CHAPITRE 25 DYNAMIQUE ÉMOTIONNELLE DES

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CHAPITRE 25
DYNAMIQUE ÉMOTIONNELLE DES JEUX DE HASARD
Audrey VALIN*
L’observation des joueurs de la Française des jeux (FDJ), du Pari
mutuel urbain (PMU) ou des machines à sous de casinos (MAS) ne
révèle pas immédiatement des émotions de joie et de plaisir
ostensibles. A priori, l’air blasé des enquêtés témoigne d’un
désenchantement de la pratique, loin de la belle effervescence
manifestée par Sharon Stone dans le film Casino de Martin Scorsese.
Pourtant, quelle que soit la forme de l’expression, des plus réservés
aux plus extravertis, les joueurs sont animés d’une émotion
commune : l’excitation. Moteur de la pratique, elle est l’étincelle
provoquant le passage à l’acte de jouer et entretenant les rêves et
l’espoir de gain. C’est ce que nous examinerons dans une première
partie, en observant les pratiques des joueurs et les techniques
commerciales des sociétés de jeux. Le mécanisme émotionnel de ces
activités aléatoires sera ensuite expliqué en lien avec d’autres
pratiques et révèlera le rôle fondamental du hasard. Enfin, la valeur
sociale de ce dernier sera comprise dans une troisième partie, à travers
son efficacité émotionnelle dont on analysera le rapport transversal
avec l’angoisse de la mort.
*
**
I. JEU ET ÉMOTION
Dans les jeux, le hasard se place comme motif d’action en établissant
l’égalité des chances et parce que l’incertitude permet de ne pas être
moins assuré de gagner que de perdre. Cependant, en considérant
l’activité sous l’angle tridimensionnel de ses caractéristiques
conjointes (ludisme, argent, aléa), le hasard s’avère aussi constituer un
moteur de création dans l’action de jouer même si, dans la pratique, il
*
Docteur en sociologie, membre du laboratoire C3S (Culture, Sport, Santé, Société),
EA 4660.
353
est dissimulé par ses deux autres dimensions (argent et ludisme). En
effet, les joueurs ne disent pas jouer pour l’aléa, mais pour le jackpot
et pour s’amuser. Néanmoins, dans leur action, ils utilisent toujours le
hasard : directement, via les systèmes « Flash » et « Pariez spOt »
(générateurs
informatiques
de
combinaisons
aléatoires),
et
indirectement, avec des superstitions, porte-bonheur et martingales.
Dans tous les cas, les joueurs créent un dialogue avec l’aléa (qu’ils le
considèrent comme allié ou adversaire) et matérialisent plus ou moins
cette communication.
Exprimé pudiquement ou avec extravagance, l’émoi s’observe
dans la tension de l’attente du verdict et l’enthousiasme suscité par les
rêveries de changement de vie en cas de jackpot. Ce faisant, que les
visages semblent désabusés et les regards mélancoliques ne doit pas
porter à voir la pratique comme étant dépourvue d’une importante
charge émotionnelle. Devant les écrans de loteries instantanées de
type MAS ou Amigo (loterie de la FDJ remplaçant le Rapido), comme
devant les téléviseurs du PMU, les mâchoires serrées des joueurs,
leurs gestes nerveux et leurs regards alertes traduisent une impatience,
voire une fièvre, produite par le bouillonnement intérieur de
puissantes émotions. Plus exactement, une émotion enveloppe toutes
les
manifestations
d’anxiété,
c’est
l’excitation
suscitée
par
l’incertitude inhérente à l’aléa, stimulateur dans l’action en tant
qu’« instabilité ludique » entre l’avoir et le ne pas avoir procurant un
bonheur par anticipation : « L’attrait excitant du probable, du pur
peut-être » (Simmel, 1909, p. 54.)
Dans les jeux d’alea, l’objectif est la possession, celle de
l’argent de la cagnotte ou celle de la faveur du sort. Dans tous les cas
il s’agit de posséder un bien que les autres n’ont pas. L’essentiel
réside alors dans l’attitude active du joueur et le paradoxe avec
l’image apathique de l’activité du tirage au sort. Pour reprendre les
termes de Vilfredo Pareto, disons que, d’abord mû par un « instinct »
d’action, l’agent matérialise des sentiments abstraits par une action
concrète. Ensuite, les choix effectués pour donner vie à l’activité
354
témoignent d’un « résidu » de nature active : le besoin de
combinaisons, à partir duquel l’individu formule des superstitions de
diverses natures. Par exemple, les numéros servant à remplir une grille
sont établis par corrélation avec des éléments intimes (dates de
naissance) ou collectifs (le chiffre 13), suivant des « sentiments de
combinaisons de jours – et d’autres choses aussi – à un bon ou à un
mauvais augure » (Pareto, 1919, p. 458). De même, les porte-bonheur
résultent d’une association entre des émotions positives et les actions
entreprises. Cette induction instinctive s’incarne dans la croyance du
vendredi 13, essentielle dans le milieu des jeux de hasard. L’action
« non logique » de ne pas jouer en ces jours de malheur s’apparente –
comme toutes celles relevant de la paraskevidékatriaphobie (phobie du
vendredi 13) – au mauvais augure des Chrétiens. Ces derniers,
attribuant le funeste souvenir de la passion du Christ au vendredi,
l’associent au chiffre 13, symbole de la trahison de Jésus par Judas
lors de la Cène. À l’inverse, la chance, prônée aujourd’hui comme
levier marketing par les sociétés de jeux telles la FDJ, repose sur les
« changements combinatoires » opérés par la perte, voire l’aversion
pour les références religieuses et la préférence des cultes païens (le
vendredi célèbre joyeusement Aphrodite et Vénus) (Belmas, 2012).
Acteur de sa pratique, le joueur se donne donc les moyens de
posséder le bien qu’il convoite. Mais parce que le hasard décide
intégralement de la finalité de l’action, une tension demeure entre les
paramètres déterminés de l’acte et l’incertitude de l’activité. C’est
pourquoi un esprit de compétition, même résiduel, régit la pratique
aléatoire. Les joueurs ne s’attribuent d’ailleurs directement que les
victoires : « Pour gagner, j’ai dû jouer et mes numéros ont été
gagnants. » Les défaites, en revanche, sont un mauvais coup du sort.
Chez les joueurs de MAS, les émotions de type agonistique se donnent
clairement à voir dans la « chauffe » de la machine et le refus de la
céder à qui que ce soit d’autre, « avant d’en avoir fini avec elle ».
Jean-Pierre Martignoni-Hutin explique la véritable « bataille ludique
que mène le joueur » avec sa machine et pour laquelle le bras levier
355
prend toute son importance, ne relevant « pas seulement du folklore ou
de l’histoire des machines à sous » mais incarnant la force active du
joueur (Martignoni, 2000, p. 69). Précisément, il s’agit de faire
« pleuvoir » les pièces, les faire chuter du ciel, en faisant descendre la
puissance du hasard sur soi. L’impulsion verticale du haut vers le bas
que donne le joueur en actionnant le levier correspond à cette volonté
et à cette mise en action de la symbolique du mouvement
d’abaissement. De surcroît, le symbolisme de la rotation se cumule à
l’effet transcendantal puisque la roue fait partie des attributs de la
Fortune (et les rouleaux de la MAS). Si le joueur est inactif en
tapotant mécaniquement sur les touches, il redevient pleinement
acteur en saisissant le manche pour « réveiller le hasard, changer le
cours des choses », en percevant la machine comme un robot aux
entrailles de métal, doué « d’une sorte de volonté cliquetante, qui peut
refuser ou donner » (ibid.).
La tension provoquée par le va-et-vient de la machine qui donne,
reprend, refuse de donner, provoque le ressenti de l’excitation typique
du hasard. La griserie provient, comme avec les produits de la FDJ, du
principe de redistribution et de la rapidité des loteries instantanées. Au
Rapido comme aux MAS, la vitesse provoque le vertige en rendant
plus difficile la possession de soi. Les joueurs disent eux-mêmes qu’il
est « difficile de se maîtriser au Rapido parce qu’il y a des tirages tout
le temps » et, au casino, il faut « suivre la machine, aller aussi vite
qu’elle ». C’est d’ailleurs ce qui a valu au Rapido d’être remplacé par
le consensuel Amigo dont le seul nom atteste la volonté de donner une
image inoffensive et même bienveillante aux loteries de la FDJ
(conformément à sa stature, originaire de la Loterie nationale, dont les
initiatives en faveur des orphelins ou des gueules cassées ont façonné
une réputation débonnaire). Du côté du PMU, l’hypnose poussant au
jeu répétitif est assurée par les téléviseurs retransmettant les courses
hippiques sur lesquelles les parieurs viennent de miser. Qui plus est,
ce secteur de jeu se veut historiquement compétitif puisqu’il se fonde
sur un sport. Les turfistes ne jouent pas au hasard comme les joueurs
356
dilettantes passant indifféremment du « Flash » au « Pariez SpOt ».
Pourtant, là encore, l’aléa ne peut être écarté et participe de la logique
émotionnelle de l’activité, comme le souligne l’analyse des différents
slogans de la société. Inspirées des goûts et envies des joueurs et les
influençant en retour, ces réclames indiquent le glissement de la
société des valeurs sportives à la valorisation du hasard.
Un premier slogan s’assortit du message « Gagnez en émotion »,
utilisant cette dimension émotionnelle en même temps que celle de
« la gagne ».
Illustration 1 : Premiers logo et slogan du PMU de 1985 à 2008
Ces deux paramètres impliquent un sérieux, conforme à la
vocation première du PMU, mêlant milieu professionnel et amateur du
turf. À l’époque, on parle encore du « métier du PMU » et les paris
intègrent totalement la course. Or, le ludisme et la charge
émotionnelle émanant de ce dispositif reposent sur la combinaison de
l’agôn et de l’alea, tous deux nécessaires à l’organisation d’une
compétition (Caillois, 1967, p. 58). Respectant l’esprit des rencontres
sportives, les chevaux partent vers la gauche, dans le sens de la course,
et la couleur verte rappelle le sol des pistes et l’ambiance champêtre
de l’hippodrome. Symboliquement, le vert indique l’espoir, et le rouge
représente la force des chevaux (les muscles dans une dimension
sanguine), la passion et l’amour du jeu (sport et pari), le pouvoir et
l’ambition des compétiteurs (jockeys et parieurs). Fascinante, cette
teinte incarne le magnétisme des courses et l’hypnose du turfiste
devant sa course ou l’écran télévisé du PMU. Comme le jeu de hasard
et d’argent, ses représentations sont duales, associées à la faute, au
danger et à l’interdit, comme à la puissance, à la vie et à l’amour
357
(Pastoureau et Simonet, 2007). Le vertige de la course, incarné dans
ces couleurs, attribue son caractère ilinx au jeu de pari sportif, vécu
dans les émotions véhiculées par les enjeux de la compétition, les
mises pariées et le suspens du hasard. Au-delà du gain, le parieur se
place en compétiteur avide de victoire et de succès, et les sensations
provoquées par la tension entre agôn et alea forment l’attrait principal
du jeu. Dans cette optique, un autre slogan écarte l’argent pour le jeu
et l’émotion.
Illustration 2 : Second slogan du PMU de 1985 à 2008
Conservant le même graphisme centré sur la course, avec sa
ligne de départ blanche, son fond vert de champ de course et ses
chevaux rouges lancés à vive allure, le PMU ne change sa stratégie de
vente que dans les termes. L’essentiel repose toujours sur les chevaux,
« stars » de l’activité, et leur mouvement indique l’activité de course.
En s’appuyant sur la compétition sportive, le jeu évite de se montrer
passif et contre les critiques de simple voyeurisme de la pratique du
pari (Yonnet, 1985, p. 36). Réunis dans le pari, l’agôn, l’alea et l’ilinx
procurent au joueur les sensations de l’instant du jeu, celui de la
course et de l’attente du verdict, tandis que la mimicry entretient
l’activité ludique dans la durée, forme de la sociabilité du joueur dans
sa communauté. Au bar comme à l’hippodrome, les joueurs tiennent
un rôle de compétiteur, et cette théâtralisation de la pratique contribue
à l’amusement. Activité séparée du reste de la sphère quotidienne, la
pratique ludique entretient la séparation par le masque et la
composition de personnages au sein de la communauté. L’un sera le
« novice », éventuellement protégé par le « spécialiste » et lui
permettant d’assoir son autorité face aux joueurs-compétiteurs. Le
358
« chien fou » parie à l’instinct tandis que le « connaisseur » étudie les
cotes pour élaborer de savants pronostics. L’âge ne hiérarchisant pas
ces catégories (les aînés ne sont pas les plus sages et les plus savants),
le rapport à la concurrence dicte en revanche les conduites. Synonyme
de défi, le pari est l’enjeu central pour ces joueurs et, depuis 2008,
c’est le ressort privilégié par les publicitaires du PMU. Provoquant le
joueur, un nouveau slogan lui lance un défi clair et direct : « On parie
que vous allez gagner » pour l’inciter à répondre à l’affront.
Illustration 3 : Logo et slogan du PMU depuis 2008
Face à une population de compétiteurs, le slogan interrogatif
vise à taquiner l’égo du joueur pour aviver son envie de participer à la
confrontation. Cependant, en l’absence de point d’interrogation, la
phrase peut s’interpréter dans le sens d’une affirmation assurant au
joueur qu’il va gagner. L’effet de communication recherché est soit la
complicité, soit le décalage. Complice avec le joueur, la société se
place en simple participante de la compétition. Parieuse au même titre
que ses clients, elle pronostique votre victoire. Décalé, le message
jouerait sur le paradoxe de joueurs achetant des paris, tout en ayant
conscience que la société marchande est toujours la gagnante, celle-ci
se posant en éternel vainqueur qui remporte finalement son pari. Son
pronostic de rentabilité s’avérant juste depuis 1891, si elle prédit que
« vous
allez
gagner »,
c’est
un
« tuyau »
sûr.
L’échange
d’informations entre les joueurs participant totalement de leur
sociabilité, le slogan crée une proximité avec ses clients.
Au PMU, les pratiques consistant à afficher sa supériorité en
donnant des tuyaux gagnants aux autres, prouvent le savoir d’un
joueur et l’imposent en « connaisseur » inspirant le respect.
Contrairement aux loteries où le participant ne fait preuve d’aucune
359
compétence ou qualité, le turfiste engage sa personne et sa
responsabilité dans ses pronostics. La pratique implique la
démonstration de force dans un univers viril et plutôt misogyne. Fiers,
ces hommes sont dans la représentation. Les parieurs sont des
compétiteurs, comme les jockeys et les chevaux, et l’objectif est, pour
tous, d’être le meilleur. Passée la surprise que les joueurs ne gardent
pas leurs informations pour leur seul bénéfice, on comprend qu’il
s’agit d’un rapport de force. Dans les bars observés, une personnalité
se détache souvent comme leader de la communauté des joueurs,
nommée « le pro » par les autres clients. Distant, sérieux et concentré,
ce « spécialiste » agit au bar comme s’il était en plein travail et non en
train de s’amuser. Le hasard causant la perte tandis que les
compétences du parieur assurent sa victoire, son évocation est surtout
négative dans le jeu de pari et, comme à la FDJ, les publicités vantent
surtout une chance plus consensuelle. À l’instar du slogan de la FDJ :
« La chance appartient à tout le monde », il n’est pas tant question
d’aléa que de chance. L’exclusion du mot « hasard » se retrouve dans
tous les types de jeu combinés, et les communicants préfèrent adopter
son champ lexical positif : l’espoir, la chance, l’égalité, la simplicité.
Péjoré dans les représentations sociales communes et dans l’ensemble
des sphères sociales, le hasard est aussi signe de démission dans les
jeux. Roger Caillois définit le joueur d’alea comme totalement passif,
voire aliéné par ses croyances et superstitions, s’en remettant
totalement au sort, inerte et sans volonté.
Pourtant, avec ces nouveaux slogans et logos, le PMU écarte la
dimension professionnelle de son activité au profit du caractère
aléatoire du pari, dans une logique plus consommatoire que technique.
Les chevaux ne sont plus dirigés dans le sens de départ de la course
mais vers la droite, incarnant l’avenir sur la ligne du temps. Dans le
sens de la lecture, la gauche incarne le point de départ et la droite
représente la progression de la phrase. La gauche figurant le passé,
elle n’est pas porteuse d’espoir, et inverser le sens des chevaux
marque la volonté de la société commerciale d’attiser l’espérance des
360
joueurs plus que leurs connaissances. La faible hausse du chiffre
d’affaires du PMU cette année-là (seulement 4,8 % en 2008) est
certainement un facteur explicatif de cette « stratégie de relation avec
ses clients » (Rapport d’activité 2008). Dans cette optique, le métier
du PMU s’adresse moins à des parieurs spécialistes du jeu mais
interpelle toutes sortes de clients pour vendre ses produits. Le
graphisme des équidés est également moins précis : stylisés, moins
nombreux, leur taille est réduite. Tandis qu’ils effaçaient légèrement
le logo de la marque auparavant et apparaissaient en premier dans le
sens de la lecture, cette fois ils figurent à la suite du logo, à sa droite.
Les étalons effacés au profit de l’enseigne, l’opérateur de jeu est mis
en valeur, dans ses qualités de vendeur.
Estomper la technicité du parieur permet de toucher un public
plus large. Avec un slogan pariant sur la gagne du joueur, le PMU
vante la part aléatoire du jeu puisque les « pronostics » (statistiques de
possibilité de gagner) de gains des clients leur sont défavorables.
Technique commerciale, le hasard est gage de simplicité, de liberté, il
déresponsabilise le joueur et ouvre le jeu au public de loteries de la
FDJ réuni dans les mêmes bars. Jamais cité frontalement, il est promu
sous les traits de la chance, sous-entendant l’idée attractive d’« égalité
des chances ». Mais en parallèle, la rivalité demeure, entre les joueurs
eux-mêmes et envers la société commerciale qui distille des biens
comme autant de marques d’attention à ses clients. À l’image d’un jeu
de séduction où les amants s’offrent et se refusent successivement l’un
à l’autre, le rapport entre les sociétés de jeux et leurs clients engage
une émotivité liée à la valeur eudémonique du hasard. Le mouvement
aléatoire des gains et des pertes suscite une excitation dans le jeu
finalement indépendante de sa forme sociale.
II. L’EXCITATION ENGENDRÉE PAR LE HASARD
Méthodologiquement, la dimension émotionnelle des phénomènes
sociaux est un facteur essentiel de compréhension que nous plaçons au
361
centre de l’étude des jeux de hasard, en posant comme nécessaire
l’action conjuguée de leurs trois caractéristiques, le jeu, le hasard et
l’argent. Henri Poincaré ne faisait pas autrement lorsqu’il observait
les joueurs de roulette au début du XXe siècle. Tout en restant
déterministe, estimant que « le hasard obéit à des lois », le statisticien
prenait en compte l’effet émotionnel du hasard produisant une
excitation anxieuse lors de l’attente du joueur (Poincaré, 1908, pp. 7078). D’abord, le mouvement du bras décidant du résultat final de
l’action relève du dispositif ludique imposant au participant de lancer
l’aiguille de la roulette. Ensuite, l’impossibilité prévisionniste révèle
le hasard dans sa dimension « pratique » pour l’action (et elle se rend
visible au moment de l’attente). Enfin, la somme misée et ce qu’elle
incarne pour l’acteur provoquent une exaltation.
Dans tout jeu, la part d’imprévisibilité permet au participant de
ne pas s’engager dans la pratique, en même temps qu’elle procure
divertissement. Retirer cette part d’incertitude revient à vider l’activité
de sa substance, sa valeur ludique. Corrompu, le jeu devient l’apanage
du tricheur, du professionnel ou de l’addict. C’est ainsi que le joueur
excessif occulte ses émotions ludiques au profit de considérations
financières et d’une logique laborieuse qui dissimulent le hasard.
D’une certaine manière, le joueur est passé dans la catégorie des
professionnels, si bien que, dans l’activité, le jeu demeure mais le
plaisir ludique a disparu. Finalement, la dépendance s’installe quand
le joueur renie le hasard (Valin, 2011).
L’aléa protège donc de l’addiction et, pour comprendre les
émotions motrices issues du rapport sensible des individus au hasard,
il faut saisir l’« excitation » créée par le jeu de possession reposant
typiquement sur l’incertitude du rapport entre l’avoir et le non-avoir.
L’« instabilité ludique entre le oui et le non » fait de ce dernier le
contenu permettant l’émergence de formes sociales, tels les jeux
d’alea, mais encore la coquetterie ou l’aventure (Simmel, 1909). Alors
que la prévision et le calcul parfait du futur compriment toute
anticipation du bonheur et peuvent pousser les individus à se réfugier
362
dans l’immobilisme, le hasard ouvre des perspectives éminemment
créatrices d’action où se manifeste librement l’espoir. Considérée
comme un « contenu » des activités sociales donnant lieu à des
« formes » (Simmel, 2010, pp. 43-44), la dimension émotionnelle
correspondrait aussi aux résidus parétiens déclencheurs des actions
non logiques, caractéristiques des situations où la part d’émotion est
spécifiquement importante. Par exemple, l’amour est essentiellement
une émotion résiduelle engageant des actions contraires à la logique
(pour le dire autrement, les amoureux perdent tout bon sens). Or, cette
dynamique de l’amour à l’œuvre dans les jeux de coquetterie est liée à
la même conscience du hasard que chez l’aventurier et le joueur. Dans
les jeux de séduction comme dans ceux d’aléa, la logique reposant sur
le calcul des probabilités « classiques » évaluant la possibilité
effective d’obtenir le résultat souhaité ne peut s’appliquer. Au
contraire, parce qu’elles reposent sur l’expérience vécue hic et nunc,
ces formes sociales prennent une apparence non logique, utilisant « la
probabilité du peut-être […], contre la perspective négative de
l’échec » (Simmel, 1909, p. 54). L’expression de « désordres
amoureux »
prend
une
signification
moins
psychologique
qu’habituellement, incarnant les actions réciproques mues par des
fluctuations à l’œuvre de la même façon dans les jeux de séduction,
d’argent, d’aventure ou de n’importe quel domaine du quotidien.
Le hasard constituant un moteur d’action et nourrissant des
interactions entre les individus, les « actions non logiques » de Pareto
incarnent l’échelle locale des actions de hasard, tandis que les
« formes » simméliennes en serait le niveau généralisé. Ces dernières
seront alors connotées, positivement ou négativement, selon la nature
de « l’instinct de hasard » les entretenant (nous désignons par ce
terme la puissance d’action du hasard, dans sa forme mana et dans ses
similitudes avec les « kratophanies », cf. Eliade, 1957, p. 157). Dans
sa polarité positive, le hasard est l’expression du besoin de curiosité,
des instincts ludens et demens de l’homme (besoin de désordre,
d’agitation) et encore des pulsions créatrices (créer sa propre vie
363
versus subir un destin déterminé). En revanche, dans sa polarité
négative, le hasard est l’expression du sentiment d’insécurité, de
l’angoisse de l’inconnu, de l’inquiétude provoquée par le sentiment
d’étrangeté, la peur de l’imprévu et celle de la mort.
Des pratiques telles les jeux de hasard ou de séduction ne
respectent pas la logique buts-intérêts, moyens-fins où une rationalité
en finalité s’illustre, si bien qu’elles constituent des actions non
logiques, en répondant à des affects, des traditions et des valeurs bien
plus qu’à un calcul coût/avantage. Sous l’angle péjoratif de l’action,
on pensera à une perte à la loterie menant à la ruine, ou à l’amant tué
lors d’un duel destiné à séduire sa prétendante. À un niveau plus
général, ces jeux de hasard et d’amour constituent des formes sociales
nécessaires au maintien d’une bonne cohésion. Tout comme la
domination, ces formes s’avèrent produites par l’angoisse de la mort
et rempliraient une fonction compensatoire, sorte de revanche sur
l’impuissance de sa condition (contrôler les autres et son
environnement à défaut de pouvoir maîtriser sa propre mortalité).
Expliquant des comportements sociaux souvent ambigus, deux grands
types d’émotions motrices sont enfin identifiés : l’excitation créée par
l’instabilité de l’aléa, et l’angoisse de la mort rappelée par le hasard
accidentel, témoin de la fragilité humaine.
III. LA VALEUR ÉMOTIONNELLE DU HASARD
Dans le domaine des jeux comme dans l’organisation de l’ordre
social, le hasard donne à voir sa valeur émotionnelle dans deux
dimensions, comme moteur d’actions et comme réaction à ses effets.
D’un côté, l’instabilité ludique typique du caractère aléatoire d’une
activité et l’incertitude quant à sa finalité nourrissent une
effervescence chez les êtres sociaux. Puis, en retour, fonctionnant en
boucle dans l’acte, ces sensations motivent l’acteur à agir. Le
dispositif marketing de la redistribution illustre bien l’exaltation
procurée par la dynamique aléatoire. En reversant de petits gains aux
364
joueurs sur les mises effectuées, l’opérateur fidélise le client qui peut
« toucher » de l’argent même sans gagner le jackpot. Ces petites
sommes
étant
interprétées
comme
des
signes
d’un
gain
potentiellement plus important, des preuves d’un probable-possible, la
perspective négative d’un échec s’efface au profit de la joie procurée
dans l’instant et qui confère une vision positive du futur. Le bonheur
ressenti à ce moment entretient ainsi une dynamique optimiste où
l’important n’est pas de gagner réellement mais de penser que l’on
peut gagner. Comme pour les jeux de séduction, l’important n’est pas
de plaire ou de ne pas plaire, car les émotions proviennent moins de la
réussite que de « la sensation d’avoir ou de ne pas avoir » (Simmel,
1909, p. 48). Au-delà du rapprochement d’un jackpot vers lequel il
tend, le joueur apprécie surtout le caractère épisodique de ces
« cadeaux ». Que l’espoir soit satisfait ou non, son incertitude suscite
l’émotion dans le jeu. De la joie de recevoir une preuve – même
minime – des faveurs du sort, au dépit d’être snobé par le hasard,
l’individu ressent cette instabilité qui confère son efficacité
émotionnelle à l’action. En se confrontant à la chance, le joueur tente
de la séduire. Distiller ces petites sommes d’argent par à-coups à ses
clients assure à la FDJ, au PMU ou aux casinos, un rapport de
séduction mutuel digne de la coquetterie. En offrant, épisodiquement,
de petites récompenses, les sociétés de jeux entretiennent le désir,
l’espoir et l’attention, faisant revenir les clients.
Pour cette raison, les joueurs professionnels perdent la capacité
à éprouver de la joie par anticipation d’un bonheur seulement
potentiel. En mesurant objectivement leurs actes, en les évaluant et en
les planifiant, ils s’éloignent du hasard et en perdent la valeur
affectives. C’est pourquoi il convient de distinguer plusieurs
catégories de clients des jeux d’alea. Quel que soit leur profil, les
joueurs sont séduits par le hasard, ses mouvements d’alternance
turbulente, et l’utilisent pour la composante essentielle du dispositif
qu’il constitue. En revanche, les stratèges qui rationalisent le jeu
occultent le hasard et mènent une activité sérieuse en fermant la porte
365
à leurs émotions pour éviter de dévier de la ligne de conduite qu’ils se
sont fixés. Suivant cette logique d’éloignement de l’aléa, ces individus
fuient la foule, appréciant le mode informatique de l’Internet, afin de
fréquenter le bar dans un esprit convivial où ils joueront, certes, mais
en complément de leur activité sérieuse. On le constate largement
dans le monde des paris hippiques (hippodromes et bars débiteurs) où
les joueurs les plus dilettantes disent ne pas aimer le jeu par Internet.
Ces derniers préfèrent l’émulation du bar ou de l’hippodrome, tandis
que les parieurs stratèges se font généralement discrets, restant en
retrait du tumulte ludique. En s’isolant, ils ne profitent pas du
sentiment de communion créé par le hasard, à l’image des tombolas de
quartiers où la cohésion et le lien entre les participants nourrissent les
interactions.
En effet, au-delà du domaine ludique, dans la société tout
entière, l’incertitude constitue un moteur émotionnel, parce qu’elle
crée un espace de probable-possible capable d’effacer la perspective
négative de l’échec contre les logiques compétitives de performance.
Reliant les êtres sociaux autour de la tension provoquée par la
contingence et l’effet de suspens qu’implique le hasard, les individus
vibrent dans l’attente du verdict du sort (Caillois, 1967, pp. 97-98).
C’est pourquoi les pratiques à risque nécessitent souvent un public
pour partager la tension de l’incertain et façonner l’émulation par ce
vécu collectif. Se rejoignant sur l’adaptation moderne de la tradition
ordalique, les activités à risque et les jeux d’alea sont toujours
communautaires, et l’échange entre les personnes partageant une
même passion est nécessaire, ne serait-ce que ponctuellement. En
permanence, la présence tacite de la collectivité dans l’activité produit
une communion autour du hasard. La fonction égalitaire et sa nature
transcendantale sont valorisées dans la pratique pour fédérer les
individus et de là provient son efficacité à réunir tous les profils
sociaux, au-delà des différences de statuts ou des divergences
d’opinions et des inimitiés. Dans les bars ou les casinos, le jeu est un
sujet de conversation consensuel susceptible de rassembler des
366
inconnus, au moins le temps d’une conversation. Cette faculté à créer
du lien permet enfin de briser la solitude de l’être social face à la mort
et de taire les angoisses morbides qu’il entretient en même temps.
« La tragédie de l’existence », reposant sur le hasard porteur
d’accidents, rejoint l’ordalie dans sa qualité anthropologique de
confrontation de soi à une puissance immanente. La relation vie/mort,
étant aussi certaine dans sa perspective future qu’incertaine dans son
intervention (à quel moment va-t-on mourir ?), crée une ambivalence
angoissante pour l’individu, ce « quantum d’existence, éphémère,
discontinu, ponctuel, "être jeté-dans-le-monde" entre ex nihilo
(naissance) et in nihilo (mort) » (Morin, 1980, pp. 193-194). Face à
cela, l’homme cherche des réponses au sens de sa vie et, plus
exactement, quant à sa valeur. D’où l’efficacité des pratiques
populaires : celles-ci regroupent toutes catégories sociales confondues,
et en particulier des « petites gens ». « Ici, il importe de chercher
plutôt la part maudite, le sens (et surtout le cens) du sacré que
l’individu ne rencontre plus que dans un gisement intérieur
susceptible de s’épuiser avec la dilution des repères et des valeurs
collectives, et qu’il lui faut parfois renouveler d’un coup de dé en
misant sa vie » (Le Breton, 1991, p. 54.) Sans aller jusqu’au danger de
mort physique, le joueur risque néanmoins une mort sociale par le
biais de la dépendance susceptible de le couper de toute sphère
familiale, amicale ou professionnelle. Fondamentalement, en se testant
par des techniques ordaliques variées et inégalement dangereuses,
l’être social éprouve sa peur de mourir et trouve le moyen de résoudre
la tension omniprésente entre sa peur de la mort et son désir de vivre.
Si l’ordalie suppose le miracle, comme le hasard au travers de
ses apparitions et gratifications de chance, elle « l’exige comme la
seule preuve capable d’ouvrir les yeux sur le bon droit » (Rousset,
1948, p. 241) et constitue, comme l’aléa, une « procédure de
pacification qui dénoue certaines tensions à l’intérieur du groupe »
(ibid., pp. 50-51). Par l’appel à une puissance transcendante, qu’on
l’appelle Dieu ou Chance, il est toujours question de tester un
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caractère de soi de nature anthropologique que la justice sociale ne
saurait résoudre. Insuffisante face à des conflits intimes et internes,
cette dernière ne peut concerner que des affaires à caractère profane
du régime diurne. Mais la sacralité dont témoigne le hasard dans ses
apparitions le pose du côté nocturne de l’imagination donnant forme à
la vie sociale (Durand, 1992). Défiant les principes explicatifs logicorationnels de la causalité, l’aléa n’appartient pas au quotidien réglé par
l’ordre institué mais s’infiltre dedans par des apparitions succinctes de
l’ordre de l’extra-ordinaire.
*
**
Finalement, le hasard se révèle créateur de représentations (la
chance), de pratiques (les martingales, les statistiques), de sens (les
jeux relèvent en partie de l’ordalie) et d’émotions (l’excitation).
L’incertitude suscitant un bonheur par anticipation interdit par les
modèles prévisionnistes, les joueurs comme les amants ou les
aventuriers trouvent « un attrait et un plaisir particulier à être ainsi
balloté dans un sens et dans l’autre » (Simmel, 1909, p. 54). Que ce
soit dans le va-et-vient de la séduction où chacun s’offre et se refuse,
ou dans le jeu d’alea quand le joueur gagne et perd successivement, le
même rapport de possession-dépossession entretient le désir des
acteurs. Des attitudes ambiguës sont alors observées chez les joueurs,
entre volonté de contrôle et goût de l’aléa. Ce faisant, la recherche
d’activités au sein desquelles la force de décision n’a pas de prise
comme, à l’inverse, l’effort de maîtrise du monde quotidien, révèlent
une peur de la mort fondamentale. Tout aussi exaltant que terrifiant, le
hasard sublime la vie par des images de chance et de bonne étoile, en
même temps qu’il incarne l’angoisse du désordre et l’oppressante
incertitude de la mort. Les émotions mues par ces deux types
d’incarnation illustrent la valeur socio-anthropologique du hasard sur
la scène sociale, entre espoir vital et doutes morbides.
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