La mort de Claude Lévi-Strauss survenue à plus

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La mort de Claude Lévi-Strauss survenue à plus de cent ans a donné lieu à
d'infinis commentaires, auxquels il manquait peut-être le point de vue de
l'architecture, et de la ville. De cette ville à propos de laquelle il avait en
1955, dans Tristes Tropiques, écrit que ce n'est pas "de façon
métaphorique" qu'on a le droit de la comparer "à une symphonie ou à un
poème". Car, jugeait-il, "ce sont des objets de même nature. Plus précieuse
peut-être encore, la ville se site au confluent de la nature et de l'artifice.
congrégation d'animaux qui enferment leur histoire biologique dans ses
limites et qui la modèlent en même temps de toutes leurs intentions d'êtres
pensants, par sa genèse et par sa forme, la ville relève simultanément de la
procréation biologique, de l'évolution organique et de la création esthétique.
Elle est à la fois objet de nature et sujet de culture; individu et groupe;
vécue et rêvée : la chose humaine par excellence."
Les architectes et les gens qui, de manière générale, pensent la ville ont
beaucoup étudié les anthropologues, surtout à partir de la fin des années
soixante. Ils ont lu d'autres anthropologues bien sûr, Marcel Mauss,
Georges Balandier, André Leroi-Gourhan, Amos Rapoport, Pierre-Henri
Chombart de Lauwe (sans compter les anthropologues de l'école de
Chicago, qui relèvent d'une toute autre approche); ensuite Gérard Althabe,
Marc Augé, Marion Segaud, etc.
Mais ils ont surtout lu Lévi-Strauss. Et notamment Tristes Tropiques avec
ses fameuses analyses du plan du village bororo, qui montraient à quel point
"le système construit est saturé de significations". Ce sont les mots de
Françoise Choay dont rôle a été essentiel dans la prise de conscience de ce
qu'elle appelle le statut anthropologique de l'espace (on se souvient par
exemple de l'article de Sémiologie et urbanisme qu'elle avait fait paraître
dans le numéro 132, juillet-août 1967, de L'Architecture d'aujourd'hui).
Outre les questions de symbolique et de signification, ce qui a fasciné les
architectes, c'est l'idée même de "structure" telle qu'elle apparaît en 1949
dans la thèse de Lévi-Strauss Les Structures élémentaires de la parenté, et
ensuite dans son Anthropologie structurale de 1958, travaux élaborés sous
l'influence de Roman Jakobson qu'il avait fréquenté à New York durant la
guerre. Et c'est plus largement le structuralisme, perçu comme une fusion
générale des sciences humaines dans un Grand Tout qui aurait mêlé la
linguistique saussurienne et son dérivé la sémiologie (très en vogue dans
ces années-là), la psychanalyse lacanienne selon laquelle "l'inconscient est
structuré comme un langage", le marxisme althussérien, etc. Et pourquoi
pas l'architecture et la théorie urbaine elles-mêmes, disciplines dont les
trames, les modules, les espaces et les articulations pourraient devenir la
transcription matérielle de faits anthropologiques, relationnels,
symboliques, et notamment des fameux invariants. C'est ainsi que le plus
important courant néerlandais des années soixante, celui qui s'organisait
autour d'Aldo van Eyck, s'est appelé structuraliste.
Aux Etats-Unis, Colin Rowe et Fred Koetter, auteurs du Collage City de
1978, ont trouvé dans la Pensée sauvage (1962) une figure humaine qui a
connu un grand succès chez les professionnels de la ville : celle du
"bricoleur", entendu comme l'individu qui travaille avec "une collection de
résidus d'ouvrages humains". Une figure qu'ils opposèrent à celle de
l'ingénieur, le héros des architectes modernes qui lui, au contraire,
"interroge l'univers", recherche toujours la logique globale, la structure
générale qu'on pourrait mettre à l'œuvre, est obsédé de méthodologie et agit
avec l'esprit de système. "L'ingénieur, écrivait Claude Lévi-Strauss, cherche
toujours à s'ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur,
de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que
le premier opère au moyen de concepts, second au moyen de signes."
François Chaslin
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