Densité de dose et intensité de dose dans le traitement adjuvant du

Introduction
La chimiothérapie à haute dose (CTHD), qui correspond à une augmentation de la
dose d’un ou de plusieurs cytotoxiques d’un facteur 3 à 10 par rapport aux doses
conventionnelles, a des indications reconnues dans certaines hémopathies comme
le myélome multiple, les lymphomes non hodgkiniens agressifs de mauvais pro-
nostic, la maladie de Hodgkin en rechute et la leucémie aiguë myéloblastique
(LAM). Elle est évaluée depuis plus de vingt ans dans les tumeurs solides, en parti-
culier dans le cancer du sein, de l’ovaire, les tumeurs germinales, le cancer bron-
chique à petites cellules, les sarcomes des tissus mous et le sarcome d’Ewing, les
tumeurs cérébrales, sans que la preuve de son efficacité n’ait encore été démontrée
de façon formelle dans aucune de ces indications (1). Elle porte en elle de nombreux
détracteurs, phénomène qui s’est aggravé depuis l’affaire Bezwoda en 1999, médecin
sud-africain condamné pour avoir falsifié deux essais randomisés évaluant l’impact
de l’intensification thérapeutique dans les cancers du sein (2). Il n’en demeure pas
moins que le concept de la chimiothérapie à haute dose (CTHD) reste d’actualité.
La question reste posée du bénéfice éventuel de la CTHD dans les tumeurs
solides. Si de nombreuses études de phase II ont été publiées avec des résultats
encourageants, les études de phase III qui comparent une chimiothérapie à dose
conventionnelle à une stratégie incluant une intensification thérapeutique avec sup-
port hématopoïétique sont, en dehors du cancer du sein, sporadiques. Dans cer-
taines tumeurs, un avantage en survie sans récidive ou en survie sans progression a
été observé avec la CTHD (3, 4). Certaines remarques peuvent cependant être faites
sur les essais randomisés publiés à ce jour (5). La très grande majorité concerne des
patientes traitées pour un cancer du sein en situation adjuvante ou métastatique. La
plupart des essais n’ont sélectionné les patients que sur la chimio-sensibilité à une
chimiothérapie d’induction, ce qui est probablement insuffisant ; la recherche de
facteurs cliniques et biologiques permettant de mieux définir les groupes de patients
pouvant bénéficier de la CTHD est devenue une nécessité, et des progrès ont été réa-
Densité de dose et intensité de dose dans
le traitement adjuvant du cancer du sein
P. Saintigny, F. Selle, J. Gligorov, S. Assouad, C. Ségura,
K. Chouahnia, D. Avenin, K. Beerblock, A. Estéso, J.-L. Breau,
V. Izrael et J.-P. Lotz
lisés en ce sens dans les cancers du sein. De plus, les hypothèses statistiques des pre-
mières études publiées, en particulier dans le cancer du sein, ont été probablement
trop optimistes, n’autorisant l’inclusion que d’un nombre de patientes insuffisantes
pour espérer retrouver une différence statistiquement significative entre le bras
expérimental et le bras contrôle. Ces hypothèses reposaient, d’une part, sur la
« nécessité » pour la CTHD d’apporter un bénéfice important pour pouvoir contre-
balancer un taux de décès toxiques entre 10 et 15 % lors des premiers essais, et,
d’autre part, sur des bras contrôles probablement moins efficaces que ceux actuel-
lement disponibles. La nécessaire période d’apprentissage des premières équipes
impliquées dans l’évaluation des chimiothérapies intensives, en particulier dans le
choix des drogues utilisées pour le conditionnement, couplée à l’amélioration des
techniques de réanimation hématologique, au développement des facteurs de crois-
sance hématopoïétiques et des autogreffes de cellules souches hématopoïétiques, a
permis une diminution nette de la mortalité toxique. De plus, le recul est parfois
insuffisant dans certaines publications pour juger de l’intérêt de la chimiothérapie
haute dose, en particulier en situation adjuvante. Enfin, la plupart des études ont
utilisé un cycle de CTHD incorporé à la fin d’un traitement d’induction à dose
conventionnelle. D’autres stratégies comportant en particulier un à trois cycles de
CTHD supplémentaires méritent d’être explorées. Il est donc difficile, sur la base
des résultats actuellement publiés, de conclure à l’absence d’efficacité de la CTHD,
que ce soit dans les cancers du sein ou dans les autres tumeurs solides.
On assiste actuellement au développement important des thérapeutiques dites
ciblées (rituximab, trastuzumab, gefitinib, imatinib, mesylate…), qui offrent dans
les hémopathies et les tumeurs solides une nouvelle arme thérapeutique s’ajoutant
à la chirurgie, à la radiothérapie et à la chimiothérapie à dose conventionnelle.
L’immunothérapie, qu’elle soit ou non spécifique (interleukine 2, interférons, vac-
cination anti-tumorale, allogreffe de cellules souches périphériques (CSP) avec
conditionnements atténués), est également en cours d’évaluation. On pourrait être
tenté d’abandonner l’étude de la CTHD au profit de ces nouvelles stratégies théra-
peutiques. Il ne faut probablement pas les opposer.
L’échec des CTHD sous couvert d’une autogreffe de CSP pourrait être lié, d’une
part, à l’existence de cellules résiduelles chimio-résistantes et, d’autre part, à la
contamination du greffon autologue par des cellules tumorales. Les mécanismes
moléculaires de la chimiorésistance sont de mieux en mieux connus. A côté des
mécanismes spécifiques à chaque cytotoxique, il existe probablement des profils
moléculaires caractérisant les cellules tumorales chimio-résistantes (6). Les rôles de
p53 (le « gardien du génome ») et des protéines contrôlant le cycle cellulaire (gate-
keeper), des protéines de la famille bcl-2 (régulateurs de l’apoptose), des SAPK
(Stress activated protein kinases), des gènes de la réparation de l’ADN (care-keeper)
sont maintenant connus dans les phénomènes de résistance aux cytotoxiques. Des
thérapeutiques ciblant ces mécanismes moléculaires de chimiorésistance pourraient
être utilisées en association avec la chimiothérapie à dose standard et/ou la CTHD
pour potentialiser l’effet des cytotoxiques ou maintenir son effet le plus longtemps
possible. De même, certains groupes ont évalué la faisabilité, après cytoréduction
maximale par une chimiothérapie à dose conventionnelle suivie d’une CTHD avec
438 Cancer du sein
autogreffe de CSP, d’une immunothérapie adoptive par la réalisation d’une allo-
greffe de CSP avec un conditionnement atténué pour en diminuer la toxicité (7).
D’autres types d’immunothérapie sont envisageables dans cette situation de cytoré-
duction maximale telle que la vaccination anti-tumorale.
L’autre cause d’échec des CTHD suivies d’une autogreffe de CSP est la contami-
nation du greffon autologue. Là aussi, des stratégies innovantes basées sur la mani-
pulation du greffon ex vivo doivent être mises au point, puis évaluées : détection des
cellules tumorales, purge des cellules tumorales par sélection positive ou négative,
expansion des CSP (8). On le voit, la CTHD n’est pas antinomique d’autres voies de
recherche.
Il nous est donc apparu opportun et utile de faire le point sur la place de la
CTHD dans le traitement des tumeurs du sein. Les études publiées ces derniers mois
ont démontré le bénéfice des anti-aromatases de troisième génération et des taxanes
en situation adjuvante. Les essais évaluant le trastuzumab en adjuvant sont très
attendus. Chez les patientes métastatiques, les progrès réalisés ont été plus modestes,
en dehors des patientes dont la tumeur exprime fortement ou présente une ampli-
fication de l’oncogène HER2 (HER2+), chez qui l’association du trastuzumab au
paclitaxel ou au docétaxel est devenu le standard de première ligne. Dans ce
contexte, la CTHD, qui repose sur le concept d’intensité de dose, n’a à ce jour pas
encore démontré sa supériorité par rapport à une chimiothérapie à dose conven-
tionnelle, que ce soit en situation adjuvante ou en situation métastatique. A l’in-
verse, deux essais ont démontré l’intérêt de la densité de dose en situation adju-
vante. L’évaluation de ces modalités thérapeutiques doit se poursuivre en amélio-
rant la sélection des patientes et en tenant compte des nouveaux standards. Nous
n’aborderons pas ici les premières expériences d’allogreffes de cellules souches
hématopoïétiques (CSH) avec conditionnement atténué, qui reposent sur le
concept d’immunothérapie et non sur celui d’intensité ou de densité de dose.
Intensité de dose en situation adjuvante
S. Rodenhuis et coll. (9) ont inclus 97 patientes présentant une biopsie ganglion-
naire sous-claviculaire positive ; trois cycles de FEC 120 (5-fluoro-uracile, épirubi-
cine à la dose de 120 mg/m2et cyclophosphamide) étaient administrés en pré-opé-
ratoire. Les patientes en maladie stable ou ayant répondu à la chimiothérapie néo-
adjuvante (n = 81) étaient randomisées entre un quatrième cycle de FEC120 ou un
quatrième cycle de FEC 120, suivis d’une intensification thérapeutique de type
STAMP V (cyclophosphamide, thiotépa, carboplatine). Aucun décès toxique n’est à
déplorer. Avec sept ans de recul, il n’existe aucune différence significative entre les
deux bras. L’étude de G. N. Hortobagyi et coll. (10) a inclus deux groupes de
patientes : dans le groupe 1 (plus de dix ganglions envahis), les patientes étaient ran-
domisées entre huit cycles de FAC (5-fluoro-uracile, adriamycine, cyclophospha-
mide), suivis ou non d’une double intensification par deux cycles de CEP (cyclo-
phosphamide, cisplatine, étoposide). Dans le groupe 2 (au moins quatre ganglions
envahis après quatre cycles de FAC pré-opératoires), les patientes étaient randomi-
sées, après la chimiothérapie néo-adjuvante et la chirurgie, entre quatre cycles de
Densité de dose et intensité de dose dans le traitement… 439
FAC ou quatre cycles de FAC suivis d’une double intensification par deux cycles de
CEP. Le taux de décès toxiques a été de 5 %. Avec un recul médian de soixante-dix-
huit mois, la survie sans rechute et la survie globale à trois ans ne sont pas statisti-
quement différentes. En dehors du faible effectif de l’étude (n = 58) et des dévia-
tions du protocole, le choix du conditionnement est critiquable car considéré par
beaucoup comme non myéloablatif. Enfin, il faut noter que l’intensification théra-
peutique était réalisée très tardivement, après huit cycles de FAC.
L’hypothèse statistique dans ces deux études de phase II randomisées était une
amélioration de 30 % en survie sans progression dans le bras expérimental, ce qui
correspond en fait à un bénéfice supérieur à celui qu’apporte le traitement adjuvant
standard à base de quatre à six cycles d’anthracyclines par rapport à l’absence de
chimiothérapie adjuvante (11). Ces hypothèses ont été établies, d’une part, sur des
bras contrôles moins efficaces que ceux actuellement disponibles et, d’autre part,
sur une morbidité et une mortalité du bras intensif qui nécessitaient une différence
importante pour que le traitement intensif soit considéré comme ayant un rapport
coût-efficacité positif.
Les essais présentés par W. P. Peters et coll. (12) et J. Bergh et coll. (13) sont carac-
térisés par un nombre important de patientes incluses, mais par un bras contrôle ne
correspondant pas au standard actuel. P. Peters et coll. (12) ont inclus 875 patientes
ayant au moins dix ganglions envahis histologiquement. Quatre cycles de FAC
étaient administrés avant la randomisation entre un conditionnement de type
STAMP I (cyclophosphamide, cisplatine, BCNU) et support de CSH ou une chi-
miothérapie de type STAMP I à dose intermédiaire avec support de G-CSF. Avec un
recul de 7,3 ans, la survie sans événement (61 %) dans le bras HO versus (58 %) et
la survie globale (71 %) dans les deux bras sont comparables à 5 ans dans les deux
bras. Il y a eu moins de rechutes dans le bras CTHD (35 %) versus le bras contrôle
(47 %), mais cet effet positif de la CTHD a pu être masqué par le taux de mortalités
toxiques de 9 %. L’essai présenté par J. Bergh et coll. (13) a inclus 525 patientes opé-
rées d’un cancer du sein avec au moins cinq ganglions envahis. Le bilan d’extension
consistait simplement en une radiographie de poumon et une scintigraphie osseuse.
Les patientes présentant une radiographie osseuse normale en lieu et place d’une
hyperfixation scintigraphique étaient incluables ; de même, si les patientes devaient
avoir une biopsie ostéo-médullaire bilatérale, la présence de métastases médullaires
n’était pas un critère d’exclusion. Le bras contrôle consistait en neuf cycles de FEC
à dose adaptée à la tolérance hématologique (tailored FEC), administrés toutes les
trois semaines. Le bras expérimental consistait en deux cycles de FEC 60, suivi d’un
troidième cycle de FEC renforcé permettant un recueil des CSP et d’une CTHD avec
un conditionnement de type STAMP V. Avec un recul médian de trente-quatre
mois, le taux de survie sans rechute à trois ans est supérieur dans le bras contrôle:
72 % versus 63 % (p = 0,013) ; le taux de survie globale est de 83 % versus 77 % (p
= 0,12). Cette supériorité est confirmée par l’actualisation de l’essai avec un recul de
soixante mois. Dans le bras contrôle de cet essai, dans lequel un nombre important
d’hémopathies secondaires a été observé, les patientes ont reçu des doses cumulées
de chimiothérapie supérieures au bras expérimental qui était censé représenter le
bras haute dose.
440 Cancer du sein
S. Rodenhuis et coll. (14) ont publié les résultats d’une étude de grande enver-
gure incluant 885 patientes avec au moins quatre ganglions envahis et stratifiées
selon l’âge, le nombre de ganglions envahis, et la taille de la tumeur. Le bras conven-
tionnel consistait en cinq cycles de FEC 90 toutes les trois semaines. Le bras expéri-
mental comprenait quatre cycles de FEC 90, recueil de CSP après le troisième cycle,
puis intensification avec un conditionnement de type STAMP V. Les deux bras
étaient bien équilibrés. Le taux de décès toxiques a été de 1,5 %, sans hémopathie
secondaire. Les seconds cancers étaient au nombre de 21 dans le bras intensifié, et
de 15 dans le bras standard. Trente mois après la randomisation, 59 % des patientes
du bras conventionnel étaient ménopausées, contre 75 % dans le bras intensifié.
Avec un recul de cinquante-sept mois, la survie sans récidive à cinq ans est de 59 %
dans le bras contrôle et de 65 % dans le bras intensifié (p = 0,09). La survie globale
n’est pas différente selon les deux bras. Chez les patientes ayant dix ganglions
envahis ou plus, la survie sans récidive à cinq ans est meilleure dans le bras inten-
sifié (61 % versus 51 %, p = 0,05). L’âge jeune, l’absence de sur-expression de HER2
et un grade histologique bas sont associés à un impact favorable de l’intensification.
Parmi les patientes ne sur-exprimant pas HER2, le risque relatif de rechute dans le
bras intensifié est de 0,66 (IC95 % : 0,46-0,94) (p = 0,002), et la survie globale
montre un avantage pour le bras intensifié, sans atteindre la significativité statis-
tique (p = 0,07). Cette étude bien conduite, la plus importante quantitativement,
avec un taux de décès toxiques extrêmement faible, apporte un éclairage sur le profil
des patientes pouvant bénéficier de l’intensification. Il faut noter que les courbes de
survie globale commencent à se séparer après trois ans ; une analyse avec un recul
plus important permettra peut-être d’atteindre un p statistiquement significatif
dans le sous-groupe de patientes ne sur-exprimant pas HER2. Il n’a pas été fait
d’analyse en fonction du statut des récepteurs hormonaux, et l’induction plus fré-
quente de la ménopause dans le bras intensifié peut être discutée dans l’observation
des résultats.
Une autre étude de grande envergure publiée par M. S. Tallman et coll. (15) a
inclus 540 patientes opérées d’un cancer du sein avec plus de dix ganglions envahis.
Le bras contrôle consistait en six cycles de FAC administrés tous les vingt-huit jours.
Le bras expérimental consistait en six cycles de FAC, suivis d’une intensification thé-
rapeutique de type CHUT (cyclophosphamide, thiotépa). Les auteurs rapportent
environ 120 cas de violations protocolaires. De plus, dans le groupe contrôle, 7 %
des patientes ont reçu une intensification, alors que 17 % des patientes du groupe
expérimental n’ont pas été intensifiées. Le taux de décès toxiques dans le bras inten-
sifié a été de 4,6 %. Les seconds cancers ont été au nombre de neuf pour le groupe
contrôle et de quinze pour le groupe intensifié, dont six myélodysplasies et trois leu-
cémies aiguës secondaires. Avec un recul médian de soixante-treize mois, la survie
sans récidive et la survie globale sont comparables dans les deux bras. Si seules les
417 patientes respectant les critères d’éligibilité sont analysées, le taux actuariel de
récidive est de 55 % dans le bras contrôle et de 45 % dans le bras intensifié
(p = 0,045).
L’étude de J.-P. Crown et coll. (16) a inclus 605 patientes avec au moins quatre
ganglions métastatiques. Les patientes étaient randomisées après quatre cycles de
Densité de dose et intensité de dose dans le traitement… 441
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