Champs et particules : deux figures du continu et du

Intellectica, 2009/1, 51, pp.
© 2009 Association pour la Recherche Cognitive.
Champs et particules : deux figures
du continu et du discret dans les théories physiques
Alain Comtet
RESUME : Le cadre théorique dans lequel s’est construit la physique moderne s’appuie
sur le concept de champ. Nous montrons comment ce concept, qui apparaît d’abord
comme un simple substitut à celui d’action à distance, s’est progressivement imposé
dans la construction des théories quantiques relativistes. L’élaboration de ce cadre
s’est accompagné d’un changement de signification des concepts de localité, causalité
et symétrie. Champs et particules apparaissent ainsi comme deux figures du continu et
du discret à travers lesquelles est posé le problème de l’antinomie continu discret.
Nous avançons l’idée qu’il n’y a pas un continu mais une multiplicité de continus
associés aux différentes strates de la réalité physique. Comment peut-on concilier
cette idée avec celle d’élémentarité ? Nous rappelons comment le problème se pose en
théorie des champs et la réponse qu’a apportée l’étude des phénomènes critiques.
Nous évoquons le conflit entre deux descriptions de l’univers physique : l’une fondée
sur une démarche réductionniste visant à rechercher les lois de l’élémentaire, l’autre
mettant l’accent sur la notion de comportement collectif et de propriétés émergentes.
Mots clés : Antinomie continu-discret, élémentarité, émergence, champs et particules.
ABSTRACT : Particles and fields, two figures of the discrete and the continuum in
physical theories. The theoretical framework within which modern physics has been
built relies on the concept of field. We show how this concept which, in the first
instance serves as a substitute for that of action at a distance, has gradually come to
play a central role in the construction of relativistic quantum theories. The
development of this framework has brought about a change in the meaning of the
concepts of locality, causality and symmetry. Particles and fields appear as two
aspects of the discrete and the continuum in terms of which the discrete versus
continuum question can be formulated. We put forward the view that there is not just
one continuum but rather a multiplicity of continua associated with the different
layers of physical reality. How can this view be reconciled with that of elementarity ?
We recall how this question arises in quantum field theory and how it is resolved in
terms of notions developed in the study of critical phenomena. We discuss the conflict
between two descriptions of the physical universe : one based on a reductionnist
approach with the aim of uncovering the laws of elementarity, the other emphasising
the notion of collective behaviour and that of emerging properties.
Key words : Continuum-discrete antinomy, elementarity, emergence, fields and
particles
Institut Henri Poincaré & LPTMS, Université Paris 11, Alain.Comtet@u-psud.fr
2 A. COMTET
1. INTRODUCTION
Dans une conférence donnée au colloque de Cerisy sur le thème « Logos et
catastrophes », Thom (Thom, 1989) reprend l’idée de Holton que toutes les
grandes disciplines sont construites sur certaines apories fondatrices. Par il
veut signifier qu'elles sont traversées par des clivages fondamentaux et
irréductibles. Les oppositions continu-discret, élémentaire-complexe ou bien
déterminisme-indéterminisme que l’on rencontre dans les théories physiques
sont des exemples de tels clivages. Ce sont des apories car il ne semble pas
exister de voie de passage (de
ποροσ
) ni d’issue logique permettant de les
dénouer. L’objet de cet essai est d’illustrer l’antinomie continu-discret en
partant de la notion de champ et de particule.
Dans le langage commun, l’idée d’élémentarité renvoie à celle d’un objet
ponctuel et sans structure. La physique classique reprend pour partie cette idée,
mais elle lui donne un contenu plus précis. La « particule » ou le
« corpuscule » est une entité dotée de certains attributs permettant de
l’identifier : une masse, une charge électrique et aussi certaines propriétés de
localisation spatiale. En ce sens le corps rigide de la mécanique newtonienne
est un objet élémentaire au même titre que le point matériel. On peut en effet le
caractériser par un nombre fini de degrés de liberté, un ensemble de
coordonnées généralisées constitué des trois angles d’Euler et des trois
coordonnées du centre de masse. C’est donc essentiellement un point dans un
espace de configuration. C’est ainsi que s’exprime la notion de localité. Par
opposition, la notion de champ classique renvoie à celle d’un continuum
constitué d’un ensemble infini de variables dynamiques locales, telles que le
champ des vitesses dans un fluide. Un champ classique est donc une
fonction sur l’espace de configuration. En physique classique, particules et
champs sont par conséquent des entités bien distinctes décrites par des objets
mathématiques très différents, d'une part des points et d'autre part des fonctions
sur un certain espace de configuration.
Dans une première partie, nous rappellerons l’origine des concepts de
champ et de particule et analyserons leur évolution dans une perspective
diachronique prenant en compte la dimension historique des différentes
théories qui se sont succédé. Nous évoquerons toutes les métamorphoses qu’a
connues la notion de particule, depuis celle de point matériel de la mécanique
newtonienne jusqu'à celle de particule définie comme représentation d’un
groupe de symétrie. Nous verrons comment les théories quantiques des champs
parviennent à unifier ces deux concepts. L’élaboration de ce cadre théorique
s’est faite au prix de changements de signification des concepts de localité,
causalité et symétrie sur lesquels il sera intéressant de se pencher. Nous
verrons comment les changements successifs, et souvent radicaux, de points de
vue qui sont intervenus n’ont pas été dictés par des a priori philosophiques
mais par des exigences de cohérence interne des théories physiques. La notion
même de continu n’acquiert un sens précis qu’à travers celle de localité ; et
celle d’élémentarité, fort éloignée de l’idée naïve d’objet sans structure, doit
Champs et particules : deux figures du continu et du discret dans les théories physiques 3
être formulée dans le cadre de la théorie des représentations. Ainsi, de façon
assez inattendue, à travers la question du continu se pose aussi celle de
l’élémentaire ce qui conduit à une confrontation intéressante entre les deux
apories continu-discret et élémentaire-complexe.
La deuxième partie sera une interrogation sur la recherche de l’élémentaire.
Nous évoquerons le conflit entre deux descriptions de l’univers physique :
l’une fondée sur une démarche réductionniste visant à sonder les lois de
l’infiniment petit, l’autre mettant l’accent sur les comportements collectifs et la
notion d’émergence. Il s’agit d’un conflit très ancien qui a été ravivé par des
développements récents en physique de la matière condensée. Les acteurs les
plus influents qui ont participé à ce débat sont pour la plupart des théoriciens
éminents de ce domaine, citons en particulier P. Anderson, D. Pines et
R. Laughlin. Dans un ouvrage récemment traduit en français, Un univers
différent, Laughlin souligne le rôle des réalités émergentes dans les
phénomènes quantiques macroscopiques et se livre à une critique très sévère de
la démarche réductionniste. Selon lui, le débat n’est pas seulement de nature
méthodologique, mais il est de nature ontologique et touche à notre vision
même du monde.
« La précision de nos mesures nous permet de dire avec assurance que la
quête d’une vérité ultime est terminée mais aussi qu’elle a échoué, puisque
nous savons maintenant que la nature est une énorme tour de vérités
empilées dont chacune descend de sa vérité mère et la transcende, quand
l’échelle de mesure augmente. Comme Christophe Colomb ou Marco Polo,
nous étions partis explorer un nouveau pays et nous avons trouvé un
nouveau monde »
« Nous ne vivons pas la fin de la découverte mais la fin du
réductionnisme. La fausse idéologie qui promettait à l’humanité la maîtrise
de toute chose grâce au microscopique est balayée par les événements et la
raison. Non que la loi microscopique soit fausse ou vaine. Elle est
seulement rendue non pertinente dans de nombreux cas par ses filles, et les
filles de ses filles, à plus haut niveau : les lois organisationnelles de
l’univers » (Laughlin, 2005, p 263 et 276).
2. LA PARTICULE ET LE CHAMP, PERSPECTIVE HISTORIQUE
2.1. Théories classiques des champs
Historiquement, la notion de champ a d’abord été introduite comme un
substitut à celle d'action à distance. C’est dans le contexte de la théorie de
l’attraction universelle que le problème se pose pour la première fois. On sait
que cette théorie, élaborée par Newton dans le courant du XVIIème siècle, rend
parfaitement compte de la chute des corps et du mouvement des planètes. Elle
part du postulat qu’il existe, entre deux corps massifs quelconques, une force
de gravitation inversement proportionnelle au carré de la distance ; c’est l’idée
d’action à distance. Mais comment peut-il donc apparaître une telle action sans
qu’il n’y ait de support matériel permettant de la propager ? Cette idée sur
laquelle est fondée la théorie newtonienne est en conflit avec celle de localité
défendue par Leibniz. Dans une lettre adressée à Monsieur Arnauld, docteur en
4 A. COMTET
Sorbonne, Leibniz écrit « Il y a déjà quelque temps que j’ai publié dans les
actes de Leipzig un essai physique pour trouver les causes physiques du
mouvement des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d’un
solide dans un fluide qui se fait en ligne courbe ou dont la vélocité est
complètement difforme vient du mouvement du fluide même ». De fait, un
cadre conceptuel nouveau, incorporant le concept de localité revendiqué par
Leibniz, verra le jour un siècle et demi plus tard grâce aux intuitions de
Faraday. Selon Faraday, une particule massive crée en chaque point de l’espace
un champ de gravitation (ou un champ électrique s’il s’agit d’une particule
chargée) qui agit à son tour sur les autres particules ; ainsi il n’y a pas
d’interaction à distance et instantanée mais seulement une interaction transmise
par l’intermédiaire d’un champ. Les avantages d'une telle formulation sont
multiples. Sur le plan conceptuel, c’est une façon économique d’incorporer la
notion de localité – l’existence d’une interaction locale entre la particule et le
champ – et ainsi d’évacuer le problème de l’action à distance. Sur le plan
technique, cette formulation permet d’écrire les équations du mouvement en
partant d’un principe variationnel lequel permettra ultérieurement d’incorporer
de façon explicite les symétries (théorème de Noether).
Dans le courant du XIXème siècle, ce point de vue va progressivement
s'imposer. On assiste à l’évolution d'une physique fondée sur le discret – le
corpuscule et l’action à distance entre corpuscules – description dans la
continuité du projet newtonien incarné par Laplace – vers une physique du
continu représentée par Fourier (théorie de la chaleur) et Cauchy (premiers
travaux sur l'élasticité). En considérant les corps élastiques comme des milieux
continus, Cauchy isole de petits volumes élémentaires et écrit les forces et les
pressions s’exerçant sur les différentes faces. Les bases modernes de la théorie
des milieux continus sont élaborées dans son article de 1827 (Dahan-
Dalmedico, 1992). Notons qu'il reviendra par la suite au point de vue laplacien
dans ses travaux sur la lumière. Avec Maxwell, le concept de champ acquiert
une nouvelle signification. Dans son article de 1864, « A dynamical theory of
the electromagnetic field », Maxwell construit une théorie dynamique de
l’électromagnétisme qui prédit un phénomène entièrement nouveau : c’est celui
de la propagation des ondes électromagnétiques. Contrairement aux ondes
sonores, pour lesquelles il y a une mise en mouvement des molécules, dans le
cas de la lumière, il n’y a pas de support matériel. L’énergie électromagnétique
a son siège dans le champ électromagnétique qui est présent dans tout l'espace
comme l’illustre le phénomène du rayonnement électromagnétique. Ce
phénomène traduit le fait qu’une particule chargée accélérée est nécessairement
accompagnée d’un champ à longue distance qui transporte de l’énergie et de
l’impulsion. Il s’ensuit que le champ ne peut plus être considéré comme un
simple substitut, mais qu’il doit être traité comme une véritable variable
dynamique. Le champ devient une entité propre possédant les mêmes attributs
qu’une particule : énergie, impulsion et moment angulaire. Cependant la
dichotomie particule-champ subsiste puisque les équations du mouvement se
présentent comme un ensemble de quatre équations pour le champ, les
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équations de Maxwell, et d’une équation pour la matière, l’équation de
Lorentz.
Le couplage entre les deux entités, particules et champ, conduit à un effet
physique nouveau qui est celui de la réaction de rayonnement : une particule
chargée va nécessairement interagir avec son propre champ de rayonnement.
Un calcul perturbatif montre que cet effet se traduit par l’apparition d’une force
de freinage effective proportionnelle à la dérivée de l’accélération. La
dynamique des particules chargées conduit ainsi à un système d’équations
différentielles du troisième ordre. L’analyse mathématique montre que
certaines de ses solutions présentent des pathologies, elles impliquent
notamment des violations de causalité sur des échelles de temps d’ordre R/c
R est le « rayon classique de l’électron » et c la vitesse de la lumière. Ces
questions furent beaucoup discutées dans la première moitié du XXème siècle,
notamment par Lorentz et Dirac, mais aucune de ces tentatives ne put
réellement aboutir. Il ne semble pas exister de théorie classique cohérente
capable de décrire des particules chargées en interaction avec leur propre
champ. Dans le même ordre d’idées, il faudrait aussi évoquer les travaux de
Lorentz et Poincaré sur l’électrodynamique des systèmes étendus. Leur objectif
principal était de retrouver la relation énergie-impulsion en partant d’une
théorie dynamique de l'électron considéré comme un objet étendu en
interaction avec son propre champ. Avec l’avènement de la relativité restreinte,
on s’est rapidement convaincu qu'une telle relation a en fait un contenu
purement cinématique et qu'il est par conséquent illusoire de vouloir la dériver
d'une théorie dynamique. Observons cependant que, plus d’un siècle après, on
ne dispose toujours pas d’explication satisfaisante de l’origine des masses.
L'avènement de la relativité générale marque une étape importante dans la
construction des théories classiques de champs. C’est d’une certaine façon un
couronnement de la théorie classique des champs et du principe de localité sur
lequel elle est fondée. Ce principe de localité, auquel Einstein était
profondément attaché, n’était en effet que partiellement mis en œuvre en
électrodynamique puisque dans cette théorie seuls les champs sont locaux. Il
subsiste une structure rigide d’espace-temps les champs se propagent et sur
laquelle est définie la notion de causalité. La relativité générale se présente
comme une théorie non-linéaire dans laquelle l’espace-temps lui-même est une
variété différentiable munie d’une métrique qui est le champ de gravitation. Ce
dernier est couplé à la matière à travers le tenseur d’énergie-impulsion. Notons
que le problème de la localisation de l’énergie et de la séparation de l’énergie
totale en ses différentes composantes, celle d’origine gravitationnelle et celle
associée à la matière, devient tout à fait non trivial et continue à faire l’objet de
travaux de recherche actuels (Witten, 1981). Il y a eu par la suite plusieurs
tentatives désespérées pour résoudre la dichotomie champ-particules au sein de
la théorie classique des champs (Mie, Einstein). Au cours des dernières
décennies, ce sujet a connu un renouveau d’intérêt suscité par la découverte de
solutions exactes des équations de Yang-Mills couplées à des champs de
matière et au champ de gravitation. Dans ces théories non-linéaires, on peut
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