La quête de sens Quand on se suicide, on « suicide » aussi pas mal

La quête de sens
Quand on se suicide, on « suicide » aussi pas mal de
gens autour de soi1
Nous ne mettrons pas en doute que le suicide soit un drame. Nous ne
mettrons pas en doute l’idée qu’il est souvent le résultat d’une souffrance
considérée comme insupportable. Nous ne mettrons pas en doute qu’il demeure
un problème philosophique majeur dans une société qui, dans ses prétentions et
ses illusions, dit ne fabriquer que du bonheur pour tous.
Un problème philosophique est un nœud dans une corde, un nœud qui ne
se défait pas facilement, un nœud qui est au cœur même de ce qui devrait faire
sens pour nous.
Nous sommes tous des fabricants de sens, que l’on soit philosophe de
profession ou non, que l’on aime ou que l’on déteste la philosophie.
Donner un sens, non seulement au monde dans lequel nous vivons, mais
aussi à notre propre vie demeure une tâche ardue.
Personne n’aime vivre dans le non-sens permanent. Personne ne souhaite
en arriver là. Aux yeux de plusieurs, écrire un livre en philosophie, écrire un
roman ou écrire de la poésie, dans une société comme la nôtre, est un non-sens
puisque cela ne rapporte rien financièrement. C’est trop de travail. Ce qui fait
sens s’évalue en argent. Pourtant, il s’écrit des livres quand même, en philosophie
et en littérature, en poésie et dans toutes sortes de disciplines. Pour quelques
lecteurs et lectrices, cela a encore du sens.
Le sens, on le voit, est quelque chose que chaque être fabrique à sa
manière. Pour moi, un salon de l’auto, c’est totalement inutile, idiot, la négation
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d’un bon nombre de principes écologiques. Mais le sens s’invente à l’aide de la
culture, des valeurs d’une société, d’une éducation et d’une vie particulière.
Dans une société démocratique et individualiste, il est bon de dire que
chacun a le droit de penser comme il l’entend. C’est d’ailleurs l’une des phrases
que l’on peut lire jusqu’à l’écœurement dans les travaux de philosophie des élèves
de cégep. « Chacun a sa définition personnelle, écrivent-ils, de l’amour, de la
liberté, de la vie, du bonheur, du beau ou même du magasinage. » Ils lécrivent
tous, mais je vous dirai à ce sujet deux choses : premièrement, lorsqu’on fait une
telle affirmation, on devrait s’attendre à ce que la personne songe, dans le même
travail, à nous fournir cette définition personnelle et je suppose originale de la
liberté, de l’amour ou du sujet dont il est question. Au moins la sienne, justement
celle qui fait sens pour elle. Mais cette définition est la plupart du temps absente
du travail, ce qui signifie qu’on va jusqu’au seuil de la philosophie mais qu’on
s’arrête là où elle commence. Deuxièmement, même lorsqu’on affirme que tout le
monde a le droit d’avoir une définition personnelle de la liberté, de l’amour, du
beau ou de la vie, on voudrait aussi, je l’espère, qu’elle soit partagée par quelques-
uns, car à quoi sert-il de penser si mes pensées ne peuvent pas être partagées
avec les autres ? Ce qui fait sens exclusivement pour moi n’est pas encore ce que
nous pouvons nommer du sens.
Comment fabriquer du sens, si je suis toujours seul à penser ? Comment
fabriquer du sens, si je nai jamais besoin de soumettre ce que je pense aux
autres ? Il y a du sens quand il y a les autres. Quelque chose qui n’aurait du sens
que pour moi n’a finalement pas beaucoup de sens.
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Il n’y a pas d’éthique sans limites, sans frontières, sans lignes de
démarcation. L’éthique est justement la pensée réfléchie des lignes de
démarcation, des frontières, des balises, des limites.
Dans une société démocratique et individualiste, l’éthique demeure tout de
même une responsabilité collective, une recherche permanente de sens pour
chaque individu. On peut facilement comprendre que la proposition « Le suicide
n’est pas une option » est une affirmation éthique. Elle fixe une limite. Nous nous
tenons alors dans une zone d’ombre et la fracture est toujours possible. Cette
limite peut, pour n’importe quel individu, être franchie. Nous ne pourrons jamais
empêcher des individus de franchir cette limite, théoriquement d’abord et
pratiquement par la suite. Cette réflexion sur les balises et les limites de nos actes
doit être individuelle et collective.
Quand nous affirmons que « le suicide n’est pas une option », nous faisons
un choix. Nous pensons la liberté individuelle. Nous devons, avant de l’affirmer,
se poser plusieurs questions cette position a besoin de plus d’une justification.
Consentir à l’idée que le suicide n’est pas une option, c’est consentir à quoi ? Quel
sens a une telle affirmation ? Est-ce penser pour les autres ? Est-ce penser à la
place des autres ? Est-ce entrer dans le difficile univers des interdictions ? Est-ce
une perte de liberté pour l’autre ? Notre travail de réflexion est quelque chose qui
fait sens, qui clarifie notre conception de la vie, du bonheur. Notre travail de
réflexion établit une cohérence dans nos principes.
Je le répète, dans une société démocratique et individualiste, cette
proposition, « le suicide n’est pas une option », peut être entendue comme une
interdiction, une objection.
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Est-ce une affirmation dangereuse qui retire un droit aux individus ? Est-
ce que nous prenons la bonne direction pour réduire le suicide? Il ne faut pas
penser qu’il n’y aura pas d’opposition, il ne faut pas croire que tout le monde sera
d’accord. Le philosophe Leszek Kolakowski écrit dans Horreurs métaphysiques :
… nous sommes dans l’incapacité de percer le mystère
pour le convertir en savoir, mais savoir qu’il y a un
mystère a de l’importance. Bien que l’on ne puisse pas
déchirer le voile qui cache la réalité, il nous faut savoir
qu’il y a un voile2.
S’agissant du suicide, le voile est là, nous le savons bien. L’autre ne m’offre
toujours qu’une toute petite partie de ce qu’il est. L’autre fabrique du sens, l’autre
tente d’organiser sa vie et sa pensée sur la vie et il ne prend pas toujours la peine
de m’expliquer tout ce qu’il veut faire, tout ce qu’il pense et tout ce qui l’amène à
poser ou non un acte. Ceux et celles qui pensent au suicide ne sont pas toujours
explicites, clairs, précis. Ici, nous le savons bien, il y a la théorie et la pratique.
« Le suicide n’est pas une option » est une proposition théorique. Un principe,
une manière d’organiser une philosophie.
Pour penser, nous nous appuyons sur des documents, des écrivains, des
philosophes, des moralistes, des principes religieux, des principes éthiques. Il y a
toujours quelque chose dans cette réflexion qui se fabrique dans un minimum de
communauté. Mais cette réflexion s’accomplit très souvent dans la solitude, dans
la souffrance, durant une période de crise. Ceux et celles qui pensent le suicide
nous placent souvent devant le fait accompli. Nous savons ce qu’ils ou elles
pensaient après leur mort.
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Voici, par exemple, l’extrait d’une lettre de l’écrivain suisse Henri Roorda :
Je n’ai pas peur de ce qui m’arrivera, car j’ai la foi : je
sais que je ne comparaîtrai pas devant le Juge
suprême. C’est seulement sur terre qu’il y a des
tribunaux comiques. Mais j’aurai tout de même de
l’émotion. Pour être plus insouciant, je boirai une
demi-bouteille de vieux porto. Je vais peut-être me
rater. Si les lois étaient faites par des hommes
charitables, on faciliterait le suicide de ceux qui
veulent s’en aller. (…) Je sais bien que rien ne pourrait
me débarrasser des désirs, des images et des pensées
qui sont dans mon esprit depuis quarante ans. Il
faudra que je prenne des précautions pour que la
détonation ne retentisse pas trop fort dans le cœur
d’un être sensible3.
Pour cet écrivain, le suicide est devenu avec le temps une option. Il sait ce
qu’il fait, il sait aussi ce qu’il se prépare à quitter. Il sait ce qu’il veut. Il ose même
une petite pensée pour les cœurs sensibles. Il ne dit pas : le suicide est une option
pour tout le monde. Il dit : le suicide est mon option. L’acte fait sens, l’acte est
pensable et possible. Il ne sagit pas dun acte romantique. Il ne sagit pas
d’imposer aux autres cette position, il s’agit d’affirmer clairement sa propre
position. Mais lorsque nous connaîtrons cette position théorique, il sera trop
tard. Peut-être que l’écrivain en avait parlé à des proches, peut-être qu’il avait
l’accord de quelques personnes, nous ne le savons pas. Mais nous nous trouvons
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