LA SOUFFRANCE DES SOIGNANTS EN PSYCHIATRIE
Vaste programme ! Mais parlons-en ! Car nous, soignants en psychiatrie, la
souffrance c’est un peu notre matière première. Nous sommes à l’avant poste,
justement pour recevoir cette souffrance psychique des patients, qu’ils soient en mal
de vivre, délirants, persécutés, maniaques, tous expriment leurs maux d’une manière
ou d’une autre.
Mais qu’en est-il de la notre à travers notre métier ?
Au quotidien, sa gestion n’est pas évidente. C’est avec l’expérience que l’on apprend
à mettre un peu de distance, à ne pas se mettre à la place de…, mais pour autant on
n’en reste pas moins humains, et c’est toute la difficulté. Un témoignage ne fera
pas écho de la même manière en fonction de la personne qui l’écoute. Ce qui
renvoie à la subjectivité de chacun face à la souffrance de l’autre. Alors comment se
l’approprie-t-on ? Comment le vit-on ? Comment fait-on pour la mettre à profit dans
un travail thérapeutique.
Selon le petit Larousse, la souffrance se définit par le fait de supporter quelque
chose de pénible : endurer, subir.
« Mais pour autant, la souffrance psychique arrive à nos oreilles de soignants, il faut
que nous la repérions. Pour ce faire, elle doit dépasser ce qui fait la norme en nous,
ce qui nous semble acceptable, ou normal » (1). C’est peut-être cela notre quotidien,
repérer ce qui normal, encore acceptable, sans banaliser, toujours alerte sur ce qui
se passe, ce qui se dit, ce que l’on ressent dans la relation au patient. Mais quand
est-il de nous soignants ? Jusqu’à quel point sommes nous impliqués dans la relation
soignant /soigné, pour pouvoir continuer à écouter, déceler, soutenir et contenir la
souffrance sous toutes ses formes, qu’elle s’exprime par le corps ou par les mots.
Comme toute personne, le soignant met en place des mécanismes de défense. Ils
traduisent une volonté de lutte et d’évitement psychique pour se protéger. Par
exemple, on parle du mécanisme de l’isolation. Il consiste en une représentation
désaffectivée facilitant le contact avec la souffrance comme une mise à distance,
limitant l’implication émotionnelle du professionnel. On note également la
sublimation : c’est le fait de dériver un effort d’élaboration et d’intérêt intellectuel,
l’énergie psychique mobilisée par la rencontre de pathologies renvoyant à la mort ou
à ses propres failles. Ainsi, face à des situations de violences physiques et verbales,
des difficultés de prise en charge par le soignant ou par l’équipe, le désarroi de
familles en souffrance dans l’incompréhension ou dans le rejet du proche, dans des
situations ou mêmes les mots restent vains, le soignant peut rester seul avec ses
difficultés.
Il faut rester vigilant ; en effet, en trop grande souffrance, un soignant peut
faire un "burn out" (ou syndrome d’épuisement professionnel). Cela se manifeste par
une irritabilité, absences d’idées nouvelles, un manque d’énergie, un sentiment
d’isolement, une tendance à se justifier par un excès d’activités. Ces symptômes ne
sont pas exhaustifs et peuvent prendre bien des formes. Ainsi, pour tenir le coup,
certains ont recours à l’alcool ou à d’autres substances variées. Dans ces conditions,
un professionnel peut développer des comportements totalement inadaptés auprès
des patients et être dangereux. Je pense notamment à la maltraitance et à la
réponse par la violence (qu'elle soit physique, verbale ou psychique). Il est des
situations de soin nous devons faire preuve d’un travail sur nous même
considérable, prendre de la distance par rapport à ce qu’il se passe, et associer ces
moments à une crise passagère pour ne pas se sentir personnellement agressé.
Cette distance est facile maintenir dans la majorité des cas. Cependant, selon les
personnes, les soucis, les faiblesses de chacun à un instant « T », la frontière est
parfois floue et il est possible de la franchir. Ayant été déjà témoin de cela, la
vigilance est de mise et la maltraitance du soigné reste trop souvent taboue. C’est
que le travail d’équipe est essentiel dans un rôle de partage, de soutien, de dialogue.
La cohésion de l’équipe permet une solidarité entre professionnels, de rebondir, de
passer le relais quand on en ressent le besoin.
Heureusement, même si souffrance il y a, le professionnel en tire toujours du
plaisir. Notre métier permet de mettre en acte les désirs et les motivations qui nous
ont amenés à devenir et à rester soignant. C’est le besoin de soigner, de réparer et
de se dévouer à l’autre ; mais aussi le désir d’acquérir un savoir médical, de légitimer
par ce savoir un pouvoir pour accéder à ce qu’il y a de plus intime chez l’être humain.
Elargissons maintenant cette notion de souffrance psychique du soignant
dans le contexte socio-économique actuel. Il est vrai que depuis le début du siècle, la
psychiatrie a fait des pas de géant, encore plus vers le début des années 1970.
L’apparition des traitements neuroleptiques a considérablement aidé les malades
pour se stabiliser dans leur quotidien. Pour le soignant, c’est un outil médiateur de la
communication. Le traitement est présent pour calmer la crise, l’équilibrer de manière
à rentrer dans la relation d’aide pour encourager la verbalisation et ainsi mettre des
mots sur les maux. Les soins se sont transformés pour que le patient prenne toute sa
place, et soit pris dans son individualité la plus entière. La politique de santé mentale
de secteur instaurée par la circulaire du 15 mars 1960, a permis à l’hôpital d’ouvrir
ses murs, de développer le suivi extrahospitalier et donc d’étayer un travail de
resocialisation, de réinsertion au sein de la société.
Néanmoins, à l’heure actuelle, tout est susceptible de devenir une source de
profit. La rentabilisation à outrance de la maladie est à la mode afin d’assurer les
spéculations boursières. Le désengagement de l’Etat par le démantèlement du
service public, diminue la protection qui devrait être accordée par la société pour ce
type de public. Cela se traduit d’un point de vu local, par une marchandisation du
travail et du soin, une augmentation du nombre de prise en charge à court terme
avec de moins en moins de personnel, des pressions hiérarchiques visant à
matérialiser et quantifier le soin à travers des protocoles et des procédures, et par la
limitation de notre libre arbitre et de notre imagination de professionnel. Cela amène
à négliger et ne plus se concentrer sur l’essentiel : la qualité de la prise en charge.
Cela conduit à un sentiment de dépersonnalisation de l’identité soignante. C’est d’un
rapport au travail forcé avec une tâche désinvestie que naît une image d’indignité,
d’inutilité, de déqualification remettant en cause notre fonction. Concrètement, il
arrive d’avoir un sentiment de travail non approfondi, inachevé. Ce phénomène
amène à la désolidarisation entre professionnel, à travailler chacun de son côté, "la
tête dans le guidon" et ignorer les problèmes !!! Mais halte à cela, nous ne sommes
pas des robots ; il faut par tout les moyens lutter contre cette monotonie et résister !
Ce contexte économique n’influe pas que sur le milieu professionnel, mais attaque
également notre vie personnelle. Précarisation, éclatement de la cellule familiale,
perte de repère, perte de lien social, diminution du pouvoir d’achat… Autant de
facteurs susceptibles de nous fragiliser encore plus et à mettre en parallèle avec
notre quotidien professionnel.
D’autre part, il est clair que le rôle de l’institution a changé face à la pression
sociale et politique. Les normes sécuritaires sont grandissantes, et pour éviter à tout
prix que les "malades mentaux ne viennent troubler l’ordre public", certaines mesures
sont aberrantes au sein même de l’hôpital : certains établissements sont gardés par
des maîtres-chiens et leurs compagnons, les services sont surveillés et contrôlés par
caméras et autres détecteurs de mouvement pour éviter fugues et troublions.
L’image hiculée par les médias n’arrange rien et est totalement en décalage avec
la réalité de la maladie psychiatrique.
C’est de que naissent nos craintes de soignants qui tentent jours après
jours de sauvegarder la dignité de nos chers patients, et qu’ils soient pris en charge
avant tout comme des êtres humains ! Que faire sinon résister et se défendre
activement afin de maintenir nos acquis et préserver des professions aux richesses
multiples ? En ce qui me concerne, la souffrance réside dans ces derniers aspects et
a fait naître en moi colère et révolte, mises à profit dans le syndicalisme et
l’engagement politique. Cependant, lorsqu’on me demande si le travail en psychiatrie
n’est pas trop dur, je réponds que c’est mon choix et que ça me passionne !
(1) L.Morazs « Le soignant face à la souffrance », édition Dunod, juin 1999.
Claire Perrin
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