"La Grèce est un laboratoire pour tester des politiques effroyables"
Alex Anfruns
Investig’action (Bruxelles), 22 octobre 2014
Philippe Menut, ex-journaliste à France 2 et France 3, a
réalisé un documentaire indépendant... Un gros plan à la
fois humain et économique sur les causes et les
conséquences de la crise grecque. Le film donne la parole
aux salariés, militants, économistes, médecins, ministres,
chômeurs, philosophes... Ils donnent leur éclairage sur la
crise vécue de l'intérieur, et témoignent de la résistance et
de la solidarité du peuple grec. La Grèce est un
laboratoire. Le film ouvre le débat sur l'avenir d'une zone
euro en crise, livrée à un capitalisme financiarisé. Un
documentaire lanceur d’alerte.
Dans votre film "la tourmente grecque", une série de manipulations médiatiques sont
exposées. Elles cherchent à justifier une véritable guerre économique et sociale contre la
Grèce. Comment expliquez-vous, en tant que journaliste critique cette inversion des
rôles et que les victimes, les citoyens grecs, soient présentées comme responsables de la
crise ?
C’est sur ce constat que j’avais commencé le tournage. J’étais révolté que les Grecs soient
souvent présentés d’ailleurs depuis le début de la crise - comme les responsables d’une
situation dont ils sont victimes. Depuis, j’ai été emporté plus loin, sur les raisons même de la
crise.
Ces rumeurs, ces intox, ont bien sûr une fonction, celle de masquer une politique économique
à l’œuvre, celle qui met en place une austérité effroyable vis-à-vis du peuple grec et des
services publics avec un transfert massif de capitaux publics vers la spéculation internationale.
Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’argent public grec mais aussi européen.
245 milliards ont été versés dans un soi-disant plan européen de sauvetage dont les Grecs et
l’économie réelle grecque n’ont quasiment pas vu la couleur. C’est démontré dans le film, ces
sommes énormes vont directement dans la poche des créanciers de la dette publique grecque
qui ont prêté à des taux dépassant parfois 20%... Ces prêts ont donc la garantie du
contribuable européen !
Tout cela est organisé par la Troïka, les vrais patrons du pays, envoyés de la commission
européenne, la Banque centrale Européenne et le FMI (qui joue plutôt le rôle d’expert).
Quelle est la responsabilité, selon vous, des médias européens dans la présentation
biaisée de la réalité de ce pays ?
Les médias européens, d’abord allemands et surtout Bild, premier tirage quotidien européen,
jouent un rôle considérable dans la fabrication de l’opinion. Ce n’est d’ailleurs pas seulement
la réalité grecque qui est biaisée, c’est celle de la crise de toute l’Europe.
La « grande presse » française, moins violente mais tout aussi efficace nous parle de
« réformes structurelle » (traduisez « d’austérité imposée à la population »), de « rassurer les
marchés » (financiers, bien sûr, mais ce n’est jamais dit), de « restaurer la confiance » (des
mêmes, mais ce n’est pas non plus dit). Le but est d’entretenir le fatalisme face à un système
économique néolibéral « qui n’aurait pas d’alternative » comme disait Margareth Thatcher.
Le plus fort dans cette idéologie dominante est d’arriver à faire croire qu’il n’y a pas
d’idéologie dominante… On pousse les gens à dire « je ne fais pas de politique » alors qu’ils
cautionnent ainsi celle qu’ils subissent...
Je reconnais que j’emploie, comme tout le monde, le terme de « crise » par facilité de
langage. Il est pourtant inapproprié. En Europe, la crise n’est pas une catastrophe, une fatalité.
C’est, en dernière analyse une augmentation délibérée et brutale des inégalités.
La fermeture de la télévision publique grecque en 2013 et la décision de ses travailleurs
de développer un média indépendant reste un exemple frappant de la capacité de
résistance du peuple grec. Quel leçon tirer de cette expérience ?
Il y a des moments où le peuple est fort, imaginatif et audacieux face à un pouvoir affaibli. La
lutte de l’audiovisuel public (l’ERT) en est un exemple. Elle est développée dans le film et je
vous le résume : le 11 juin 2013, le gouvernement, à la demande de la Troïka, ferme l’antenne
et licencie les 2650 salariés. Immédiatement, se déclenche une énorme mobilisation en Grèce
et une protestation généralisée dans le monde entier. Journalistes et techniciens occupent le
bâtiment, mais le gouvernement grec, pris à contrepied, n’ose pas lancer les MAT (police anti
émeute) contre les personnels.
L’occupation a duré 5 longs mois, une période de véritable autogestion, avec la remise en
marche d’émissions diffusées sur Internet. Ces émissions, marquées par une totale
indépendance et un véritable pluralisme ont eu un grand succès.
Au bout de 5 mois, le gouvernement toujours conseillé par la Troïka ! a décidé d’évacuer
le personnel le 7 novembre 2013. Depuis, les anciens de l’ERT ont lancé une nouvelle radio
télé, ERT Open.
Lorsqu’on parle de dette de la Grèce, il paraît que l’Allemagne aurait intérêt à cacher
une épisode important de l’Histoire, concernant l’argent qu’elle doit à la Grèce depuis la
2ème guerre mondiale. Pouvez-vous nous expliquer ce chapitre important du film qui
est évoqué dans le film à travers le témoignage du combat d’un ancien résistant.
Manolis Glesos, 92 ans, est un « monument » en Grèce. Il est un des tout premiers résistants
d’Europe, connu pour avoir décroché en mai 1941 le drapeau nazi du somment de l’Acropole.
Un de ses combat actuel est de demander le paiement par l’Allemagne des dommages de
guerre et un emprunt forcé incontestable à la banque d’Athènes par les nazis.
Total de la dette due à la Grèce : 162 milliards d’euros actuels… Soit plus de la moitié de la
dette qui est maintenant exigée de la Grèce avec une totale intransigeance par l’Allemagne !
L’un des médecins qui témoigne dans le film, lors d’une manifestation, explique que la
fermeture de sept hôpitaux à Athènes signifie tout simplement que de plus en plus de
personnes vont mourir dans la rue. L’impact des mesures d’austérité en Grèce, en
particulier dans le domaine de la santé semble apocalyptique...
Un seul chiffre suffirait : d’après une revue scientifique anglaise et Médecins du Monde : la
mortalité infantile a augmenté de 43% depuis le début des mesures d’austérité. En Grèce,
mais aussi dans l’Europe en crise, la santé est la principale cible des réductions budgétaires.
Pourquoi n’est-ce pas l’éducation nationale ? Parce que vous ne pouvez pas réduire le nombre
d’élèves total. En revanche, on peut moduler les parcours de soin, réduire les
remboursements, etc. Dans le film, on voit un grand hôpital qui reste ouvert mais tourne au
ralenti, quasi vide, faute de moyens.
Votre regard panoramique sur la Grèce risque d’être bientôt se devoir s’élargir sur
d’autres pays.
Je n’avais pas lors de mes premiers tournages prévu de parler de l’importance du capitalisme
financiarisé, pas plus que de l’Union Européenne. J’y ai été naturellement porté par mes
investigations, mes interlocuteurs. Le film ouvre un débat sur l’Union Economique et
Monétaire.
Des interviews fortes expliquent la nécessité d’une rupture avec la zone euro, d’autres
expliquent qu’il faut être pragmatique et qu’il faut d’abord s’opposer à l’austérité et à une
dette illégitime.
Je ne tranche pas, mais si on veut poser la question du changement de politique économique et
sociale, et aussi de la démocratie, il faudra bien poser la question du pouvoir tout puissant de
l’Europe actuelle. Le capitalisme financiarisé y est maître dans son organisation même, dans
ses traités, l’influence de lobbies tout puissants.
Quel message adressez vous aux personnes qui regardent de loin la Grèce, subir des
dégâts terribles mais présentés comme inévitables ? En quoi les Européens peuvent-ils,
au-delà de la solidarité, être concernés ? Au-delà, comment les peuples européens
pourraient-ils passer à la contre offensive ?
Toute la zone euro est concernée par la crise grecque. La Grèce est un laboratoire pour tester
sur un petit pays (11 millions d’habitants) une politique effroyable au nom d’une dette
artificiellement gonflée. Depuis le début des réformes, prétendues réponses à la crise, la dette
a grimpé de 50 % et le chômage est passé de 10 à 28% ! Et ces politiques continuent.
Mais attention, cette crise de la dette est la même partout en Europe, zone la plus récessive du
monde. La France, que je connais mieux, a une dette de 2000 milliards d’Euros de même
nature que la dette grecque. Elle serait de moins de la moitié sans les intérêts excessifs aux
banques et les cadeaux fiscaux. Le remboursement des seuls intérêts est un des tous premiers
budget de l’Etat. Nos chers « confrères » journalistes des « grands médias » n’en parlent
jamais…
Le rêve européen pourrait bien tourner au cauchemar. Les Grecs montrent la voie de la
résistance. Des résistances isolées ne suffiront pas. La vraie question est de savoir si les
peuples sauront s’unir pour une autre Europe, plus juste et démocratique, une Europe des
citoyens.
Site du film : www.latourmentegrecque.org
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