Dominique Wolton, critique de Pierre Bourdieu
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Dominique Wolton, critique de
Pierre Bourdieu
- Les journalismes - Leurs critiques et la nôtre - 2002-2003 : Haro sur la critique des médias -
Date de mise en ligne : mercredi 3 mars 2004
Description :
Mieux vaut lire Bourdieu que certains de ses prétendus « critiques ». Un rapport effectivement (et évidemment...) critique avec la sociologie de Bourdieu est à ce
prix ...
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Dominique Wolton, critique de Pierre Bourdieu
Pour savoir ce que Bourdieu a écrit sur les médias, mieux vaut lire Bourdieu que certains de
ses prétendus « critiques ». Un rapport effectivement (et évidemment...) critique avec la
sociologie de Bourdieu est à ce prix ...
En 2002, peu après la mort de Pierre Bourdieu, la revue Sciences humaines consacrait un hors
série entier « en hommage » au sociologue disparu. Dans ce numéro paraissait, sous le titre « Une
critique de la critique : Bourdieu et les médias » un entretien conduit par Jean-Claude
Ruanoo-Borbolan avec Dominique Wolton, un chercheur pour médias, spécialisé dans l'étude des
médias et assidûment courtisé par les médias qu'il courtise.
La présentation de cet entretien en récapitulait le contenu. Il était écrit :
« Pour Dominique Wolton, l'analyse et les pratiques de Pierre Bourdieu ou de son école dans le domaine de la
communication reprennent les schémas réductionnistes. Elles ignorent soixante-dix ans de sciences de la
communication et s'appuient sur une conception dépassée : la thèse du récepteur passif et aliéné. » Quel hommage
! Tant de bêtises, de contrevérités et d'arrogance en si peu de mots ... Un acte de malveillance d'un journaliste
ignorant ? Hélas, non...
« Pour Dominique Wolton » précise le résumé : la précision est utile, car, comme on va le voir, le Bourdieu de Wolton
est très particulier. Disons même qu'il est très woltonnien. Mais, commençons par le commencement :
« Arrivant dans le champ de la communication dans les années 90, la réflexion de Pierre Bourdieu a cependant
repris, notamment à propos de la télévision et du journalisme, les stéréotypes marxistes ».
Passons, par charité, sur les « stéréotypes marxistes » qui ne sont, en général, que les visions stéréotypées du
marxisme, trimballées par ceux qui n'ont lu ni Marx ni les prétendus ou soi-disant marxistes. Passons, allègrement,
sur cette incongruité (et sur cette vision singulière de la logique de la recherche) : l'arrivée subite « dans le champ
de la communication » de Pierre Bourdieu. Comme s'il n'avait, depuis fort longtemps, produit des outils théoriques - il
suffit de citer L'amour de l'art paru en1966 ou encore Ce que parler veut dire en 1982 - qui permettent de « penser la
communication » [1], ce concept devenu mou comme un chewing-gum quand il a séjourné dans toutes les bouches
qui l'emploient à tors et à travers.
Mais puisque Pierre Bourdieu « a cependant repris », la sentence tombe aussitôt : « Son discours était simpliste (...).
Il s'est ainsi largement diffusé ». Victime de cette explication plutôt simpliste, l'arroseur arrosé qui diffuse un peu
partout le serait-il en raison de la profondeur de ses écrits ? Nous n'allons pas tarder à la savoir ... un peu.
En quoi le « discours » de Pierre Bourdieu était-il « simpliste » ? La réponse de Wolton relève du combat héroïque
contre les moulins à vent, ou si l'on veut d'une lutte contre des êtres imaginaires qu'il a lui-même fabriqués pour
mieux les terrasser.
Moulin à vent n°1 : Pierre Bourdieu réduirait tout au fonctionnement économique.
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Dominique Wolton, critique de Pierre Bourdieu
Scrutons de près ce moulin à vent :
« Les analyses de Pierre Bourdieu postulent, par exemple en matière de communication, que les journalistes, les
hommes de presse, sont contraints par le fonctionnement économique. Or, on ne peut réduire les journalistes ni
même les patrons d'entreprise de presse à des acteurs entièrement dominés par des intérêts économiques ».
Dans la même phrase, Wolton passe de « contraints » à « entièrement dominés ». Ce sont sans doute des
synonymes : les contraintes, selon notre « critique de la critique », sont entières ou ne sont pas. Mais puisque « les
analyses de Pierre Bourdieu postulent », autant regarder de plus près ce que dit Bourdieu dans Sur la télévision, ce
méchant ouvrage, suffisamment court et écrit dans un langage suffisamment accessible pour qu'un lecteur, même
distrait, ne puisse rien laisser échapper.
Ainsi, à la page 14, on peut lire :
« (...) on ne peut se contenter de dire que ce qui se passe à la télévision est déterminé par les gens qui la
possèdent, par les annonceurs qui payent la publicité, par l'Etat qui donnent des subventions, et si on ne savait, sur
une chaîne de télévision, que le nom du propriétaire, la part des différents annonceurs dans le budget et le montant
des subventions, on ne comprendrait pas grand-chose. Reste qu'il est important de le rappeler ». Et Bourdieu de
donner quelques exemples. Avant de préciser : « Ce sont là des choses tellement grosses et grossières que la
critique la plus élémentaire les perçoit, mais qui cachent des mécanismes anonymes, invisibles, à travers lesquels
s'exercent des censures de tous ordres (...) ».
Et faisant référence à ce passage, Pierre Bourdieu précise p. 44 :
« Le monde du journalisme est un microcosme qui a ses lois propres et qui est défini par sa position dans le monde
global, et par les attractions, les répulsions, qu'il subit de la part des autres microcosmes. Dire qu'il est autonome,
qu'il a sa propre loi, c'est dire que ce qui s'y passe ne peut être compris de manière directe à partir de facteurs
extérieurs. C'était là le présupposé de l'objection que je faisais à l'explication par des facteurs économiques de ce qui
se passe dans le journalisme. Par exemple, on ne peut pas expliquer ce qui se fait à TF1 par le seul fait que cette
chaîne est possédée par Bouygues. Il est évident qu'une explication qui ne prendrait pas en compte ce fait serait
insuffisante mais celle qu'il qui ne prendrait en compte que ce fait ne serait pas moins insuffisante. Et elle le serait
peut-être encore plus parce qu'elle aurait l'air d'être suffisante. Il y a une forme de matérialisme court, associé à la
tradition marxiste, qui n'explique rien, qui dénonce sans éclairer ».
Cette critique justifiée du « matérialisme court » est sans doute insuffisante pour les tenants de l'idéalisme blette qui,
reprenant les sujets de dissertation de philosophie pour classes de terminale, se bornent à chantonner : «
déterminisme ou liberté ? » Il est vrai que Dominique Wolton n'est pas l'auteur de cette interrogation fulgurante, mais
il la reprend à son compte quand il tente de nous dire pourquoi l'explication économique est insuffisante :
« En premier lieu, parce que l'information et la communication ne sont pas des marchandises comme les autres ».
Oui ...Bon... Et alors ? En quoi les particularités de ces marchandises rendent-elles insuffisante l'explication
économique ? On n'en saura pas plus, puisque l'on est déjà passé au second argument :
« En second lieu, parce que la conception de Pierre Bourdieu dénie aux acteurs leur capacité critique. ». Cette
affirmation sans fondement ne serait qu'une baliverne sans conséquence si elle ne permettait à Dominique Wolton
de se poser opportunément en défenseur du public (et des journalistes) que Bourdieu aurait tenté de faire passer
pour des crétins.
Moulin à vent n°2 : Pierre Bourdieu réduit tout à la domination et à l'aliénation
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Dominique Wolton, critique de Pierre Bourdieu
Wolton nous livre alors son credo : « Je crois personnellement à l'existence de la domination économique et sociale,
mais pas au concept d'aliénation. »
Croire « personnellement » à une domination économique et sociale est là sans doute une prise de position plutôt
originale, voire audacieuse. Et ne pas « croire » à un concept est une assez bonne idée. Surtout quand ce concept,
fort usagé, est, en effet, fort discutable. Wolton, imprudent, se sent obligé pourtant de nous donner sa définition très
personnelle du concept en question : « [...] parler d'aliénation pour un groupe social ou un individu suppose que
l'individu a perdu sa liberté de conscience (sic) et surtout que le sociologue ou le chercheur à les moyens de se
placer en position de surplomb et d'analyser cette situation ».
Mais qu'importe, au fond, que Dominique Wolton réduise à cette bouillie un concept qui a mobilisé pendant
longtemps la réflexion de nombre de philosophes et non des moindres : il suffit de constater que Pierre Bourdieu n'a
jamais, dans toute son oeuvre, fait usage du « concept d'aliénation », toute sa sociologie tournant même le dos à
tout ce que ce concept présupposait. On devine alors que si Dominique Wolton croit pouvoir, sans hésitation, se
situer « en position de surplomb » à l'égard de la sociologie de Pierre Bourdieu, c'est seulement du haut de son
ignorance.
Mais revenons aux médias...
« Dans le champ de la communication, écrit encore Wolton, l'affirmation de l'aliénation et de la domination [...] est
une des pierres de touche de la construction théorique de Pierre Bourdieu. » Cette affirmation nous conduit tout droit
à l'assaut contre le moulin à vent n°3. : « La vieille thèse de la passivité du récepteur, reprise implicitement par Pierre
Bourdieu (...) »
Moulin à vent n°3 : Pierre Bourdieu souscrit à la thèse du récepteur passif.
Le même moulin vu sous un autre angle :
« La conception de Pierre Bourdieu est réductionniste (...) Elle porte à croire que le récepteur reçoit en totalité et
sans modification le message de l'émetteur et qu'il n'y a pas de décalage entre l'intention de l'émetteur et la réception
».
La critique d'une conception en fonction de « ce qu'elle porte à croire » ou de ce qu'elle « reprend implicitement » est
un exercice périlleux. Qu'importe alors si Pierre Bourdieu dit l'inverse de la thèse qu'il lui prête. Il suffit de faire des
moulinets avec sa lance.
Pour fanfaronner comme le fait Dominique Wolton, il faut non seulement tout ignorer de la conception dite «
dispositionnelle » de l'action, si fondamentale dans la sociologie de Bourdieu, mais, plus simplement, avoir oublié
que Pierre Bourdieu a publié, dès 1963, dans Les Temps modernes, un article célèbre intitulé « Sociologues des
mythologies et mythologies des sociologues » dans lequel, déjà, il critiquait les essayistes qui oubliaient qu'il existe
une réception différentielle des mass médias, qu'il a consacré dans L'Amour de l'art en 1966 tout un chapitre
consacré aux lois de la diffusion culturelle, qu'il a publié en 1970, dans sa collection « Le sens commun » aux
éditions de Minuit, le livre, fondateur des culturals studies, de Richard Hoggart sous le titre La Culture du pauvre
dans lequel celui-ci analyse les inflexions que la culture populaire fait subir à la culture dominante quand elle atteint
les dominés. Etc., etc. On se bornera à une seule citation tirée de L'Amour de l'art (p.148) : « L'action de la radio et
de la télévision ne s'exerce pas de façon systématique et homogène. (...) La réceptivité à l'information varie
considérablement selon le type d'information reçue et selon les caractéristiques sociales et culturelles des sujets qui
la reçoivent. »
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Dominique Wolton, critique de Pierre Bourdieu
Moulin à vent n°4 : Pierre Bourdieu était populiste
Cela commence, mezza voce, par cette affirmation en marge de la question des médias : « (...) un grand nombre
d'autres chercheurs se sont intéressés à l'exclusion et à la domination, mais en gardant une distance critique à
l'égard de leur objet d'étude, et en ne voyant pas forcément dans les exclus 'le sel de la terre' ».
Et cela donne, plus loin, à pleine voix : « (...) la critique de Pierre Bourdieu avait un ton explicitement populiste selon
lequel la télévision notamment ne s'occupe que des élites et pas de la misère du monde. »
On vous épargne l'examen woltonien de la critique imbécile généreusement prêtée à Pierre Bourdieu. Et tout le
reste ... car tout le reste est à l'avenant.
Dans la nuée de poussière soulevée par cette furieuse bataille contre les moulins à vent, on aperçoit la silhouette
d'un équidé. Question : s'agit-il de Rossinante ou de l'âne de Sancho Pança ?
[1] De manière autrement plus rigoureuse que le livre de Wolton qui porte ce titre.
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