Le Courrier des addictions (15) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2013
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ont à déterminer, privé d’une telle liberté, et
pourtant à quel point, parfois, il y aspire.
Pour conclure ce très bref survol de la liberté
individuelle, revenons à Aristote, puisqu’il
pose le problème des hommes qui sont privés
de liberté. Il s’agit d’un passage de La Politique
dans lequel il aborde la question de l’esclave.
Certains commentateurs y voient une apologie
de l’esclavage. En réalité, le texte est, à ce sujet,
beaucoup plus complexe (9) : “celui qui, par
nature, ne s’appartient pas à lui-même, tout en
étant un homme, mais est la chose d’un autre,
celui-là est esclave par nature ; et est la chose
d’un autre, tout homme qui, malgré sa qualité
d’homme, est la propriété (d’autre chose que de
lui-même)”, écrit-il. Selon Aristote, un esclave
qui tisse est, malheureusement, comme une
machine à tisser, l’instrument de celui qui le
possède.
Addictio, addictus,
addiction
Être réduit à l’état d’objet, être la chose d’un
autre ou de ce qui n’est pas vous, cela nous
renvoie à l’étymologie de l’anglicisme “addic-
tion”. Ce mot évoque l’“addictio” qui, en latin,
désigne la décision de justice qui permet à un
créancier de se saisir de la personne d’un débi-
teur. On peut alors juger ce débiteur comme
un “addictus”. On va l’adjuger à quelqu’un
d’autre, donc l’aliéner, c’est-à-dire, étymolo-
giquement, en faire la chose d’un autre. Ainsi,
l’addictus se donnait, s’adonnait, se vouait,
s’abandonnait à ce qui n’était pas lui. On dit
aussi que l’addictus n’a plus de nom propre :
on l’appelle du nom de son propriétaire. C’est
dire à quel point le mot “addiction” a, du point
de vue étymo logique, une connotation péjo-
rative que ne retiennent pas, bien sûr, les
addictologues.
Dans ces différentes formes, il s’agit de dépen-
dance par rapport à ce qui nous est extérieur.
Pourtant, dans les descriptions des conduites
addictives, on constate, dans certains cas, un
asservissement à quelque chose d’intérieur.
Ceux qui ont tendance à diaboliser le phé-
nomène évoquent des “possessions”, usent
du vocabulaire de la sorcellerie et parlent
d’“aliénés”, comme autrefois, les psychiatres.
On ne s’appartient plus : on s’adonne à une
habitude ou à un vice, et, par voie de consé-
quence, on s’abandonne soi-même. Ces
termes, sans doute excessifs, visent bien à
traduire un esclavage et la perte de la maî-
trise de soi.
Donc, pour éclairer par un dernier auteur ce
thème de l’esclavage, on peut penser à la dia-
lectique du maître et de l’esclave, chez G.W.F.
Hegel. Dans la Phénoménologie de l’esprit, il
présente 2 hommes en conflit : initialement,
ils sont égaux, mais l’un sait qu’il préférera
mourir plutôt que de servir. Pour résumer,
disons qu’on pourrait lui appliquer la devise
de notre Révolution : “Vivre libre ou mourir”.
À l’inverse, pour le second, la valeur majeure
est la vie, et non la liberté. Il choisit donc de
protéger sa vie, quitte à devenir esclave. On
retrouve là l’étymologie du mot “servus”, qui
a donné le “serf” du Moyen Âge : est devenu
esclave (“servus”) celui qui a décidé de protéger
– en latin “servare” – sa vie. En effet, l’une des
origines de l’esclavage était que, pendant les
guerres, certains se battaient jusqu’au bout,
en préférant la mort à la privation de liberté,
tandis que d’autres, pour sauver leur vie, se
rendaient. Ayant refusé de sacrifier leur vie,
ils sacrifiaient leur liberté. Ils étaient faits pri-
sonniers et devenaient esclaves des vainqueurs.
Que sacrifie donc celui qui accepte de se faire
l’esclave d’une dépendance ?
Avant de répondre à cette question, encore
un petit éclairage aristotélicien : ce passage
sur l’esclavage se trouve dans La Politique,
ce qui nous conduit à ce qui est précisément
l’antithèse de l’esclave dans la cité grecque : le
citoyen, comme modèle de la liberté humaine.
À Athènes le nombre des citoyens était très
réduit, puisqu’en étaient exclus les femmes,
les enfants, les étrangers et les esclaves, mais
les citoyens disposaient d’une liberté consi-
dérable. C’est pourquoi le citoyen est pour
Aristote le modèle de l’homme qui peut agir
sur le monde. C’est donc lui qui va parachever
ce monde contingent, “mal ficelé”, pour faire
en sorte que, face à l’ordre régulier du cosmos
dont nous parlions au début, l’ordre de la
collectivité humaine, la cité du politique,
puissent accorder l’ordre et la liberté. Nous
abordons donc le troisième point, à savoir la
liberté de l’individu dans la collectivité en ce
qui concerne la réflexion sur l’addiction. À
titre de transition, voici un petit passage d’un
penseur (pas assez lu), ce qui serait pourtant
fort utile lorsqu’on réfléchit à toutes les formes
de dépendances. Il s’agit de La Boétie, l’ami
de Montaigne. À 17ans, l’âge de Rimbaud,
l’âge aussi de toutes les tentations qui peuvent
conduire aux dépendances, La Boétie écrivit
un essai dont le titre a de quoi faire rêver
tous les addictologues : Discours de la servi-
tude volontaire. L’alliance des mots dans ce
titre désigne un texte fondamentalement et
génialement politique. En bon philosophe, La
Boétie cherche à comprendre quelque chose
qui l’étonne et qui, curieusement, semble
n’étonner personne. Ce paradoxe est que les
hommes sont créés libres et égaux et que,
pourtant, volontairement, ils vont s’asservir
à un pouvoir politique dominé par un seul
homme. Il écrit au début de son Discours
(10) : “Je désirerais seulement qu’on me fit com-
prendre comment il se peut que tant d’hommes,
tant de villes, tant de nations supportent tout
d’un tyran seul, qui n’a de puissance que celle
qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur
nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer,
et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils
n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que
de le contredire.” Politiquement, La Boétie
explique cet asservissement d’hommes ini-
tialement libres par un système pyramidal : ce
qui est tyrannique est ce qui asservit quelques
éléments qui, à leur tour, vont avoir le droit
d’en asservir d’autres, et ainsi de suite, par un
phénomène qu’il compare à une contagion. Il
précise également, explicitement, que le tyran
obtient cette servitude volontaire en usant de
jeux, de spectacles de gladiateurs et d’autres
“drogues”, puisque ce sont des “appâts de la
servitude, la compensation de la liberté ravie,
les instruments de la tyrannie”. On voit en quel
sens l’argumentation de La Boétie peut rendre
compte de certains aspects de l’addiction, de
la servitude lorsqu’elle est “seulement” indi-
viduelle.
Le contraire de
la servitude volontaire :
la démocratie comme
autonomie
Reprenons d’abord l’étymologie du mot “auto-
nomie” : on y trouve le grec “nomos”, la loi, et
“autos” qui veut dire “par soi-même”. L’auto-
nomie désigne donc le fait d’être capable de
se donner à soi-même une loi. Cela s’oppose
à l’hétéronomie, c’est-à-dire à la loi qui vient
de ce qui est autre que nous-mêmes, “hétéros”.
Or, chez J.J. Rousseau, ce qui est défini comme
l’obéissance à la loi qu’on se donne à soi-même,
c’est la liberté.
Voici ce que Rousseau en dit dans le Contrat
social (11) : “Ce que l’homme perd par le
contrat social, c’est sa liberté naturelle et un
droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut
atteindre. Ce qu’il gagne, c’est la liberté civile
et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne
pas se tromper dans ces compensations, il faut
bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour
bornes que les forces de l’individu, de la liberté
civile qui est limitée par la volonté générale,
et la possession qui n’est que l’effet de la force
ou le droit du premier occupant, de la pro-
priété qui ne peut être fondée que sur un titre
positif. On pourrait sur ce qui précède ajouter
à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui
seule rend l’homme vraiment maître de lui ;
car l’impulsion du seul appétit est esclavage,
et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est
liberté.”
La liberté est donc définie, par un paradoxe
qui doit toujours nous étonner, comme une
obéissance, mais, pour que cela ne soit pas
une “servitude volontaire”, il importe que l’on
soit dans une démocratie, comme en témoigne
cet extrait des Lettres écrites de la Montagne,
où Rousseau précise sa pensée (12) : “Il n’y a
donc point de liberté sans loi, ni où quelqu’un
est au-dessus des Lois : dans l’état même de