DSM/SPhT-T05/175 http://www-spht.cea.fr/articles/T05/175/
Un Si`ecle de Marches au Hasard
Cent ans apr`es l’article fondateur d’Einstein, le mouvement brownien ne laisse pas de fasciner
les chercheurs, notamment au Service de Physique Th´eorique.
En 1828, le naturaliste ´ecossais Robert Brown d´ecouvre au microscope que des particules
de pollen, suffisamment fines, en suspension dans l’eau, pr´esentent une agitation erratique et
permanente, un mouvement ´eternel et incessant, selon les mots de Jean Perrin. Cette tr´epidation
r´esulterait-elle de l’existence de mol´ecules actives, ces constituants organiques propres `a la vie
prˆon´es par l’hypoth`ese vitaliste ? Brown montre, au contraire, que cette agitation est universelle :
il l’observera sur des poussi`eres, des poudres vari´ees, et mˆeme sur un fragment du Sphinx de Gizeh.
Diverses ´etudes exp´erimentales conduites au cours du XIXesi`ecle (notamment par Gouy, 1888)
prouvent l’inanit´e de toutes les explications macroscopiques propos´ees par la physique classique :
le mouvement Brownien ne r´esulte ni des courants d’air, ni des vibrations du sol, ni de l’intensit´e
ou de la couleur de l’´eclairage ambiant, ni de gradients de temp´eratures, ni d’´eventuels tourbillons
au sein du liquide. La nature et la densit´e des grains n’ont aucune importance, mais le mouvement
est d’autant plus vif que les grains sont plus petits et plong´es dans un liquide moins visqueux.
L’explication qualitative correcte, qui ´emerge `a la fin du XIXesi`ecle, s’appuye sur l’hypoth`ese
atomique des chimistes (Dalton, Avogadro) et sur la th´eorie cin´etique de la chaleur (d´evelopp´ee par
Clausius, Maxwell et Boltzmann) : les particules de pollen observ´ees par Brown subissent les chocs
incessants des mol´ecules d’eau environnantes et leur danse irr´eguli`ere est la trace macroscopique
de ces chocs microscopiques. Le mouvement brownien est ainsi la preuve `a notre ´echelle de la
structure granulaire et discontinue de la mati`ere : il r´esulte de l’existence des atomes. Einstein
pr´esente en 1905 dans un article historique la th´eorie quantitative du mouvement brownien grˆace `a
laquelle Jean Perrin d´eterminera exp´erimentalement le nombre d’Avogadro, en 1908. Les atomes
cessent alors d’ˆetre des id´ealit´es; ils acqui`erent une r´ealit´e physique : les exp´eriences de Perrin
permettent de les peser (voir l’encadr´e) !
Cette compr´ehension du mouvement brownien a transform´e notre vision de la thermody-
namique : un ´equilibre thermodynamique ne doit pas ˆetre compris comme une situation fig´ee, ´etale,
mais comme un processus dynamique o`u un syst`eme ne cesse d’explorer de tr`es nombreuses con-
figurations microscopiques indiscernables macroscopiquement. Les grandeurs thermodynamiques
(´energie interne, entropie, pression) pr´esentent des fluctuations incessantes qui refl`etent la discon-
tinuit´e de la mati`ere.
Des particules browniennes ind´ependantes et rassembl´ees initialement dans une mˆeme r´egion
d’un liquide vont diffuser avec le temps. Einstein a montr´e que la concentration spatiale de
ces particules v´erifie l’´equation de la chaleur (dite aussi ´equation de diffusion). Le mouvement
brownien fournit ainsi l’explication microscopique des diverses lois de diffusion en racine carr´ee
du temps. Une mani`ere imag´ee de repr´esenter cette diffusion brownienne est le marcheur ivre :
un homme totalement saoul part d’un lampadaire au centre d’une grande place pour rentrer chez
lui; chacun de ses pas s’effectue dans une direction al´eatoire, ind´ependamment des pas pr´ec´edents;
apr`es Ppas, l’ivrogne aura parcouru une distance typique de l’ordre de √Pdu lampadaire.
Le mouvement brownien et la marche au hasard sont devenus des arch´etypes de la physique
statistique. Au cœur de nombreux mod`eles appliqu´es ou th´eoriques, ils continuent `a susciter
des recherches actives. Ainsi, la marche au hasard “auto-´evitante” (c’est-`a-dire, qui ne peut pas
repasser deux fois au mˆeme endroit) constitue le mod`ele de base des chaˆınes de polym`eres.
De nos jours, on s’int´eresse particuli`erement `a des ph´enom`enes ayant lieu loin de l’´equilibre
thermodynamique, par exemple des syst`emes dont l’´etat stationnaire ne peut ˆetre d´ecrit par des
lois de type Maxwell-Boltzmann (en exp(−´energie/kT )), caract´eris´es par l’existence de courants
macroscopiques et pour lesquels les fonctions d’´etat thermodynamiques (entropie, ´energie libre)
ne sont pas d´efinies. Un mod`ele ´etudi´e depuis une d´ecennie a acquis un statut de paradigme en
physique statistique hors d’´equilibre : il s’agit d’une extension de la marche au hasard appel´ee
processus d’exclusion asym´etrique, ou ASEP selon l’acronyme anglais (voir la figure). L’ASEP a
´et´e ´elabor´e, `a l’origine, pour comprendre le transit de macromol´ecules dans des capillaires fins et
pour ´etudier la conductivit´e par sauts dans des cristaux tr`es anisotropes. Dans ce mod`ele, des