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naît en 1853 et Lenoir en 1881. Il n’est donc guère surprenant qu’ils se situent à des stades
différents de l’évolution de la pensée économique et de la conception que les ingénieurs se font
de la méthode scientifique. En particulier, ils analysent de façon très différente les rapports entre
la théorie et l’observation empirique. Pour Cheysson, l’économie est une science de
l’observation et il critiquait, de façon très conventionnelle l’usage que l’école classique anglaise
avait fait, de Ricardo jusqu’à John Stuart Mill, du « procédé déductif » ([1882], p. 59). Colson
s’écarte de façon notable de cette thèse en soutenant que l’observation des faits, si elle est un
élément essentiel de toute connaissance scientifique, ne saurait, à elle seule, conduire à la
connaissance et il observe que « les conclusions hâtives, basées sur des enquêtes imparfaites ou
mal interprétées, sont devenues, dans les études économiques, un mal aussi grand qu’était jadis
l’abus des raisonnements abstraits » ([1901], p. 16). Il ne plaide pas, à proprement parler, pour
un retour aux positions méthodologiques qui avaient été celles de John Stuart Mill mais il
souligne que seule l’analyse rationnelle permet de tirer des faits de véritables lois scientifiques.
Lenoir (1914) ira plus loin dans cette voie : en s’inspirant des propositions d’Aupetit, il
cherchera à établir une articulation entre ce qu’il appelle la synthèse logique, en d’autres termes
la théorie pure, et l’analyse empirique. Il pose ainsi des questions que les économètres
chercheront, une vingtaine d’années plus tard, à résoudre. Ce qui est, sans doute remarquable,
c’est qu’il ne considère pas l’analyse statistique comme un moyen de vérification de la théorie :
« Il n'y a aucun souci chez Lenoir de tester la théorie. Celle-ci, bien établie, lui sert de guide
dans ses analyses et commentaires des faits » (Armatte [1995], chapitre 12, p. 30) On peut, sans
doute, avancer qu’en défendant cette position, Lenoir est plus proche de la façon dont Walras
concevait les rapports entre économie pure et l’économie appliquée que de la façon dont Colson
expliquait les relations entre le raisonnement déductif et l’observation.
1. Émile Cheysson ou Le Play plutôt que Walras
Walras avait essayé de gagner à ses vues Cheysson mais leurs approches étaient trop différentes
pour qu’un véritable dialogue puisse s’engager. Les désaccords entre eux portent d’abord sur la
nature et la méthode de l’économie politique. Walras ([1874], p. 15) affirmait que l’économie
pure est une théorie mathématique. Cheysson ([1882], p. 48) considère que l’économie politique
est une science morale. Elle ne peut prétendre au rang de science exacte. Ce serait, à coup sûr,
une prétention vaine que de vouloir mettre en équation des problèmes où l’homme est
directement en jeu avec sa nature « ondoyante et diverse » (Cheysson [1886], p. 193). Les
tentatives d’appliquer à ces questions les procédés rigoureux du calcul algébrique se sont
révélées stériles car les équations sont impuissantes à embrasser toutes les données de cet ordre
de phénomènes. L’économie est une science expérimentale du moins si on comprend l’adjectif
expérimental dans un sens large car, si l’économie politique ne peut, sauf dans des cas rares,
s’appuyer sur l’expérience, elle doit s’appuyer sur l’observation. C’est cette idée qui justifie
l’intérêt qu’il portait aux travaux de Le Play qu’il s’efforcera de poursuivre en multipliant les
monographies sur le budget des familles. Connaître la situation des familles est indispensable à
la fois au moraliste et à l’homme d’État qui dispose de l’action publique car il a besoin de
prévoir nettement la répercussion qu’elle aura jusque dans le dernier hameau, jusque dans la plus
humble chaumière.
Toutefois, il admet que, quand les recherches portent sur les prix, les quantités et les
monnaies, on puisse faire appel aux mathématiques et il rend [Cheysson (1886), p. 190] à cet
égard hommage à Dupuit, à Cournot, à Walras et à bien d’autres comme à des précurseurs qui
ont frayé la voie à une transformation des méthodes commerciales qui permette aux dirigeants de
gérer plus efficacement leurs entreprises. Pour fixer le niveau de leur production et leurs prix, ils
ont besoin de connaître leurs débouchés et leurs frais de production. On pourrait certes penser
calculer, à partir des données disponibles, les fonctions analytiques qui décrivent l’offre et la
demande. Cheysson pense, cependant, qu’il suffit de recourir au calcul graphique « qui abrège et
simplifie les opérations, écarte les chances d’erreur et fait apparaître les solutions non seulement