HEIDEGGER ET L'ONTOLOGIE DE LA CONSOMMATION
Frédéric Neyrat
Collège international de Philosophie | Rue Descartes
2005/3 - n° 49
pages 8 à 19
ISSN 1144-0821
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2005-3-page-8.htm
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Pour citer cet article :
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Neyrat Frédéric, « Heidegger et l'ontologie de la consommation »,
Rue Descartes, 2005/3 n° 49, p. 8-19. DOI : 10.3917/rdes.049.0008
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FRÉDÉRIC NEYRAT
FRÉDÉRIC NEYRAT
Heidegger et l’ontologie
de la consommation
Le « visage actuel de l’être »
C’est évident, c’est d’une telle évidence que cela nous rend sourds et aveugles: notre époque
est requise par l’impératif de consommation. Penser cet impératif, cela suppose une
interrogation de type économique. Comme l’a montré Marx, l’économie capitaliste a
« enrôlé » les sciences et les technologies. Mais la réciproque est vraie, et c’est cette boucle, la
boucle du Capital et de laTechno-science, qu’il nous faut visualiser.
Impossible en effet de penser l’économie de l’immatériel sans penser en même temps
l’immatérialisation de l’économie, la consommation des êtres sans l’être de la consommation.
La grande erreur serait d’en rester à des études économiques, sociologiques ou politiques sans
réaliser que c’est l’être même des objets produits et des identités subjectives qui est aspiré
dans ce processus. Oublier cette question de l’être serait purement et simplement succomber
à l’impératif de consommation.
On trouve clairement dans la philosophie de Heidegger l’idée selon laquelle il s’agit désormais
de penser la question de l’être à partir de la « consommation de l’étant » : « Les slogans de
mai 1968 contre la société de consommation vont-ils jusqu’à reconnaître dans la consommation
le visage actuel de l’être
1. Nouvelle Gestalt, nouvelle figuration de l’être qui porte
précisément le nom de Gestell, soit l’ultime figure du « destin » de l’être. C’est pour cette
raison que nous suivrons Michel Haar lorsqu’il traduit Gestell par « con-sommation »2. Pour
cette raison encore que Heidegger sera ici pour nous un guide. Objectif: faire remonter au
cœur de l’économie ce qu’elle ne parvient pas à entendre: son ouverture à l’être.
Ouverture qui révèle la triple trame du concept de consommation. La première est
économique: usage ayant pour fin de satisfaire des besoins. La seconde fait résonner le terme
8|
1. M. Heidegger, Questions III-IV, Gallimard, 1990, p. 457. |2. M. Haar, Le Chant de la terre, L’Herne,
1985, note, p. 184-185.
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de consumation (de destruction). La troisième est ontologique: entendue étymologiquement
(consummare), la Consommation est le recueil final de toutes les possibilités d’un être, le
moment et le lieu de leur ultime accomplissement. La Consommation, c’est la fin («Tout est
consommé »). Ce n’est qu’à partir d’une confusion avec consumere que le sens de destruction
a pu se développer. Et, de façon dérivée, que le sens économique a pu se constituer en
insistant sur l’effet propre à la satisfaction des besoins.
Rendre compte du visage « actuel » de l’être, c’est penser le nouage de ces trois acceptions:
usage, destruction et somme. Visage instable, en mutation continue, à la mesure de cet
« ouragan perpétuel » qui, selon Schumpeter, définit le capitalisme – mais sans doute
également à la mesure de l’être. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est le rapport entre cette
instabilité et ce que nous nommons le forçage de l’être. Car les étants consommables doivent
leur statut à la façon qu’a le dispositif éco-technique de les forcer au-delà de leur fin – de leur
possibilité essentielle.
Ce qui cause la chose
Voici une denrée alimentaire quelconque.Vous avez faim, vous faites usage de cette chose en
vue de satisfaire un besoin, vous la consommez. Supposons que cet usage puisse attendre, et que
la question « Quelle est cette chose? » puisse trouver sa place et son temps. La réponse qui ne
se fera pas attendre est que cette chose a pour fin de vous nourrir.Vous avez ainsi identifié la
chose à partir de sa « cause finale »,soit l’une des quatre causes que, depuisAristote,la tradition
philosophique repère. Mais vous avez répondu vite, et par avance. Vite, parce qu’il est
difficilement soutenable d’affirmer que la pomme du pommier avait pour fin de vous nourrir.
Sauf à placer l’homme au centre de la création, et le considérer comme absolument sauf des
« blessures narcissiques » qui se sont abattues sur lui depuis qu’il s’est mis à penser.
Le problème, c’est que l’histoire a montré un étrange double mouvement:plus l’homme a été
délogé du centre (de l’univers, des espèces, de lui-même), plus il a aspiré ce centre dans sa
propre périphérie. La question n’est ainsi pas tellement de considérer la pomme en tant que
telle, mais que l’on produit des pommiers en vue de nourrir l’homme, qu’on les cultive à cet
effet. Et nous savons bien ce que signifie la culture intensive, l’intensification de la culture
pour l’homme. La réponse par avance que nous avons donnée trouve ici sa vérité: si l’on peut
dire que la pomme est faite pour que je la mange, ce n’est pas de l’anthropocentrisme, mais
une forme de réalisme ordinaire qui laisse dans l’oubli la question de la production naturelle
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au profit de la production technique parce que cet oubli est un effet même de la production à but de
consommation.Tout s’est renversé: dire que la pomme n’est pas produite pour l’homme, ce
serait… du fétichisme.
Disant cela, nous identifions une deuxième « cause ». L’usage de la chose n’est pas sans rapport
avec sa production. Nous voyons bel et bien cette denrée alimentaire comme un résultat, et il
nous faut chercher sa causa efficiens. La cause d’un objet produit, ce peut être l’artisan, la
machine, ou encore un mixage des deux. Cette production donne « forme » à une « matière »
– « cause formelle » et « cause matérielle », dit la tradition. La cause matérielle identifie la
matière avec laquelle on fabrique l’objet,la cause formelle désignant ce qu’il adviendra de cette
matière – la forme dans laquelle entre la matière, peut-on simplement dire.
Simplicité apparente, car que peut bien signifier « entrer » dans une forme? Pour Aristote,
lesdites quatre causes ne sont pas ontologiquement équivalentes, car l’être se dit mieux de la
« forme » (morphè), en tant qu’être achevé de la chose, que de la « matière » (hylè).Achevé au
sens de parfait, ayant atteint la limite à partir de laquelle se donne la chose à son summum.
Aristote emploie le terme d’« entéléchie» pour désigner ce suprême accomplissement,
lorsque la chose est, manifestement, « en acte », et non « en puissance ». Si l’être de la chose
se dit au mieux lorsqu’elle est parachevée, c’est bien à partir de cet état que doit être envisagé
l’ensemble des opérations qui ont conduit à sa genèse. La chose est davantage forme que
matière. Heidegger a raison de considérer que la matière est toujours ainsi matière pour la
forme, « disponible » à raison de la morphè. On considérera enfin que ladite « cause
efficiente », ou « motrice », ne fait que participer à l’être de la chose.
Ce qui est évident, c’est que la « disponibilité » de la matière pour la forme a pris un tour
extrême dans le cadre du dispositif éco-technique parvenu à son accomplissement. La
modernité techno-capitaliste repose sur l’impossibilité absolue de penser la matière
indépendamment de la forme qui la sollicite. Oubli de la matière sans doute. Comme le dit
Granel, l’époque moderne opère la « réduction » des « matières » à la « généralité amorphe »3.
Plus l’on veut imprimer à la matière la forme que l’on veut, n’importe quelle forme, plus la
forme doit pouvoir se déformer selon la guise d’un nouveau réquisit de la consommation, plus
la matière doit être amorphe. Extinction de la matière comme finitude dans l’infinité du
matériau amorphe au nom d’une « mobilisation totale ».
Ce concept, nous dit Granel, peut prendre deux sens: 1) ontico-ontologique: la mobilisation
totale « n’épargne pas la moindre parcelle de la substance sociale » – tentative consistant à
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3. G. Granel, Études, Galie, 1995, p. 78.
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incorporer tout ce qui est dans le dispositif éco-technique ; 2) sens ontologique: le fait que
tout « puisse recevoir n’importe quelle forme » nous permet de définir la mobilisation totale
comme la « tentative de réduire la substance sociale à une sorte de matière plastique ». Mais
qu’est-ce qu’une forme qui peut être « n’importe quelle forme » ? Le n’importe-comment
est-il une nécessité techno-capitaliste ?
L’étant consommable
Pour répondre à cette question, il nous faut visualiser la boucle du Capital et de la Technique.
Cette dernière, nous dit Heidegger, ne doit pas être pensée en termes d’outils, mais à partir
du Gestell, d’un Dispositif Global intégrant les machines, les êtres vivants comme les créations
hybrides. Le Gestell définit l’époque dans laquelle l’on ne fait pas que produire les choses, mais
où on les « provoque ». La provocation met la nature en demeure de « livrer une énergie qui
puisse comme telle être accumulée ». C’est ce caractère d’accumulation qui distingue la
machine traditionnelle d’une centrale nucléaire. Le fonds accumulé n’est plus simple objet,
mais stock en puissance d’actualisation: l’avion est toujours et d’abord « prêt à s’envoler ».
L’objet « commis » perd son statut d’objet parce qu’il est débordé par sa fonction (l’avion, par
exemple, se définit d’abord par le fait qu’il est « commis à assurer la possibilité d’un
transport »4).
La provocation technique est ainsi la « forme » par laquelle la « volonté de volonté » apparaît,
en imposant « calcul » et « organisation de toutes choses ». À l’ère du Gestell, rien n’échappe
à cette provocation, pas même la vie soumise à un processus d’« intensification »5.
Mobilisation totale de l’étant, qui subit une « expropriation » intégrale6. Reprenons les
principales étapes logiques du processus décrit par Heidegger dans Dépassement de la
métaphysique: de bout en bout de son histoire, la métaphysique a réduit l’être à son actualitas
– actualisation et actualité; cet oubli de l’être laisse un vide; ce vide est rempli par la
« provocation » technique sous la forme de stocks. La production d’ersatz est le processus qui
a pour effet de combler le vide de l’être en tant qu’oublié.
Seulement, l’ersatz n’est pas à la mesure du vide constitué par l’oubli de l’être, qui est
impossible à combler: la volonté qui se veut elle-même, la volonté de volonté ne peut avoir de
cesse; ça manquera toujours.LaTechnique est par conséquent l’« organisation de la pénurie »,
et se place d’elle-même dans un manque abyssal. Le remplacement d’un étant par un autre
devient pour le coup une nécessité. Cette activité de remplacement n’est pas un effet
| 11
4. M. Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, 1996, p. 23. |5.Ibidem, p. 93. |6.Ibidem,p. 90.
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