Spinoza et l’immanence expReSSiVe 61
par exemple ? La réponse ne peut être plus claire : strictement rien. Dieu est bel et
bien le Premier Moteur, moteur immobile qui met en mouvement le monde, mais
il ne l’est qu’à titre d’une causa nalis, la n vers laquelle se meuvent les choses
sensibles, dans la mesure où il y a en elles un mélange de sensible et d’intelligible.
Dans ce cas, l’écart entre la science divine et la connaissance humaine est absolu :
Dieu ne connaît que soi-même, et cette épistèmè theologikè est tout à fait inaccessible
à l’homme, la connaissance humaine étant incomparable à la connaissance divine.
En revanche, loin de n’être qu’une cause nale, le Dieu chrétien est en premier lieu
la cause efciente du monde entier. C’est ce qui fait de lui un « Créateur », et des
choses singulières des « créatures ». Qui plus est, le Dieu chrétien, dit la Bible, est
omniscient. Comment concilier ces deux données (omniscience et causalité efciente
divines) avec la philosophie aristotélicienne ?
A cela s’ajoutent d’autres problèmes encore. Les deux principaux sont les
suivants. D’abord, dans l’Ancien Testament l’omniscience divine est avant tout
une « prescience », Dieu sachant avant l’homme ce qui arrivera dans le monde. La
même idée sera conrmée par le Nouveau Testament, notamment dans le passage
où Jésus révèle à Pierre son reniement (Mt 26,34) ou annonce sa passion (Lc 9,22) ;
que Jésus semble connaître certains futurs contingents est interprété par les apôtres
comme indice indubitable du fait qu’il s’agit bel et bien du Fils de Dieu. Toutefois,
si la Bible reconnaît la praescientia divine, les Pères auront tendance à l’interpréter
comme une connaissance à la manière de l’artisan aristotélicien, qui a d’abord une
idée de l’essence de la chose à fabriquer avant de devenir cause efciente de son
existence réelle, dans le temps. Ceci ne poserait aucun problème, si ce n’est que la
doctrine chrétienne a également promu l’idée d’un libre arbitre, censé distinguer les
êtres humains des autres animaux. Si Dieu sait ce qui va arriver avant que je n’aie pris
une décision quelconque moi-même, comment pourrais-je décider librement ? Et s’il
ne le sait pas, comment pourrait-il être omniscient à la manière d’une cause efciente,
c’est-à-dire d’un artisan aristotélicien ?
Ensuite, les Pères doivent essayer de satisfaire une autre exigence héritée de
l’aristotélisme : l’idée que contrairement à la connaissance humaine, qui se caractérise
par une dualité et une distinction entre le connaissant et le connu, Dieu doit préserver
l’absolue simplicité du premier principe, excluant toute séparation entre ce qui connaît
et ce qui est connu. Comment Dieu peut-il être absolument simple, et néanmoins
connaître la multiplicité des créatures, sans coïncider avec sa création ?
Plusieurs solutions ont été essayées. L’une d’entre elles a été proposée par le
néoplatonisme chrétien. Pour Plotin, néoplatonicien païen, la transcendance et l’unité
absolues du premier principe le privent de toute connaissance et pensée. Les dieux
(païens) sont identiés à la seconde hypostase, l’Intelligence, ce qui leur permet
d’avoir une connaissance du monde, sans que le premier principe ou l’Un se divise
par la connaissance divine du multiple. Plus tard, au VIe siècle, le chrétien Denys le
Pseudo-Aréopagite décide d’adapter ce premier néoplatonisme à la Bible, et cela en
identiant cette fois-ci Dieu à l’Un, première hypostase et principe de tout ce qui
vient après, alors que l’Intelligence demeure la deuxième hypostase, de telle sorte
que Dieu se trouve au-delà de toute intelligence, l’Intelligence qui connaît le monde
étant elle-même le premier étant (ens) engendré par Dieu. Or, dès qu’on situe la