RÈGLES, CONVENTIONS ET RÉGULATION DU SYSTÈME DE SOINS
Philippe BATIFOULIER
FORUM (U.R.A. 1700 CNRS)
Université Paris X-Nanterre, 200, avenue de la République,
92001 Nanterre cedex
Contribution pour les 10emes journées des économistes français de la santé.
Lille 17 et 18 octobre 1996.
RÉSUMÉ
Depuis quelques années, léconomie de la santé sest enrichie dun certain nombre de travaux
novateurs dont le point commun est dinsister sur le rôle des règles dans les processus de
régulation. Dans ce cadre, l économie des conventions propose dinterpréter ces règles
comme dispositifs conventionnels. Ces dispositifs de coordination sont internes aux acteurs
car ils reposent sur des programmes dactions ancrés dans la moire des individus
(léthique professionnelle par exemple). Ils sont également externes car ils sappuient sur des
objets collectifs de nature industrielle (le diplôme ou les classifications) ou domestique (la
proximité ou la réputation). Le trait commun de ces dispositifs est de permettre des économies
de savoir. Ils assurent la coordination sans que tout soit explicité à lavance. Ces dispositifs
ne sont donc intelligibles quau travers dune hypothèse de rationalité limitée.
Depuis quelques années, la théorie économique a délaissé le mythe du marché walrasien pour
s'intéresser au rôle des règles dans les processus de régulation. En tenant compte des
phénomènes organisationnels, la micro-économie a décrit les relations économiques en terme
de contrats bilatéraux entre individus rationnels. Ce faisant, elle a pu appréhender de façon
beaucoup plus satisfaisante qu'auparavant, les conflits d'intérêt, l'incertitude des relations
économiques et l'asymétrie d'information entre agents.
2
L'économie de la santé n'a pas échappé à cette évolution et a formalisé, de plus en plus, le
système de soins par une multiplicité de relations d'agence où un régulateur appel "principal"
définit une politique et confie sa réalisation à un ou plusieurs agents qui peuvent avoir des
comportements opportunistes.
La régulation du système repose alors sur la mise en oeuvre d'accords non contraignants où les
acteurs ne sont plus obligés d'agir conformément à la volonté du principal mais le font parce
qu'ils y ont intérêt. La mise en oeuvre de contrats incitatifs permet ainsi de remédier au blocage
et à l'inefficacité du système (Mougeot 1986, 1994, Rochaix 1986).
L'apport de la théorie des contrats est donc important aussi bien sur le plan théorique qu'en
matière de politique économique. Son grand mérite est de montrer que la coordination des
individus ne repose pas sur des mouvements de prix mais sur des règles.
Toutefois si les règles ont le statut de contrat, c'est qu'elles procèdent des seules volontés
individuelles et de comportements intentionnels. Notre thèse, au contraire, est que les règles
sanitaires repose sur une large part d'inintentionnel et que la coordination entre individus
nécessite l'existence de repères communs.
Nous proposons donc d'interpréter les règles sanitaires comme dispositifs conventionnels à
l'instar du courant de l'économie des conventions (Revue économique 1989, Orléan 1994) et à
la suite des applications au domaine sanitaire par Batifoulier (1990) et Béjean (1994).
Nous tenterons de monter que la résolution d'un problème de coordination nécessite l'existence
de repères collectifs (I) qui sont des appuis conventionnels de l'action (II) et fournissent une
théorie de la décision avec rationalité limitée (III).
I. LES CONVENTIONS COMME MODÈLES DE COORDINATION.
En matière de santé comme dans d'autres domaines, le rôle des règles est primordial. Cet
accent mis sur les règles plutôt que sur les mouvements de prix constitue une tendance lourde
de la science économique contemporaine. Ce n'est donc pas sur la place des règles qu'il
convient de s'interroger mais sur leur statut. Or, l'analyse du rôle des règles ne peut se faire
sans l'analyse de la coordination qu'elles autorisent. Les règles permettent, en effet, aux
individus de se coordonner.
1. Règles et coordination.
3
L'analyse des règles se déplace donc, dans un premier temps, vers l'analyse de la coordination.
La théorie orthodoxe dispose, pour analyser les phénones de coordination, d'un outil
puissant et très souvent séduisant: la théorie des jeux non coopératifs qui modélise les
interactions stratégiques entre individus aux objectifs divergents.
La façon la plus simple d'appréhender une interaction bilatérale est de la formaliser en termes
de dilemme du prisonnier1. Ce jeu, dans ces nombreuses versions, cherche à faire émerger la
coopération des seuls intérêts individuels.
On sait que le dilemme du prisonnier admet la solution individualiste comme équilibre. La
coopération mutuelle, qui constitue un optimum collectif ne peut jamais émerger2.
Ainsi, puisque les deux joueurs se laissent guider par leur seul intérêt, il en résulte une posture
défavorable pour tout le monde: l'absence de coopération, pourtant profitable à tous. En
théorie, le jeu des décisions individuelles doit aboutir au blocage complet de la relation
bilatérale. Les individus ne coopérent jamais.
Ce résultat contre intuitif a donné lieu à de nombreux travaux. Deux voies de recherche ont été
explorées pour assurer l'existence de comportements coopératifs.
· L'intervention du temps. Le passage aux jeux dynamiques peut être source d'enseignements
car la durée façonne le contenu d'une interaction. Malheureusement, la coopération dans un
jeu du type dilemme du prisonnier répété reste problématique. En effet, dans le jeu à
horizon fini, le seul équilibre de Nash dynamique est celui les deux joueurs font
défection. Il n'y a donc pas de coopération. En horizon infini, la coopération est possible
mais incertaine. Il existe, en effet, en vertu du "folk théorème", un grand nombre d'équilibres
nouveaux de type coopératif mais aussi non coopératif.
· La prise en compte de l'information. L'existence d'une information incomplète (incertitude
sur les croyances de l'autre joueur) ou imparfaite (incertitude sur les actions passées de
l'autre joueur ou sur la nature si c'est elle qui joue au premier coup) modifie, dans certaines
conditions, l'issue du jeu. Ainsi, en introduisant une hypothèse d'information imparfaite,
même en horizon fini, il est possible d'obtenir la coopération dans le dilemme du prisonnier
répété. Il suffit que chaque joueur ait une incertitude sur la stratégie de son adversaire.
Cette incertitude va se manifester par l'introduction d'une dose d'irrationalité ou de
1 Ce jeu est loin d'être anecdotique. Il permet de nombreuses applications en sciences sociales.
Voir Cordonnier (1993).
2Techniquement, ce jeu admet un seul équilibre en stratégies dominantes qui est un équilibre de
Nash et qui présente la particularité remarquable d'être dominé par trois optima de Paréto c'est
à dire trois situations qui sont préférables pour au moins un des joueurs.
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coopération (aussi petite soit - elle)3. Il faut ici supposer un doute (même petit) sur la
rationali de l'autre pour que soit assurée la pérennité de la coopération. L'existence
préalable d'une réputation coopérative de l'autre conduit à l'optimum collectif.
Au total, la théorie des jeux peine à expliquer la coopération à partir de comportements
individualistes et calculateurs. Même si les individus ont des objectifs divergeants voire
conflictuels comme le décrit le cadre du dilemme du prisonnier, ils sont amenés à coopérer
pour tisser des relations sociales. Or, la théorie des jeux a du mal à fournir une nécessi
théorique à de telles attitudes.
Si l'accord a du mal à émerger de comportements strictement individuels, c'est peut-être qu'il
nécessite l'existence d'un cadre commun pour s'exprimer. Telle est la problématique des jeux de
pure coordination au sens de Schelling (1960).
Un exemple simple va nous permettre d'expliciter cette notion. Deux personnes se sont perdues
et cherchent à se retrouver. Deux solutions s'offrent à elles: aller en un point A ou aller en un
point B sachant que B est plus éloigné que A. Ce jeu (appelé "problème du rendez-vous")
admet deux équilibres de Nash: les deux joueurs vont en A d'une part et les deux joueurs vont
en B d'autre part. Seul le premier de ces équilibres est Paréto - optimal car les coûts de
déplacement sont moindres.
Pourtant, il n'y a aucune raison pour que la meilleure solution soit celle adoptée par les joueurs.
En effet, les joueurs pourront préférer aller en B (alors que c'est beaucoup plus éloigné que A)
parce qu'il existe une habitude acquise de se retrouver en B. L'endroit présente une prégnance
ou une réputation particulière et il s'impose naturellement aux agents. C'est le cas, par exemple,
des points de rencontre dans les lieux publics (aéroports, gares, etc..) ou eux forgés de leur
propre chef par un couple d'acteurs (il n'est pas cessaire que les points de rencontre soient
universels).
La coordination s'effectue sur la base d'une convention définie par Lewis (1969) au sens d'une
régularide comportement. Cette régularité est une convention dans une population donnée si
chacun s'y conforme et si chacun s'attend à ce que les autres en fassent autant. La convention
est donc stable, ce qui assure son efficacité. Elle est, en effet, auto-réalisante. Chacun, non
seulement, maintient son action si les autres en font autant mais préfère qu'il en soit ainsi.
Une autre particularité fondamentale de la convention est qu'elle n'a pas besoin d'être optimale
pour s'imposer. On l'a vu avec le problème du rendez-vous. On peut également l'apprécier tous
les jours avec les institutions (feux, stop, priorités) qui règlent la circulation routière. La
priorité à droite n'est pas meilleure que la priorité à gauche. Pourtant, elle est respectée par les
automobilistes. On imagine les problèmes de coordination dans le cas contraire. De même, en
3 La démonstration est due à Kreps, Milgrom, Roberts et Wilson (1982).
5
cas de coupure de la communication téléphonique, c'est la personne qui a appelé la première
qui rappelle. Ce nest pas forcément la meilleure solution.
Certaines conventions sont quasi universelles, comme celles que nous avons citées. D'autres
n'appartiennent qu'à une poignée d'individus, à leur histoire personnelle. D'autres encore sont
très éphémères et ne concernent que l'instant présent.
2. Coordination et régularité de comportement.
La convention, quelle que soit son degré de généralité, assure donc la coordination. En
privilégiant des points focaux qui ont le statut de règles coutumières, d'habitudes personnelles
ou encore de saillance, les acteurs sélectionnent une solution parmi d'autres (Kreps 1984).
Pour se coordonner les individus ont besoin d'un repère commun. Prenons l'exemple de la
durée de la consultation médicale. Combien de temps doit durer une consultation médicale ?
Notons tout d'abord que la durée de la consultation nest pas une variable observable a priori
par lagent économique et, à ce titre, ne peut prétendre au statut de signal . La pratique des
médecins est totalement libre et peut osciller entre deux extrêmes comme le note Gomez
(1994, p 141) : le médecin restera-t-il deux heures avec chaque patient au nom de lexigence
scientifique ou au contraire cinq minutes comme lincite à penser son intérêt économique ?
Entre les deux, il ajustera son comportement à la normale, cest-à-dire à ce que ses confrères
pratiquent autour de lui . Il existerait donc une norme sur la juste durée de la consultation.
Cela sexplique par lidentification des médecins à un même groupe (Arliaud 1984). Le
médecin se définit par rapport au groupe dappartenance, que celui-ci soit un groupe aux
contours larges (le groupe médecin) et/ou un segment (les généralistes, les decins
alternatifs4, etc.) ou encore un réseau5. Ce sentiment dappartenance à un groupe est peut-être
plus fort pour le médecin que pour les autres groupes sociaux dans la mesure où le terme
médecin ne désigne pas seulement une profession mais aussi un label, une représentation
sociale.
Le decin va agir donc par mimétisme et ce mimétisme est rationnel. Il nest pas possible
pour un praticien de faire abstraction du comportement de ses confrères, et ce pour au moins
deux raisons. Dune part, ils sont plus ou moins en concurrence les uns avec les autres (même
si ce terme ne peut sentendre dans lacception usuellement retenue par la théorie
4 Traverso (1993) montre que les homéopathes et acupuncteurs en tant que groupe ont une
vision particulière de leur pratique et aussi une vision différente du monde.
5 que ce soient des réseaux d'expertise ("société" savantes") ou des réseaux d'alerte ("centre de
vigilance"). Pour un exposé plus complet, voir Coquin (1995).
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