Souffrance au travail - centre de gestion 61

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« (Dé)politisation de la santé au travail : risques psychosociaux versus souffrance au
travail »
Intervention au Centre de gestion de l’Orne, 13/10/2015
Frédérique Debout et Stéphane Le Lay (CNAM-Paris 5)
Introduction
« L’avènement des “risques psychosociaux” s’inscrit dans une histoire : celle des mots et
concepts pour désigner, pour dire les épreuves négatives du travail, sa pénibilité, son coût
vécu et perçu. » (Lhuilier, 2010, p.11). Au-delà des seuls « mots », cette histoire est
également celle des groupes d’acteurs qui, dans différents champs sociaux (scientifique,
politique, économique), ont lutté (et luttent encore) pour imposer le sens et la légitimité des
manières de définir ce que sont des « problèmes de santé au travail ».
Derrière le choix des mots, se dissimulent en effet de profondes divergences ontologiques
(qu’est-ce qu’un être humain ?), théoriques (qu’est-ce que le travail ? qu’est-ce que la santé ?
comment rendre compte de leurs interrelations – positives ou négatives ?) et axiologiques (à
qui attribuer la responsabilité de la prise en charge de la santé au travail ? qui doit être partie
prenante des discussions en la matière ?).
Sont donc posées des questions profondément politiques : quelle place voulons-nous que le
travail et la santé des travailleurs tiennent dans notre société ? quels mécanismes souhaitonsnous mettre en œuvre pour y parvenir ?
Dans cette communication, nous défendrons la thèse que la notion de « risques
psychosociaux », loin d’éclairer les débats concernant les atteintes à la santé au travail,
brouille la compréhension des rapports sociaux à l’œuvre dans les organisations
contemporaines du travail. Catégorie visant à donner forme à un « problème de santé
publique », les RPS forment un dispositif politique de dépolitisation de la santé au travail
contribuant à alimenter les processus de fragmentation en œuvre depuis plusieurs décennies
dans les mondes du travail. En cela, ils s’opposent aux réflexions organisées autour du
concept de souffrance au travail.
I/ Le travail d’imposition d’une nouvelle catégorie
1/ L’apparition des risques psychosociaux dans l’espace public
Le sociologue Marc Loriol (2014) ou la psychologue Dominique Lhuilier considèrent que la
catégorie de risques psychosociaux a été popularisée par la presse au début des années 2000.
Une analyse en cours d’un corpus d’articles de presse en langue française parus entre 1998 et
2010 (comportant l’expression « souffrance au travail ») permet de préciser ce point. Le
nombre d’occurrences de l’expression « risques psychosociaux » augmente en effet durant la
période : de 6 pour les années 1998-2006 (dont 5 pour la seule année 2005), à 9 pour 2007 et
32 pour 2008, ce nombre plafonne à 80 en 2009 pour redescendre à 68 occurrences en 2010.
L’année 2008 est un moment charnière, car c’est à ce moment-là que Xavier Bertrand, alors
ministre du Travail, commande un rapport concernant le stress au travail à deux experts
Philippe Nasse, magistrat honoraire, et Patrick Légeron, médecin psychiatre (Encadré 1). Ce
-­‐ 1 -­‐ rapport, intitulé « La détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au
travail » contribuera à entériner l’adoption de la notion de RPS dans les débats publics et les
institutions, en s’appuyant sur un certain nombre d’études quantitatives internationales
(modèle de Karasek et Theorell – déséquilibre exigences professionnelles/autonomie
décisionnelle/soutien social – et modèle de Siegrist – déséquilibre efforts/récompenses) et
nationales (INRS).
Encadré 1
« Véritable enjeu de santé en entreprise, le stress au travail fait l’objet d’un rapport qui sera rendu
mercredi au ministre du travail Xavier Bertrand, pour tenter de définir, mesurer et prévenir un
phénomène qui pousse parfois des salariés au suicide. […] Sans avoir toujours des conséquences
si dramatiques, le stress au travail, et plus largement les risques psychosociaux (dépression, malêtre, violence) se sont développés, ou ont été en tout cas médiatisés, au sein des entreprises,
devenant l’un des principaux problèmes de santé au travail, même s’ils ne sont pas encore
reconnus comme maladie professionnelle par la Sécurité sociale.
M. Bertrand s’est emparé du sujet à l’occasion de la conférence sur les conditions de travail en
octobre, regrettant que “si aujourd’hui tout le monde admet la réalité du problème, nous n’avons
pas d’indicateurs”. “Je souhaite que l’on puisse prendre en compte la question du stress au travail
aujourd’hui parce que c’est un impératif : (quand) on s’épanouit dans son travail, on travaille
bien”, a-t-il déclaré lundi sur France Inter/i-TELE/Le Monde. De plus, les conséquences
économiques du stress sont évaluées à “3 à 4% du PIB par le Bureau international du travail et
15% des arrêts de travail aujourd’hui seraient dus à des problèmes psychosociaux”, a-t-il ajouté.
Deux experts, Philippe Nasse, statisticien et économiste, et Patrick Légeron, médecin psychiatre,
ont donc été chargés d’un rapport visant à étudier et cerner l’ensemble des risques psychosociaux
liés au travail et les principaux facteurs de risques.
Mais la nomination de M. Légeron, aussi PDG d’un cabinet de conseil de gestion du stress en
entreprises, a suscité l’inquiétude de certains spécialistes du sujet.
Car deux visions, l’une collective, l’autre plus individuelle, s’opposent sur le stress. Les syndicats
et certains organismes spécialistes de santé au travail (Anact, Inrs, etc.), privilégient la première
approche, qui fait de l’organisation du travail la cause principale du mal-être des salariés. A
l’opposé, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à reconnaître la réalité du stress au
travail, mais elles privilégient souvent une action corrective, faisant appel à des cabinets de
conseil, comme celui de M. Légeron, proposant des programmes de “gestion individuelle du
stress”.
Pour l’Aderest, une association de spécialistes en santé du travail, “l’orientation ancienne,
affirmée et prédominante” du cabinet conseil de M. Légeron “vers des actions en entreprise de
type accompagnement individuel” fait craindre que les “facteurs de risque liés à l’organisation du
travail soient peu et/ou mal pris en compte”.
Xavier Bertrand a évoqué lundi quelques “pistes”, citant l’exemple d’Areva ou Renault “qui ont
décidé de mettre en place parfois des cellules d’écoute, une prise en compte des difficultés des
agents”. Jean-François Naton (CGT) espère de son côté “que le rapport ne restera pas sur une
approche culpabilisatrice et individuelle du stress”, et rappelle que “des éléments existent déjà
pour alerter sur la travail”, comme le turn-over, l’absentéisme et les arrêts de travail fréquents, ou
l’augmentation des conflits et des tensions au travail. »
« Un rapport pour définir, mesurer et prévenir le stress au travail », Agence France Presse, 11
mars 2008
2/ Une catégorie englobante
Les notions recouvertes par l’acronyme « RPS » ne décrivent pas toutes de la même manière
les liens entre subjectivité et travail, et si sous ce vocable sont rassemblées des notions aussi
différentes que celles de stress, violence, harcèlement moral, mal-être, TMS, dépression ou
encore suicides, c’est bien la catégorie de stress qui contribue principalement à organiser les
réflexions et les méthodologies.
Le stress est une notion galvaudée qui a surtout une dimension descriptive, très générale,
issue de travaux en physiologie fondés sur une méthodologie expérimentale, avant d’être
-­‐ 2 -­‐ appliquée, dans un second temps, aux situations de travail. Schématiquement, c’est la réponse
d’un organisme biologique en vue de se maintenir ou de se rétablir dans un état fonctionnel
face à des stimuli venus rompre le rapport avec l’environnement (H. Selye, 1936). C’est une
réponse adaptative à un « déséquilibre », une réaction normale (surtout surrénalienne par la
libération de cortisol) qui peut entraîner, si elle dure dans le temps, un épuisement des
ressources biologiques puis des lésions organiques. Le modèle de l’homme qui sous-tend les
théories du stress, c’est un modèle biologique, voire cognitivo-comportementaliste (Pavlov).
Or, ces modèles font l’impasse sur l’épaisseur de la vie mentale, de la vie d’âme, de la
subjectivité et de l’histoire singulière vécue… a fortiori, elles ne tiennent pas compte de
l’existence de l’inconscient, voire la récusent.
Les modèles du stress mettent l’accent sur les capacités/incapacités individuelles à « tenir », à
« résister » face aux pressions « extérieures », mais sans être en mesure de déterminer avec
précision la manière dont certaines dynamiques sociales jouent sur ces « résistances ». Loin
de mettre en question l’organisation sociale du travail, les outils censés mesurer le stress
insistent surtout sur l’adaptation et les processus d’adaptation individuels. Bref, « La
prévalence de la référence au stress […] tient […] à la congruence des modèles du stress avec
une double perspective qui domine aujourd’hui les modes de traitement de la problématique
santé et travail : perspective d’adaptation et de mesure. » (Lhuilier, 2010, p.18).
3/ Une absence de consensus
La notion de RPS s’est vite propagée, aboutissant à la création d’un cadre conceptuel peu
stabilisé. « Notion forgée dans l’urgence », selon Lhuilier (2010, p.18), cette catégorie ne fait
donc absolument pas consensus au sein du champ scientifique. Ainsi, pour cette chercheuse,
les RPS masquent mal l’individualisation et la « psychologisation » à outrance de la question
des atteintes à la santé.
De fait, pour le ministère du Travail, les RPS « recouvrent en réalité des risques
professionnels d’origine et de nature variées, qui mettent en jeu l’intégrité physique et la santé
mentale des salariés et ont, par conséquent, un impact sur le bon fonctionnement des
entreprises. On les appelle “psychosociaux” car ils sont à l’interface de l’individu : le
“psycho”, et de sa situation de travail : le contact avec les autres (encadrement, collègues,
clients…), c’est-à-dire le “social” ».
Pourtant, considérer que l’« individu » renvoie au « psycho » et que la situation de travail
relève du « social » est un contresens problématique (Le Lay, 2007). De nombreuses
recherches sociologiques ont montré qu’un individu n’est pas une monade isolée, façonnée de
l’extérieur par des « contextes », des « environnements » fussent-ils sociaux. Toute
configuration (une entreprise, un quartier, un Etat) ne peut se comprendre sans la prise en
compte des individus qui en forment la trame, tout en étant eux-mêmes travaillés par elle. Les
idées de contexte ou d’environnement présupposent une extériorité radicale entre les
individus et ce qui les « entoure », quand il faut plutôt réfléchir en termes d’interpénétration :
subjectivité et social se travaillent dans un lent processus plus ou moins conflictuel en
fonction de l’équilibre des rapports sociaux qui traversent une configuration donnée.
Par ailleurs, étymologiquement, « risque » signifie « danger, inconvénient plus ou moins
prévisible ». Entre les 14e et 17e siècle, le terme était surtout utilisé pour parler des risques
encourus par les marchandises voyageant sur mer. La notion a ensuite été utilisée dans le
domaine assurantiel en général, puis dans le domaine de l’assurance sociale (à travers la
-­‐ 3 -­‐ question de la prise en compte des accidents du travail). Outre que l’on est passé d’une notion
concernant des biens à une notion concernant les individus (mais les travailleurs ne sont-ils
pas des marchandises, après tout ?), le risque a donc de fortes connotations probabilistes et
juridiques, qui n’ont qu’un lointain lien avec les questions de travail et de santé.
« La catégorie “RPS” [fait] du “psychosocial” un risque, dans la lignée de ceux identifiés par
la toxicologie industrielle […] Les controverses se radicalisent opposant les tenants de
“l’exposition aux risques” (qu’il s’agira donc d’identifier et de mesurer), à ceux qui
s’inscrivent plutôt dans la tradition de la “prédisposition”, celle qui permet de catégoriser des
“individus à risques”. Dans les deux cas, l’activité est évacuée et la seconde témoigne des
tendances eugénistes récurrentes mais aujourd’hui en pleine expansion. » (Lhuilier, 2010,
p.22). De plus, pour le psychologue Yves Clot, cette catégorie suppose un travailleur passif,
confronté à des risques extérieurs. Par ailleurs, l’évaluation quantitative des RPS pose des
problèmes que personne ne peut éluder. Ainsi, tout en prônant la mobilisation raisonnée de
données statistiques en la matière, le Collège d’expertise sur le suivi statistique des risques
psychosociaux reconnaît que « se borner à un suivi statistique sans réaliser d’observations
qualitatives risquerait […] de conduire à des utilisations des statistiques manquant de
pertinence. » (Gollac et al., 2011, p.14). Plus radicaux, les psychodynamiciens du travail
critiquent toute quantification en raison de la complexité et de la spécificité des mécanismes
mis en œuvre dans le travail. Pour Christophe Dejours, les phénomènes mesurés ne reflètent
pas ce que les questionnaires prétendent atteindre et laissent dans l’ombre les aspects du
travail les plus essentiels : chacun entretient au travail un rapport singulier même s’il n’est pas
seulement solipsiste…
4/ Dépolitisation du travail et de la santé
Les sociologues Marlène Benquet, Pascal Marichalar et Emmanuel Martin ont montré, pour le
cas d’EDF/GDF, la manière « empirique » (c’est-à-dire sans chercher à être scientifiquement
fondée a priori) dont les directions des deux entités et leurs experts ont progressivement
imposé la notion de RPS dans les discussions du CNHSCT, à partir de 2003. Ceci avait pour
but premier de « parer au renforcement juridique de la responsabilité de l’employeur. Le
concept de risques psychosociaux, étroitement lié aux nouveaux groupes de travail
managériaux qui la portent, autonomise le traitement de la souffrance psychique par rapport
au débat classique sur la responsabilité des maux du travail » (2010, p. 135).
L’utilisation de la notion de RPS à EDF/GDF a produit trois effets importants. D’abord, une
dilution de la responsabilité de l’employeur en ce qui concerne les atteintes à la santé
psychique des salariés : « le flou de la notion de risques psychosociaux est pensé comme un
facteur de consensus permettant d’échapper à la recherche des coupables » (Benquet,
Marichalar et Martin, 2010, p.138). Ensuite, une tendance à la réduction de la prévention des
risques à leur simple évaluation. Mais l’élément le plus important renvoie à la technicisation
des débats (langage, démarche), progressivement monopolisés par des managers et des
experts dans des groupes de travail où les représentants des salariés ne sont guère associés,
voire délibérément écartés. Or, on sait que la technicisation d’un domaine par une direction
est un moyen d’en dépolitiser les contenus pour mieux s’en réapproprier la
gouvernementalité. EDF/GDF a ainsi utilisé des instruments dont les effets délétères en
matière de santé sont dorénavant bien connus, comme le benchmarking (comparaison du
« niveau de risque » d’unités entre elles et avec d’autres entreprises), avant de marginaliser
complètement le CNHSCT sur les questions de santé au travail en créant un Observatoire de
la qualité de vie au travail qui préfigurera la dissolution du CNHSCT quelques mois plus tard.
-­‐ 4 -­‐ Parallèlement, des institutions comme l’ANACT (Encadré 2) et l’INRS ont contribué à
installer durablement la notion de risques psychosociaux dans le champ économique, à la fois
en la légitimant symboliquement via la sanction institutionnelle dont elles peuvent se
prévaloir, mais également en accompagnant pratiquement des entreprises pour l’évaluation
des risques et dans la réalisation d’expertises ciblées.
Encadré 2
« Benjamin Stahler [responsable du groupe de travail sur les risques psychosociaux du réseau
Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail)] refuse de stigmatiser les
entreprises : “Jusqu’à présent, elles n’ont géré que le volet ‘emploi’ des restructurations. Elles
n’ont pas encore pris la mesure du coût humain, social et financier des risques psychosociaux.
Mais j’ai le sentiment que les DRH et les CHSCT ont envie de s’emparer de cette question pour
développer une véritable logique de prévention.” Le groupe de travail de l’Anact a ainsi identifié
quatre types de tensions subies par les salariés : les tensions liées au travail lui-même (objectifs
trop élevés, horaires décalés, compétences inadaptées…) ; les exigences du salarié, qui a besoin de
reconnaissance et de donner du sens à son travail (un décalage trop flagrant entre ses valeurs
personnelles et sa pratique professionnelle génère de la souffrance) ; les tensions liées aux
relations au travail (mise en concurrence des salariés, harcèlement, exclusion…) ; et enfin,
l’accélération du changement (les compétences et les expertises acquises étant constamment
remises en question, avant même que le salarié ait eu le temps de se sentir à l’aise dans ses
nouvelles missions). “Cette typologie montre bien à quel point la mise en place d’une ligne
d’écoute psy est une réponse dérisoire à des questions de fond, sourit Benjamin Stahler. Le stress
et la souffrance au travail sont avant tout liés à des problèmes de management et
d’organisation.” »
Sabine Germain, « Le psy n’est pas une solution miracle », Les Echos, 22 janvier 2008
Tous ces éléments et les études de terrain nous poussent à considérer que les RPS constituent
un dispositif (avec ses discours, ses savoirs, ses institutions), visant à façonner en profondeur,
en matière de santé au travail, les modes de pensée et d’action de ceux vers qui elles se
déploient, dans le sens voulu par leurs promoteurs. Ce qui est écarté, c’est la mise en débat du
travail et son organisation. En ce sens, elles s’opposent en tous points au concept de
souffrance au travail, tel qu’il a été notamment développé par la psychodynamique du travail.
II/ Souffrance, travail et subjectivité
1/ Qu’est-ce que la souffrance au travail ?
La souffrance telle que la définit la psychodynamique du travail n’est pas initialement
pathogène (c’est-à-dire causes de troubles et/ou de maladies). La psychodynamique du travail
tient à la référence à la notion de souffrance. Parler de souffrance implique de parler de
défense, ce qui n’est pas le cas dans le couple mal-être/bien-être traduisant des états plus que
des constructions dynamiques. C’est d’abord une expérience subjective, un vécu pénible et
désagréable intrinsèque au fait de travailler. Contrairement à la notion de stress, elle ne place
pas le focus d’analyse sur les capacités/incapacités individuelles à résister, à tenir au travail.
Loin d’être un état ou un sentiment figé, la souffrance recouvre une valence dynamique. Elle
n’est pas synonyme de maladie, mais au contraire de ce qui nous mobilise dans le
travail, ce qui nous amène à développer des efforts, à nous engager, voire à faire preuve
de zèle. Elle ne se réduit pas à la souffrance pathogène.
Le travail représente avant tout ce qu’implique le fait de travailler : des gestes, des
savoir-faire, un engagement du corps et de la subjectivité, le pouvoir de sentir, réfléchir,
penser, inventer etc. Travailler, c’est toujours un mode d’engagement de l’individu pour
-­‐ 5 -­‐ réaliser une activité encadrée par des contraintes. La caractéristique majeure du « travailler »,
c’est que même si l’organisation est rigoureuse, la qualité ne peut être atteinte en suivant
scrupuleusement les prescriptions. Il n’y a pas de travail de pure exécution. On met
toujours de soi dans le travail et en retour le travail nous transforme. On met toujours de soi
car on est « attrapé » par le réel qui bute, échappe aux savoirs ou à la technique. Ce faisant, ce
réel nous fait éprouver un sentiment désagréable tendant à être dépassé (la souffrance non
pathogène). C’est parce que je suis affecté par ce que je suis en train de faire (et je dois me
laisser affecter par ces activités que j’ai à faire si je veux les faire, si ce n’est bien, au moins
dans la durée) que je me mobilise (mon corps, mes habiletés, mon intelligence) pour trouver
une solution. C’est donc ce sentiment désagréable et inconfortable d’échec qui met au travail.
La souffrance initiale peut connaître essentiellement trois destins différenciés :
a) Sa transformation en plaisir. Quand on trouve une solution, qu’on acquiert de nouvelles
compétences, il y a un gain subjectif. Cette transformation s’effectue par le truchement de la
psychodynamique de la reconnaissance.
b) Son traitement par les défenses : La souffrance si on l’éprouve d’abord passivement, on ne
l’endure pas passivement. On élabore alors des défenses visant la préservation de soi. La
plupart du temps, la souffrance est contenue, endiguée par les défenses. Repérer les défenses
peut être un indicateur qu’il existe de la souffrance mais que les gens disposent d’un
équipement suffisant pour lutter. Parfois ambiguës, elles sont l’indice que les gens
parviennent à tenir au travail malgré tout. Il ne s’agit donc pas de les supprimer mais leur
repérage permet d’ajuster l’action à penser en matière de prévention.
c) Le destin pathogène (pathologies de surcharge comme les TMS, épuisement
professionnel, troubles cardio-vasculaires, troubles cognitifs et psychiatriques,
décompensations somatiques etc.). Je ne m’attarderai pas sur ce point qui mériterait des
développements importants sur les liens entre corps et psyché… trop long dans le cadre de
cette communication. Il résulte en tout cas des impasses de la dynamique de la reconnaissance
et des échecs des stratégies défensives.
La définition de la santé qu’on peut en retenir se rapproche donc davantage de celle d’une
« normalité souffrante » faisant de la normalité une énigme donc un domaine
d’investigation. Postuler un état complet de bien-être (définition de l’OMS) est purement
théorique. La santé est bien un idéal plutôt qu’un état. C’est-à-dire un objectif vers lequel
on œuvre, on tend. Elle ne se définit pas dans l’absence de souffrances.
Contrairement à ce que véhicule plus ou moins explicitement la définition des RPS, la santé
mentale n’est pas un « capital » à préserver, sur le modèle d’un prétendu « capital santé
somatique » laissant à penser que « préserver » les individus des RPS consisterait à ne pas les
soumettre à ces « risques » soi-disant identifiables en soi (par exemple, qui dit charge de
travail excessive pour l’un ne signifie pas la même chose pour l’autre) pour une hypothétique
santé mentale pleine et entière.
Dans le travail, prudence et prévention nécessitent la mise en œuvre d’ingéniosité et
d’habileté mais le risque ne peut jamais être totalement éradiqué. Tout travail est risqué (i.e.
porteur de danger potentiel) car tout engagement de soi comporte des risques pour la
subjectivité de l’individu : pour obtenir la reconnaissance de son travail, il faut le rendre
visible et par conséquent s’exposer au regard des autres. Le risque subjectif est inévitable au
travail. C’est donc un contre sens théorique que de prétendre qu’on pourrait éliminer le risque
subjectif au travail. Les astuces, les bidouilles, les tricheries d’abord inventées dans l’intimité
-­‐ 6 -­‐ de l’activité ne peuvent devenir des trouvailles et être considérées comme du bon boulot que
si elles sont passées au spectre du jugement du collectif de travail. Il faut donc prendre le
risque de s’exposer… Mais cela ne peut pas se faire sans garantie, à certaines conditions.
Impossible de s’exposer et partager avec d’autres ses astuces sans confiance en l’autre et sans
estime pour la valeur du jugement proféré par l’autre.
Par ailleurs, les nuisances du travail, s’ils ont des effets directs sur le corps des individus au
travail, ont également des effets sur le fonctionnement psychique. La souffrance fait l’objet
d’un traitement à la fois individuel et collectif. La peur de l’accident, la crainte d’être
contaminé, ou encore celle de ne pas être à la hauteur etc. appellent la construction de
stratégies défensives. Directement orientées par la matérialité concrète de l’activité, elles
servent donc le travail mais ce faisant, elles revêtent une dimension plus ambiguë faite de
compromissions avec l’organisation du travail. Quand ces compromissions sont trop en
contradiction avec les règles morales, éthiques et pratiques d’un métier, elles peuvent
conduire à des torsions subjectives puissantes et extrêmement lourdes à porter (souffrance
éthique).
On distinguera donc deux modalités défensives :
a/ Les stratégies individuelles de défense visent la suspension de l’activité de pensée quand
penser le travail n’est pas possible (gênant, source de souffrance etc.) par un mécanisme de
répression pulsionnelle (car ne pas penser ou ne pas rêver n’est pas naturel !). Pour cela, il
faut avoir recours à différents procédés dont le plus communément décrit est celui de l’autoaccélération. La forme typique d’organisation du travail appelant ce mode de structuration
défensive est le travail répétitif sous contrainte de temps. L’impératif, c’est de tenir la
cadence. Pour cela, il faut se défendre de l’ennui et de la monotonie et rester « dans le
rythme ». Il ne faut donc pas rêver, pas penser. L’auto-accélération permet de lutter contre
l’ennui tout en restant chevillé au rythme de l’activité.
L’engourdissement de la pensée, de l’affectivité peut être obtenus, même dans des
activités essentiellement cognitives et/ou relationnelles. Cela n’est pas réservé au domaine
industriel du travail « à la chaîne ». Elle peut très bien par exemple se trouver dans le travail
de soin. On parlera alors d’exécution instrumentale des gestes soignants. Il est important de
souligner que cette stratégie défensive est très coûteuse à terme car elle peut être en cause
dans la souffrance éthique ou encore dans ce qu’on appelle la maltraitance. La maltraitance
dans le soin par exemple, la violence exercée sur l’autre ne se pense alors plus sous
l’angle de la faute individuelle mais corrélativement à des organisations de travail dans
lesquels, des soignants, pour faire leur travail, se voient contraints de recourir à des gestes et
des manières de faire contraires à leurs règles de métier.
b/ Les stratégies collectives de défense : Bien que la souffrance soit un vécu individuel, la
lutte contre la souffrance peut impliquer des formes de coopération au service de la défense.
Ces stratégies sont construites dans une communauté de travail et fédèrent les efforts de tous
pour échapper aux effets déstabilisateurs de la confrontation aux risques, qui sont pour une
part les mêmes pour tous les membres du collectif de travail. Les stratégies collectives de
défense qui permettent que le travail de qualité se fasse, sans être au détriment de la santé des
travailleurs sont traversées par les dynamiques de genre. Elles sont sexuées, pragmatiques et
représentent un processus de traitement social de la violence.
-­‐ 7 -­‐ Les stratégies collectives de défense sont sans doute un apport majeur de la psychodynamique
du travail à la compréhension des liens entre subjectivité et travail. Christophe Dejours
([1980] 1993) a relevé les premières à la fin des années 1970 dans le milieu du bâtiment. Il
observait des conduites insolites, des jeux dangereux et des surenchères dans le risque pris. Il
est parti de l’idée que ces conduites avaient une rationalité propre, bien qu’énigmatiques pour
l’observateur extérieur. Ce qu’il a mis au jour, c’est que la constellation de ces
comportements et conduites avaient en fait un objectif commun : dénier la réalité du danger et
adopter une attitude active fasse à lui pour que le corps ne se trouve pas pris et tétanisé par la
peur (qui empêche de travailler et met en danger sur un échafaudage). Par exemple, face à la
peur de recevoir un outil à plusieurs mètres de hauteur, il faut mettre en place des jeux de
jonglage.
Plusieurs années plus tard, Pascale Molinier ([2003] 2006) a mis en avant le fait que dans les
collectifs dits « féminins », l’objectif n’était pas de « dénier la réalité du danger » mais de la
circonscrire. C’est notamment le cas dans les collectifs d’infirmières, où le rire,
l’autodérision, l’humour sont particulièrement présents pour « conjurer » la peur de la
déchéance et de la mort.
Les stratégies collectives de défense ne modifient donc pas les conditions de travail, seule en
est transformée la perception. Il s’agit d’une maîtrise avant tout symbolique des dangers
encourus. Elles associent différentes conduites qui, prises isolément, ne semblent pas avoir de
rapport entre elles. Par contre, prises dans leur ensemble ces conduites forment un système
pour occulter la peur, pour ne pas y penser. Il s’agit de se défendre du danger auquel on est
exposé directement, ou bien des risques que l’on est susceptible de faire courir à d’autres. Les
stratégies défensives construisent un univers symbolique et matériel (à travers les pratiques,
qui sont ou non « outillées ») commun.
Les stratégies de défense ne sont pas des mécanismes adaptatifs qui se déclencheraient
automatiquement face à certains facteurs de l’environnement potentiellement menaçants ; ce
ne sont pas des comportements réflexes. Elles sont intentionnelles et volontaires. Les
salariés ne savent pas toujours pourquoi ils adoptent ces conduites, mais ils savent qu’ils se
conduisent ainsi. Ces conduites répondent donc à une forme de rationalité (pathique) : elles
ont un sens et une logique vis-à-vis de la protection de soi. Il s’agit donc de les comprendre
avant d’essayer de les transformer au risque sinon d’obtenir des effets paradoxaux ou contreproductifs. Elles sont des indicateurs mais elles sont dépendantes de la temporalité psychique
(qui n’est pas le temps objectif, chronométrable et mesurable). Autrement dit, il ne suffit pas
de vouloir les déplacer pour que cela ait lieu.
Le point commun à toutes les stratégies de défense est de réduire le champ de la pensée :
quand on se défend, on pense moins, ou en tout cas il y a des choses auxquelles on ne pense
pas : sa souffrance et ce qui fait souffrir. Les stratégies de défense ont donc un impact
cognitif, elles arrêtent la pensée sur certains pans de la réalité. Pour maintenir le déni au
niveau de la pensée, il faut aussi le maintenir dans le langage. Pour ne pas penser à ce qui fait
souffrir, il ne faut pas en parler. Les stratégies défensives produisent des interdits de dire ; il y
a des sujets tabous. Les stratégies de défense organisent l’intercompréhension et font en sorte
qu’elle respecte l’interdit de penser. Se défendre collectivement passe par une réduction de la
parole sur le travail. Cela fait que les défenses sont difficiles à saisir, précisément car elles ne
sont pas formulées ni dites au grand jour. Leur objet est tu, tout est fait pour ne pas parler de
ce sur quoi portent les défenses. Le travail du clinicien est de rechercher les interdits de dire
-­‐ 8 -­‐ (sémiologie du négatif), écouter ce que disent les salariés mais aussi et surtout ce qu’ils ne
disent pas. Les défenses s’écoutent en creux, en négatif.
De même, les termes pour parler du travail sont marqués par les défenses. Le jargon de métier
essaie toujours d’euphémiser ou d’éviter la perception de ce qui fait souffrir. Par exemple : les
surveillants de prison peuvent parler de « voie de faits entre détenus » ou d’« insulte à
agents ». La question de la violence exercée est clairement contenue dans un langage
administratif, pour éviter de la nommer car c’est cette violence qui suscite la peur chez les
surveillants.
Les défenses sont nécessaires, mais elles représentent un sérieux inconvénient, car elles
empêchent de penser à ce qui fait souffrir. Or, ce qui fait souffrir c’est ce qu’il faudrait
transformer, élaborer, dépasser. Utiles, elles ne sont pas neutres sur un plan moral. La maîtrise
du risque suppose que ces attitudes soient suivies par tous, sinon l’individu sera exclu du
groupe car il rappelle aux autres le risque.
Ces stratégies collectives de défense reposent donc sur le lien à l’autre mais un lien
orienté par la réalisation d’une œuvre commune, ce qu’on appelle la coopération.
2/ Coordination et coopération au travail
On distingue en ergonomie française le travail tel qu’il est défini, attendu (prescrit) et ce qui
est fait effectivement (travail effectif). On parle de travail prescrit et de travail effectif.
Travailler, c’est combler cet écart qui ne peut jamais être prévu à l’avance. Au décours
de l’activité surviennent toujours des pannes, des imprévus, des failles dans le prescrit qui me
gêne, m’empêche de faire ce que j’ai à faire et m’amènent à mobiliser mes habiletés et mon
intelligence. Tout « bon travail » ne peut se faire sans une implication subjective des
individus. On met toujours de soi dans ce que l’on fait, même dans des tâches très
standardisées ! L’engagement subjectif est toujours requis pour faire face au réel. Si
l’organisation de travail fonctionne, c’est parce qu’il y a des gens qui la font fonctionner.
Il y a par ailleurs des règles communes à suivre. Sinon comment articuler toutes ces
intelligences entre elles ? Ces règles sont données d’une part par l’institution (ici on travaille
de telle façon, il y a des procédures à appliquer…), la coordination verticale, et, pour une
part, ces règles ont été construites ensemble entre les personnes au travail. C’est la
coopération. Si le travail suppose une mobilisation de soi-même, nous travaillons avec et
pour les autres. Il est nécessaire de coordonner les intelligences au risque sinon de menacer le
collectif de travail et le travail lui-même. Il faut donc mettre en place des conditions sociales
suffisamment sereines pour permettre de débattre sur le travail.
La coordination verticale est nécessaire et prescrite (ensemble des tâches, fiches de poste…
comme par exemple les horaires). Pour autant, elle n’est pas suffisante pour définir le collectif
de travail. A la coordination prescrite, les travailleurs répondent par la coopération
effective. La coopération, elle, est non prescriptible. Elle dépend de la volonté et de
l’intention des individus à travailler ensemble. Entre les deux s’interposent une série
d’initiatives complexe qui, lorsqu’elle est efficiente, aboutit à la création de règles de métier.
Ces règles sont élaborées par les travailleurs eux-mêmes et consistent en une stabilisation des
accords entre les membres du collectif sur la manière de travailler. Il s’agit toujours d’un
compromis à la fois technique et moral. Ces règles de travail vous permettent de savoir
comment faire, comment se comporter quand on est en difficulté.
-­‐ 9 -­‐ Ce travail collectif autour des règles, c’est ce qu’on appelle l’activité déontique, processus
sans cesse renouvelé et qui renvoie à des règles techniques, sociales, (ex : « les pots »), des
règles langagières (la question du jargon) mais aussi éthiques (ce sont les valeurs communes,
des normes de référence qui organisent l’activité. Elles sont toutes adossées à la question de la
qualité du métier). Elles ont un rôle fondamental dans la mise en œuvre de la dynamique
de la reconnaissance.
Les règles de travail ne se réduisent pas aux procédures à appliquer mais sont des
remaniements par l’expérience des procédures. Elles sont des constructions permettant
d’inscrire les savoir-faire dans la tradition. Elles sont orientées vers une efficacité dans
l’activité. Il faut donc un minimum de temps passé à travailler ensemble pour qu’elles
puissent se construire mais aussi un espace pour faire ces remaniements, pour espaces de
délibération autour du travail. Quand il y a du turn-over, on peut faire de la coordination a
minima mais on ne pourra pas développer la coopération.
Ces règles de travail, ces accords ont toujours un double objectif : la qualité du travail d’une
part et un équilibre social d’autre part. La coopération suppose donc toujours un compromis
qui soit à la fois technique et social car travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est
toujours également vivre ensemble. Elle suppose donc une régulation. Et le vivre ensemble ne
va pas de soi, il suppose la mobilisation de la volonté des travailleurs en vue de conjurer la
violence dans les litiges. De ce point de vue, la coopération implique la limitation consentie
(ou imposée ?) à l’expérience de l’intelligence singulière. C’est-à-dire qu’elle implique un
renoncement d’une partie de son potentiel subjectif individuel en faveur du vivre ensemble et
de la coopération. Elle suppose le consentement à une autolimitation de son action d’une part
mais aussi à la mise en concertation de son action avec celle de l’autre.
Dans les organisations actuelles, cela confère donc une place importante à l’autorité
managériale dans la construction des accords normatifs qui deviendront ensuite des règles de
travail puis éventuellement des règles de métier. Sans ces accords, pas de construction des
valeurs permettant de distinguer ce qui se fait ou ne se fait pas, brouillages des repères
éthiques et moraux permettant de règles les rapports sociaux au sein des collectifs de travail.
Sans ces accords normatifs, pas de dialectique des jugements de beauté et d’utilité à la base de
la dynamique de la reconnaissance, donc pas de transformation de la souffrance initiale en
plaisir et en gain subjectif…
Du point de vue théorique, on distingue classiquement quatre formes de coopération :
horizontale, verticale, transverse et diagonale.
La coopération horizontale, entre pairs, entre ceux qui font le même travail, c’est-à-dire que
ce sont les membres du collectif de travail qui sont les plus à même de juger de la qualité de la
relation individuelle que chacun entretient avec l’activité à accomplir.
La coopération verticale, entre les salariés et la hiérarchie. Si les accords entre les membres
d’un collectif sont importants, ils sont loin d’aboutir à un consensus stabilisé. Des
arbitrages/décisions sont nécessaires pour garantir la stabilité de l’organisation de travail.
Mais ces arbitrages sont reconnus comme rationnels et structurants par les équipes quand ils
sont prononcés par rapport à la délibération collective et à la connaissance, par la hiérarchie
du travail effectif. A contrario, si la hiérarchie méconnaît le travail effectif, ces arbitrages
peuvent être perçus comme illégitimes et poser problème.
-­‐ 10 -­‐ La coopération transverse, avec les « clients » ou les « bénéficiaires » internes et/ou externes.
C’est un champ qui est peu exploré et qui commence à l’être dans certains secteurs de service.
La production porte sur la relation elle-même. Ce qui est en question, c’est de créer une
collaboration « avec le client ». Créer une relation au sens noble du terme qui est orientée vers
l’entente et qui suppose que d’une part et d’autre, il y ait le souci de parvenir à une
intelligibilité commune, à un sens commun partagé. C’est une dimension assez nouvelle et de
plus en plus présente dans tous les secteurs. Ex : dans le soin, implication des patients et de
leur famille.
Enfin, la coopération diagonale, récemment identifiée dans le champ éditorial scientifique (Le
Lay, 2014), renvoie à une situation où un travailleur œuvre pour le compte d’un collectif
éditorial et d’un auteur n’appartenant pas à ce collectif éditorial. Or, cet auteur n’est ni un
client (il fournit un bien au collectif éditorial), ni un collègue, ni un supérieur hiérarchique. Sa
position symbolique plus élevée que celle du travailleur éditorial dans un autre sous-espace du
champ académique incite à visualiser la relation sous forme diagonale.
Pour pouvoir se mettre en place, la coopération a besoin de deux éléments : de la confiance
pour étayer les liens sociaux d’une part, et d’autre part de l’établissement de lieux de
délibération. Ces lieux de délibération peuvent être institués par l’organisation du travail
mais aussi être « informels ». L’une des dimensions n’est pas plus indispensable que l’autre…
Et quand ils sont prescrits (réunions par exemple), Il faut les penser et les organiser. La
réunionite ne préserve pas mais peut participer aux problématiques de souffrance au travail.
3/ Coopération et préservation de la santé
La coopération, c’est le processus qui me fait m’unir aux autres. Elle vise donc la réalisation
de l’œuvre commune mais aussi la défense, la préservation de soi dans le processus. La
coopération, c’est ce qui permet en grande partie de « faire santé » au travail tout en étant une
dynamique de professionnalisation permettant le développement de compétences collectives.
Pour cela, elle dépend notamment de la dynamique de la reconnaissance. Cette dernière joue
en effet un rôle fondamental dans la transformation de la souffrance en plaisir (par le
dépassement d’obstacles d’abord puis par le plaisir redoublé par la reconnaissance des efforts
et des apports). Elle joue un rôle central dans l’identité, socle de la santé mentale marquée par
des crises dans le développement de la personnalité. Notre sentiment d’identité, on le doit
aussi aux autres, il se construit aussi par le regard de l’autre porté sur ce qu’on fait.
La reconnaissance, c’est ce qui subvertit l’effort en gain subjectif.
Quelques points de repères pour délimiter ce qu’on appelle la reconnaissance :
La reconnaissance exige des jugements sur le travail accompli proférés par des acteurs
spécifiquement engagés dans l’organisation et en capacité collective de rendre des jugements
d’utilité et des jugements de beauté. Le jugement d’utilité est décliné par une hiérarchie dans
une ligne généralement verticale. Il valide l’utilité sociale, technique et économique d’un
travail et est en capacité de l’inscrire dans l’expérience collective de la participation à un
travail commun utile. Le jugement de beauté, proféré par des pairs et en référence aux règles
de métiers stabilisées, peut se révéler le plus intransigeant. Il crédite le travail de sa
conformité avec les règles de l’art. Il l’identifie aux travaux précédents et permet au sujet de
-­‐ 11 -­‐ se sentir des qualités communes avec autrui. Au-delà de ce jugement du même, il peut
permettre la reconnaissance d’une spécificité, d’une originalité et donc du cheminement d’une
identité singulière qui, à partir du respect des règles de métier, a pu créer en se décalant et en
n’étant plus tout à fait identique à l’autre.
Si la dynamique de la reconnaissance joue un rôle majeur pour l’identité, en ce qu’elle
confère au travailleur son appartenance à une communauté régie par des règles et des valeurs,
elle recèle également des ambiguïtés. En effet, quand elle porte sur la personne, la
reconnaissance peut-être contre-productive en générant des sentiments d’injustice parmi les
travailleurs. En étant découplée du rapport au réel à partir de l’expérience du travail, la
reconnaissance comporte un risque de dérive imaginaire et d’aliénation subjective. Dans le
contexte contemporain du travail marqué par les pratiques d’évaluation individuelle des
performances et l’exacerbation du chacun pour soi qui fragilise la solidarité entre collègues, la
psychodynamique de la reconnaissance peut être dévoyée. Certaines pratiques de
management par la reconnaissance par exemple, qui convoquent l’engagement des
travailleurs à travers l’identification de leurs qualités personnelles, de leur prétention de soi,
ou de leurs réseaux de collaboration sont des pratiques qui comportent le risque d’aliénation
subjective dans des formes de reconnaissance déconnectées du travail réel. Ces
instrumentalisations de la reconnaissance contribuent à fragiliser les collectifs de travail qui
jouent un rôle fondamental vous l’avez compris, dans la préservation de soi au travail.
En résumé, la reconnaissance qui est structurante pour l’identité ne porte pas sur l’être mais
sur le faire. Dans ce cas, elle peut même être contre-productive et générer davantage de
sentiments d’injustice parmi les travailleurs.
Conclusion : Conséquences sur la question de la prévention
Le risque, ici, n’est pas une réalité en soi venant affecter l’activité de travail de
l’extérieur. De plus, l’acteur ne se réduit pas à un objet exposé à un risque et une
souffrance. On n’endure pas la souffrance et le risque passivement. On ne peut donc pas
faire de la prévention des RPS comme pour les autres domaines. Les discours actuels de
prévention visent à mobiliser les gens sur quelque chose qui n’existe pas en soi… pour qu’il
n’arrive pas. Par ailleurs, la prévention suppose qu’on ait une connaissance préalable à
l’action donc cela suppose de connaître a priori les risques (pour tous toujours les mêmes…)
identifiables dans l’absolu.
Le travail de prévention ne consiste pas à découvrir l’événement, l’environnement, l’acte
constituant la cause extérieure du trouble mais de retrouver les conditions permettant
d’anticiper et de conjurer la violence au travail. Le collègue, le client, le chef ne sont pas des
risques. On ne peut se prémunir de la manière dont l’autre engage sa subjectivité. Ça
n’a pas la dimension d’un risque et les RPS ne sont donc pas un 4e risque. Le modèle des
doses/effets ne permet ni de penser ni de traiter les désorganisations du travail qui
participent à la production de symptômes de souffrance pathogène au travail.
La prévention sur ce registre ne peut pas se penser à partir d’un modèle classique : un
problème = une solution.
Cela appelle un autre modèle de prévention qui ne relève pas seulement du préventeur ni
seulement du management, ni seulement des collègues mais pose la question du périmètre des
acteurs engagés dans la démarche. Le préventeur a une place particulière mais il ne peut pas
porter toute la démarche et ne doit jamais se positionner comme expert car les réponses
-­‐ 12 -­‐ techniques ne sont jamais satisfaisantes. On ne peut pas faire à la place de, ni sans ou contre
l’encadrement.
Il s’agira plutôt d’avoir une politique interne développant des axes de prévention comme
par exemple : mettre en débat le travail, développer la coopération, consolider le métier de
manager ou encore repenser le modèle économique et la pertinence des indicateurs de gestion.
Il s’agira donc de rétablir les conditions politiques de l’instruction des liens entre santé et
travail dans les organisations de travail.
Bibliographie
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Le Lay S. (2007), « L’approche configurationnelle. Une ambition théorique soucieuse de la
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Le Lay S. (2014), « La “production scientifique” au prisme du travail des secrétaires de
rédaction des revues académiques. Quelques remarques à propos de la division du travail dans
la recherche », ¿ Interrogations ? - Revue pluridisciplinaire en sciences de l’homme et de la
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