qu’il voudra.
- Pour un philosophe épicurien, c’est la seule « participation » possible à la vie publique, qui, par ailleurs est source de
trop de maux pour qu’on s’y investisse…
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