Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 367–372 Cas clinique Mythomanie et thérapie familiale : étude de cas d’un adolescent mythomane Mythomania and family therapy: Case study of a mythomaniac adolescent E. Anglada a,∗ , S. Goffinet b , B. Ghyssel c a b 43, rue du Trône, 1050 Bruxelles, Belgique Clinique La Ramée, 34, avenue de Botendael, 1180 Bruxelles, Belgique c Psychothérapeute familiale exercise privé, 1150 Bruxelles, Belgique Résumé La mythomanie désigne, pour certains psychiatres, comme pour le grand public une propension au mensonge compulsif. Le but de cet article est d’illustrer l’intérêt de l’approche systémique dans le cas de la mythomanie. Dans la littérature, il ne semble pas y avoir de description systémique de la mythomanie comme symptôme, ce terme ayant toujours été utilisé dans une approche psychiatrique ou psychanalytique. Cet article concerne la prise en charge d’un jeune de 21 ans au sein d’une unité psychiatrique pour adolescents. Le caractère familial de la demande et le fait que le patient était un adolescent ont porté notre intérêt sur une approche systémique de la situation clinique. Notre place, comme thérapeute dans la situation, a été de permettre, par une désaliénation du groupe familial, l’expression d’une demande chez l’un de ses membres, et pas seulement chez notre patient qui au départ était le porteur du symptôme. Le travail thérapeutique a permis de révéler en quoi le symptôme, perçu dans un premier temps comme un délire, était une manière de dire ce dont on ne pouvait pas parler dans sa famille. On pourrait donc envisager que, dans certains cas, la mythomanie viendrait révéler un problème réel qui n’a pas pu être entendu. Chez notre patient, la mythomanie venait faire écho au fait que personne ne voulait accepter l’existence d’un problème chez lui. Dans le système, lorsqu’une chose réelle ne peut pas être entendue, l’imaginaire prend toute la place. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Mythomanie ; Fabulation ; Imaginaire ; Adolescence ; Construction ; Thérapie familiale Abstract Mythomania is mostly understood, by psychiatrists as well as by the general public, as a propensity to compulsive lying. The goal of this article is to illustrate the value of the systemic approach in cases of mythomania. In the literature there does not seem to be a systemic description of mythomania as a symptom. Until now this term has always been used exclusively in a psychiatric or psychoanalytic approach. This article deals with the medical care of a twenty-one year old man in a psychiatric center for adolescents. The family’s request for medical treatment, as well as the young age of the patient, has led us to take a systemic approach to the clinical situation. Our duty as therapists was to facilitate the expression of a demand by one of the family members – and not solely our patient, who was initially the carrier of the symptom – by means of an alienation of the family. Therapy was able to reveal how the symptom, at first perceived as a delirium, was a way of speaking about what was taboo in his family. Consequently, one could consider that, in certain cases, mythomania reveals a real problem that was not supposed to be heard. In the case of our patient, mythomania echoed an unease concerning the fact that no one would accept his problem. When the system comprises something real that cannot be expressed, the imaginary fills this void. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Mythomania; Storytelling; Imaginary; Adolescent; Construction; Family therapy ∗ Auteur correspondant. Université catholique de Louvain,psychiatrie infanto-juvénile, 10, avenue Hippocrate, 1200 Bruxelles, Belgium. Adresses e-mail : [email protected], [email protected] (E. Anglada). 0222-9617/$ – see front matter © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2014.02.003 368 E. Anglada et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 367–372 1. Introduction L’histoire de Louis1 , un jeune de 21 ans, illustre l’intérêt de l’approche systémique dans le cas de la mythomanie. Dans la littérature, il ne semble pas y avoir de description systémique de la mythomanie comme symptôme, ce terme ayant toujours été utilisé dans une approche psychiatrique ou psychanalytique. Ernest Dupré2 a été le premier à parler de la mythomanie. Il a défini en 1905 la mythomanie comme une « tendance morbide constitutionnelle plus ou moins volontaire et consciente au mensonge et à la création de fables imaginaires » en excluant le mensonge et l’activité mythique normale de l’enfant. Il a décrit l’entité mythomaniaque comme un des traits de l’hystérie (terme psychanalytique qui définit une névrose, aux tableaux cliniques variés, où le conflit psychique s’exprime par des manifestations fonctionnelles sans lésion organique). Selon lui, « l’hystérique est un mythomane qui fabule avec son corps » [1]. Actuellement, le terme de mythomanie n’est plus beaucoup utilisé en psychiatrie. Ce symptôme ne figure pas dans les classifications officielles des troubles mentaux comme le DSM-5 ou la CIM-10. Le mot « mythomanie » ne fait donc pas partie des troubles de la personnalité, des troubles de l’enfance et de l’adolescence, des troubles dissociatifs ou même des troubles psychotiques. Le terme « mensonge », en revanche, apparaît dans l’un des sept critères de la personnalité antisociale du DSM-5 : « tendance à tromper par profit ou par plaisir, indiquée par des mensonges répétés, l’utilisation de pseudonymes ou des escroqueries ». On ne retrouve pas le terme « mensonge » mentionné comme trait de la personnalité histrionique. Des éléments proches de la mythomanie délirante figurent toutefois sous d’autres dénominations, dans plusieurs classes diagnostiques du DSM-5, comme le trouble de personnalité narcissique, le trouble de la personnalité borderline, le trouble factice et le trouble délirant de type mégalomaniaque [2–4]. Louis a été hospitalisé, volontairement, deux mois au sein de notre clinique. La demande d’hospitalisation émanait d’un service d’urgences psychiatriques et le patient était adressé pour mise au point diagnostique avec hypothèse diagnostique d’entrée en schizophrénie. Le caractère familial de la demande et le fait que Louis est adolescent ont porté notre intérêt vers une approche systémique de la situation clinique. Rapidement, il a été mis en évidence le fait que la famille de Louis n’autorisait pas l’expression de 1 Pour des raisons de confidentialité, le prénom du patient, ainsi que ceux de tous les protagonistes de la situation clinique, ont été remplacés. Le prénom Louis a été choisi en référence à Louis XVII. Plusieurs mystificateurs célèbres dans l’histoire auraient présenté ce type de trouble. Ainsi, une trentaine de faux Louis XVII ont été recensés, dont huit internés dans des maisons de santé au XIXème siècle. Cette multiplication des faux Louis XVII a immédiatement fait l’objet d’une lecture psychiatrique contribuant à enrichir la figure du mythomane. 2 Ernest Dupré, né en 1862 et mort à Paris en 1921, est un psychologue, psychiatre français, professeur de psychiatrie à la faculté de médecine de Paris, notamment connu pour ses descriptions de l’hystérie et pour l’invention du mot mythomanie, état fréquent selon lui, dans cette affection. sa demande de changement. Notre place, comme thérapeute dans cette situation, était de permettre, par une désaliénation du groupe familial, l’expression d’une demande chez l’un de ses membres, et pas seulement chez Louis qui, au départ, était porteur du symptôme. Dans un premier temps, nous présentons l’étude de cas. Ensuite, nous interrogerons ce qui a pu se jouer au niveau de l’histoire trans-générationnelle de notre patient. Dans un second temps, nous analyserons le fait que Louis, avec ses symptômes, a mis en évidence un syndrome non-transmissible qui maintenait l’équilibre familial, et nous analyserons quelles ont été les conséquences intrapsychiques de ce fonctionnement familial pour Louis et sa famille. Finalement, nous verrons en quoi le symptôme, perçu dans un premier temps comme un délire, était une manière de dire ce dont on ne pouvait pas parler dans sa famille. 2. Étude de cas L’histoire de Louis semblait difficile à croire. À son arrivée, Louis nous a expliqué que tout aurait commencé trois jours auparavant, quand il rentrait chez lui après un entretien d’embauche. Soudain, il a eu mal au ventre et il a décidé de prendre cinq comprimés de paracétamol, les uns après les autres. Ensuite, il a reçu un coup de téléphone d’un ami – Bastien – qui lui a dit qu’il allait passer apporter un médicament pour le mal de ventre. Une demi-heure après, Bastien est arrivé et Louis a pris le comprimé. Louis nous relate par la suite être tombé inconscient et s’être réveillé à l’arrivée des ambulanciers. Il nous explique qu’une fois à l’hôpital, il aurait inventé – sans pouvoir dire le motif – avoir été témoin d’un viol à Tournai3 . C’est seulement après des heures d’interrogatoire par la police (de 19.30 jusqu’à 3.45 exactement), qu’il a confessé avoir menti, inspiré par les médias. Toute l’histoire est confirmée par les parents, qui nous relatent qu’effectivement, il y a trois jours, ils ont été appelés par la petite amie de Louis car elle n’arrivait pas à le joindre. Inquiets de ne pas réussir à le contacter, ils sont allés chez lui et l’ont retrouvé inconscient. Ils ont donc appelé une ambulance. Les parents nous expliquent qu’il y a eu une enquête policière au sujet du viol, qui n’a abouti à rien puisqu’aucun élément n’a pu être vérifié et que la police a découvert, sur l’ordinateur de Louis, que lui et Bastien sont la même personne. Ils nous parlent aussi du fait que ce n’était pas la première fois que Louis racontait des mensonges. Par exemple, à l’âge de 13 ans, Louis avait inventé que son père avait une maladie terminale et toute l’école avait été au courant. D’après les parents, ils ne pouvaient plus lui faire confiance. Louis de son côté nous explique qu’il a connu Bastien lors de la journée « études et professions » à Tour et Taxis4 . Il a pu nous 3 Tournai (en néerlandais : Doornik) est une ville francophone de Belgique située en Région wallonne, chef-lieu d’arrondissement en province de Hainaut. 4 Tour et taxis est un ancien et vaste site industriel bruxellois. Composé d’entrepôts et de bureaux entourant une gare sous un hall énorme, le site a été désaffecté pour être ensuite restauré pour devenir un magnifique lieu de grandes manifestations culturelles. E. Anglada et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 367–372 dire que Bastien était en 4e année de médecine et que rapidement ils sont devenus « les meilleurs » amis. Louis est resté calme et collaborant pendant tout l’entretien d’admission. Son discours était cohérent et structuré. On n’a pas observé d’idées noires, ni d’hallucinations auditives ou visuelles. Il ne montrait pas de signes d’angoisse et disait dormir très bien. En revanche, il nous a parlé d’une perte d’appétit récente. Dès l’arrivée, Louis est pris en charge par le médecin assistant, qui a le rôle de psychiatre individuel, par un psychologue, par un médecin généraliste, par une infirmière et une éducatrice de référence et par une psychologue-psychothérapeute familiale. 3. La non-reconnaissance Louis est un garçon de 21 ans, mince et de grande taille. Il est le premier enfant désiré d’un couple non consanguin. Il a deux frères : Thibault, 19 ans et Quentin, 16 ans. Il a très peu de souvenirs de son enfance. Le premier souvenir c’est d’avoir été puni par le professeur de français pour avoir refusé d’aller au tableau. Très tôt, Louis a été diagnostiqué « dyslexique » et « dyscalculique », ce qui a entraîné d’énormes difficultés scolaires qui ont touché très fort ses parents. Lors des entretiens de famille, nous avons pu mettre en évidence que dans la famille de Louis, la priorité était toujours du côté du savoir et de la réussite sociale. On pourrait donc faire l’hypothèse que le mythe familial5 pour la famille de Louis était d’assurer la réussite sociale de chacun de ses membres. Par la suite, nous allons expliquer comment ce mythe est venu s’inscrire et en quoi les difficultés scolaires de Louis ont été vécues comme un réel échec pour sa mère. La famille est un groupe particulier car, comme le souligne Neuburger [5], le désir d’appartenance de ses membres est présupposé. Il convient donc de ne pas confondre inscription légale et appartenance au groupe : dès la naissance et parfois même avant, il sera attribué à l’enfant des qualités, des particularismes qui le lient au groupe, des signes physiques ou psychiques qui lui sont allégués et qui le rendent familier, qui lui confèrent des avantages et des devoirs liés à son appartenance. Lors d’un entretien de famille, nous en sommes venus à parler des vécus parentaux. Nous avons pu entendre à quel point, la mère de Louis avait mobilisé une énergie considérable pour tenter de remédier aux difficultés scolaires de sont enfant. Pour cela, ils ont consulté une multitude de spécialistes en passant par logopèdes, neuropsychologues, psychomotriciens et professeurs particuliers pour tenter d’inscrire Louis dans un processus « de normalité ». La mère de Louis a pu dire que, vers l’âge de six ans, elle a réellement « baissé les bras ». Cela correspondait à un réel désengagement de sa part, vécu par Louis comme un rejet maternel. Sa manière d’être mère était liée au fait d’amener son enfant à la réussite. Ce désengagement s’est produit pour 5 Le mythe familial est l’organisateur de la famille, ce qui constitue sa colonne vertébrale, les croyances qui le soutiennent [7]. 369 se sauver narcissiquement car son fils lui renvoyait son échec. Progressivement, Louis a été mis à l’écart du système familial. Ce comportement familial peut s’expliquer grâce à la théorie générale des systèmes [6]. Nous savons que chaque système vivant doit être caractérisé par deux fonctions apparemment contradictoires, la tendance homéostatique et la capacité de transformation. Le jeu de ces deux fonctions maintient dans le système un équilibre toujours provisoire qui en garantit l’évolution et la créativité, sans lesquelles il n’y a pas de vie. En revanche, dans les systèmes pathologiques prédomine la tendance, toujours plus rigidifiée, à répéter d’une façon compulsive les solutions trouvées au service de l’homéostasie. On pourrait donc faire l’hypothèse que, dans la famille de Louis, la solution trouvée pour maintenir l’équilibre familial était de privilégier l’homéostasie du groupe en se protégeant de tout changement. La famille avait donc mis à l’écart Louis, le porteur de la honte, car il venait révéler l’incapacité de ses parents à accomplir le mythe familial. Le mythe familial, étant assez fragilisé, n’a pas permis de d’intégrer les difficultés de Louis au sein du système. On pourrait dire que, quand le groupe familial n’arrive pas à intégrer une difficulté, il adopte un fonctionnement rigide. Quand Louis nous parlait de son enfance et son adolescence, il mettait en évidence des difficultés relationnelles avec ses parents et ses deux frères, en rapport à des sentiments de dénigrement et avec l’impression que ses parents les ont toujours préférés à lui « car ils font des études de marketing et de sciences humaines ». En revanche, il nous expliqua que ses parents avaient toujours tout décidé pour lui. Il avait dû se former dans l’Horeca6 , obligé par son père, chose qu’il n’a jamais apprécié. Il avait réussi les trois premières années, mais il avait voulu arrêter dernièrement à cause du fait qu’il avait commencé à présenter des problèmes physiques (mal au dos). On observe ici un symptôme comme une tentative intense de dire qu’il voulait arrêter cette formation, mais la famille, de pensée pragmatique, était peu à l’écoute de son enfant. Peu de temps avant d’être hospitalisé, Louis a décidé d’arrêter son métier dans l’Horeca pour faire un CEFA7 en vente. Nous expliquerons par la suite en quoi cette demande d’individuation était déjà une tentative de faire crise. Dans les familles à comportement rigide [8,9], tout comportement est interprété en fonction de l’intérêt du groupe, excluant tout désir du sujet. « Le problème est en lui et c’est lui qu’il faut aider et soigner ». Cette dynamique pour maintenir un nonchangement va mobiliser la famille autour d’un de ses membres qui se montre souffrant et qui est désigné comme tel. Louis est donc devenu le patient désigné. La partie suivante de l’article nous permettra de comprendre ce qui a pu se jouer pour cette mère : elle ne pouvait accepter son 6 Horeca est un acronyme désignant le secteur d’activités de l’hôtellerie, de la restauration et des cafés. Cet acronyme est officiellement utilisé en Belgique, au Luxembourg, en Suisse, aux Pays-Bas. 7 Un centre d’education et de formation en alternance (CEFA) est une structure commune à plusieurs établissements d’enseignement secondaire ordinaire de plein exercice qui organisent, au 2e et au 3e degrés, l’enseignement technique de qualification ou l’enseignement professionnel. 370 E. Anglada et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 367–372 fils, dont les difficultés réelles ne lui permettaient pas d’adhérer au mythe familial. 4. L’histoire transgénérationnelle La transmission intergénérationnelle est un type de transmission où le patrimoine psychique familial est reçu par une génération, mémorisé, historicisé, transformé, élaboré et transmis à la nouvelle génération. A contrario, dans la transmission transgénérationnelle, le matériel psychique familial est transmis à l’état brut, sans avoir été transformé, métabolisé [10]. C’est ce type de transmission qu’on a observé dans la famille de Louis. Lors des entretiens familiaux, on a appris que la mère de Louis s’est construite comme étant une enfant non désirée. Elle était la remplaçante d’un enfant mort à quatre ans, fait qui ne lui permettait pas d’avoir elle-même une place entièrement à elle au sein de sa propre famille. Sa propre mère ne s’était jamais occupée d’elle et avait en revanche surinvesti sa petite sœur. Elle nous a expliqué que, dans sa maison d’enfance, il y avait beaucoup de photographies de sa petite sœur mais aucune photographie d’elle. Un jour, elle avait trouvé une photographie d’elle mais avait rapidement remarqué que sa mère y avait écrit derrière « la fille que je n’aime pas ». Cette souffrance persistait encore actuellement. Les traumas non surmontés et les deuils non faits d’une famille exercent une influence transgénérationnelle sur ses enfants et ses petits-enfants qui peut se traduire par des troubles mentaux et psychosomatiques variés chez ces derniers. Cela nous invite à faire deux lectures de la transmission généalogique. D’un point de vue psychanalytique, on observe un traumatisme non résolu inscrit chez la mère de Louis. Sa mère à elle n’avait pas fait le deuil de son enfant mort et, par conséquence elle n’avait pas su investir sa fille. Le traumatisme correspondait donc à la carence affective que la mère de Louis avait vécue pendant son enfance. L’existence d’un secret douloureux crée pour les patients une situation de deuil impossible correspondant à une variété de clivage du Moi qu’Abraham et Torok [11,12], ont appelée “crypte au sein du moi”. Elle entraîne le déni d’une partie de leur réalité psychique et des éléments de la réalité extérieure qui y renverraient. La carence affective pourrait s’apparenter à une crypte. La mère de Louis serait ainsi porteuse d’une crypte et ses difficultés auraient été susceptibles d’interférer avec le fonctionnement psychique de son enfant. Louis risque d’être fortement affecté car il perçoit qu’il ne peut pas nommer l’événement dont a souffert sa mère. En conséquence, Louis serait porteur d’un fantôme. Le terme fantôme [13] fait référence au travail induit dans l’inconscient d’un sujet par sa relation avec un parent ou un objet d’amour important porteur d’un deuil non fait, ou d’un autre traumatisme non surmonté, même en l’absence d’un secret, avec la réserve qu’un deuil non fait devient par lui-même un secret au fil du temps, après des années, voire des décennies. D’un point de vue systémique, on peut dire que la famille confère à ses membres une identité. Selon Minuchin [14], toute expérience humaine de l’identité a deux éléments : le sentiment d’appartenance et le sentiment d’être séparé. Le laboratoire dans lequel ces ingrédients sont mêlés et dispensés, c’est la famille, matrice de l’identité. Pour la mère de Louis, la maternité était une réparation narcissique pour combler son manque d’appartenance et se construire son identité de mère, difficile à établire à cause des problèmes de Louis. L’amour maternel s’exprime difficilement chez quelqu’un qui n’en a pas reçu et l’insuccès scolaire de Louis a été la cause du désinvestissement de sa mère. Elle n’avait pas désinvesti ses autres enfants car, à la différence de lui, ils n’avaient pas de problèmes à l’école. Ce fait nous a permis de mettre en évidence que, dans la famille de Louis, le mythe avait une double implication. Ce mythe avait un grand impact autour de l’investissement maternel étant donné que l’amour maternel était intimement lié au mythe familial. La mission que la mère de Louis s’est donnée pour être une bonne mère c’était d’amener ces enfants à une réussite. Sa mère n’a pas su trouver une autre manière d’être mère avec Louis non doté de cette capacité à réussir. Au niveau de la deuxième génération, nous avons appris que, depuis son enfance, Louis était très fort attaché à sa grand-mère maternelle. Elle s’était toujours occupée de lui en l’absence de sa mère. On observe souvent cliniquement un surinvestissement d’une grand-mère sur son petit-enfant quand cette grand-mère n’a pas su investir sa propre fille. On pourrait donc dire que Louis représentait la dette (réparation) de sa grand-mère. Du côté paternel, on sait que le père de Louis est le plus jeune d’une fratrie de trois garçons. C’est un homme de grande taille, rigide et qui a privilégié toute sa vie le secteur professionnel. Il travaille dans la vente d’assurances. Lors des entretiens de famille, il s’est montré très autoritaire, rigide, participant vraiment au mythe familial. L’accès à son histoire a été difficile. 5. Présence du réel dans le vécu familial Dans un premier temps, Louis était discret, parlait peu et se plaignait toujours d’être fatigué. Il ne participait jamais aux activités proposées par l’équipe pluridisciplinaire. Il avait une très mauvaise estime de lui-même : « je n’aime pas mon corps, je ne veux pas être gros comme ma famille », donc il refusait de manger la plupart des repas. Interrogé sur son refus de manger, il s’est avéré que Louis refusait de manger pour arrêter un développement de ses seins. En effet, le médecin généraliste a remarqué que Louis était un jeune homme longiligne qui présentait une gynécomastie. Rapidement, il a demandé un dosage de prolactine qui s’est avéré augmenté. Il a poursuivi avec des examens hormonaux supplémentaires, une IRM et un caryotype. Un mois et une semaine après l’arrivée de Louis dans notre service, il y a eu la confirmation qu’il était porteur du syndrome de Klinefelter. Le syndrome de Klinefelter est une anomalie des chromosomes sexuels qui ne touche que les hommes. Il se caractérise par un chromosome sexuel X supplémentaire, lié à une erreur de division au cours de la méiose maternelle ou paternelle. L’individu présente deux chromosomes X et un chromosome Y ; 47 chromosomes au lieu de 46. L’individu est de caractère masculin, mais potentiellement infertile. E. Anglada et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 367–372 Sous le nom de syndrome de Klinefelter est regroupé l’ensemble des symptômes suivants dont une variabilité d’expression est souvent constatée : taille en moyenne plus grande que la fratrie, retard pubertaire possible, possibilité durant l’enfance de troubles d’apprentissage du langage ou de la lecture, taille des testicules plus petite à partir de la puberté, possibilité à l’adolescence, s’il existe un manque en testostérone, d’une faible pilosité, d’un manque de tonus musculaire, du développement des glandes mammaires ou gynécomastie, d’un émail dentaire fragile et d’une ostéoporose à l’âge adulte. L’expression de ce syndrome est donc atypique, ce qui explique la fréquence d’un diagnostic tardif qui peut être posé à l’occasion d’un bilan de stérilité et qui se fait à l’aide du caryotype. Un traitement hormonal à base de testostérone à partir de la puberté peut être proposé. 6. L’évidence du non-transmissible Suite au diagnostic, Louis a appris qu’il était porteur d’un syndrome génétique qui pouvait expliquer les changements physiques et les difficultés scolaires qu’il présentait. Avec son accord, un entretien de famille a permis de découvrir que les parents étaient déjà au courant de cette maladie génétique depuis trois ans (le diagnostic avait été posé par le médecin généraliste de Louis quand il avait 18 ans) mais qu’ils n’en avaient jamais parlé. Devant notre surprise, Louis répétait : « je ne suis pas étonné de ce secret, dans ma famille, il y a toujours des secrets ». Rapidement, il est apparu que, dans l’histoire de Louis, la présence du syndrome n’était pas un secret. Simplement, ce syndrome n’avait pas pu faire l’objet d’une transmission. Cet entretien nous montrait encore la difficulté de cette famille à intégrer les changements. Selon Goffinet et Ghyssel [15], le non-transmissible voudrait être dit, transmis, mais cela n’est pas possible pour un membre du système, ce dernier ne cherche pas à le dissimuler, comme dans le secret. Si le sujet ne peut pas transmettre, cela peut être parce qu’il vit l’impact du trauma sur son vécu mais aussi parce qu’il n’éprouve pas le système comme disponible à son écoute ou qu’il expérimente (ou a expérimenté) les fonctions défensives du système familial. À ce moment, nous avons décidé que la meilleure manière de continuer à travailler avec cette famille était de montrer que les difficultés de Louis n’étaient pas liées à la façon de sa mère d’être mère. Elle aurait pu être la meilleure mère du monde que ça n’aurait rien changé, car la génétique jouait ici un rôle important. Petit à petit, le mythe s’est donc assoupli. Finalement, la dernière partie de notre article nous permettra de comprendre pourquoi Louis avait mis en place tous les symptômes qui l’avaient amené dans notre service psychiatrique. 7. La fonction du symptôme Probablement dans un premier temps, le mensonge, pour Louis, était une contenance narcissique qui avait pris place depuis son enfance. Elle venait combler le fossé « je sais que 371 je suis rejeté mais je ne sais pas le pourquoi » et venait aussi souligner à quel point il devait gratifier narcissiquement sa mère. Avec le temps, le mensonge est devenu mythomanie, comme tentative de dire ce qui ne pouvait pas être entendu dans sa famille. Tant que Louis habitait avec ses parents, la maison avait joué un espace de contenance, de pseudo-attachement. Au moment où Louis a décidé de partir de la maison, il a été confronté au rejet qu’il a vécu sur un mode de rupture et non de séparation. Pour survivre à cette rupture, Louis a développé une vie de substitution, moment où les symptômes sont venus prendre des allures délirantes ; Louis devait échapper à une angoisse de mort psychique. Rappelons-nous que pour pouvoir bien se détacher, il faut d’abord avoir été bien attaché. Avoir eu un attachement de bonne qualité est une condition pour pouvoir par la suite se détacher des figures parentales. Lors d’un entretien de famille, la mère de Louis nous a appris que Louis était jaloux d’un de ses cousins. Plus Louis grandissait, plus il avait l’impression que sa grand-mère préférait son cousin de cinq ans plus jeune, appelé Bastien. On pourrait donc faire l’hypothèse que l’invention d’un « meilleur ami », Bastien, représentait le collage de Louis à son cousin pour tenter de survivre grâce à la seule personne qui l’avait investi affectivement, sa grand-mère maternelle. À la fin de l’hospitalisation, Louis se montrait ambivalent par rapport à l’existence de Bastien. Lors des entretiens individuels, il pouvait exprimer qu’il avait peut-être inventé toute l’histoire mais, lors des entretiens de famille, il continuait à insister sur la réalité de Bastien. La mythomanie était encore une forme de survie psychique, symptôme dont il avait encore besoin pour exister. Néanmoins, nous avons constaté un changement d’attitude et de comportement chez Louis suite à l’intervention thérapeutique : l’image de lui-même est devenue plus positive. Il s’est montré très motivé par rapport au projet d’entamer une formation via la formation continue pour adultes dans le secteur de la vente. Louis a exprimé aussi son incapacité d’assumer une paternité, chose qui l’inquiétait énormément. Le projet de sortie pour Louis a été un retour à la maison avec un suivi psychologique et familial. 8. Conclusion Louis nous dit avoir trouvé pour la première fois « sa place au monde » il y a cinq mois, quand il a commencé une relation amoureuse avec Mélissa. Actuellement, elle est enceinte de deux mois. La paternité est une réparation narcissique qui lui donne une consistance. Le fait de devenir père assure une réparation dans le réel : « je souffre du syndrome de Klinefelter, mais j’intègre les normaux en tant que père ». La famille de Louis a prétendu que ce bébé n’existait pas, comme le syndrome. La question de la paternité n’a pas paru pouvoir être abordée pendant l’hospitalisation de Louis dans notre service. On observait ici un autre non-transmissible. 372 E. Anglada et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 367–372 Selon Neuburger, les non-dits sont interprétables comme autant de « gommages » de la réalité familiale, destinés à permettre la transmission d’un mythe normalisé, ayant fait disparaître les particularismes de la famille vécus comme autant de différences inacceptables, car dangereuses, situant la famille en ligne de mire d’une société qui n’accepte pas les différences. Nous avons pu mettre en évidence que chez Louis la mythomanie était une tentative de communiquer. L’impossibilité de ne pas communiquer [16] est connue : tout comportement a la valeur d’un message, c’est-à-dire qu’il est une communication. Il s’en suit qu’on ne peut pas ne pas communiquer qu’on le veuille ou non. La « communication » ne se réduit pas à être intentionnelle, consciente où réussie, c’est-à-dire s’il y a compréhension mutuelle. On pourrait donc envisager que dans certains cas, la mythomanie viendrait révéler un problème réel qui n’a pas pu être entendu. Chez notre patient, la mythomanie est venue faire écho au fait que personne ne voulait accepter l’existence d’un problème chez lui. Dans le système lorsqu’une chose réelle ne peut être entendue, l’imaginaire prend toute la place. Les symptômes ont finalement amené Louis dans un hôpital psychiatrique. Dans ce cas, la psychiatrie a permis de faire parler la famille et quand le syndrome a été abordé, le fonctionnement familial a pu reprendre ; un travail individuel a pu aussi être commencé. Les entretiens familiaux ont permis un assouplissement du fonctionnement rigide de la famille et ont rendu tolérable le symptôme réel du patient désigné. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Dupré E, La mythomanie. Étude psychologique et médico-légale du mensonge et de la fabulation morbides. Bull Med 1905;23:263–8. [2] Haustgen T, Bourgeois ML. L’évolution du concept de la mythomanie dans l’histoire de la psychiatrie. Ann Med Psychol 2007;165:334. [3] Haley J. In: Milton H, Erickson, editors. Un thérapeute hors du commun. Paris: Ed. desclée de Brouwer; 1995. [4] American Psychiatric, Association. Mini DSM-IV critères diagnostiques. Paris: Ed Masson; 1996. [5] Neuburger. L’autre demande. 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