tangibles dont on se demande comment on pourra sortir
4
. Par là même le discours moral
traditionnel est menacé sinon déjà atteint par la péremption.
La formule « Devoirs des nations colonisatrices » entérine en effet dans les esprits – et,
en espérance, pérennise – un état de fait ; à tout le moins croit-on, en général, qu’il sera
durable. Nouveau, ce chapitre est indexé sur un héritage historique qu’il n’est pas question de
remettre en cause fondamentalement, même si le plus souvent on ne renonce pas au “bénéfice
d’inventaire”. L’apologétique coloniale trouve au contraire son compte dans le rappel des
débuts de la colonisation, la stigmatisation des desseins iniques et des méthodes brutales qui
en furent la marque : absoutes de l’usurpation primitive dont elles ne récoltent les fruits qu’en
ayants droit éloignés – donc innocents
5
–, les puissances coloniales sont censées exercer une
tutelle bienfaisante dont on ne rappelle le caractère provisoire
6
que pour rendre plus manifeste
la distance qui sépare encore les peuples dominés d’une émancipation qu’ils ne cessent
d’avoir à mériter.
Ce qui est demandé à l’enseignement philosophique, c’est avant tout de justifier la
colonisation ou, plus exactement, la réalité ou la « situation coloniale »
7
, l’existence de
l’empire, en s’efforçant de l’arracher à la contingence historique pour l’intégrer à une sorte de
théodicée laïque et républicaine, fût-ce au prix d’un bricolage conceptuel rudimentaire. Ce
chapitre « de circonstances » appelait nécessairement un traitement idéologique : on ne
s’étonnera pas que, le plus souvent, il le trouve, et surtout au temps où domine l’optimisme
colonial. À la lecture des productions académiques de la période – dont certaines ont les
allures d’une propagande de seconde main –, on se dit que la mise en garde célèbre de Hegel
« la philosophie doit avant tout se garder d’être édifiante », est demeurée inconnue de la
plupart des auteurs – ou qu’elle n’est guère entendue. Comme si le messianisme républicain
4
Cette évolution du discours correspond apparemment à l’instauration de l’Union française par la Constitution
de 1946 qui devait durer une dizaine d’années. Les colonies devenaient départements et territoires d’outre-mer et
faisaient désormais partie intégrantes de la République française une et indivisible, avec une citoyenneté unique.
Selon le mot d’Henri Culmann (L’Union française, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je », 1950, p. 7), elle se voulait
justement « la solution d’un problème ». Cf. infra.
5
Voici par exemple ce qu’écrit Foulquié dans son Traité élémentaire de philosophie (T. II « Logique et
Morale », Paris, Editions de l’École, 1950) : « Même les colonies fondées en violation du droit doivent,
cependant, dans les cas ordinaires, rester sous tutelle de la métropole : le temps arrive, en effet, à légitimer une
autorité tout d’abord illégitime par suite de la disparition de ceux dont les droits avaient été lésés » (pp. 773-
774).
6
Raoul Girardet le dit fort bien : « Quand l’échéance coloniale devait-elle arriver à son terme ? Qui en
déterminerait l’heure et selon quels critères celle-ci serait-elle fixée ? A ce premier ordre de question n’avaient
jamais été données que des réponses d’une extrême imprécision. L’abolition du système était bien considérée
comme inévitable, mais pratiquement rejetée dans un avenir aussi lointain qu’indécis ». (L’idée coloniale en
France de 1871à 1962, Hachette, coll. « Pluriel », p. 298).
7
L’expression est de G. Balandier (Cf. Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1955).