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CHAPITRE 25
DYNAMIQUE ÉMOTIONNELLE DES JEUX DE HASARD
Audrey VALIN*
L’observation des joueurs de la Française des jeux (FDJ), du Pari
mutuel urbain (PMU) ou des machines à sous de casinos (MAS) ne
révèle pas immédiatement des émotions de joie et de plaisir
ostensibles. A priori, l’air blasé des enquêtés témoigne d’un
désenchantement de la pratique, loin de la belle effervescence
manifestée par Sharon Stone dans le film Casino de Martin Scorsese.
Pourtant, quelle que soit la forme de l’expression, des plus réservés
aux plus extravertis, les joueurs sont animés d’une émotion
commune : l’excitation. Moteur de la pratique, elle est l’étincelle
provoquant le passage à l’acte de jouer et entretenant les rêves et
l’espoir de gain. C’est ce que nous examinerons dans une première
partie, en observant les pratiques des joueurs et les techniques
commerciales des sociétés de jeux. Le mécanisme émotionnel de ces
activités aléatoires sera ensuite expliqué en lien avec d’autres
pratiques et révèlera le rôle fondamental du hasard. Enfin, la valeur
sociale de ce dernier sera comprise dans une troisième partie, à travers
son efficacité émotionnelle dont on analysera le rapport transversal
avec l’angoisse de la mort.
*
* *
I. JEU ET ÉMOTION
Dans les jeux, le hasard se place comme motif d’action en établissant
l’égalité des chances et parce que l’incertitude permet de ne pas être
moins assuré de gagner que de perdre. Cependant, en considérant
l’activité sous l’angle tridimensionnel de ses caractéristiques
conjointes (ludisme, argent, aléa), le hasard s’avère aussi constituer un
moteur de création dans l’action de jouer même si, dans la pratique, il
* Docteur en sociologie, membre du laboratoire C3S (Culture, Sport, Santé, Société),
EA 4660.
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est dissimulé par ses deux autres dimensions (argent et ludisme). En
effet, les joueurs ne disent pas jouer pour l’aléa, mais pour le jackpot
et pour s’amuser. Néanmoins, dans leur action, ils utilisent toujours le
hasard : directement, via les systèmes « Flash » et « Pariez spOt »
(générateurs informatiques de combinaisons aléatoires), et
indirectement, avec des superstitions, porte-bonheur et martingales.
Dans tous les cas, les joueurs créent un dialogue avec l’aléa (qu’ils le
considèrent comme allié ou adversaire) et matérialisent plus ou moins
cette communication.
Exprimé pudiquement ou avec extravagance, l’émoi s’observe
dans la tension de l’attente du verdict et l’enthousiasme suscité par les
rêveries de changement de vie en cas de jackpot. Ce faisant, que les
visages semblent désabusés et les regards mélancoliques ne doit pas
porter à voir la pratique comme étant dépourvue d’une importante
charge émotionnelle. Devant les écrans de loteries instantanées de
type MAS ou Amigo (loterie de la FDJ remplaçant le Rapido), comme
devant les téléviseurs du PMU, les mâchoires serrées des joueurs,
leurs gestes nerveux et leurs regards alertes traduisent une impatience,
voire une fièvre, produite par le bouillonnement intérieur de
puissantes émotions. Plus exactement, une émotion enveloppe toutes
les manifestations d’anxiété, c’est l’excitation suscitée par
l’incertitude inhérente à l’aléa, stimulateur dans l’action en tant
qu’« instabilité ludique » entre l’avoir et le ne pas avoir procurant un
bonheur par anticipation : « L’attrait excitant du probable, du pur
peut-être » (Simmel, 1909, p. 54.)
Dans les jeux d’alea, l’objectif est la possession, celle de
l’argent de la cagnotte ou celle de la faveur du sort. Dans tous les cas
il s’agit de posséder un bien que les autres n’ont pas. L’essentiel
réside alors dans l’attitude active du joueur et le paradoxe avec
l’image apathique de l’activité du tirage au sort. Pour reprendre les
termes de Vilfredo Pareto, disons que, d’abord par un « instinct »
d’action, l’agent matérialise des sentiments abstraits par une action
concrète. Ensuite, les choix effectués pour donner vie à l’activité
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témoignent d’un « résidu » de nature active : le besoin de
combinaisons, à partir duquel l’individu formule des superstitions de
diverses natures. Par exemple, les numéros servant à remplir une grille
sont établis par corrélation avec des éléments intimes (dates de
naissance) ou collectifs (le chiffre 13), suivant des « sentiments de
combinaisons de jours et d’autres choses aussi à un bon ou à un
mauvais augure » (Pareto, 1919, p. 458). De même, les porte-bonheur
résultent d’une association entre des émotions positives et les actions
entreprises. Cette induction instinctive s’incarne dans la croyance du
vendredi 13, essentielle dans le milieu des jeux de hasard. L’action
« non logique » de ne pas jouer en ces jours de malheur s’apparente
comme toutes celles relevant de la paraskevidékatriaphobie (phobie du
vendredi 13) au mauvais augure des Chrétiens. Ces derniers,
attribuant le funeste souvenir de la passion du Christ au vendredi,
l’associent au chiffre 13, symbole de la trahison de Jésus par Judas
lors de la Cène. À l’inverse, la chance, prônée aujourd’hui comme
levier marketing par les sociétés de jeux telles la FDJ, repose sur les
« changements combinatoires » opérés par la perte, voire l’aversion
pour les références religieuses et la préférence des cultes païens (le
vendredi célèbre joyeusement Aphrodite et Vénus) (Belmas, 2012).
Acteur de sa pratique, le joueur se donne donc les moyens de
posséder le bien qu’il convoite. Mais parce que le hasard décide
intégralement de la finalité de l’action, une tension demeure entre les
paramètres déterminés de l’acte et l’incertitude de l’activité. C’est
pourquoi un esprit de compétition, même résiduel, régit la pratique
aléatoire. Les joueurs ne s’attribuent d’ailleurs directement que les
victoires : « Pour gagner, j’ai jouer et mes numéros ont été
gagnants. » Les défaites, en revanche, sont un mauvais coup du sort.
Chez les joueurs de MAS, les émotions de type agonistique se donnent
clairement à voir dans la « chauffe » de la machine et le refus de la
céder à qui que ce soit d’autre, « avant d’en avoir fini avec elle ».
Jean-Pierre Martignoni-Hutin explique la véritable « bataille ludique
que mène le joueur » avec sa machine et pour laquelle le bras levier
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prend toute son importance, ne relevant « pas seulement du folklore ou
de l’histoire des machines à sous » mais incarnant la force active du
joueur (Martignoni, 2000, p. 69). Précisément, il s’agit de faire
« pleuvoir » les pièces, les faire chuter du ciel, en faisant descendre la
puissance du hasard sur soi. L’impulsion verticale du haut vers le bas
que donne le joueur en actionnant le levier correspond à cette volonté
et à cette mise en action de la symbolique du mouvement
d’abaissement. De surcroît, le symbolisme de la rotation se cumule à
l’effet transcendantal puisque la roue fait partie des attributs de la
Fortune (et les rouleaux de la MAS). Si le joueur est inactif en
tapotant mécaniquement sur les touches, il redevient pleinement
acteur en saisissant le manche pour « réveiller le hasard, changer le
cours des choses », en percevant la machine comme un robot aux
entrailles de métal, doué « d’une sorte de volonté cliquetante, qui peut
refuser ou donner » (ibid.).
La tension provoquée par le va-et-vient de la machine qui donne,
reprend, refuse de donner, provoque le ressenti de l’excitation typique
du hasard. La griserie provient, comme avec les produits de la FDJ, du
principe de redistribution et de la rapidité des loteries instantanées. Au
Rapido comme aux MAS, la vitesse provoque le vertige en rendant
plus difficile la possession de soi. Les joueurs disent eux-mêmes qu’il
est « difficile de se maîtriser au Rapido parce qu’il y a des tirages tout
le temps » et, au casino, il faut « suivre la machine, aller aussi vite
qu’elle ». C’est d’ailleurs ce qui a valu au Rapido d’être remplacé par
le consensuel Amigo dont le seul nom atteste la volonté de donner une
image inoffensive et même bienveillante aux loteries de la FDJ
(conformément à sa stature, originaire de la Loterie nationale, dont les
initiatives en faveur des orphelins ou des gueules cassées ont façonné
une réputation débonnaire). Du côté du PMU, l’hypnose poussant au
jeu répétitif est assurée par les téléviseurs retransmettant les courses
hippiques sur lesquelles les parieurs viennent de miser. Qui plus est,
ce secteur de jeu se veut historiquement compétitif puisqu’il se fonde
sur un sport. Les turfistes ne jouent pas au hasard comme les joueurs
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dilettantes passant indifféremment du « Flash » au « Pariez SpOt ».
Pourtant, encore, l’aléa ne peut être écarté et participe de la logique
émotionnelle de l’activité, comme le souligne l’analyse des différents
slogans de la société. Inspirées des goûts et envies des joueurs et les
influençant en retour, ces réclames indiquent le glissement de la
société des valeurs sportives à la valorisation du hasard.
Un premier slogan s’assortit du message « Gagnez en émotion »,
utilisant cette dimension émotionnelle en même temps que celle de
« la gagne ».
Illustration 1 : Premiers logo et slogan du PMU de 1985 à 2008
Ces deux paramètres impliquent un sérieux, conforme à la
vocation première du PMU, mêlant milieu professionnel et amateur du
turf. À l’époque, on parle encore du « métier du PMU » et les paris
intègrent totalement la course. Or, le ludisme et la charge
émotionnelle émanant de ce dispositif reposent sur la combinaison de
l’agôn et de l’alea, tous deux nécessaires à l’organisation d’une
compétition (Caillois, 1967, p. 58). Respectant l’esprit des rencontres
sportives, les chevaux partent vers la gauche, dans le sens de la course,
et la couleur verte rappelle le sol des pistes et l’ambiance champêtre
de l’hippodrome. Symboliquement, le vert indique l’espoir, et le rouge
représente la force des chevaux (les muscles dans une dimension
sanguine), la passion et l’amour du jeu (sport et pari), le pouvoir et
l’ambition des compétiteurs (jockeys et parieurs). Fascinante, cette
teinte incarne le magnétisme des courses et l’hypnose du turfiste
devant sa course ou l’écran télévisé du PMU. Comme le jeu de hasard
et d’argent, ses représentations sont duales, associées à la faute, au
danger et à l’interdit, comme à la puissance, à la vie et à l’amour
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