FRÉDÉRIC NEYRAT
au profit de la production technique parce que cet oubli est un effet même de la production à but de
consommation.Tout s’est renversé: dire que la pomme n’est pas produite pour l’homme, ce
serait… du fétichisme.
Disant cela, nous identifions une deuxième « cause ». L’usage de la chose n’est pas sans rapport
avec sa production. Nous voyons bel et bien cette denrée alimentaire comme un résultat, et il
nous faut chercher sa causa efficiens. La cause d’un objet produit, ce peut être l’artisan, la
machine, ou encore un mixage des deux. Cette production donne « forme » à une « matière »
– « cause formelle » et « cause matérielle », dit la tradition. La cause matérielle identifie la
matière avec laquelle on fabrique l’objet,la cause formelle désignant ce qu’il adviendra de cette
matière – la forme dans laquelle entre la matière, peut-on simplement dire.
Simplicité apparente, car que peut bien signifier « entrer » dans une forme? Pour Aristote,
lesdites quatre causes ne sont pas ontologiquement équivalentes, car l’être se dit mieux de la
« forme » (morphè), en tant qu’être achevé de la chose, que de la « matière » (hylè).Achevé au
sens de parfait, ayant atteint la limite à partir de laquelle se donne la chose à son summum.
Aristote emploie le terme d’« entéléchie» pour désigner ce suprême accomplissement,
lorsque la chose est, manifestement, « en acte », et non « en puissance ». Si l’être de la chose
se dit au mieux lorsqu’elle est parachevée, c’est bien à partir de cet état que doit être envisagé
l’ensemble des opérations qui ont conduit à sa genèse. La chose est davantage forme que
matière. Heidegger a raison de considérer que la matière est toujours ainsi matière pour la
forme, « disponible » à raison de la morphè. On considérera enfin que ladite « cause
efficiente », ou « motrice », ne fait que participer à l’être de la chose.
Ce qui est évident, c’est que la « disponibilité » de la matière pour la forme a pris un tour
extrême dans le cadre du dispositif éco-technique parvenu à son accomplissement. La
modernité techno-capitaliste repose sur l’impossibilité absolue de penser la matière
indépendamment de la forme qui la sollicite. Oubli de la matière sans doute. Comme le dit
Granel, l’époque moderne opère la « réduction » des « matières » à la « généralité amorphe »3.
Plus l’on veut imprimer à la matière la forme que l’on veut, n’importe quelle forme, plus la
forme doit pouvoir se déformer selon la guise d’un nouveau réquisit de la consommation, plus
la matière doit être amorphe. Extinction de la matière comme finitude dans l’infinité du
matériau amorphe au nom d’une « mobilisation totale ».
Ce concept, nous dit Granel, peut prendre deux sens: 1) ontico-ontologique: la mobilisation
totale « n’épargne pas la moindre parcelle de la substance sociale » – tentative consistant à
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3. G. Granel, Études, Galilée, 1995, p. 78.
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