Une société traditionnelle noire africaine et ses plantes utiles : les Eviya du Gabon
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perdait facilement en forêt où tout se ressemble et se perdre dans ces lieux obscurs
impliquait la plupart du temps la mort1. Il fallait donc apprendre à s’y repérer. Activer et
aiguiser tous les sens, notamment la vue, l’odorat et l’ouïe. La maîtrise cognitive de la forêt
et des plantes était une nécessité absolue. Il fallait en outre apprendre à se protéger des
forces et êtres surnaturels qui, selon les croyances locales, peuplent les végétaux, les
rivières et les ruisseaux, les chutes et certains autres lieux spécifiques.
Toute exploitation sauvage d’un tel environnement était, dans une perspective
culturelle traditionnelle du moins, simplement impensable parce que contraire à la nature
des choses. Lorsque l’homme était amené à entrer dans ce lieu pour chasser ou pêcher,
pour cultiver ou encore pour cueillir quelques feuilles censées soigner ses maux, il était
tenu d’accomplir des gestes rituels afin d’apaiser les esprits et les génies du lieu. Ces
actes étaient l’expression d’une déférence profonde à l’égard de cet univers qui le
transcendait et lui offrait ses richesses. S’en servir pour vivre est autorisé dans l’esprit
d’un Moviya à condition de rétablir l’équilibre rompu.
C’est ainsi qu’au fil des siècles s’est constitué, grâce à l’interaction intensive entre
les hommes africains et la forêt, un savoir empirique immense du milieu forestier. Ce
savoir concerne bien évidemment les repères physiques, les changements dus aux
variations saisonnières mais aussi tout ce que la forêt offre d’utilisable (fruits, feuilles,
écorces, racines, sèves, bois, etc.) ainsi que l’exploitation de tous ces éléments pour
l’alimentation, la médecine, les pratiques rituelles, la chasse et la pêche, la construction des
cases et la fabrication d’objets, et bien d’autres domaines encore. Il nécessite un long
apprentissage.
Il est certain que les populations bantoues du Gabon sont pour une partie de leurs
connaissances de la forêt au moins, redevables à ceux que l’on appelle les “Maîtres de la
forêt”, c’est-à-dire les Pygmées ( en geviya). Ceux-ci étaient installés bien
avant l’arrivée des bantous et avaient déjà appris à domestiquer ce milieu extrêmement
riche mais peu accueillant pour l’homme. Le lexique geviya de la flore comporte quelques
éléments qui font référence à ces spécialistes de la forêt. (Cf. les entrées
et .) Toutefois, le nombre de ces éléments n’est
pas représentatif de l’apport des Pygmées aux connaissances de la forêt.
Ces connaissances accumulées avec le temps ne constituent pas un savoir unifié. Il
s’agit bien plutôt d’un savoir dispersé, fragmenté. Le Moviya “moyen” a des
connaissances qui lui permettent de faire face aux besoins du quotidien. Des
connaissances plus spécifiques sont détenues par ceux qui fréquentent le milieu forestier
pour l’exercice de la chasse ou de la médecine. Ce sont en particulier les devins-
1. Comme l’affirme si bien le proverbe geviya : È ‘Ce ne
sont que les inhabitués qui se perdent en forêt.’