Intellectica, 2013/2, 60, pp. 161-180 Conceptions psychologiques et résultats pratiques 1 Stéphane MADELRIEUX RÉSUMÉ. Il y a lieu de distinguer deux rapports chez William James entre sa psychologie et son pragmatisme. Le premier, déjà bien exploré, consiste à montrer que le pragmatisme comme méthode philosophique et comme théorie de la connaissance découle d’une théorie fonctionnaliste de l’esprit, qui fait de toutes les fonctions intellectuelles des instruments destinés à rendre l’action plus intelligente. Le second, rarement noté et que nous proposons d’analyser ici, revient à dégager une conception pragmatiste de la psychologie elle-même comme discipline scientifique. Ce projet se résume dans la formule de faire de la psychologie une « science pratique de l’esprit ». Nous montrons qu’il faut comprendre « pratique » en deux sens distincts mais articulés entre eux. D’une part, la psychologie doit devenir une pratique scientifique, fondée sur la recherche des lois causales, en s’émancipant de toute spéculation métaphysique (expérimentalisme). D’autre part, la constitution d’une telle science naturelle est la condition de son application pratique, notamment à l’éducation et à la médecine. Trois bénéfices peuvent être dégagés d’une telle reformulation des rapports entre psychologie et pragmatisme pour l’intelligence de la pensée de James. Elle permet de revaloriser toute une série de textes psychologiques généralement négligés car postérieurs aux Principles of Psychology (1890) mais antérieurs aux écrits sur le pragmatisme (1898). Elle autorise en outre le rapprochement entre deux pans de son œuvre psychologique, rarement rapprochés tant ils semblent hétérogènes, à savoir sa conception biologique de l’esprit et son engagement dans les « recherches psychiques ». Enfin elle permet de complexifier la généalogie de son pragmatisme, qu’on l’on rapporte souvent exclusivement à la défense de la foi religieuse (The Will to Believe, 1896), alors qu’on le voit émerger dans les mêmes années à l’intérieur même de la conception que James se fait de la psychologie comme science. Mots-clés : William James, pragmatisme, psychologie, science pratique, éducation, médecine. Abstract. Psychological Conceptions and Practical Results. When dealing with the question of the relation between William James’s pragmatism and his psychology, the usual answer consists in tracing back the pragmatist epistemology and theory of truth to the functional conception of mind which defines the various intellectual functions as instruments whose purpose is to make action intelligent. The aim of this paper is to outline another relation which often goes unnoticed. My contention is that we can find in James’s work a pragmatist conception of psychology itself as a science, which can be expressed in his formula about psychology being a “practical science of mind”. “Practical”, here, must be understood in two different but complementary meanings. On the one hand, psychology has to become a scientific practice, aiming at the 1 Ce texte a été présenté une première fois le 06 novembre 2010 lors d’une journée d’études à l’ENSUlm autour du livre de Michel Meulders (Meulders, 2010) organisée par Mathias Girel. Je les remercie tous deux chaleureusement pour m’en avoir donné l’occasion. (Université Jean Moulin – Lyon 3/IRPHIL – Institut Universitaire de France). stephane.madelrieux<at>univ-lyon3.fr. © 2013 Association pour la Recherche Cognitive. 162 Stéphane MADELRIEUX discovery of causal laws and free from all metaphysical speculations (experimentalism). On the other hand, the constitution of psychology as a natural science is the necessary condition for it to have some practical applications, notably to education and medicine. I believe three benefits could be gained by understanding such relationship between pragmatism and psychology. Firstly, this reading enables us to rediscover and cast in a new light a whole series of neglected psychological texts James wrote in the 1890s between the end of his Principles of Psychology (1890) and the beginning of the pragmatist movement (1898). Secondly, it allows us to see the coherence between two sides of his work that are often dissociated and even opposed: his biological conception of mind and his participation in the contested “psychical research”. Thirdly at last, it complicates the genealogy of his pragmatism, that is often traced back only to his defense of religious faith (The Will to Believe, 1892), though we see it during the same years arising from his conception of psychology as a natural science. Keywords: William James, pragmatism, psychology, practical science, education, medicine. On date la naissance du mouvement pragmatiste d’une conférence donnée par William James en 1898 intitulée « Conceptions philosophiques et résultats pratiques ». James, citant Charles S. Peirce, y expose la méthode pragmatique qui vise à clarifier le sens des problèmes et des concepts philosophiques. Il reformule le principe de Peirce de la manière suivante : « Le sens réel d’une proposition philosophique peut toujours être ramené à quelque conséquence particulière dans le cours futur de nos expériences pratiques […] la philosophie devrait avoir pour seule fonction de découvrir quelle différence précise cela fera pour vous et moi, à tel moment précis de notre vie, si c’est telle conception du monde plutôt que telle autre conception du monde qui est vraie » (James, 1975, pp. 259-260). Le premier intérêt d’une telle méthode à ses yeux est de nous débarrasser de certaines manières de poser les problèmes, qu’il appelle « scolastiques », ou de certaines conceptions, qu’il qualifie de « métaphysiques », qui gênent l’activité philosophique précisément parce qu’elles n’ont pas de conséquences pratiques discernables et donc pas de sens spécifiable. L’humanité ne serait pas changée dans ses manières de vivre si telle conception scolastique ou métaphysique qu’elle adoptait était vraie, puisque cette conception est formulée de telle sorte que nous ne puissions en déduire aucune conséquence pratique concevable dans le cours de notre expérience future. Cette conférence de 1898 marque ainsi un tournant dans l’œuvre de James. Cette même année, il commence à élaborer ses Gifford Lectures, qui deviendront Les variétés de l’expérience religieuse (1902), ouvrage qui met en œuvre un programme d’étude de la religion non pas du point de vue des discours théologiques abstraits, mais du point de vue des expériences concrètes auxquelles ils conduisent ou dont ils dérivent. Puis ce programme, esquissé dans la conférence et utilisé sur le cas particulier des croyances religieuses, sera par la suite développé de manière plus systématique et général dans d’autres conférences qui donneront lieu à la publication de Le Pragmatisme (1907). La question que nous voudrions soulever concerne non les suites de cette conférence inaugurale, mais ses antécédents – à savoir la psychologie Conceptions psychologiques et résultats pratiques 163 scientifique que James avait exposée huit ans auparavant, en 1890, dans ses Principles of Psychology. James avait-il déjà une conception pragmatiste de la psychologie, avant que le pragmatisme comme philosophie ne soit explicitement formulé dans son œuvre ? Nous ne nous demandons pas là s’il est possible de trouver dans ses différentes théories psychologiques la source de sa philosophie pragmatiste, car ce point a déjà fait l’objet d’études précises. Il est en effet certain que sa « conception biologique de l’esprit », qui fait de toutes les fonctions psychologiques des instruments téléologiques au service de l’ajustement de la réaction de l’individu aux sollicitations de son environnement, est la base naturaliste sur laquelle il a construit sa théorie pragmatiste de la connaissance et de la vérité (Dewey,1922 ; Madelrieux, 2008, ch. 3 ; Meulder, 2010, ch. XVIII). C’est une telle conception de l’esprit qui est retrouvée et aménagée dans les sciences cognitives contemporaines dans leur rapprochement actuel avec le pragmatisme (cf. Johnson, 2006). Mais nous voulons faire un pas en arrière par rapport à cette théorie psychologique et nous demander plutôt si James a eu une conception pragmatiste de la psychologie en tant que science naturelle. Pense-t-il que la psychologie scientifique doive avoir des conséquences pratiques ? Plus précisément, ce qui fait de la psychologie une science, plutôt qu’une métaphysique de l’esprit, est-ce précisément le fait qu’elle aurait de telles conséquences spécifiables sur la vie des hommes ? Notre réponse sera positive : l’intérêt et la valeur de la psychologie comme science à ses yeux se mesure bien à sa capacité à faire une différence pratique dans la vie des hommes, c’est-à-dire à produire des améliorations concrètes sur la manière dont ils pensent et se conduisent. Une telle hypothèse, si elle se vérifiait, conduirait à déplacer la compréhension habituelle que nous avons de sa psychologie et de son rapport au pragmatisme. Elle est en effet solidaire de trois opérations de lecture qui pourraient contribuer à modifier l’intelligence que nous avons de son œuvre. D’abord, elle revaloriserait certains textes de psychologie souvent considérés comme mineurs dans le corpus, et qui sont écrits dans cette période de transition entre les Principes de 1890 et la conférence pragmatiste de 1898 – car c’est dans cette série de textes psychologiques et non dans les Principes eux-mêmes qu’on voit une telle position pragmatiste s’affirmer le plus clairement au sujet la psychologie. On peut dire qu’avant d’utiliser la méthode pragmatique sur la religion, il l’a rétrospectivement appliquée à la psychologie qu’il venait d’achever. Ensuite, elle permettrait de faire se rencontrer deux pans de son œuvre psychologique qui sont souvent tenus ou lus séparément, à savoir d’une part sa psychologie physiologique, « cérébraliste », et d’autre part sa participation aux « recherches psychiques » portant sur les états « seconds » de conscience depuis les états hypnotiques jusqu’aux transes médiumniques, en passant par l’hystérie, la télépathie et les conversions religieuses. Il est rare en effet de voir un commentateur de la psychologie biologique de James s’aventurer dans l’explication des thèses « psychiques » jugées irrationnelles et, inversement, certains commentateurs du James explorateur du subconscient mettent trop facilement au compte d’un positivisme de jeunesse, heureusement dépassé selon eux, l’engagement de James de faire de la psychologie une science naturelle. Le rapport entre les deux champs, ainsi que l’évolution de James qui a de plus en plus délaissé la psychologie expérimentale de laboratoire pour voir dans la psychologie clinique l’avenir de la psychologie, 164 Stéphane MADELRIEUX s’expliquerait selon nous par cette conception pragmatiste qu’il a de l’étude de l’esprit et l’espoir qu’il a des améliorations qu’elle doit apporter à l’humanité. Enfin, on considère généralement que la publication qui domine cette décennie est celle de The Will to Believe en 1896 (James, 1979) – même s’il s’agit d’un recueil de textes s’étendant sur près de vingt ans. Car cet ouvrage est le premier que James présente explicitement comme un livre de philosophie, et il est courant de voir les commentateurs faire de la théorie de la volonté de croire non seulement une origine, mais une condition de son pragmatisme. Comme on considère en outre la volonté de croire comme un dispositif de justification de la religion, il n’y a qu’un pas à franchir pour soutenir que James soutiendrait l’idée que la vérité se réduit à la satisfaction que nous procure une croyance, même si aucune preuve en sa faveur ne peut la soutenir – comme cela semble bien être le cas des croyances religieuses (Russell, 1997, ch. IV). Indépendamment de cette interprétation de la volonté de croire – qui nous semble contestable – et du pragmatisme – qui nous semble fausse –, insister sur les écrits psychologiques de cette décennie permet de complexifier voire de déplacer les lignes généalogiques du pragmatisme, en montrant que la réflexion sur la science, tout autant que l’analyse de la religion, a fourni à James un point d’appui pour ses considérations ultérieures plus générales. I – LA PSYCHOLOGIE COMME SCIENCE PRATIQUE DE L’ESPRIT I.1 - Le « Plaidoyer pour la psychologie comme science naturelle » (1892) Le premier texte dont il faut partir, parce qu’il constitue à la fois un bilan des Principes et un programme pour la décennie à venir, est un article écrit en 1892 intitulé « Plaidoyer pour la psychologie comme ‘science naturelle’ » (James, 1983.2, pp. 270-277). James y réaffirme contre une critique du psychologue G. T. Ladd le programme méthodologique énoncé dans la préface de son traité, où il déclarait s’être tenu « au plus près du point de vue des sciences de la nature » (James, 1981, p. 6), au sens où « une certaine quantité de physiologie cérébrale doit être présupposée ou incluse dans la psychologie », dans la mesure où les « phénomènes mentaux sont conditionnés a parte ante par des processus corporels » (James, 1981, p. 18). James revient donc dans son article sur la nécessité pour la psychologie de se constituer en « science de la corrélation entre états mentaux et états cérébraux » (James, 2008, p. 29). Son plaidoyer se finit par ces lignes : « Si devait surgir l’alternative difficile d’un choix entre « théories » et « faits » en psychologie, entre une science purement rationnelle et une science purement pratique de l’esprit, je ne vois pas comment quiconque pourrait hésiter dans sa décision. Le genre de psychologie qui pourrait guérir un cas de mélancolie, ou exorciser l’hallucination chronique d’un aliéné, doit certainement être préféré à l’aperçu le plus séraphique sur la nature de l’âme. Et tel est le type de psychologie que les hommes qui se soucient peu ou nullement de rationalité ultime, à savoir les biologistes, neurologues, et chercheurs psychiques tendent, que nous les aidions ou non, à susciter » (James, 2008, p. 32). Conceptions psychologiques et résultats pratiques 165 La surprise de ce texte tient évidemment à la juxtaposition des psychologues biologistes et des « chercheurs psychiques », et même à leur convergence dans un même type de programme épistémologique, puisque les deux catégories de psychologues tendraient selon James à susciter un même type de science psychologique, une « science purement pratique » fondée sur l’étude des faits mentaux, opposée à une science purement rationnelle proposant des théories a priori de l’âme. Il est significatif à cet égard que James substitue la psychologie « pratique » à la psychologie empirique, dans sa traditionnelle opposition depuis Locke à la psychologie rationnelle. Les deux, psychologie empirique et psychologie pratique, s’en tiennent aux faits mentaux et à leurs relations, et s’abstiennent de toute hypothèse sur les causes ou conditions absolues telles que l’âme ou l’ego transcendantal. Mais ce qu’ajoute l’idée de psychologie pratique à celle de psychologie simplement empirique, c’est que la connaissance de ces faits et de leurs lois nous donne une certaine capacité à contrôler ces faits, c’est-à-dire à susciter leur apparition, à provoquer leur disparition ou à leur faire subir certaines modifications. En l’occurrence, la psychologie scientifique aurait pour but de nous permettre de contrôler les états mentaux, qui sont les faits psychologiques de bases pour James. Se fait donc ici jour une conception pragmatiste de la psychologie, qui fait des conséquences pratiques entendues en terme de prévision et de contrôle des faits un critère de la scientificité de la discipline. Dans une visée positiviste déclarée, James situe ainsi la psychologie à un carrefour historique : soit elle persévère à poser des questions de « philosophie fondamentale » sur la nature intime de l’âme ou de l’ego transcendantal, mais elle ne deviendra jamais une science ; soit elle cherche à devenir une science comme les autres, mais cela signifie qu’elle doit se détourner de ces questions philosophiques fondamentales, pour se tourner vers les faits en se constituant comme « une branche de la biologie » (James, 2008, p. 26). L’engagement dans la constitution de la psychologie comme science naturelle est non seulement une exigence épistémologique, mais il répond à un besoin social comme James le précise : « Toutes les sciences naturelles ont pour but la prédiction et le contrôle pratiques, et, dans aucune d’entre elles, ce n’est davantage le cas qu’en psychologie aujourd’hui. Nous vivons environnés d’une énorme masse de personnes on ne peut plus intéressés par le contrôle des états d’esprit et qui ont une soif inextinguible d’une sorte de science psychologique qui leur enseignerait comment agir. Ce que tout éducateur, tout gardien de prison, tout docteur, tout homme d’Église, tout directeur d’asile attend de la psychologie, ce sont des règles pratiques. De tels hommes s’intéressent peu ou pas aux fondements philosophiques ultimes des phénomènes mentaux, mais s’intéressent énormément à l’amélioration des idées, des dispositions et de la conduite des individus particuliers qui sont à leur charge » (James, 2008, pp. 24-25). On aurait tort, néanmoins, de projeter sur ce texte la distinction aujourd’hui devenue familière entre science fondamentale et science appliquée, et de croire que James désire voir l’ensemble de la psychologie devenir une étude de l’esprit appliquée aux problèmes de l’éducation, de la surveillance, de la direction spirituelle ou de la maladie mentale. L’opposition rationnelle/pratique 166 Stéphane MADELRIEUX ne recoupe pas l’opposition fondamentale/appliquée, car la psychologie rationnelle n’est pas du tout une science fondamentale, puisqu’elle n’est pas une science tout court, mais une métaphysique. Ce que James veut donc dire est que l’on ne pourrait même pas espérer appliquer le genre de psychologie qui se présente comme fondamentale sous prétexte qu’elle porte sur les fondements ultimes de la pensée, parce que c’est en droit et non en fait qu’on ne peut déduire aucune conséquences pratiques de ses spéculations métaphysiques. En outre, la première des conséquences pratiques que relève James ne concerne pas les éducateurs ou les médecins, mais les chercheurs en psychologie eux-mêmes. Si l’on postule, comme le psychologue G.T. Ladd auquel répond James dans cet article, un agent purement spirituel chargé d’unifier la multiplicité et la diversité de nos états mentaux (à la manière de l’ego transcendantal de Kant), alors la psychologie s’arrête là : il n’y a plus rien d’autre à faire, puisqu’on a trouvé le fondement ultime en lequel la recherche peut se reposer. À la limite, on pourra raffiner les descriptions introspectives des états mentaux dans leur multiplicité et leur diversité, mais le principe de ces états mentaux aura été dégagé une fois pour toutes. Pour le pragmatiste, poser un tel principe en fondement absolu des phénomènes à étudier est une manière de bloquer la voie de l’enquête scientifique. Au contraire, si au lieu d’une telle cause absolue, on cherche à connaître les « conditions prochaines » des états mentaux, à savoir les conditions organiques, s’ouvre alors un vaste programme de recherche susceptible de découvertes et de progrès. James ne se fait pas d’illusion sur les réelles avancées de la psychologie physiologique et il est le premier à dire que les psychologues de l’époque n’ont pas trouvé de loi universelle sur la corrélation des états mentaux et des états organiques. Mais cette déception relative n’est pas le plus important à ses yeux. Le plus important est qu’en cherchant à corréler des faits à d’autres faits, on reste dans le domaine de l’expérience si bien qu’on peut en espérer de grandes conséquences pratiques en terme de contrôle de ces faits. Au contraire, un principe métaphysique tel que l’ego transcendantal ne nous fournit aucun moyen de prédire et de contrôler les faits psychologiques, puisqu’il n’est luimême susceptible d’aucune variation qu’on pourrait corréler aux variations des états mentaux. Comment pourrait-on agir sur l’ego transcendantal afin de pouvoir agir sur nos états mentaux, puisque l’ego transcendantal a précisément été situé en dehors du champ de l’expérience, c’est-à-dire en dehors de nos possibilités d’action sur lui ? Par principe, on ne peut expérimenter sur l’ego transcendantal – c’est un pur réquisit logique ! Supprimez l’ego transcendantal tout en conservant le moi empirique et ses états de conscience, et l’esprit du sujet n’en sera pas changé, vous pourrez continuer à l’étudier comme avant ; supprimez au contraire une partie de son cerveau, et la différence provoquée dans les phénomènes sera au contraire spécifiable et observable. Il est donc inutile de maintenir l’hypothèse d’une telle entité théorique qui ne fait aucune différence pratique. Ce n’est donc pas grave si la psychologie n’est pas encore une science naturelle, puisque l’espoir de le devenir est plus fécond que la certitude dogmatique d’être déjà arrivé au but de la recherche : « malgré les insuffisances présentes, nous avons ici une immense ouverture sur laquelle une science stable des phénomènes apparaîtra forcément un jour. Nous n’avons nul besoin de prétendre que nous possédons déjà cette science ; mais nous pouvons Conceptions psychologiques et résultats pratiques 167 encourager ceux qui sont en train de travailler pour son futur, et dégager le chemin des enchevêtrements métaphysiques. En bref, nous pouvons y aspirer » (James, 2008, p. 31). Se nouent donc dans ce programme positiviste de recherche trois grandes positions qui seront développées plus tard pour ellesmêmes : le naturalisme (contre le surnaturalisme), dans la mesure où les états mentaux sont considérés comme des « événements temporels survenant dans le cours ordinaire de la nature » (James, 2008, p. 24) en rapport avec d’autres événements naturels survenant dans le monde physique ; l’empirisme (contre le rationalisme), car les seules connaissances admissibles en psychologie sont celles issues de l’observation et de l’expérimentation de ces phénomènes naturels et non celles obtenues par intuition intellectuelle ou déduction à partir d’un principe a priori ; le pragmatisme (contre l’intellectualisme), puisque la connaissance théorique de ces phénomènes mentaux est indissociable de la maîtrise pratique qu’elle nous procure sur eux et qu’elle trouve donc sa valeur dans la possibilité d’agir sur ces phénomènes en vue d’améliorer les « idées, dispositions et conduites des individus ». I.2 - Le Précis de psychologie (1892) Une telle reprise pragmatiste du projet énoncé dans les Principes permet de revaloriser le premier ouvrage de cette décennie des années 1890, à savoir son Précis de psychologie (Psychology. Briefer Course) qu’il fait paraître la même année que son plaidoyer, en 1892. L’intérêt de ce livre réside moins dans ce qu’il dit que dans ce qu’il ne dit pas. Car la principale distinction entre le volumineux traité (1400 pages) et l’abrégé (400 pages), entre le « James » et le « Jimmy », c’est précisément que James en a écarté toutes les discussions et débats qui portent sur les questions philosophiques suscitées par la nature de l’esprit. Au reste, il ne s’agit pas d’une attitude purement positiviste d’élimination pure et simple de ces questions philosophiques, mais d’une volonté de délimitation des territoires par division du travail. Il s’agit moins d’éliminer la philosophie comme telle que de préserver la psychologie afin de la mettre au travail sur des problèmes qu’elle peut résoudre. Il le disait parallèlement dans son plaidoyer : « nous avons besoin d’un abandon franc, carré, et explicite de questions comme celle de l’âme, de l’ego transcendantal, de la fusion d’idées ou de particules du matériau mental, etc., par l’homme pratique ; et une détermination franche et carrée de la part des philosophes de maintenir de telles questions en dehors de la psychologie et à les traiter seulement dans leurs connexions les plus vastes possibles, parmi les objets d’une revue critique ultime de tous les éléments du monde » (James, 2008, p. 27). On reconnaît dans cette liste certains des chapitres qui ont été intégralement supprimés dans le Précis, comme celui sur « la substance mentale » (« The Mind-Stuff Theory »). Le Précis n’est donc pas seulement un ouvrage réduit, une version abrégée des Principes ; c’est la version positive d’une science en train de se constituer, et qui considère que les débats philosophiques sur sa nature sont déjà derrière elle. Le fait qu’il s’agisse d’un manuel destiné aux étudiants est révélateur à ce titre : James émet le souhait que la génération suivante de psychologues pourra avancer sur les problèmes proprement psychologiques qu’il présente dans son livre, comme dans toute 168 Stéphane MADELRIEUX science, en accumulant les observations et les expériences, dans l’espoir de trouver des lois de corrélation entre l’esprit et le cerveau. La conclusion du Précis, qui est originale par rapport aux Principes, est à cet égard éclairante, puisque c’est là que James passe de la psychologie à la philosophie, en dégageant les principales contributions générales que la psychologie, avec son point de vue limité, apporte à la critique ultime de tous les éléments du monde. En effet, en tant que science naturelle, la psychologie est une science spéciale, au même titre que la physique, s’occupant d’un groupe spécifique de phénomènes naturels pour dégager les rapports qu’ils ont entre eux. Elle accepte donc sans réflexion critique, pour pouvoir simplement commencer son travail, un certain nombre de postulats ontologiques ou épistémologiques sur la nature et l’esprit. Tout comme le physicien suppose un monde matériel extérieur sans avoir besoin pour conduire ses travaux d’adopter une position réaliste ou idéaliste quand à son mode d’existence, le psychologue accepte sans recul critique que la conscience existe comme un fait de la nature, qu’elle est distincte du monde matériel, qu’elle peut connaître d’autres faits de la nature – dont les faits du monde matériel –, et que le psychologue qui l’étudie peut connaître les mêmes faits qu’elle. Ainsi, pour pouvoir ne serait-ce que mesurer la vitesse de réaction d’un sujet à l’apparition d’une étincelle, le psychologue doit présupposer que le sujet aperçoit la même étincelle que lui, et que tous deux connaissent ainsi, grâce à cette perception, un fait du monde extérieur. Si la philosophie n’est pas purement et simplement éliminée ou absorbée dans les sciences naturelles pour James, c’est qu’elle est précisément la « tentative extraordinairement obstinée pour penser de façon claire et cohérente » (James, 2003, p. 427) ces postulats des sciences naturelles, à commencer par ceux de la psychologie. À cet égard, le Précis de psychologie est l’exact pendant des Essais d’empirisme radical que James commence à rédiger à partir de 1904, mais qui sont issus des séminaires à Harvard qu’il entame peu après le Précis, sur la « Discussion de problèmes théoriques comme la conscience, la connaissance, le Moi, la relation de l’esprit au corps, etc. » (année 1895-1896) ou les « Problèmes philosophiques de la psychologie » (année 1897-1898). L’un des principaux objectifs de ces essais philosophiques est précisément d’interroger de manière critique le dualisme entre la matière et la pensée que postule et doit postuler le psychologue pour travailler, car s’il ne passait pas outre les difficultés inhérentes à une telle conception, il en serait encore à discuter au lieu d’expérimenter, et sa science n’aurait pas progressé. James formule explicitement ce programme dans l’essai intitulé « La notion de conscience » (1905), issue de sa conférence au Vème Congrès International de Psychologie à Rome : « Chaque science découpe arbitrairement dans la trame des faits un champ où elle se parque, et dont elle décrit et étudie le contenu. La psychologie prend justement pour son domaine le champ des faits de conscience. Elle les postule sans les critiquer, elle les oppose aux faits matériels ; et sans critiquer non plus la notion de ces derniers, elle les rattache à la conscience par le lien mystérieux de la connaissance, de l’aperception qui, pour elle, est un troisième genre de fait fondamental et ultime. En suivant cette voie, la psychologie Conceptions psychologiques et résultats pratiques 169 contemporaine a fêté de grands triomphes […] Ce sont de beaux progrès ; mais il reste encore bien des problèmes. La philosophie générale surtout, qui a pour devoir de scruter tous les postulats, trouve des paradoxes et des empêchements là où la science passe outre ; […] et j’avoue pour ma part que depuis que je m’occupe sérieusement de psychologie, ce vieux dualisme de la matière et de la pensée, cette hétérogénéité posée comme absolue des deux essences, m’a toujours présenté des difficultés. C’est de quelques-unes de ces difficultés que je voudrais maintenant vous entretenir » (James, 2005, pp. 160-161). Les deux ouvrages correspondent donc exactement à la division du travail qu’il préconisait dès son plaidoyer : le premier est un ouvrage de psychologie scientifique, où toutes discussions philosophiques sur la nature de la conscience, de la matière, de la connaissance, sont écartées au profit d’un programme positiviste de recherche sur les relations entre phénomènes naturels ; le second regroupe des essais de philosophie de la psychologie, où la notion de conscience, la nature du monde extérieur et la possibilité de la connaissance de l’un par l’autre sont interrogées de manière critique. Une telle division est pensée par James comme étant bénéfique aux deux disciplines. D’une part la philosophie cessera d’être abstraite, mais partira, pour les interroger, des faits et des théories les plus contemporaines en psychologie ainsi le voit-on mettre la théorie James-Lange des émotions au service de sa théorie de l’expérience pure dans l’essai V « La place des faits affectifs dans un monde d’expérience pure ». D’autre part, la psychologie, si elle ne doit pas partir d’interrogations métaphysiques sur la nature de ces objets sous peine d’être entravée avant d’avoir pu avancer, pourra tirer avantage d’un tel questionnement une fois qu’elle aura bien intégré dans ses pratiques le programme naturaliste, dans la mesure où la métaphysique l’aidera à préciser les unités élémentaires entre lesquelles une loi pourra être établie : quel est le fait mental minimal, quel est le fait cérébral élémentaire, entre lesquels on peut espérer dégager une loi de causalité ? Des difficultés de définition et de délimitation de l’unité pertinente surgissent ici, qui ne sont pas des problèmes que la science seule peut espérer résoudre avec ses méthodes d’observation et d’expérimentation, puisque l’application de telles méthodes présuppose la définition de telles entités à titre de postulat. Le point de vue pragmatiste en psychologie doit donc s’entendre de deux manières, qui sont distinctes bien que naturellement liées, selon le sens que l’on donne au terme de « pratique » dans l’idée d’une « science pratique de l’esprit ». Le pragmatisme signifie d’abord l’adoption d’un cadre épistémologique qui permette à la pratique scientifique de se déployer sans être bloquée par de faux problèmes ou de mauvaises méthodes. Si l’on adopte un tel point de vue, alors la psychologie sera susceptible de progrès au même titre que toutes les autres sciences de la nature. Le sens et la valeur de la psychologie résident bien ici dans les conséquences pratiques, mais ces conséquences renvoient à la pratique scientifique elle-même : le psychologue naturaliste a de quoi faire, alors que la psychologie rationnelle ne peut se traduire dans aucun programme de recherche concret. Il est important de souligner que nous sommes loin ici de l’image d’Épinal d’un pragmatisme 170 Stéphane MADELRIEUX utilitaire : c’est d’abord la voie de la science elle-même qui est débloquée si l’on tourne le dos à la métaphysique. Ce qui veut dire que les conséquences pratiques attendues sont d’abord scientifiques et non technologiques – à condition précisément d’identifier la science à une pratique. Nous pouvons préciser ce point chez James en le complétant par l’analyse de l’expérimentalisme proposée par Dewey. Le savant rationnel, tributaire d’une épistémologie pré-moderne, se contente de définir, de classer et de hiérarchiser les phénomènes étudiés, alors que le chercheur moderne cherche à provoquer des changements dans les phénomènes qu’il observe pour les comprendre. L’adoption et la généralisation de l’expérimentation correspond à un basculement épistémologique d’une science essentiellement théorique ou contemplative, d’autant plus pure que ses objets sont fixes et immuables, à une science essentiellement pratique et opératoire, d’autant plus efficace qu’elle dégage la loi des changements qu’elle provoque (Dewey, 2003, pp. 76 et 108109). La « science pratique de l’esprit » est donc pragmatiste en ce premier sens que toute connaissance de l’esprit doit dériver de l’action de l’expérimentateur sur son objet, si bien que là où une telle action n’est pas possible, il n’y a pas non plus de connaissance possible, seulement les illusions de la spéculation métaphysique. Le cas de la psychologie, plus que celui de la religion, nous permet donc de redresser un des malentendus les plus constants au sujet du pragmatisme, qui ne s’identifie pas purement et simplement à la réduction de la science à ses applications techniques, et plus généralement de la vérité à l’utilité, mais reconstruit l’idée même de science comme pratique cognitive et l’idée même de vérité comme vérification expérimentale. Il n’en reste pas moins que la science pratique de l’esprit est pragmatiste au second sens d’être utile à l’humanité : la connaissance des faits et de leurs lois permet d’espérer une amélioration de l’éducation, de l’hygiène, du travail, du traitement des maladies, etc. Or les deux types de conséquences pratiques (internes et externes) sont nécessairement liés. On ne peut espérer déduire de conséquences utiles d’une conception de la psychologie qui bloque le progrès de la recherche comme le fait toute métaphysique de l’esprit. Dans un raccourci provocateur, James en fait la remarque dans son compte rendu d’un ouvrage de psychologie thomiste écrit par un certain Rosmini : « [Les distinctions scolastiques] sont stériles : nous ne pouvons déduire d’elles aucune recette pratique immédiate. Pour éplucher des patates, nous devons considérer d’autres aspects du monde que sa substantialité et son accidentalité ou que la distinction entre les actes immanents et les actes transitifs » (James, 1987, p. 397). C’est parce que la science pratique vise à dégager la loi des changements et des variations (entre phénomènes cérébraux et phénomènes mentaux par exemple) qu’il est possible d’utiliser ces changements en vue des intérêts de l’humanité. C’est parce que la méthode expérimentale est déjà, par elle-même, une manipulation des phénomènes qu’elle permet un contrôle de ces phénomènes en vue d’autres intérêts que la seule connaissance de ces phénomènes. Ce qu’on appelle la psychologie appliquée n’est pas tant l’application d’une science purement théorique que le prolongement et l’élargissement de la pratique scientifique en dehors du laboratoire en vue des intérêts humains. Bref, c’est parce que la science est une pratique Conceptions psychologiques et résultats pratiques 171 expérimentale qu’on peut en faire un usage pratique, si bien que plus elle est naturaliste, plus elle peut être humaniste (Dewey, 2011, pp. 317-3182). II – ÉDUQUER ET GUÉRIR Dans son plaidoyer pour la psychologie comme science naturelle, James traite de manière dissymétrique les psychologues biologistes et les « chercheurs psychiques », car il insiste surtout sur l’intérêt de la conception biologique de l’esprit pour les « hommes pratiques ». Il déclare notamment que « la théorie des voies cérébrales fondée sur l’action réflexe, la conception de l’individu humain comme masse organisée de tendances à réagir mentalement et musculairement sur son environnement, selon des modes soit de préservation soit de destruction, les aident non seulement à analyser leur cas, mais les mènent souvent au bon remède quand la perversion s’est installée » (James, 2008, p. 25). Pourtant nous voyons déjà des signes de renversement dans ce texte, car il ajoute que « les ‘chercheurs psychiques’, quoiqu’à présent tenus quelque peu à l’écart, vont inévitablement conquérir la reconnaissance que leurs travaux méritent aussi, et feront peut-être les contributions les plus importantes de toutes à l’édifice » (James, 2008, p. 25). Il justifie notamment l’intérêt grandissant de telles recherches en psychologie par l’espoir qu’elles procureraient de « guérir un cas de mélancolie » ou d’ « exorciser l’hallucination chronique d’un aliéné » (James, 2008, p. 32) – deux exemples de ce que commencent à pouvoir faire les explorateurs du subconscient (qu’il appelle indifféremment ici les « chercheurs psychiques »3) plutôt que les psychologues physiologistes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les hommes d’Église étaient cités parmi la liste des « hommes pratiques », car si la religion a un intérêt et une valeur aux yeux de James, c’est précisément parce qu’elle est une sorte de médecine, et qu’elle parviendrait, d’après les témoignages qu’il cite dans les Variétés de l’expérience religieuses, à guérir des cas de mélancolie suicidaire (James, 1985, Lect. VI-X). Si la psychologie biologique de l’esprit et les recherches psychiques suscitent de tels espoirs chez lui, c’est que toutes deux, mais de manière différente, s’attaquent à la question des causes des états mentaux, et ne se contentent pas de les décrire. Dans un compte rendu que James donne du Psychology : Descriptive and Explanatory (1894) du même G.T. Ladd, il oppose très fortement la recherche des causes qui doit être le programme de tout psychologue scientifique au « plat niveau descriptif » auquel Ladd se résigne (James, 1987, p. 485). D’une part, en effet, le cérébralisme de James 2 « Cette soi-disant « application » signifie que la manière même d’induire et de contrôler des changements de manière intentionnelle qui a lieu dans le laboratoire est introduite dans l’usine, le chemin de fer et la centrale électrique » (Dewey, 1988, p. 68). 3 James utilise généralement le terme de manière plus rigoureuse pour désigner spécifiquement les psychologues engagés dans les « recherches psychiques » notamment au sein de la Society for Psychical Research, dont il avait fondé la branche américaine. Ces recherches psychiques, qu’on peut considérer comme l’ancêtre de la parapsychologie, voulaient étudier par les méthodes modernes de la science expérimentale les phénomènes étranges jusque-là laissés à la crédulité des spirites, comme la télépathie, la médiumnité ou les apparitions. Dans le « Plaidoyer », il inclut sous cette même dénomination certains chercheurs en psychologie pathologique comme Pierre Janet ou Alfred Binet, dans la mesure où les uns et les autres font l’hypothèse du subconscient pour expliquer les phénomènes observés. 172 Stéphane MADELRIEUX repose sur le postulat que les états organiques sont la cause des états mentaux, si bien qu’on peut espérer agir indirectement sur les états mentaux et donc sur la conduite de l’individu en agissant sur les états organiques, ce qu’il est plus facile de faire. D’autre part, son intérêt pour les recherches psychiques repose sur l’idée que les états de conscience et donc la conduite de l’individu peuvent également être altérés par des états subconscients, comme le montre le phénomène de suggestion hypnotique. La causalité organique et la causalité subconsciente des états de conscience sont donc les deux programmes de recherche de la psychologie comme science pratique4. James a privilégié deux grands champs d’application correspondant respectivement à ces deux programmes, l’éducation et la médecine – il avait lui-même une formation médicale et il était enseignant. Du côté de la psychologie biologique, il s’agit d’ « éduquer les hémisphères », comme il le dit lui-même, en « faisant du système nerveux un allié et non pas un ennemi » (James, 1981, p. 126) cause de mauvaises habitudes ; et de l’autre, recherches psychiques, il s’agit d’augmenter ses capacités physiques et psychologiques, en faisant du subconscient un allié et non pas un ennemi cause de pathologies. La raison pour laquelle il a progressivement abandonné la première voie au profit de la seconde, où il a fini par voir l’avenir de la psychologie, n’est pas purement philosophique (l’identification de la psychologie expérimentale à une conception réductionniste de l’homme et l’orientation vers une psychologie clinique du sujet humain considéré comme un tout), mais pratique. Aucune loi universelle de corrélation des états cérébraux et des états mentaux n’avait été découverte selon lui, « dont on pourrait tirer une conséquence » (James, 2003, p. 433) ; alors qu’il voyait dans la découverte du subconscient de grandes promesses en matière de thérapie, si bien qu’il la qualifiait au début de la décennie suivante de « l’avancée la plus importante apparue en psychologie depuis qu’il étudie cette science » (James, 1985, p. 190)5. 4 Cette affirmation assumée de la supériorité scientifique et pragmatique du point de vue explicatif sur le point de vue descriptif sonne comme un désaveu avant l’heure de toutes les lectures phénoménologiques qu’on a pu faire de sa psychologie en cherchant à réduire ou discréditer le projet naturaliste de constituer la psychologie en science. Bruce Wilshire (Wilshire, 1968) a pu prétendre que James aurait abandonné peu à peu, en cours de rédaction des Principes, le point de vue causaliste et naturaliste lorsqu’il découvre l’intentionnalité de la conscience comme relation logique et non pas naturelle entre l’esprit et ses objets. L’anti-naturalisme systématique de l’interprétation de James Wild s’auto-réfute lorsqu’il en vient à déclarer que James n’aurait pas pris au sérieux son propre projet d’une théorie causale des émotions cherchant à expliquer l’apparition des émotions plutôt qu’à simplement les décrire (Wild, 1969, p. 242). James Edie fait une lecture tout aussi partiale et partielle de la psychologie de la religion de James en soutenant, contre les textes qui cherchent à proposer une véritable explication des phénomènes de conversions subites ou d’extases mystiques par une théorie de l’inconscient, que James s’abstiendrait de toute hypothèse sur l’origine psychologique de l’expérience religieuse pour s’en tenir à un point de vue descriptif immanent (Edie, 1987 pp. 52-54). Dans sa lettre du 1er novembre 1892 au psychologue anglais James Ward, auteur d’un compte rendu du Précis, James répète encore explicitement : « Le seul vrai but est de viser une explication causale ; et je dois dire qu’elle semble résider (au moins pour le moment) dans la région des lois encore inconnues de connexion de l’esprit avec le corps. C’est là qu’est l’objet d’une “Science” de la psychologie ! » (cité par M. Girel (Girel, 2008)). 5 Eugene Taylor est le premier à avoir attiré l’attention sur les écrits psychologiques postérieurs aux Principes (cf. Taylor, 1996), mais son compte rendu de la décennie 1890 est nettement déséquilibré en Conceptions psychologiques et résultats pratiques 173 II.1 - Conférences aux enseignants (1899) En 1899, James fait paraître un livre issu d’une série de conférences aux enseignants : Talks to Teachers on Psychology. Cet ouvrage peut être considéré comme l’un des livres pionniers des sciences de l’éducation, c’est-à-dire de l’usage pratique pour la pédagogie de ces deux nouvelles sciences en train de se constituer que sont la psychologie et la sociologie. Ces conférences relèvent très clairement de la conception biologique de l’esprit que James fait valoir contre les approches trop « intellectualistes » en psychologie, dans la mesure où celles-ci ont de mauvaises conséquences pédagogiques. Il rappelle ainsi que les psychologues et philosophes traditionnels ont fait valoir le primat de la fonction théorique de l’esprit sur ses fonctions pratiques. Le but de l’homme, créature rationnelle, serait selon eux de connaître la vérité absolue qui est de nature théorique, l’usage de l’intellect dans les affaires pratiques étant considéré comme secondaire. James montre au contraire que la psychologie actuelle a déplacé son intérêt « des fonctions purement rationnelles de l’esprit […] vers son aspect pratique si longtemps négligé » (James, 1983.1, p. 24). C’est la conjonction de deux découvertes scientifiques sur le vivant qui est à l’origine de ce tournant pratique en psychologie : d’une part la théorie de l’évolution de Darwin que James prolonge en psychologie en montrant que l’esprit, dans la mesure où il est apparu chez nos ancêtres et s’est développé au cours de l’évolution, est utile à la survie de l’individu et de l’espèce, si bien qu’on peut le définir par cette fonction pratique d’adaptation à l’environnement – ce point de vue signe la naissance de la psychologie fonctionnaliste ; d’autre part, la découverte de l’action réflexe et son extension au cerveau, qui montrent que les fonctions sensorielles et les fonctions intellectuelles sont là pour aider les fonctions volitives à déterminer la meilleure réaction possible aux sollicitations de l’environnement – ce point de vue signe la naissance de la psychologie sensori-motrice, qui conçoit chaque faculté intellectuelle comme une médiation entre une sensation reçue et une réaction retournée. La conjonction du point de vue fonctionnaliste et du point de vue sensori-moteur aboutit à ce que James appelle lui-même « la conception biologique » de l’esprit (James, 1983, p. 33), dont la thèse la plus générale est la suivante : la fonction de l’esprit est d’aider l’individu à déterminer la réaction la plus utile en réponse à ses impressions sensorielles. Il en découle deux grands ordres de conséquence pour l’éducation que James retrace dans ses conférences. Le premier concerne ce qu’on peut appeler l’éducation des hommes, par distinction avec l’éducation des élèves : non pas l’éducation en milieu scolaire, mais plus largement le développement psychologique des enfants. En tant qu’organisme vivant, l’enfant a des faveur des travaux sur le subconscient ; il minimise ainsi l’autre voie de la conception biologique de l’esprit (par exemple en n’accordant pas toute leur place aux conférences aux enseignants), ce qui l’amène à notre sens à exagérer la division chez James entre la psychologie biologique et la psychologie clinique. Nous cherchons au contraire à montrer qu’une inspiration pragmatiste d’ensemble inspire les deux types de recherches et que si un Newton de la psychophysiologie était arrivé comme il l’appelle encore de ses vœux dans la conclusion du Précis, James n’aurait certainement jamais abandonné cette ligne de recherche : outre son peu de disposition naturelle envers le montage des expérimentations, c’est la stérilité des expériences qui l’ont lassé à la longue. 174 Stéphane MADELRIEUX tendances instinctives à réagir, qui l’aident à survivre. Mais elles ne sont pas toujours les plus utiles dans une situation donnée, comme le montre l’exemple de l’enfant qui se brûle les doigts à vouloir toucher le feu qui l’attire instinctivement. Le but de l’éducation, pour James, est donc de greffer sur les réactions innées de nouvelles possibilités de réactions, à la fois plus nombreuses et plus parfaites, qui lui permettent de faire face à des situations inédites tout comme à des situations routinières. Il s’agit donc de lui donner des habitudes de réagir qui se substituent à ces tendances innées si elles lui sont plus profitables. Par exemple, il ne sert à rien de déplorer que son enfant arrache les jouets des autres –, parce qu’il ne peut pas s’en empêcher : l’instinct de propriété ou d’appropriation est pour James profondément enraciné dans la nature humaine (ce qui lui fait d’ailleurs douter des formes radicales de communisme). L’éducation, ici, consistera à savoir substituer, par le jeu des associations d’idées, la réaction acquise de demander le jouet à celui de s’en emparer. James ne propose pas de méthode éducative révolutionnaire, il se contente en réalité de fournir une justification physiologique à des recettes déjà existantes. On peut tout de même considérer qu’on trouve déjà dans cet ouvrage l’idée directrice de la pédagogie que développera plus tard John Dewey, à savoir que le sens de l’éducation est dans la croissance de l’individu, si l’on entend par là la substitution à une expérience immédiate d’une expérience enrichie de la pensée de ses conséquences6. La croissance psychologique doit se situer, pour James, dans le prolongement de l’évolution organique : celle-ci a favorisé, avec le cerveau, l’apparition d’un système nerveux de plus en plus complexe et de plus en plus indéterminé qui permet non pas seulement une réaction mécanique réflexe à une excitation donnée, mais une pluralité de réactions possibles à une même excitation (le cerveau est un carrefour de voies nerveuses ou un bureau téléphonique central). Il s’agit, pareillement, d’enrichir le bagage inné de réactions instinctives de l’enfant d’une multitude d’autres réactions possibles où puisse émerger sa faculté de choisir librement. C’est pourquoi l’ouvrage se termine par un chapitre sur la volonté, où James rappelle sa croyance dans le libre-arbitre. Du point de vue de l’éducation scolaire, les conséquences sont de deux types. D’abord sur la forme du travail scolaire : si la psychologie sensorimotrice est vraie, alors le précepte général pour le travail scolaire est : « pas de réception sans réaction, pas d’impression sans expression corrélative » (James, 1983, p. 65). Les réactions verbales à ce que dit l’enseignant sont insuffisantes, car l’élève peut répéter une réponse sans l’avoir comprise. James encourage au contraire les nouvelles méthodes alors en voie d’introduction dans les écoles : les élèves doivent tenir des cahiers, dessiner des plans, prendre des mesures, faire eux-mêmes des expériences élémentaires de chimie ou de physique et bien sûr effectuer des travaux manuels (learning by doing). Ce qui entraîne un deuxième type de conséquences sur l’ordre du curriculum : il faut partir des intérêts des enfants, puisque ce sont ces intérêts qui les font réagir à telle impression plutôt qu’à telle autre, et que le matériau de l’éducateur, ce sont ces 6 « Le problème central d’une éducation basée sur l’expérience consiste à choisir la nature des expériences présentes capables de demeurer fécondes et créatrices dans les expériences suivantes » (Dewey, 1968, p. 70). Sur l’importance de ce principe du « continuum expérimental » pour l’éducation, cf. Deledalle, 1995. Conceptions psychologiques et résultats pratiques 175 réactions. Il y a donc, pour les enfants, des objets qui sont intéressants en euxmêmes et qui suscitent leur attention. Or, le défi de l’enseignement, selon James, peut se formuler ainsi : parvenir à intéresser les enfants à des objets qui ne sont pas intéressants par eux-mêmes. C’est la psychologie des associations qui nous permettrait ici encore de donner à ces seconds objets un intérêt emprunté aux premiers. Il faut donc toujours commencer par ce qui est proche et qui excite naturellement l’intérêt, comme le ruisseau à côté de l’école, plutôt que par les conceptions abstraites du cycle de l’eau ; mais l’objectif, pour qu’il y ait progrès, est de parvenir à l’idée du cycle de l’eau en partant de l’examen du ruisseau d’à côté, de manière continue. Encore une fois, c’est une question de croissance, en l’occurrence de nos intérêts, depuis nos intérêts naturels immédiats envers ce qui est le plus proche et le plus concret vers ce qui est le plus éloigné et le plus abstrait. James serait donc encore d’accord avec Dewey pour dire que commencer un cours sur l’eau par une définition générale d’un fleuve serait ruineux d’un point de vue pédagogique, l’enfant préférant toujours la boulette de papier qui vole à une définition abstraite, sauf, encore une fois, si la définition peut emprunter son intérêt au cours d’eau qui passe à côté7. On pourrait même baptiser cette erreur pédagogique du nom de « sophisme du pédagogue », en référence au « sophisme du psychologue » que James dénonce dans ses Principes, et qui consiste, de la part du psychologue, à confondre le point de vue que l’individu examiné a d’un objet avec le point de vue que le psychologue a lui-même du même objet : « considérer que la connaissance véhiculée par les états mentaux sur des états du monde est identique à la connaissance que le psychologue peut avoir sur ces états du monde » (Steiner, 2012, p. 255). En matière de pédagogie, le principe positif de croissance continue doit donc se doubler d’un principe critique consistant à éviter systématiquement de confondre le point de vue du maître qui connaît déjà ce dont il s’agit avec le point de vue de l’élève qui cherche encore à le comprendre, précisément pour ne pas bloquer le processus d’un apprentissage se faisant avec la présentation d’un savoir tout fait. James a pu appliquer sa conception biologique de l’esprit dans d’autres domaines que l’éducation, notamment à celui de l’hygiène de vie. On le voit ainsi faire servir sa théorie physiologique des émotions à une défense d’un mode de vie moins stressé ou plaider pour l’importance du sport au nom du sentiment de confiance en soi que provoque un corps bien réglé à réagir8. Il n’en reste pas moins que l’éducation reste le principal débouché pratique de sa théorie biologique de l’esprit. Néanmoins, dans ses Conférences aux enseignants, il en vient à minimiser beaucoup l’apport de la psychologie à la pédagogie, et souligne qu’on ne peut tirer directement et de manière mécanique une pratique éducative d’une théorie psychologique : il faut la médiation d’un éducateur qui puisse régler la généralité de la théorie sur la particularité des cas qu’il rencontre. C’est peut-être un signe, déjà, que les recherches psychiques 7 Cf. « La leçon (récitation) et le développement de la pensée » (Dewey, 2004, pp. 265-280). Cf. James, The Gospel of Relaxation (1899) – qui commence d’ailleurs ainsi : « Je souhaiterais dans l’heure qui vient considérer certaines doctrines psychologiques et montrer leurs applications pratiques dans le domaine de l’hygiène mentale – en particulier l’hygiène de cette vie américaine qui est la nôtre » (James, 1983, p. 117). 8 176 Stéphane MADELRIEUX lui semblaient porteuses de plus d’espoirs immédiats pour l’amélioration de la vie des hommes. II.2 - Les Conférences sur les « États Mentaux Exceptionnels » (1896) Par « chercheurs psychiques », James regroupe à la fois les chercheurs en psychologie pathologique, comme Pierre Janet, qui se sont rapidement éloignés des sciences psychiques proprement dites et ceux qui faisaient partie de la Society for Psychical Research comme Frederic W.H. Myers, qui n’étudiaient pas seulement les phénomènes anormaux comme l’hystérie et le dédoublement de la personnalité, mais également des phénomènes réputés supranormaux comme la télépathie et la médiumnité. Le point commun à tous est de postuler que le champ de conscience n’est pas le tout de l’esprit, mais qu’il existe, audelà des marges de la conscience, des états non conscients et pourtant existants et même agissants sur la conscience normale. Le travail où James présente de manière abondante cette hypothèse, du seul point de vue de la psychologie pathologique, est la série de conférences qu’il donne en 1896 à l’Institut Lowell de Boston sur les « états mentaux exceptionnels »9. Au-delà de la grande variété des observations rapportées et des thèses discutées par James, on peut dégager deux grandes conséquences pratiques qu’il entend pouvoir tirer de telles recherches. La première et la plus évidente aux yeux de James est la guérison de certains troubles psychiques jugés jusqu’alors incompréhensibles par les psychologues et devant lesquelles les médecins étaient encore impuissants. Dans un des premiers textes qu’il rédige sur la question, un compte rendu de L’automatisme psychologique de Pierre Janet qu’il fait paraître peu après sa publication et qu’il introduit aux États-Unis, il écrit ceci : « Cela m’amène à ce qui est, après tout, la partie la plus importante de ces recherches – je veux dire leur application possible au soulagement de la misère humaine […] leur travail [aux chercheurs psychiques], dans sa globalité, est sanctifié par sa fertilité pratique positive. Les théorèmes à propos de l’unité du principe pensant seront toujours, comme ils ont toujours été, stériles. Mais l’observation des faits conduits à de nouvelles perspectives à l’infini. Et lorsqu’on pense que la guérison de la folie – la pire des afflictions humaines –, et rien de moins, gît au bout des recherches que M. Janet et ses confrères ont lancées, on sent que le mépris que certains psychologues spiritualistes ont affiché à l’égard de telles recherches est bien mal placé […] la suggestion hypnotique ordinaire se révèle immensément fertile dans le domaine thérapeutique ; et la connaissance plus subtile que nous sommes en train d’acquérir au sujet des états subconscients augmentera certainement encore plus nos capacités en ce domaine. Qui sait combien d’états pathologiques (pas 9 Eugene Taylor (1984) a reconstitué et introduit ces conférences à partir des notes préparatoires de James. On trouve désormais ces notes elles-mêmes dans le dernier volume de ses œuvres complètes (James, 1988). Outre son livre déjà cité (Taylor, 1996), on consultera (Trochu, 2007) pour un aperçu sur des nombreux travaux conduits par James lors des années 1890 pour explorer les « marges de la conscience ». Conceptions psychologiques et résultats pratiques 177 seulement nerveux et fonctionnels, mais également organiques) pourraient être dus à l’existence de quelque pervers fragment de conscience enfoui, nourrissant de manière obstinée un rétrécissement de la mémoire ou bien une illusion, et par là inhibant le cours normal de la vie ? » (James, 1983.2, pp. 265-266). La double nature que l’on reconnaissait alors à l’hypnose, à la fois moyen d’expérimentation sur l’esprit et en même temps, par là même, moyen de médication psychologique, illustre parfaitement le lien nécessaire que nous évoquions plus haut au sujet des deux types de conséquences pratiques : sur le développement même de la psychologie comme science d’une part, sur les usages pratiques de la psychologie scientifique de l’autre. Car, l’hypnose, comme la « méthode pathologique », a fourni aux psychologues des équivalents de la méthode expérimentale dans le domaine des troubles psychiques. La « méthode pathologique » considère la maladie comme une sorte d’expérimentation instituée non pas artificiellement par le savant, mais par la nature elle-même, et qui permet de comprendre par contraste le fonctionnement normal de l’esprit humain – ainsi l’étude clinique de l’hallucination, de l’amnésie, du dédoublement de la personnalité, permettrait de comprendre respectivement le fonctionnement de la perception, de la mémoire, de la nature du moi, etc. (Ribot, 1928, p. 300). Mais l’intérêt de l’hypnose était de pouvoir reproduire en laboratoire, dans des conditions expérimentales, des phénomènes d’altération de la personnalité difficiles à étudier sous leur forme spontanée. C’est proprement ce moyen d’investigation qui a permis, dans l’étude des phénomènes pathologiques, de passer de la simple observation clinique à l’expérimentation, ce qui en fit sa grande valeur scientifique aux yeux des psychologues de l’époque (cf. Binet, 1982, p. 76). L’hypnose est en réalité un outil de simulation des pathologies : le psychologue peut suggérer chez un sujet mis en transe hypnotique des anesthésies similaires à celles de l’hystérique, permettant de comprendre la nature psychique et non organique de ces troubles désormais identifiés à des « auto-suggestions » (Bernheim) ; il peut également, par le phénomène de suggestion posthypnotique, faire agir un sujet hypnotisé après son réveil grâce à un ordre donné pendant la transe, ce qui permet de comprendre que les personnalités multiples d’un individu ne sont pas successives et alternantes, mais que la personnalité seconde doit continuer à exister, de manière sous-jacente ou plutôt subconsciente, sous la personnalité première et faire irruption à tout moment pour modifier la conduite de l’individu. Si maintenant le psychologue s’intéresse non pas à un cas normal qu’il soumet à l’hypnose, mais à des cas pathologiques, l’hypnose fournit non seulement une contre-épreuve expérimentale de la théorie, mais également, par là même, un moyen de cure. Par exemple, en hypnotisant un sujet hystérique, le médecin peut faire revenir par simple suggestion la sensibilité de la partie anesthésique à l’état de veille : la preuve théorique que le trouble est d’origine psychologique et non organique est en même temps un moyen possible de le supprimer en pratique. De même, soumettre à l’hypnose un sujet multiple dans sa condition première permet de le replonger artificiellement dans son état second, si bien qu’il peut retrouver les souvenirs refoulés dans son état premier. Avec beaucoup de ses contemporains, James pense ainsi que l’hypnose fournit le moyen de pouvoir 178 Stéphane MADELRIEUX contrôler les états subconscients par la suggestion. La psychologie pathologique, et plus largement les « recherches psychiques », sont à ses yeux une psychologie pratique, dans la mesure où elles reposent sur le principe suivant : « des forces apparemment anormales peuvent être utilisées pour guérir l’humanité de certains de ses pires maux » (James, 1988, p. 522). La deuxième conséquence pratique que James attend de ces recherches est plus générale et peut-être plus importante. James espère qu’elles conduiront à une conversion du regard que les hommes portent sur de tels malades. Car de telles investigations, estime-t-il, rendent les maladies mentales « plus humaines » et moins étranges : « par-dessus tout, une certaine absence de peur […] semble être la meilleure attitude que nous pouvons avoir lorsque nous nous occupons de ces régions de la nature humaine » (James, 1988, p. 83). C’est pourquoi, dans toutes ces conférences, il essaie d’assimiler un état mental exceptionnel à un état qui nous semble plus familier, afin de montrer qu’il existe une plus grande continuité que nous ne le pensions de la maladie à la santé. C’est, pourrait-on dire, la vertu humaniste du principe de Broussais, à l’origine de la méthode pathologique. Outre les anecdotes où il décèle chez chacun de nous le germe d’une pathologie, comme la manie de vérifier et revérifier que nous avons bien écrit la bonne adresse sur la lettre avant de la poster, il s’attache à rétablir une continuité de développement dans la série des états mentaux exceptionnels en partant d’un état ordinaire qui est le sommeil, objet de la première conférence. L’hypnotisme peut s’apparenter au sommeil (c’est du somnambulisme) ; l’hystérie, à son tour, peut s’apparenter à l’hypnotisme (c’est de l’auto-hypnotisme, spontané et non provoqué artificiellement) ; le dédoublement de la personnalité est une hystérie extrême où les états subconscients dissociés ont reconstitué une deuxième personnalité. Il fait de même pour les phénomènes les plus spectaculaires : la possession démoniaque s’apparente à une transe médiumnique (qui est dans le prolongement du dédoublement de la personnalité) ; et ce que les hommes ont appelé « sorcellerie » s’explique par l’hystérie. Ce dernier cas est particulièrement exemplaire : ce qu’on appelait la « maladie de sorcière » n’était rien d’autre que des symptômes d’anesthésie considérés aujourd’hui comme d’origine hystérique. La psychologie comme science naturelle permet précisément de naturaliser ces phénomènes étranges qu’on ne considérait pas comme des maladies mais comme des signes d’intervention surnaturelle – un envoûtement –, si bien que l’exorcisme pour la victime et la torture pour le coupable semblaient être les seuls remèdes connus et reconnus. Grâce aux explorateurs du subconscient, dit James, nous avons « une conception plus rationnelle de tout ce cauchemar dans l’histoire de notre espèce » ; « le combat, ajoute-t-il, doit se faire non contre un Satan imaginaire, mais contre le vrai démon de l’intolérance et de l’ignorance » (James, 1988, p. 76). Ces maladies ne sont pas d’origine surnaturelle, elles ne sont qu’exceptionnelles. Cette même peur que nos ancêtres éprouvaient devant les phénomènes physiques, et qui a reculé lorsque nous avons commencé à avoir une mesure de contrôle sur eux, doit à présent s’effacer dans le domaine des phénomènes psychologiques. C’est donc dans la modification de l’image que l’humanité se fait d’elle-même, et dans les comportements que les hommes auront les uns envers les autres suite à cette modification, que James place la plus grande valeur pratique de cette conception psychologique de l’inconscient. La naturalisation des troubles Conceptions psychologiques et résultats pratiques 179 mentaux permet à la fois leur intégration dans une science naturelle en voie de constitution et l’espoir de les traiter par des moyens naturels. Cet examen des principaux travaux en psychologie de James après la publication des Principes de psychologie visait à compliquer la généalogie trop simple qu’on fait parfois du pragmatisme, lorsqu’on suppose qu’il trouve son origine dans l’unique ouvrage philosophique des années 1890, La volonté de croire. Une telle généalogie, si elle se veut exclusive, fera toujours peser sur le pragmatisme de James le soupçon qu’il ne serait finalement qu’une doctrine pour justifier la foi religieuse contre les prétentions exorbitantes de la science. Nous croyons au contraire que la manière pragmatiste de penser émerge également durant ces années 1890 à l’intérieur même de la conception que James se faisait de la psychologie comme discipline scientifique. Il y a donc lieu de distinguer deux rapports chez lui entre la psychologie et le pragmatisme. Le premier, déjà exploré, consiste à montrer que le pragmatisme comme méthode philosophique et comme théorie de la connaissance découle d’une théorie pragmatiste de l’esprit, qui fait de toutes les fonctions intellectuelles des instruments destinés à rendre l’action plus intelligente. Le second, que nous avons voulu présenter ici, revient à dégager une conception pragmatiste de la psychologie elle-même comme discipline scientifique. Le premier relève de l’approche fonctionnaliste de l’esprit, le second de la théorie instrumentaliste de la science. James a indiqué l’articulation de ces deux analyses, lorsque dans ses conférences aux enseignants, il fait valoir que la conception biologique de l’esprit peut trouver son sens et sa valeur dans la réforme de l’éducation. Mais il n’a pas cherché à systématiser leurs rapports. On pourrait voir en revanche l’œuvre de Dewey comme un tel effort pour dériver, de manière continue, la conception instrumentale de la science de l’analyse fonctionnaliste de l’esprit, dans la mesure où, à ses yeux, la science expérimentale nous permettant d’agir sur notre environnement représente le produit le plus évolué de la vie. RÉFÉRENCES Binet, A. (1892). Les altérations de la personnalité. Paris, Félix Alcan. Dewey, J. (1922). Le développement du pragmatisme américain. Revue de Métaphysique et de Morale, 29(4), 411-430. Dewey, J. (1968). Expérience et éducation, trad. M.A. Carroi. 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