La mauvaise prise en charge de la diarrhée de l`enfant en France

Santé publique 2004, volume 15, no1, pp. 27-35
OPINIONS
ET DÉBATS
La mauvaise prise en charge
de la diarrhée de l’enfant
en France
Poor delivery of care for Diarrhoea
in children in France
B. Topuz (1)
Tiré à part : B. Topuz Réception : 17/02/2003 - Acceptation : 04/11/2003
Résumé : Chaque année la diarrhée infantile en France cause la mort de 50 à
80 enfants de moins de cinq ans et l’hospitalisation d’environ 50 000 du fait
principalement de la déshydratation qu’elle entraîne. Un grand nombre de ces morts et
de ces hospitalisations serait évitable par des mesures simples de prévention de la
déshydratation que l’OMS a codifiées et promues au niveau international, il y a déjà
25 ans. En France, de très nombreux médecins ne les appliquent pas, encore
aujourd’hui : beaucoup d’entre eux ne prescrivent pas de sels de réhydratation orale
dans la diarrhée infantile mais des médicaments antidiarrhéïques, inefficaces sur la
déshydratation et déconseillés par l’OMS. À travers le prisme de cet échec collectif, on
identifie des causes diverses qui interrogent notre système de santé tout entier : déficit
d’observation épidémiologique, déficit de pilotage des actions de santé vers l’enfance ;
culture médicale insuffisante ; relations très ambiguës de l’État à l’industrie
pharmaceutique ; système de formation médicale continue fortement lié à l’industrie
pharmaceutique et incapable, jusqu’à maintenant, de relever le défi d’un changement
de pratiques pourtant nécessaire.
Summary : Every year in France infant diarrhoea is responsible for the death of 50 –
80 children under the age of 5 and the hospitalisation of approximately 50,000 children
principally related to the deshydration which it causes. A significant number of these
deaths and hospitalisations could be avoided by simple measures aimed at preventing
deshydration, measures which have been codified and internationaly promoted by the
WHO for the past 25 years. In France, a large number of physicians do not yet apply
them; they do not prescribe oral rehydration salts in case of infant diarrhoea, but
prescrible antidiarrhoeal drugs which are ineffective on deshydration and are formally
rejected by the WHO in these cases. Looking through the prism of this collective failure,
(1) Chef de service de la Protection Maternelle et Infantile en Seine-Saint-Denis et ancien président de
l’Association. Pour une Information Médicale Éthique et le Développement (PIMED). Conseil général de
Seine-Saint-Denis, 93, rue Carnot, BP 193, 93003 Bobigny cedex. Courriel : [email protected]
B. TOPUZ
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one can identify the various causes which put into question the entire French health
system :
Lack of epidemiological observation ;
Lack of targeting health actions and initiatives towards children ;
Insufficient medical culture ;
Very ambiguous relationships between the state and the pharmaceutical industry ;
System of continuing medical education strongly linked to the pharmaceutical industry
and incapable, to date, of raising up the challenge of a change in practice, which is
nevertheless necessary.
Chaque année la diarrhée infantile
en France cause la mort de 50 à
80 enfants de moins de cinq ans et
l’hospitalisation d’environ 50 000 du
fait de la déshydratation qu’elle entraî-
ne. Ces chiffres n’ont véritablement
été rendus publics qu’à la fin des an-
nées 1990 [11] grâce à des journa-
listes ou des associations qui sont al-
lés les chercher auprès de l’INSERM
et de l’Institut National de Veille Sani-
taire (INVS) qui ne les exploitaient pas.
Parallèlement, les études épidémio-
logiques répétées assez régulièrement
ces vingt dernières années montrent
que la prévention du risque de déshy-
dratation, codifiée depuis 1980 par
l’Organisation Mondiale de la Santé
(OMS) à savoir la thérapie par les sels
de réhydratation orale n’est pas pres-
crite par des médecins de première
ligne dans environ deux tiers des si-
tuations. Cette non-prescription a di-
rectement été à l’origine de nombreux
décès. Cela a été prouvé à la fois lors
de procès gagnés par les patients [12]
et au cours d’une vaste étude menée
par des pédiatres hospitaliers dans le
Nord de la France en 1996 [8].
Aujourd’hui, un nouvel environne-
ment des pratiques de prescription est
en voie d’émerger. Il importe de déga-
ger les principaux enseignements à ti-
rer de ce qu’il faut bien appeler un
vaste scandale sanitaire.
Prévention
de la déshydratation,
un programme majeur
de l’OMS
À la fin des années 1970, le Lancet
publie un éditorial retentissant annon-
çant une découverte médicale majeu-
re, aussi importante que les premiers
pas humains sur la lune : la thérapie
par réhydratation orale. L’absorption
d’une solution comportant une pro-
portion adéquate de sels de sodium,
de potassium et de sucre dans une
quantité d’eau adéquate permet de
stopper la fuite d’eau du territoire vas-
culaire vers le tube digestif et ainsi
d’empêcher la déshydratation particu-
lièrement grave chez le jeune enfant.
L’OMS lance un programme spéci-
fique mondial intégré dans les soins
de santé primaires. On y distingue les
signes permettant de classer les
jeunes patients suivant qu’ils ont une
diarrhée simple, une diarrhée avec
déshydratation légère, une diarrhée
avec déshydratation importante. Les
mesures à prendre sont codifiées
dans chaque type de situation :
conseils et prescription, surveillance
médicale de quelques heures, éven-
tuelle hospitalisation. Dans les pre-
mières années de lancement du pro-
gramme, les stratégies oscilleront
entre deux modalités différentes : fa-
voriser le fait que les familles prépa-
rent elles-mêmes des solutions de ré-
LA MAUVAISE PRISE EN CHARGE DE LA DIARRHÉE DE L’ENFANT EN FRANCE
hydratation orale avec principalement
de l’eau, du sel et du sucre ou qu’elles
se procurent des sachets tous prépa-
rés. Cette dernière stratégie l’empor-
tera. Dans de nombreux pays, l’usage
des sachets sera favorisé par le statut
et le prestige lié au médicament. Ils
seront souvent pris en charge par les
systèmes de santé locaux ou les sys-
tèmes sociaux.
À l’occasion d’un service de coopé-
ration dans un petit hôpital d’un pays
d’Amérique centrale en 1982-1983,
j’ai constaté de visu que les recom-
mandations de réhydratation orale
étaient affichées dans l’entrée des
centres de santé et que les infirmières
géraient couramment l’évaluation de
la déshydratation des enfants qui ve-
naient en consultation ainsi que leur
prise en charge. Une abondante litté-
rature de formation des personnels de
santé a été accessible en plusieurs
langues, dès les années 1980.
En 1992, l’OMS publie un ouvrage
en français, en anglais et en espagnol,
intitulé « Usage rationnel des médica-
ments dans le traitement des diarrhées
aiguës de l’enfant » [9]. L’OMS reprend
tous les essais cliniques internationaux
réalisés pour la mise sur le marché
d’une dizaine des médicaments anti-
diarrhéiques les plus utilisés, le Smec-
ta®notamment, et invite les prescrip-
teurs à ne pas les utiliser du fait de leur
inefficacité, de leur trop faible efficaci-
té ou de leur toxicité potentielle, au re-
gard de la priorité à donner aux sels de
réhydratation orale, dont ils risquent
de détourner les usagers.
Échec de la mise en œuvre
du programme OMS
en France
Dans les années 1990, plusieurs
études montrent la faible prescription
des sels de réhydratation orale par les
médecins français, les conséquences
dramatiques que cela entraîne ainsi
que l’incohérence des informations
données par le dictionnaire Vidal. Deux
d’entre elles retiennent plus particuliè-
rement l’attention : la première menée
par l’association. Pour une Information
Médicale Éthique et le Développement
(PIMED) recense des données épidé-
miologiques et analyse les modalités
de prise en charge ainsi que l’informa-
tion officielle disponible en France sur
les spécialités antidiarrhéiques [1].
C’est ainsi que PIMED avec l’aide du
service de PMI de Seine-Saint-Denis
publie les premiers chiffres français de
mortalité liée à la diarrhée en 1998 [13].
PIMED met aussi en lumière, après
d’autres, le faible recours aux sels de
réhydratation orale et la fréquence des
prescriptions médicamenteuses dé-
conseillées par l’OMS. Pour cela, l’as-
sociation élabore une étude menée en
lien avec le Groupement des pédiatres
de la région de Lyon. L’analyse des
prescriptions recensées en 1996 au-
près d’une soixantaine de pédiatres et
généralistes [2] montre que seulement
35 % des prescriptions comportent
des sels de réhydratation orale et que
6 % contiennent comme unique pro-
duit prescrit des sels de réhydratation
orale.
L’information officielle sur les spé-
cialités « antidiarrhéiques », qui était
transcrite en 1996 dans le dictionnaire
Vidal, apparaissait souvent en discor-
dance avec les recommandations de
l’OMS. Le conseil d’utiliser systémati-
quement des sels de réhydratation
orale n’était pas présent. Par ailleurs,
les sels de réhydratation orale, n’étant
pas considérés comme médicaments,
figuraient parmi les produits diété-
tiques. Dans la presse médicale et
pharmaceutique, la publicité pour les
antidiarrhéiques déconseillés par
l’OMS occupait plus de place que les
articles susceptibles d’orienter la
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B. TOPUZ
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prescription vers des pratiques ration-
nelles basées sur le consensus scien-
tifique international, c’est-à-dire l’utili-
sation des sels de réhydratation orale.
La deuxième étude [8] menée en
1996 dans 7 centres hospitaliers du
Nord de la France vient confirmer la
gravité et la fréquence des dysfonc-
tionnements. Non seulement le faible
taux de prescription de sels de réhy-
dratation orale est clairement démon-
tré pour la énième fois, mais, parmi les
326 nourrissons reçus à l’hôpital dans
la semaine d’étude, l’un d’entre eux
est décédé par déshydratation et deux
autres présenteront des séquelles
chroniques graves, tous trois n’ayant
pas eu de sels de réhydratation orale
prescrits lors de leur consultation mé-
dicale de ville.
À l’analyse des prescriptions des mé-
decins consultés avant l’arrivée à l’hô-
pital, on observe la même proportion
d’ordonnances comportant des sels de
réhydratation orale que dans l’étude PI-
MED - pédiatres de Lyon : 35 %.
Les spécialités prescrites sont les
suivantes : une argile (84 % des cas),
un antiémétique (65 %), un antibio-
tique systémique (33 %), un « antibac-
térien intestinal » (21 %), un ralentis-
seur du transit (17 %). Dans 46 % des
cas un lait de « régime » essentielle-
ment sans lactose est aussi prescrit.
Histoire
d’une mobilisation
Après ces constats, une action as-
sociative va s’organiser autour de plu-
sieurs axes :
L’association PIMED écrit en 1996
au Directeur de l’Agence du Médica-
ment pour alerter les autorités sur les
discordances entre l’information offi-
cielle et les directives internationales
relatives à la prise en charge de la
diarrhée infantile. Une réunion d’ex-
perts de l’Agence décide en sep-
tembre 1998 de modifier les monogra-
phies du dictionnaire Vidal et les no-
tices destinées aux patients. La réfé-
rence aux sels de réhydratation orale
est systématiquement introduite.
PIMED prend contact avec la Socié-
té Française de Pédiatrie et la Société
Française de Santé Publique pour que
les Présidents de ces deux sociétés
demandent officiellement le rembour-
sement des sels de réhydratation ora-
le par la Sécurité Sociale. Le principe
adopté par le Ministère de l’Emploi et
de la Solidarité début 2002 sera mis
seulement en œuvre en mai 2003.
Le dernier axe de travail demandé
au Ministère de l’Emploi et de la Soli-
darité par les deux sociétés savantes
n’a pas encore été mis en œuvre : il
s’agit d’une vaste campagne de for-
mation des professionnels et d’infor-
mation de la population.
Vingt-trois ans après le lancement
par l’OMS du programme de prise en
charge de la diarrhée infantile,
quelques mesures élémentaires sont
enfin prises. Même si l’on constate
une extrême lenteur, on ne peut que
se réjouir de ces premières mesures.
Et des leçons sont à tirer de la mau-
vaise prise en charge française de la
diarrhée infantile.
Les carences du système
de veille épidémiologique
et de pilotage
Un premier constat porte sur la défi-
cience du pilotage du système de san-
té qui devrait comporter logiquement
un dispositif d’observation, d’analyse
des données, d’alerte, de planification
et de mise en œuvre des actions né-
cessaires.
LA MAUVAISE PRISE EN CHARGE DE LA DIARRHÉE DE L’ENFANT EN FRANCE 31
On pourrait penser ingénument que
les données épidémiologiques sur la
santé de l’enfant sont centralisées et
analysées par une division du minis-
tère de la Santé chargée de la poli-
tique de santé de l’enfant. La réalité
est tout autre.
D’abord, il est extrêmement difficile
de disposer de données. À la table
ronde des journées parisiennes de pé-
diatrie consacrées à la diarrhée en
1997 [7], seuls les chiffres mondiaux
et américains ont été cités. L’analyse
détaillée de l’INSERM sur les causes
de la mortalité par âge liée à la diar-
rhée en France dépendra de bonnes
volontés privées : Association PIMED
puis la Revue Prescrire. Les données
épidémiologiques d’hospitalisation,
qui logiquement devraient être une mi-
ne d’informations, sont considérées
par tous les responsables comme in-
exploitables car comportant trop de
biais liés aux répercussions des
chiffres fournis sur la gestion financiè-
re des établissements. Il y a là une
grave carence : le recueil épidémiolo-
gique des causes d’hospitalisation de-
vrait aider au pilotage des actions de
santé au même titre que l’analyse des
causes de mortalité.
C’est finalement par une correspon-
dance de l’INVS avec la Revue Pres-
crire, en date du 23 mars 1999, que
l’on apprendra le chiffre étonnant de
49 000 séjours hospitaliers d’enfants
âgés de 1 mois à 5 ans en 1997 liés
à la diarrhée ou à ses principales
complications [11].
Même si ces données finissent par
être disponibles grâce à l’ingéniosité
d’investigateurs journalistes ou asso-
ciatifs, il n’existe malheureusement
pas de division du ministère de la
Santé chargée de la politique de santé
de l’enfant susceptible de s’en saisir
pour agir. Il faudra beaucoup de
temps et de persévérance aux asso-
ciations pour que des actions correc-
tives, aux principes évidents, soient
mises en œuvre par les pouvoirs
publics.
Il semble que toute la chaîne soit
grippée, de l’échelon production d’in-
formation jusqu’à l’échelon planifica-
tion d’actions.
Des concepts
qui ont manqué
aux prescripteurs
Le deuxième constat porte sur le
décalage important entre les pratiques
de prescription médicale recomman-
dées et les pratiques réelles de pres-
cription. Pour comprendre ce phéno-
mène, trois explications peuvent être
évoquées, liées toutes trois aux ca-
rences de la formation médicale en
France. La première a déjà été explici-
tée à l’occasion du drame du sang
contaminé notamment pour com-
prendre la surprescription de transfu-
sions scientifiquement non fondées.
Dans ce domaine, comme l’a expliqué
François Grémy [5] « si un accident
grave n’a qu’une chance sur mille de
se produire, ce qui est négligeable à
l’échelle individuelle, on risquait au
rythme des transfusions de l’époque
3 000 accidents par an, mortels dans
une proportion significative. Pour in-
verser ce risque, il eut fallu avoir pris
conscience que des risques minimes à
l’échelle individuelle pouvaient engen-
drer des dangers collectifs importants
et pour cela abandonner l’idéologie du
caractère strictement individuel de
l’action médicale. Autrement dit pos-
séder une culture minimale de santé
publique ». Le même type de critique
peut se reporter aux traitements pres-
crits contre la diarrhée infantile. Rap-
pelons que la diarrhée infantile est une
maladie banale qui a le plus souvent
une cause virale et guérit spontané-
ment dans l’immense majorité des
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