THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL DU MEME AUTEUR: - Dynamics of Multivocal Sentences, Louis, Missouri, 1974. Washington University, St. - El evento de entender, Direcci6n de Investigaci6n,Universidad Austral de Chile, 1978. - Amilisis de la imaginaci6n, Direcci6n de Investigaci6n, Universidad Austra] de Chile, 1981. - Essai sur l'intelligibilité de la nature, Editions Universitaires du Sud, Tou]ouse, 1987. - La Science: les mathématiques, l'expérience, la logique, Ellipses, Paris, 1996. - Les mathématiques et le monde sensible, Ellipses, Paris, 1997. - Théorie de l'intelligibilité, 2e éd., Ellipses, Paris, 1998. - Theory of Intelligibility, Vigdor, http://www.vÎl:!dor.col11. 1988. - Sous]a direction de M. Espinoza, De la science à la philosophie, L'Harmattan, Paris, 2001. - Avec R. Torretti, Pensar la ciencia, Tecnos, Madrid, 2004. THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL Miguel Espinoza L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; FRANCE L'Hannattan Hongrie Konyve,bolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa 75005 Paris Fac..des Sc. Sociales, Po\. et Adm; BP243, KIN XI L'Harmattan Italia Via Degli Alii'ti, 15 10124 Torino Université de Kinshasa - RDC ITALIE L'Harmattan Burkina Faso 1200 logements villa 96 12B2260 Ouagadougou 12 http://www.]ibrairieharmattan.com diffusion.harmattan((lJ,wanadoo.fr harmattan 1ûv,wanadoo. fr @ L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-01198-5 EAN : 9782296011984 PREFACE Le concept ancien et noble de nécessité se déploie et se prolonge dans l'histoire de la pensée en ceux de cause (un fait ou un phénomène), de causalité (un principe), et de déterminisme (la prévision rendue possible par la générativité du langage naturel et par le calcul). La méditation sur ces problèmes m'a conduit à une métaphysique du déterminisme causaI, universel et absolu: pour tout système, rien de ce qui arrive à un endroit et à un moment donné n'aurait pu arriver autrement, étant donné son état à l'instant précédent infiniment proche de lui. La série de principes qui constituent la présente théorie du déterminisme causal est beaucoup moins la description d'une connaissance prouvée ou démontrée, que l'expression d'un besoin de rationalité. La philosophie comme sa fille, la science, est avant tout une recherche d'intelligibilité. Admettre d'emblée le caractère métaphysique de cette réflexion signifie que les thèses principales sont des principes, des idéaux, ou, si l'on veut, des croyances rationnelles, recevables dans la mesure où elles tiennent ensemble et contribuent à reconnaître un sens à l'évolution des systèmes du monde. Parmi les exemples, discutables, que l'on donne couramment des phénomènes spontanés, certains ont été admis de longue date, comme l'acte libre; d'autres sont récents, comme le saut quantique. Mais si expliquer quelque chose veut dire montrer ses causes, exposer les principes de son évolution, alors les phénomènes spontanés, s'ils existent, sont inexplicables et indescriptibles. La raison en est que les systèmes de symboles, indispensables à toute description, sont des réseaux conceptuels servant à fixer les choses, à les classer et 6 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL à les ordonner causalement ; et comment décrire convenablement un phénomène que l'on ne sait expliquer? Contre la conception déterministe et causale du monde et de l'explication, contre la métaphysique réaliste qui englobe cette doctrine, les objections qui font appel, par exemple, aux difficultés de la prévision par le calcul, aux affaiblissements que subit l'application du modèle différentiel, à la mécanique quantique avec ses découvertes et ses principes, ne peuvent nen. Chaque personne ne peut témoigner que pour elle-même et j'avoue que je ne me sens ni asphyxié ni écrasé par la nécessité intériorisée qui détermine ma vie; le fait que la vie soit en grande partie imprévisible doit y être pour quelque chose. Au moment de dire au revoir à ce livre il n'est pas inutile de rappeler que, comme la plupart de mes essais, il est centré sur le problème de l'intelligibilité naturelle. Toute la philosophie de la réflexion qui suit est, en effet, concentrée dans l'affirmation suivante: le déterminisme causal est le premier principe de l'intelligibilité naturelle. M.E. Paris, 2006 ESSAI I LE LIBRE ARBITRE CAUSALEMENT DANS UN MONDE DETERMINE L 'homme fait toujours ce qu'il veut, et pourtant il le fait nécessairement. Cela s'explique parce qu'il est déjà ce qu'il veut, et ensuite, de ce qu'il est découle nécessairement tout ce qu'il peut faire. Si nous considérons son action objectivement... nous obtiendrons la connaissance apodictique qu'elle est soumise, comme l'action de tout être naturel, à la loi de causalité dans toute sa rigueur; par contre, subjectivement, chacun sent qu'il fait toujours ce qu'il veut. Tout ce que cela signifie est que son action est la man(!estation pure de son être particulier. Ce même sentiment serait partagé par tout être naturel, aussi infime soit-il, s'il pouvait sentir. Schopenhauer 1 1. Introduction Quatre thèses concernant la relation entre le libre arbitre d'indifférence 2 et le monde physique: 1 Schopenhauer n'élimine pas la liberté mais il la place dans un domaine transcendantal qui est, pour moi, inintelligible. Je n'ai retenu ici qu'un passage avec lequel je suis essentiellement d'accord. 2 Suivant la tradition, l'expression «libre arbitre d'indifférence », sera abrégée et j 'écrirai : « libre arbitre ». 8 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL Thèse 1 : Bien que le monde physique soit parfaitement déterminé causalement, il existe un libre arbitre défini par l'absence absolue de détermination. Il est donc un trou dans le réseau de relations causales qui ordonnent le monde. Problème principal: comment concevoir cette exception au déterminisme causal. 3 Thèse 2 (a) : Le libre arbitre est basé sur l'indéterminisme physique. Problème principal: rendre compte de la connexion entre les deux. Thèse 2 (b) : Le libre arbitre n'est pas une fonction de l'indéterminisme physique car le physique et le mental sont des réalités d'un ordre différent. Problème principal: comprendre la relation causale entre le psychique et le physique. Thèse 3 : Tout ce qui existe est parfaitement déterminé par un réseau de causes multiples et variées. Problème principal : rendre compte du sentiment de libre arbitre et de responsabilité. Thèse 4 : Le libre arbitre est déterminé, mais le monde physique est indéterminé. Problème principal: concevoir l'origine du sentiment de libre arbitre et de responsabilité, ainsi que la relation entre le libre arbitre déterminé et le monde physique indéterminé. Cette thèse est une possibilité logique que personne, à ma connaissance, n'a défendue ni même formulée. Mon objectif est d'expliquer ces affirmations, de donner quelques raisons en faveur de la troisième thèse et d'argumenter contre les autres. Si l'existence du libre arbitre ou liberté absolue ressemble à une énigme plutôt qu'à un problème, c'est parce que sa compréhension présuppose la solution d'une autre 3 Sauf indication explicite différente exigée par le contexte, dans cet essai «déterminisme» veut dire «déterminisme causal». Il s'agit par conséquent d'une vue métaphysique concernant les relations entre les choses, et non de la conception purement épistémologique d'après laquelle un phénomène est déterminé s'il est prévisible avec une exactitude quantitative, en principe infinie. DETERMINISME CAUSAL ET LIBRE ARBITRE 9 énigme, le rapport entre l'esprit et le corps. Une hypothèse plausible pour expliquer cet état de choses est que nous n'avons pas encore les concepts adéquats pour penser ces problèmes. Il se peut que nos abstractions actuelles ne saisissent pas l'essentiel ou qu'elles ne soient pas légitimes. Or l'un des espoirs de toute réflexion métaphysique est d'améliorer cette situation. 2. La notion de libre arbitre Pour la plupart de personnes, ainsi que pour quelques philosophes dont Descartes est un exemple paradigmatique, l'existence du libre arbitre est évident: « La liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons », et « cela peut être compté pour une de nos plus communes notions ». C'est un fait indubitable, « clair et distinct », que « nous pouvons donner notre consentement ou ne pas le donner quand bon nous semble ».4 Il existe plusieurs concepts de liberté, mais philosophiquement le plus important est celui de libre arbitre par sa radicalité : il signifie que la liberté est absolue, que la volonté libre n'est déterminée absolument par rien, qu'elle n'est contrainte par rien, même au tout dernier moment infiniment proche de la décision. «Plus je recherche en moi-même la raison qui me détermine, plus je sens que je n'en ai aucune autre que ma seule volonté: je sens par là clairement ma liberté, qui consiste uniquement dans un tel choix... Le libre arbitre est la puissance que nous avons de faire ou de ne pas faire quelque chose» (Bossuet). Dans son choix, la volonté, d'après ceux qui croient au libre arbitre, n'est contrainte ni par des éléments d'ordre physique, ni par des éléments d'ordre moral concernant la meilleure action, ni par aucun raisonnement. Le libre arbitre est indifférent par rapport à tout, d'où le nom « libre arbitre d'indifférence ». Les Anciens étaient évidemment conscients de l'expérience qui consiste à devoir choisir entre deux choses parce que, en premier lieu, rien d'externe au sujet ne semble le forcer à prendre l'une ou l'autre, ensuite parce que les deux choses 4 Descartes, Les principes de la philosophie, (39). 10 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL sont parfaitement indistinguables, elles s'équivalent selon tous les aspects pertinents, pertinence à déterminer suivant les circonstances. Quand cela arrive, le sujet décide d'après un mouvement spontané de son esprit. Ce type d'argument a été avancé contre les stoïciens, mais d'après Plutarque, Chrysippe l'écarte comme suit: « Ce sont des gens qui font violence à la nature en niant la causalité », et Plutarque rappelle que Chrysippe cite « les osselets, le fléau de la balance et bien des objets dont la chute ou l'inclinaison d'un côté ou de l'autre ne sont pas possibles sans une cause et une différence qui se produisent en ces objets mêmes ou dans les choses extérieures; car il n'existe rien qui soit sans cause et spontané; dans le cas de ces prétendues contingences imaginées par certains, il se glisse des causes cachées qui, à notre insu, attirent la volonté d'un des deux côtés ».5 Voici donc quelques observations: (I) L'indistinguabilité est seulement épistémologique: quelqu'un, à un endroit donné et à un moment donné, est incapable de percevoir des différences entre deux choses, ce qui ne signifie pas forcément qu'en réalité rien ne les distingue. On ne peut glisser de notre connaissance des choses à la nature des choses telles qu'elles sont. (II) Un mouvement, quelle qu'en soit la nature, est considéré comme spontané parce qu'on n'en a pas trouvé les causes. Ces deux premiers points sont attribuables à Chrysippe. Pour notre part, reconnaissons (III) que la critique selon laquelle il est erroné de progresser de notre ignorance des choses à l'ontologie est correcte, et (IV) qu'elle est indépendante de tout principe métaphysique. (V) Par contre, le débat: cause versus spontanéité est métaphysique, non décidable, et les options sont retenues et approfondies en fonction de critères tels que leur générativité ou la cohérence avec le reste de l'activité humaine et scientifique - il n'est plus question d'obtenir des vérités vérifiées. (VI) Au moins selon ces deux critères, la générativité et la cohérence avec l'activité scientifique, le déterminisme causal est correct et la spontanéité est incorrecte, car ou bien la recherche scientifique est recherche d'explication causale et déterministe, ou bien elle se contente de constater légalement des faits et des régularités qui sont là « par magie ». Et si l'on recherche des causes, on sera 5 Plutarque, Des contradictions des stoïciens, XXIII, in Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1962. DETERMINISME CAUSAL ET LIBRE ARBITRE Il amené à élaborer des théories destinées à expliquer les lois empiriques, d'où la générativité. Car, en effet, les entités théoriques sont indispensables pour avoir une idée de la strate des possibles d'où sort l'actuel. Finalement, (VII) quand nous sommes confrontés à un choix entre deux choses, si rien de conscient ne semble les départager, il est fort probable que la décision soit prise par une causalité biologique ou psychique restée inconsciente, en exerçant, par exemple dans les situations les plus sérieuses, notre instinct de survie. (Une idée de cette sorte est entretenue par René Thom). 3. Une doctrine radicale de la liberté La pensée occidentale, de Thalès à nos jours, ne connaît pas de doctrine de la liberté plus radicale que celle de JeanPaul Sartre.6 L'avis de ce dernier est que le donné ne conditionne pas la conscience; au contraire, la conscience, ditil, est une négation pure et simple de ce qui est donné. L'homme naît libre. La liberté est sa condition de départ. Aussi dépourvu de connaissances, de capacités physiques ou de biens soit-il, l'homme, confronté à n'importe quelle situation, aussi extrême soit-elle, peut toujours dire « non ». Le comportement humain n'est pas déterminé par des conditions physiques car la conscience est « un trou» dans l'être physique, comme Hegel l'avait postulé; l'esprit humain est un néant - un néant curieusement très actif. L'homme n'est déterminé ni par le corps, ni par son passé, ni par la société dans laquelle il lui arrive de vivre car tout cela doit être assumé, et si quelqu'un n'aime pas son visage, ni son pays, ni la langue qu'il parle, il peut, au moins en principe, les changer. Le passé d'une personne, à un moment donné, était son avenir, il a été par conséquent choisi, tout comme en ce moment le futur immédiat que nous allons déterminer ou choisir sera notre passé de demain. Le passé d'un homme n'existe pas en bloc, mais il est constitué d'une série d'événements offerts à une mémoire qui les interprète en fonction du présent. La signification du passé - Bergson, avant J.-P. Sartre, insiste làdessus - dépend du présent et des projets, c'est la raison pour 6 Jean-Paul Sartre, L'Etre et le néant, 1943. 12 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL laquelle les mêmes traces du passé, les photographies de famille, les parfums d'autrefois, ne signifient pas tout à fait les mêmes choses à chaque stade de notre vie. La naissance et la mort ne déterminent pas l'élection humaine car ce sont des limites externes à la vie. Selon la formule bien connue, seule la liberté met des bornes à la liberté, que ce soit l'application de ma propre liberté sur moi-même, par exemple, mes projets orientent mes choix en fonction des objectifs que je me suis librement fixés, ou l'application de la liberté d'une personne à une autre. Certains sont très sensibles à cette dernière influence et pensent, comme le mathématicien L. E. J. Brouwer, que déjà l'acte de s'adresser à quelqu'un avec la parole, comme je le fais en ce moment, est un attentat contre sa liberté. Attendu que l'homme aimerait être Dieu, absolument libre, « l'enfer c'est les autres». La liberté absolue, continue Sartre, n'est pas source de bonheur mais d'angoisse: nous sommes condamnés à choisir ce que nous faisons, le plus souvent, sans connaissance de cause. Malgré cela, nous engageons à chaque pas notre responsabilité et nous serions contents d'éviter ce poids insupportable; c'est pourquoi nous adoptons volontiers un rôle social qui nous amène à choisir de telle ou telle façon en fonction d'une appartenance, sociale ou autre Ge vote de telle façon parce que je suis enseignant et fonctionnaire de l'Etat). Le rôle social, en supprimant la responsabilité personnelle, chosifie: c'est la mauvaise foi. C'est parce que la vie libre et responsable est insupportable que la mauvaise foi est omniprésente, sauf chez le héros. L'homme est une «passion inutile» car, étant un néant, un trou dans l'être (dans le monde physique), il vit pourtant en faisant tout son possible pour devenir « quelque chose », ce qui ne peut arriver qu'à la mort au moment où les forces vitales perdent inexorablement la bataille contre les forces physicochimiques, alors le système humain s'émiette et ses composants rejoignent le monde physique d'où ils sont sortis (Einstein: « la vie est une dette qu'on doit finir par payer»). Tout d'abord, si la théorie sartrienne se présente comme une théorie globale, alors elle est incomplète parce qu'elle ne tient pas compte des libertés positives et relatives. Ces dernières dépendent de facteurs différents (héritage génétique, environnement, éducation, milieu social, talent personnel, DETERMINISME CAUSAL ET LIBRE ARBITRE 13 etc.). Ensuite, pour jouir d'une liberté absolue, absolument rien ne doit conditionner la conscience. Sartre assume cela. De plus, pour lui il y a une séparation nette entre le physique et le mental, et l'affirmation que la conscience est un néant, veut dire, pour lui, qu'elle n'est rien de physique. Mais alors ce néant est très actif car la vie de la conscience et la vie morale seraient l'œuvre d'un néant - c'est invraisemblable. En effet, d'après un grand principe rationnel ancien, transmis par Lucrèce, «rien ne sort de rien... ni ne va vers le néant ».7 L'idée de Sartre est donc irrationnelle. D'autre part, il est fort probable que l'intention morale qui anime cette théorie soit louable, qu'une fois de plus, tel Socrate, le philosophe ait agi comme une guêpe qui aiguillonne les consciences, en particulier pendant une période très sensble de l'histoire contemporaine de la France. Mais tout autre chose est la jutification rationnelle de la théorie sartrienne, sa valeur scientifique, et c'est elle qui est indéfendable. Voici maintenant quelques remarques qui s'appliquent à toute croyance à la liberté absolue. Ma première obervation met en relief la difficulté qu'il y a à concevoir une conscience inconditionnée. «La liberté absolue, écrit André Lalande, que l'on pourrait appeler métaphysique, notamment en ce qu'elle s'oppose à la nature, consiste dans une sorte de passage à la limite: on se représente l'action comme affranchie successivement de tel et tel ordre de causes, jusqu'à ce qu'elle devienne étrangère à la fois à tous les ordres de cause, quels qu'ils soient. Mais la légitimité de cette opération est bien contestable ».8 Il est incompréhensible que le libre arbitre soit un trou ou un vide dans le réseau des causes qui ordonnent le monde. Par quel miracle toutes les lois, toutes les forces et toutes les interactions naturelles s'arrêteraient-elles à l'endroit où commence la personne humaine pour laisser place à une volonté absolument autonome? Et où commence la personne humaine? Il faut noter l'existence de la « liberté relative» : il est possible de distinguer des degrés de liberté car nous sommes plus ou moins libres dans la mesure où nous arrivons à nous rendre indépendants de telle ou telle contrainte, ainsi 7 Lucrèce, De natura rerum, I, 206 ; 249-250. 8 André Lalande, commentaire à l'entrée «liberté» in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, II e éd., P.U.F., Paris, 1972. 14 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL que dans la mesure où nous sommes capables d'utiliser les lois pour réaliser telle ou telle fin. Nous ne sommes pas tous capables d'imaginer les mêmes choses, ni de les imaginer de la même façon. L'idée que le libre arbitre est une décision sortie de rien, qui n'est soumise à aucune contrainte, même au tout dernier moment infiniment proche de la décision, est incompréhensible. L'être humain serait-il une exception dans l'univers? N'est-il pas plus raisonnable de penser que ce système complexe exprime des contraintes mathématiques, physiques, biologiques et psychiques? Si le libre arbitre est absolument inconditionné, absolument a-causal, vraiment spontané, connecté à rien, alors il est non seulement inexplicable, indéfendable, mais il est aussi indescriptible, ineffable. «On appelle liberté, écrit Bergson, le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit. Ce rapport est indéfinissable, précisément parce que nous sommes libres: on analyse en effet une chose, mais non pas un progrès; on décompose de l'étendue, mais non pas une durée... c'est pourquoi toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme ».9 Saluons la lucidité de Bergson quand il dit que la liberté est un rapport indéfinissable, même si nous ne partageons pas la dualité si tranchée entre le temps et étendue. Bergson implique qu'une définition d'un fait est une décomposition en éléments discrets, et il affirme que seules sont décomposables les choses étendues, alors que le libre arbitre est une durée continue: il s'ensuit que le libre arbitre est indéfinissable. Pour ma part, je suggère que le choix est représentable géométriquement et physiquement par un point de bifurcation, le point de l'espace des phases où la trajectoire d'un système est attirée par plus d'un attracteur. Des points de bifurcation émergent des différentes solutions. Cette spéculation doit être complétée par l'idée qu'une fois le système arrivé à un tel point critique, il y a des causes, aussi infimes soient el1es, qui le poussent à suivre une branche plutôt qu'une autre. (Nous reviendrons sur l'idée de bifurcation vers la fin de cet essai). Ma deuxième remarque attire l'attention sur la difficulté qu'il y a à concevoir le libre arbitre étant donné, notamment, le rôle de l'inconscient et de la pré-conscience dans le com9 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates 1889, p. 167. de la conscience, DETERMINISME CAUSAL ET LIBRE ARBITRE 15 portement humain. Il n'est pas rare qu'une personne en possession des connaissances pertinentes et capable de prendre du recul par rapport aux aspects émotifs de l'enjeu qui se présente à elle, ait l'impression de maîtriser une situation à tel point que, si à un moment donné elle est face à plusieurs possibilités, la décision de suivre une voie ou une autre lui semble dépendre exclusivement de son libre arbitre. Mais il suffit de peu de choses, par exemple que l'état de santé ne soit pas optimal, pour que la distance émotionnelle fasse défaut et pour que la connaissance devienne moins pertinente. Dans ce cas, la décision par libre arbitre nous échappe, et nous avons l'impression qu'une main invisible guide l'action. Il y a des surprises: telle personne se croyait forte ou courageuse face à la maladie ou devant n'importe quel danger, mais voilà que quand la maladie ou le danger arrivent, elle est angoissée et dépourvue de fermeté, ce qui trouble ses décisions. Mais la santé parfaite et surtout la distance émotionnelle et la connaissance pertinente sont un état idéal, théorique; l'absence de perfection réelle dans la distance émotionnelle est due à l'existence de variables inconscientes, et comment être sûr de posséder la connaissance pertinente? Il est à remarquer qu'il n'y a pas de frontière stricte entre ces composants - essentiels mais rarement explicités - du libre arbitre et leur absence partielle: c'est une question de degré. Et il y a dans leur degré de présence une variabilité d'un moment à un autre. Face à ces observations concernant le comportement humain, l'affirmation cartésienne selon laquelle l'existence du libre arbitre est évidente révèle sa naïveté, et son pouvoir de conviction est, en conséquence, fortement amoindri. La conclusion qui s'impose est que les décisions ne sont jamais le résultat d'une liberté absolue, d'une conscience capable d'échapper à toutes les causes simultanément, mais que les décisions sont guidées par des contraintes physiques, biologiques, psychiques et sociales. Ma troisième remarque est d'ordre moral. Comment comprendre que la volonté ne soit pas contrainte par des obligations morales? Avant d'agir, il y a une délibération, une série de raisonnements logiquement menés. Mais la volonté, d'après les partisans du libre arbitre, peut ne pas tenir compte du résultat de la délibération, elle peut être indifférente. Naturellement, l'idée selon laquelle le libre arbitre est indifférent à la force de tout raisonnement est une défense inadéquate du 16 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL libre arbitre parce que l'indifférence à la logique du raisonnement met le libre arbitre hors du domaine de la morale. A quoi bon un libre arbitre sans responsabilité ?10 Pour un être rationnel, l'indifférence n'a pas de rôle noble à jouer dans les affaires humaines dans la mesure où elle reflète notre ignorance: « La grâce divine et la connaissance naturelle, écrit Descartes, bien loin de déterminer ma liberté, l'augmentent plutôt et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté d'un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait paraître plutôt un défaut de la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans jamais être indifférent ».]] Le sens commun a du mal à approuver l'idée rationaliste selon laquelle « être libre» veut dire: suivre lucidement les rails de la nécessité, mais, même si le sens commun n'abandonne jamais la croyance à la liberté, il faudra bien qu'il baisse l'indifférence du piédestal où elle est parfois placée, et ce pour des raisons scientifiques et morales. 4. Idée d'un monde causalement déterminé Il ne faut pas confondre déterminisme et causalité. Le déterminisme, dans un sens large, implique la causalité, mais il n'est pas identique au déterminisme causal. En effet, un déterminisme peut être seulement légal, basé sur des lois, or toutes les lois ne sont pas causales. Dans le Vocabulaire d'A. Lalande on lit que le déterminisme «est la doctrine suivant laquelle tous les événements de l'univers... sont liés d'une façon telle que les choses étant ce qu'elles sont à un moment quelconque du temps, il n'y ait pour chacun des moments antérieurs ou ultérieurs, qu'un état et un seul qui soit compatible avec le premier ». Laissons de côté pour l'instant les 10 Voir, par exemple, Charles Renouvier, Les Dilemmes de la métaphysique pure, 1903, Chapitre liberté» ), Il Descartes, Méditation Quatrième. IV, «Le déterminisme. La DETERMINISME CAUSAL ET LIBRE ARBITRE 17 nombreuses complications mathématiques qui surgissent (les bifurcations, la sensibilité aux conditions initiales, etc.) quand on veut prévoir ou rétrodire de tels états uniques à l'aide du calcul. A partir de la définition donnée, le déterminisme causal se caractérise en spécifiant que les événements de l'univers sont liés causalement. Rappelons qu'en physique relativiste, d'après la géométrie de l'espacetemps, tout n'est pas connecté à tout puisqu'un système ne peut avoir des relations qu'avec l'information qui se trouve à l'intérieur de son cône de lumière. Ceci étant, un déterminisme causal se décrit forcément avec un formalisme, lequel est soit le langage naturel, suffisant pour la quasi-totalité de l'expérience humaine, soit le langage mathématique. Appelons le premier: «déterminisme causal du sens commun », et le deuxième: «déterminisme causal scientifique ». Une fois ces idées fixées, j'aimerais transcrire in extenso la meilleure description du déterminisme causal scientifique moderne: Tous les événements, ceux mêmes qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil. Dans l'ignorance des liens qui les unissent au système entier de l'univers, on les a fait dépendre des causes finales, ou du hasard, suivant qu'ils arrivaient et se succédaient avec régularité, ou sans ordre apparent; mais ces causes imaginaires ont été successivement reculées avec les bornes de nos connaissances, et disparaissent entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l'expression de l'ignorance où nous sommes des véritables causes. Les événements actuels ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident, qu'une chose ne peut pas commencer d'être, sans une cause qui la produise. Cet axiome, connu sous le nom de principe de la raison suffisante, s'étend aux actions mêmes que l'on juge indifférentes. La volonté la plus libre ne peut sans un motif déterminant leur donner naissance; car si, toutes les circonstances de deux positions étant exactement semblables, elle agissait dans l'une et s'abstenait d'agir dans l'autre, son choix serait en effet sans cause: elle serait alors, dit Leibniz, le hasard aveu- 18 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL gle des épicuriens. L'opinion contraire est une illusion de l'esprit qui, perdant de vue les raisons fugitives du choix de la volonté dans les choses indifférentes, se persuade qu'elle s'est déterminée d'elle-même et sans motifs. Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome: rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'Astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l'ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés, et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ces efforts dans la recherche de la vérité tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné. Cette tendance propre à l'espèce humaine est ce qui la rend supérieure aux animaux, et ses progrès en ce genre distinguent les nations et le siècle et font leur véritable gloire. Cette page inspirée de Laplace du tout début de son Essai philosophique sur les probabilités méritait d'être citée et son commentaire détaillé suffirait à remplir un gros volume, mais mon objectif à présent est de donner une idée, issue de cette conception, de ce qu'est un monde causalement déterminé.12 12 J'ai fait quelques observations sur le monde newtonien présupposé par le déterminisme laplacien, ainsi que sur la façon dont ce déter- DETERMINISME CAUSAL ET LIBRE ARBITRE 19 En ce qui concerne la causalité, on y stipule que les états ou strates de l'univers forment une série causale: l'état présent est le résultat nécessaire de la configuration causale du passé, il est l'effet de l'état immédiatement précédent, l'état précédent est la cause de l'état infiniment proche qui le suit. L'univers est causalement continu, c'est un tout compact de causes efficientes où il n'y a de place ni pour le hasard, ni pour la contingence, ni pour la finalité transcendantale. Par contre, cette classe de déterminisme causal rend compatibles les causes efficientes et les causes formelles - au sens de causes mathématiques - car le monde, dans son évolution, tend vers un ordre algébricogéométrique. Seule l'ignorance des causes permet de concevoir un monde non causal. Concernant le déterminisme: le «démon» ou «intelligence laplacienne» est en principe capable de tout prédire et de tout rétrodire. Pour cette intelligence le monde est mathématiquement déterminé. En effet, le déterminisme est ici l'hypothèse scientifique et mathématique précise selon laquelle ce qui est complètement déterminé est la solution d'équations et les états du monde représentés par ces solutions. Cela implique des conditions strictes et difficiles (voire impossibles) à satisfaire telles que: a) la localisation ponctuelle dans l'espace et dans le temps de chaque corps, b) la définition mathématique de ces corps, c) l'obtention de grandeurs inconnues qui dépendent d'un nombre fini de variables indépendantes, et d) la description de toute évolution ou transformation par un ensemble d'équations ou lois correspondant au nombre de grandeurs inconnues. Ce déterminisme serait vérifiable à condition de connaître, d'une part, son état initial, c'est-à-dire la situation du monde à un moment donné, la localisation respective de tous les corps, et, d'autre part, les lois d'évolution des phénomènes. C'est l'incapacité où nous sommes de connaître avec une exactitude infinie l'état du monde à un moment donné, ainsi que l'incomplétude de notre connaissance des lois d'évolution, qui nous empêchent d'avoir le passé et l'avenir présents à nos yeux. minisme est adaptable à l'intérieur de la physique relativiste et de la mécanique quantique, dans mon essai « Le Démon de Laplace », in Philosophie de la nature, Ellipses, Paris, 2000. 20 THEORIE DU DETERMINISME CAUSAL Sur le libre arbitre, Laplace mentionne le principe de raison suffisante. Selon Leibniz: « Rien n'arrive sans cause ou au moins sans raison déterminante, c'est-à-dire qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon ».13La volonté est conditionnée par une cause, une raison, un motif, il est impossible qu'elle agisse à partir de rien. Par conséquent le libre arbitre, tout comme le hasard et les autres formes d'indéterminisme, est une illusion de l'esprit, le résultat de notre ignorance des causes exactes. (Le hasard, en tant qu'événement aléatoire, est objet de connaissance dans la mesure où il est régi par les lois de hasard, c'est-à-dire par le calcul des probabilités). Du point de vue de la physique, les défis les plus difficiles que le déterminisme causal laplacien doit relever viennent, comme on sait, de la mécanique quantique. (I) On y postule l'existence d'un « saut quantique », d'un changement dans un système, par exemple, d'un atome ou d'une molécule, d'un état quantique à un autre. Un tel changement d'état n'aurait de cause ni interne ni externe. Ensuite (II) il Ya ce résultat décisif, les relations d'indéterminations (ou principe d'incertitude) de Heisenberg (l927): il est impossible de connaître, avec une exactitude illimitée, la position et la quantité de mouvement d'une particule, et le fait de connaître avec exactitude l'énergie d'une particule empêche de connaître la durée du phénomène.14 (III) Enfin la conception objectiviste des probabilités est courante en mécanique quantique: la nature serait elle-même probabiliste, les probabilités ne seraient pas le résultat de notre ignorance des causes exactes. Les relations d'indétermination signifient une limite définitive aux prétentions déterministes du « Démon» de Laplace dans la mesure où la première condition de son déterminisme est la connaissance exacte du monde à un moment donné; or nous venons de voir que cela est impossible. Par contre, il faut bien comprendre que ce qui est amoindri est seulement la prédiction. «Amoindri» et non pas «supprimé» parce qu'il y a des définitions, des lois et des prédictions sta13Leibniz, Théodicée, I, 44. 14 Werner Heisenberg, Les principes physiques de la théorie quanta, 1930, édition française Gauthier-Villars, Paris, 1932. des