Les ingénieurs économistes et la morale : Une réponse à Amartya Sen

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Les ingénieurs économistes et la morale :
Une réponse à Amartya Sen
Arnaud Diemer
Université Clermont-Ferrand, PHARE
Dans son ouvrage On Ethics and Economics, Amartya Sen revendique deux origines à
l’économie. L’une s’intéresse à l’éthique et remonte au moins à Aristote. Dans Ethique
à Nicomaque, Aristote établit un lien entre l’économie et les finalités humaines tout en
considérant la politique comme « la première des sciences ». Il conclut ainsi dans
Politique, que l’économie se ramène à l’étude de l’éthique et de la politique. Selon sen,
cette conception de l’économie renverrait à deux questions centrales : comment doiton vivre ? (ce qu’il appelle la conception éthique de la motivation) Quel bien une
action apporte t’elle à l’homme ? (conception éthique de l’accomplissement moral).
L’autre, qualifiée de mécaniste, recherche les moyens appropriés pour atteindre les
fins. Cette tradition émane de plusieurs sources, et notamment celle des ingénieurs
économistes dont Walras est le digne représentant au 19ème siècle. Si ces deux points
de vue coexistent dans les écrits de la plupart des grands économistes, certains
d’entre eux se sont intéressés davantage que d’autres aux questions d’éthique : « la
morale joue un grand rôle dans les écrits d’Adam Smith, de John Stuart Mill (quoi qu’en dise
Bentley), de Karl Marx ou de Francis Edgeworth, que dans les textes de William Petty, de
François Quesnay, de David Ricardo, d’Augustin Cournot ou de Léon Walras, qui se
souciaient davantage des problèmes logistiques et mécaniques de l’économie » (1993, p. 10).
Le contexte étant posé, Amartya Sen part de la thèse selon laquelle « l’économie
moderne s’est trouvée considérablement appauvrie par la distance qui a éloigné l’économie de
l’éthique » (1993, p. 11). Il se propose ainsi d’analyser la nature de cette perte et les
enjeux qu’elle comporte. Sen tend cependant à apporter deux précisions quant à la
portée de son travail. Premièrement, la conception mécaniste de l’économie n’est pas
stérile, elle peut apporter une meilleure compréhension et un éclairage utile des
phénomènes économiques et sociaux. Deuxièmement, les méthodes utilisées
ordinairement en économie et liées entre autres à la conception mécaniste,
comportent des éléments qui peuvent être utiles à l’éthique moderne.
Notre texte se propose de revenir sur ces deux derniers points en insistant tout
particulièrement sur les apports des ingénieurs économistes français. En effet, initiée
par Jules Dupuit, cette tradition française a cherché à répondre à la question du juste
et de l’utile en adoptant une approche à la fois empirique et technique de l’économie.
La morale et l’éthique ne sont pas véritablement éloignées des problématiques de
l’ingénieur. Elles prennent même une forme spécifique qui relie les principes de
l’économie de marché (psychologie des agents, modes de tarification) et le rôle de
l’Etat (fiscalité, services publics). Clément Colson note que si l’assistance aux
malheureux est une obligation qui « relève de la morale beaucoup plus de l’économie
politique… [il convient de l’examiner] en discutant les doctrines diverses sur la question de
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savoir dans quelle mesure l’Etat peut et doit prélever par l’impôt, sur tous les citoyens, les
ressources nécessaires pour subvenir aux besoins de ceux qui ne peuvent pas se suffire »
(1916, p. 90). Clément Colson comme Léon Walras avant lui défendra même le
processus associatif comme un moyen de réaliser une amélioration d’ordre physique,
intellectuel ou moral des hommes. Quelques décennies plus tard, Maurice Allais
(1946, 1947, 1960, 1966, 1977, 1979, 1990…) cherchera à résoudre le conflit manifeste
entre efficacité et éthique : « La mise en œuvre d’une économie efficace pose de très
nombreux problèmes d’ordre éthique relativement à la distribution des revenus. Le système
d’incitation à l’efficacité utilisé peut très bien être considéré, au moins par certains, comme
n’aboutissant pas à une distribution des revenus éthiquement acceptable » (1967, p. 112) en
s’appuyant sur une critique sévère des conditions d’organisation du système
politique, économique et social. L’organisation économique de la vie en société
soulèverait deux questions fondamentales : l’une concerne l’exercice des libertés
politiques dans une société libre, l’autre l’efficacité économique du système en place.
C’est en réponse à ces deux questions que Maurice Allais proposera de définir le
système d’organisation le plus favorable à la réalisation d’une « situation de minimum
de contrainte », puis d’associer l’efficacité économique et la justice sociale à l’existence
de principes universels. Au final, Maurice Allais définira les contours d’une théorie
de la justice dans l’Etat occupe une place importante. En effet, une économie libérale
ne saurait fonctionner correctement à ses yeux et donc remplir des objectifs
économiques et éthiques que si l’Etat joue son rôle en définissant les règles du jeu.
L’économie de marché serait ainsi indissociable, d’une part d’une armature
législative et juridique, et d’autre part d’un puissant secteur de services publics. En
leur absence, l’économie de marché ne peut que se travestir en un simulacre
inefficace et immoral.
BILIOGRAPHIE INDICATIVE
ALLAIS M. (1967), « Les conditions de l’efficacité dans l’économie », IV Seminario Internazionale
Rapallo, 12-14 septembre, 145 p.
ALLAIS M. (1966b), « L’impôt sur le capital, les principes généraux de la fiscalité d’une société libre et
la politique des revenus de l’avenir », Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, réf EMP 125.809,
CCL 1347.
ALLAIS M. (1947), Economie et Intérêt, 2 vol., Imprimerie nationale.
ALLAIS M. (1946), Abondance ou misère, Librairie de Médicis, 120 p.
COLSON C. (1909 – 1920), Cours d’Economie Politique, 6 vol, Gauthiers – Villars, Alcan, Paris,
DIEMER A., LALLEMENT J., MUNIER B. (2010), Maurice Allais et la Science Economique, Clément
Juglar
DUPUIT J. (1861), « Du principe de propriété : le juste – l’utile », Journal des Economistes, 2ème série, vol
29, p. 321 – 347.
DUPUIT J. (1861), « Du principe de propriété : le juste – l’utile », Journal des Economistes, 2ème série, vol
30, p. 28 – 55.
SEN A. (1993), Ethique et Economie, PUF, Quadridge.
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