perspective Parents «difficiles» ? Les défis posés par les parents souffrant d’un trouble psychiatrique en pratique pédiatrique Cet article traite de certains aspects des échanges entre le médecin et les parents dits «difficiles» qui souffrent souvent d’un trouble psychiatrique jamais traité. Des recommandations sont proposées pour décoder la communication émotionnelle de ces parents, qui doutent de leur propre capacité à prendre soin de leur enfant, et de celle du pédiatre à soigner leur enfant. Une vignette clinique complexe d’une mère exaspérée par son fils de trois ans est présentée comme support de réflexion sur les interactions médecin-parent. Une évaluation du discours du parent dès le premier rendez-vous aussi bien qu’une observation attentive des interactions parent-enfant sont vivement recommandées. Des stratégies sont proposées afin d’aider le pédiatre à évaluer le plus vite possible la détresse du parent et les risques associés de l’enfant. Rev Med Suisse 2013 ; 9 : 402-4 D. S. Schechter S. Rusconi-Serpa Drs Daniel S. Schechter et Sandra Rusconi-Serpa Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent Département de l’enfant et de l’adolescent HUG, 1211 Genève 14 [email protected] Difficult parents ? The challenges of responding to the needs of psychiatrically ill parents in pediatric practice This article discusses the interactions with so-called «difficult» parents, who often suffer from mental illness that has never been trea­ ted. The article offers recommendations to decode the emotional communication of such parents who doubt their own ability to care for their children as well as that of the pediatri­ cian’s. A clinical case is pre­sented of a mother who «can’t take it anymore» with her threeyear-old son, in order to focus in greater depth on improving inter­actions with the physician. The authors strongly recommend assessment of what parents say about their child as well as of first-hand observations of parent-child interactions. Approaches to help the pedia­ trician better evaluate parental distress and associated risks to the child, while maintaining the parent-pedia­trician alliance, are discus­sed. 402 introduction Dans la plupart des cas, les pédiatres développent des rela­ tions positives avec leurs patients et les parents de leurs pa­ tients. Dans la majorité des cas, l’interaction avec l’enfant et sa famille est gratifiante pour le pédiatre, qui fait l’expérience d’avoir pu aider le patient et sa famille. Cependant, les échan­ ges avec certains parents déclenchent chez lui des réponses émotionnelles négatives. Ce sont ces parents-là qui sont iden­ tifiés comme «difficiles» par les médecins. Bien qu’un patient adulte sur six soit identifié comme tel par son généraliste, peu de données ont été publiées sur ce qui fait qu’un parent est perçu comme «diffi­ cile» et sur la manière dont un pédiatre peut évaluer le risque socio-émotionnel associé pour l’enfant.1,2 Certains de ces parents se montrent particulièrement angoissés quant à l’état de santé de leur enfant. Ils téléphonent à de nombreuses reprises et monopo­ lisent les services pédiatriques.3 D’autres, au contraire, semblent insuffisamment se préoccuper de la santé de leur enfant et se disent avant tout préoccupés, voire débordés par leur propre fatigue.4 Le pédiatre peut, dans ces situations, être tenté d’estimer que ces parents montrent peu d’empathie pour leur enfant. D’autres parents encore inquiètent ou agacent le pédiatre du fait qu’ils ne semblent pas réaliser leurs propres difficultés. Dans toutes ces situations, le pédiatre peut après­ coup avoir l’impression que quelque chose n’allait pas dans le comportement de l’enfant ou dans l’interaction parent-enfant, sans toutefois réussir à identifier de quoi il s’agissait. Il peut également arriver que le pédiatre s’inquiète de la faible relation de confiance qu’il entretient avec le parent au vu du comportement de ce dernier avec lui (réponses brusques, malaisées ou désorganisées, oublis répétés des consultations, non-observance des prescriptions médicales).1 Cependant, même le parent le plus «difficile» peut faire alliance avec le pé­ diatre dans le but de dispenser les meilleurs soins possibles à son enfant. Ceci n’est possible qu’à la condition qu’il puisse – même partiellement – avoir con­ fiance dans les compétences du pédiatre et que la sécurité et le bien de l’enfant constituent pour lui une priorité, qui s’exprime aussi bien à travers son compor­ Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 20 février 2013 10_12_36982.indd 1 14.02.13 08:37 tement que son discours. Cet article se focalisera plus par­ ticulièrement sur le parent difficile, chez lequel cette «con­ fiance de base» avec le pédiatre est significativement com­ promise et/ou avec qui l’enfant n’est pas clairement en sécurité, ceci malgré les meilleures intentions du parent. Le pédiatre peut considérer que tel parent est «difficile» tout en prenant en compte les points suivants : 1.le parent peut souffrir d’une maladie mentale, d’un trou­ ble de la personnalité, d‘une addiction ou d’un traumatis­me en lien avec un stress extrême. Souvent, le pédiatre peut être le premier professionnel à initier une évaluation de la parentalité et ceci, même si les troubles émotionnels du parent ont déjà été identifiés par un psychiatre.5 2.Beaucoup de parents avec des difficultés émotionnelles et identifiés comme patients avec des problèmes psycho­ logiques (patients dits «psys») ne sont en fait pas plus à risque de maltraiter leur enfant que d’autres parents. Ce­ pendant, ce risque existe chez certains d’entre eux et il est important d’être en mesure de l’évaluer.6,7 3.Les échanges pédiatre-parent, comme tous les échanges interpersonnels, sont bidirectionnels. Par conséquent, mê­me si le pédiatre pense que le parent est seul responsable des problèmes qui font de lui un parent «difficile», il doit néan­ moins se demander s’il contribue d’une manière ou d’une autre aux «difficultés» rencontrées dans la relation avec ce parent. Par exemple, il est très fréquent que les échanges avec le parent déclenchent chez le médecin des souvenirs d’une relation conflictuelle précédente ou que les problè­ mes sociaux et/ou émotionnels le mettent mal à l’aise. Ces ressentis négatifs chez le pédiatre peuvent troubler la com­ munication et exacerber, chez le patient en position de vul­ né­rabilité, une attitude défensive. La construction de l’al­ liance thérapeutique s’en trouve alors entravée.1,8 Si le pédiatre réfléchit à la situation, il pourrait découvrir qu’il lui arrive d’éviter les appels téléphoniques d’un parent, ou que sa manière de se préparer à la consultation pourrait apparaître défensive au parent. Le pédiatre pourrait égale­ ment s’identifier à tel point à l’impuissance de l’enfant face au parent difficile, que le parent apparaît comme un ennemi. La capacité du pédiatre à entrer en relation de manière empathique avec le parent et à construire une meilleure alliance est ainsi bloquée. Pour faire face aux situations cliniques avec des patients «difficiles», Steinmetz et Tabenkin 9 suggèrent que le méde­ cin identifie un aspect de la personne pour lequel il puisse ressentir de l’empathie. Penser au parent comme une per­ sonne ayant été un enfant et ayant probablement souffert peut constituer une aide à la construction d’un lien. Ces auteurs insistent également sur l’importance pour le méde­ cin d’entendre ce que dit le patient/parent sans préjuger du contenu, ceci afin de permettre une réflexion sur l’en­ semble de la communication. L’attention doit bien entendu être maintenue sur le fait que l’enfant ne coure pas de dan­ ger imminent. Ces auteurs attribuent également beaucoup d’importance à la définition du cadre, des frontières et des attentes, y compris les limites temporelles et la fréquence des contacts. Ils recommandent bien entendu que les fa­ milles soient référées à des consultants en santé mentale quand cela s’avère indiqué, mais en prenant soin de pré­ server l’alliance de base avec le pédiatre. vignette clinique Mme Q., de nationalité suisse, est la mère de Ricardo (R.), un petit garçon de trois ans. Elle consulte en am­ bulatoire le Dr T., pédiatre dans un hôpital régional. Le médecin identifie chez R. un retard important de lan­ gage. Mme Q. se plaint également des troubles du com­ portement de son fils : il met la maison à sac, lui donne des ordres, a de fréquentes crises de colère au cours desquelles il se montre très agressif. Les parents sont divorcés et le père verse une pension mensuelle qui as­ sure la sécurité financière de la mère. Mme Q. n’a aucune famille dans la région et peu d’amis. Elle s’occupe seule de son enfant, ayant choisi de ne pas l’intégrer dans un jardin d’enfants, parce qu’elle ne fait «pas suffisamment confiance à des personnes inconnues» pour leur laisser son enfant. Elle dit : «je n’en peux plus… les enfants de cet âge me tapent sur les nerfs.» Disant cela, elle tire brusquement R. de sa poussette et le pose sur la table de consultation. L’enfant semble hébété, puis rapidement tente de ramper vers elle. Elle se déplace brusquement vers une autre chaise et R. manque tomber de la table d’examen. Mme Q. dit qu’elle ne peut pas dormir parce que son fils la réveille la nuit «sans raison» mais «finit par s’endormir» dans son lit. «Il est trop attaché», ditelle. Dr T., qui sait qu’il a déjà deux autres patients dans la salle d’attente, rassure rapidement Mme Q. : «ces pro­ blèmes arrivent à tous les parents et les choses vont peu à peu s’arranger». Il recommande fortement une consul­ tation avec un spécialiste des troubles du comporte­ ment pour R. (par exemple : un pédopsychiatre) et lui donne le nom d’un collègue. Au moment où Mme Q. s’en va, Dr T. lui demande de le rappeler si la situation se péjore et il lui fixe finalement un rendez-vous. Trois mois plus tard, Mme Q. retourne sans rendez-vous chez le Dr T. parce que R. est tombé deux jours plus tôt contre une table en sautant des escaliers. Il présente une contusion importante sur le visage. Mme Q. assure qu’elle ne frapperait jamais un enfant parce qu’elle sait d’expé­ rience les dégâts que cela peut causer. Quand le Dr T. lui demande comment ça s’est passé avec le pédopsy­ chiatre, elle répond qu’elle n’a jamais pris rendez-vous. Elle change de sujet et demande avec insistance au pé­ diatre de prescrire des somnifères à son fils de manière à ce qu’elle puisse elle aussi dormir un peu. Dr T. est in­ terloqué. Elle dit qu’elle voit bien qu’il la prend pour une folle à la manière qu’il a de la regarder. Sans relever ce commentaire, Dr T. explique qu’il ne peut pas pres­ crire de somnifères à un si jeune enfant. Elle le menace alors de se plaindre auprès de la direction de l’hôpital. Durant l’entretien, R. tente de sortir de la salle de con­ sultation mais reste vigilant à ce qui est en train de se dire. Il sursaute quand Mme Q. élève brusquement la voix. discussion Quelques mois après cette consultation, le Dr T. a pu dire aux collègues combien il s’était senti mal à l’aise avec Mme Q. dès la première consultation. Il s’est souvenu qu’elle ne parlait de R. qu’en termes négatifs. La littérature Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 20 février 2013 10_12_36982.indd 2 403 14.02.13 08:37 scientifique montre que la manière dont le parent parle de l’enfant, particulièrement en utilisant des termes négatifs, inappropriés pour l’âge, avec indifférence, peut constituer un indice de risque important pour la maltraitance.10-12 Lors de la deuxième consultation, les symptômes présentés par R. vont plutôt dans le sens d’un accroissement des risques. De plus, Mme Q. raconte sur un ton détaché qu’elle n’a pas suivi l’avis du pédiatre lui recommandant de consulter un pédopsychiatre pour R. En reprenant les éléments anamnestiques, lors de la première consultation, le pédiatre a sous-estimé la gravité de la détresse maternelle («Je n’en peux plus...») ainsi que la sévérité de sa psychopathologie. Lors de la deuxième consultation, il a été surpris de l’incapacité de Mme Q. de se mettre à la place de son enfant dans les moments où il a besoin d’être réconforté. Le comportement de Mme Q. avec R., à la fois imprévisible et brusque, dans une alter­ nance abrupte entre intrusivité et mise à distance alors que l’enfant cherche la proximité, suggère une relation mèreenfant troublée et à haut risque. Au moment où Mme Q. demande un somnifère pour son fils, la stupéfaction du pé­ diatre est telle qu’elle bloque sa disponibilité émotion­ nelle à l’égard de la mère. Mme Q. voit alors dans l’expres­ sion faciale du pédiatre un regard critique qui la perçoit comme folle et mauvaise mère. Bien qu’elle n’ait pas com­ plètement tort dans son évaluation de la réaction du mé­ decin, elle n’est cependant pas capable de comprendre en quoi elle contribue à cette impression. En cela, elle ressem­ ble au 59% des mères référées avec leurs jeunes enfants à un centre ambulatoire de santé mentale infantile à New York.5 Ces mères ne situaient le problème motivant la con­ sultation que chez l’enfant et non chez elle, ni dans la rela­ tion mère-enfant. A la fin de la première consultation, on relève que le pé­ diatre était bien avisé de référer Mme Q. à un pédopsy­ chiatre. Toutefois, il ne lui a pas demandé de revenir le voir entre-temps (ce qui pourrait être le signe d’un évitement) et n’a pas non plus appelé son collègue à qui il avait référé Mme Q. pour s’assurer qu’elle était bien allée le voir. A la fin de la deuxième consultation, le pédiatre aurait égale­ ment pu penser signaler cette situation auprès des instan­ ces de protection de la jeunesse. Il faut alors se poser la question sur la manière dont aurait pu procéder le pédia­tre sans briser le lien fragile établi avec cette patiente. qu’aurait pu faire le dr. t ? Le Dr T. aurait pu voir plus régulièrement Mme Q. pour mieux comprendre son vécu et celui de R. Il aurait pu égale­ ment travailler avec Mme Q. pour qu’elle accepte progres­ sivement que R. soit socialisé dans une crèche ou un jardin d’enfants. Il est très important que le pédiatre ne se sente pas seul dans la situation, vu qu’il est fort possible que la mère continue à éviter les soins psychiatriques dont elle a besoin, et ceci pour plusieurs raisons. La méfiance de Mme Q., voire son sentiment de persécution, le manque de réseau, son sentiment d’être débordée, laissent penser qu’elle a très probablement un trouble de la personnalité grave associé à d’autres formes de psychopathologie (par exemple : dépres­ sion, état de stress post-traumatique, symp­tômes psychoti­ ques). R., qui parle peu, montre également déjà des si­gnes de psychopathologie sous forme d’un trouble d’attachement particulier, fréquemment associé à une dys­régulation des émotions chez la figure principale d’attachement, et qui nécessite une intervention pédopsychiatrique.5,13-15 Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêt en relation avec cet article. Implications pratiques > Le pédiatre doit penser à la manière dont son comporte> > > > ment peut contribuer à améliorer les échanges avec les parents dits «difficiles» et/ou inadéquats Le succès des références de parents «difficiles» et leur enfant chez le pédopsychiatre est associé à une collaboration active entre pédiatre et pédopsychiatre Le pédiatre doit être attentif dès la première consultation à la manière dont le parent parle de son enfant et à la manière dont lui-même réagit en réponse à ce que dit le parent Le pédiatre doit être attentif aux interactions parent-enfant, parent-pédiatre et enfant-pédiatre Prendre le temps d’évaluer la parentalité dès le début mène à un gain de temps et moins d’angoisse pour plus tard Bibliographie 1** Breuner CC, Moreno MA. Approaches to the difficult patient/parent encounter. Pediatrics 2010;127: 163-9. 2 Mathers N, Jones N, Hannay D. Heartsink patients : A study of their general practitioners. 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Devenir 2009;21:7-29. 9* Steinmetz D, Tabenkin H. The «difficult patient» as perceived by family physicians. Fam Pract 2001;18: 495-500. 10 * Rodriguez CM, Cook AE, Jedrziewski CT. Reading between the lines : Implicit assessment of the association of parental attributions and empathy with abuse risk. Child Abuse Neglect 2012;36:564-71. 11 Schechter DS, Myers MM, Brunelli SA, et al. Traumatized mothers can change their minds about their toddlers : Understanding how a novel use of videofeedback supports positive change of maternal attributions. Infant Ment Health J 2006;27:429-48. 12 Nix RL, Pinderhughes EE, Dodge KA, et al. The relation between mothers’ hostile attribution tendencies and children’s externalizing behavior problems : The me­diating role of mothers’ harsh discipline practices. Child Dev 1999;70:896-909. 13 Anzieu-Premmeureur, C. La place du bébé dans les thérapies parents-nourrisson. Perspectives Psy 2004;43: 184-7. 14 Schechter DS, Willheim E. When parenting beco­ mes unthinkable : Intervening with traumatized parents and their toddlers. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 2009;48:249-54. 15 Muir, E. Watching, waiting, and wondering : Applying psychoanalytic principals to mother-infant intervention. Infant Ment Health J 1992;13:319-28. * à lire ** à lire absolument Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 20 février 2013 10_12_36982.indd 3 14.02.13 08:37