Dimensions sexuées de la relation thérapeutique en

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Péril en la demeure ? Dimensions sexuées de la relation thérapeutique en physiothérapie
(kinésithérapie)
Hélène Martin, Professeure à la Haute école de travail social et de la santé EESP, Lausanne (Suisse)
(avec la collaboration de Céline Perrin et de Pascale Damidot)
hmartin@eesp.ch
Une physiothérapeute soigne un patient qui « avait toujours une petite blague, mais qui était prise au
deuxième degré. Quand il a commencé à utiliser des mots plus précis et plus pernicieux, j’ai compris
que ça tournait mal » ; elle évalue : « j’étais très mal à l’aise ». Un physiothérapeute soigne une
patiente qui « s’intéressait de très près à ma situation personnelle. J’avais l’impression qu’il y avait
un espoir de ceté-là, donc un peu les compliments genre ‘c’était très agréable ce massage, ça
détend bien’ » ; il évalue : « c’est presque flatteur, on a l’impression que quelqu’un s’applique pour
plaire ».
Les physiothérapeutes vivent des situations où la logique professionnelle physiothérapeute/patient·e se
retourne en une logique sexuée, voire sexualisée. Les physiothérapeutes jugent de telles situations
fréquentes et les comprennent comme un risque inhérent à la relation thérapeutique en physiothérapie.
Or, bien que l’établissement de cette relation soit érigée en comtence professionnelle pour les
physiothérapeutes hommes et femmes, l’analyse montre que la réalisation du risque qui lui est attaché
se décline de manière différenciée en fonction de la catégorie sociale de sexe d’appartenance. Les
situations dans lesquelles une relation sexuée met enril la relation professionnelle n’existent
pratiquement que pour les physiothérapeutes femmes, qui voient fréquemment leur identité
professionnelle niée au profit de leur identité de sexe. De plus, ces situations ambiguës sont souvent
expliquées comme des conséquences d’inaptitude professionnelle lorsqu’elles sont vécues par des
physiothérapeutes femmes et comme des conséquences de situations « délicates » lorsqu’elles sont
vécues par des physiothérapeutes hommes. Les physiothérapeutes femmes exercent donc leur
profession dans un espace plus risqué sur le plan de leur intégrité physique et de leur identité
professionnelle que les physiothérapeutes hommes. Ajoutons à cela que certains gestes et attitudes
considérés comme installant une proximité potentiellement provocante leur étant confisqués pour
l’occasion, elles disposent d’une palette effective d’outils thérapeutiques plus restreinte que leurs
homologues hommes.
Communication
Dans cette communication, je vais rendre compte de résultats d’une recherche juste terminée, et dont
Céline Perrin et moi-même sommes encore en train d’analyser les résultats, financée par le Fonds
national suisse de la recherche scientifique1. Cette recherche porte sur des situations à risque en
physiothérapie – en France la kinésithérapie, à risque au sens la relation expert·e/patient·e censée
définir le cadre de l’interaction est perturbée par une relation explicitement sexuée oume
sexualisée - sexualisée au sens où il est fait référence à la sexualité; par exemple lorsqu’une ou un
1 Quand la logique de genre prime la logique professionnelle. Analyse ethnologique de la relation thérapeutique
en physiothérapie, financée par le FNS (DORE). Requérante principale : Hélène Martin, Haute école de travail
social et de la santé · EESP, Lausanne (Suisse) ; co-requérante : Pascale Damidot, Haute école cantonale
vaudoise de la santé (HECVSanté), Lausanne (Suisse) ; chargée de recherche : Céline Perrin, Haute école de
travail social et de la santé · EESP, Lausanne (Suisse).
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patient s’adresse à son ou sa physiothérapeute avec une familiarité déplacée pouvant aller jusqu’à du
harcèlement sexuel, ou lorsque le traitement implique de toucher des zones sexualisées.
C’est le fait que des étudiantes et des étudiants racontaient de telles situations, vécues au cours de leur
stages pratiques et jugées de manière très individualisante et culpabilisante, qui a donné l’idée de cette
recherche. Son objectif principal était de jeter sur ces situations une approche en termes de rapports
sociaux de sexe.
thodologiquement, la recherche a procédé par entretiens de groupe et individuels. Trois premiers
entretiens de groupe, menés avec des étudiants et des étudiantes en dernière année d’études, nous ont
permis de répertorier différentes situations à risques. Dans une perspective constructiviste posant qu’il
n’existe aucune situation neutre, nous avons construit des scénarios vraisemblables, c’est-à-dire
correspondant aux situations vécues telles que rapportées, de sorte à ce qu’elles « parlent » aux
physiothérapeutes et les engagent à raconter leurs propres expériences, qui élargissent et diversifient le
matériel sur lequel nous avons travaillé. Sur la base de ce que les étudiants et étudiantes nous ont
raconté dans les focus group, nous avons ainsi construit 2 paires de scénarios, toujours hétérogenrés2 :
2 scénarios qui mettent en scène respectivement une jeune physio et un jeune physiothérapeutené·e
de devoir réaliser un traitement sur une partie du corps sexualisée de leur patient·e, et 2 scénarios
mettant une scène respectivement une jeune physiothérapeute (F2) et un jeune physiothérapeute (H2) à
qui la ou le patient·e s’adresse en convoquant un registre sexué ou sexualisé.
Nous avons ensuite présenté ces 4 scénarios à une vingtaine de physiothérapeutes diplômé·e·s (10
hommes, 10 femmes) rencontré·e·s pour des entretiens individuels. Nous leur avons demandé de
commenter chacun de ces scénarios (évaluation et explication de ce qui se passe, stratégie à adopter
pour préserver ou restaurer un cadre thérapeutique, risques pour le ou la physiothérapeute impliqué·e).
Nous leur avons également demandé si des situations similaires leur étaient arrivées et le cas échéant
de les rapporter et de les commenter. Puis nous avons fait un dernier entretien de groupe avec des
physiothérapeutes diplômé·e·s pour discuter de nos premiers résultats.
Pour cette communication, et cela tient lieu de plan de ma présentation, je vais présenter
successivement l’analyse issue de ces paires de scénarios et des expériences vécues en déclinant
chaque fois deux types de risques :
- D’abord, le risque qu’une telle situation arrive, et la manière dont les physio comprennent ce
risque (pourquoi il existe, ce qu’il faut faire)
- Ensuite, les risques courus par la ou le physio dans les cas où ces situations adviennent
2 La recherche s’est limitée à étudier des situations hétérogenrée, si bien que les scénarios mettent toujours un
scène un physiothérapeute homme et une patient ou une physiothérapeute femme et un patient.
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Je commence par la première paire de scénarios, c’est à dire les situations dans lesquelles les physio
ont à traiter une zone sexualisée et craignent que leur geste soient mal interprété par leur patient·e.
Dans nos scénarios, il s’agit d’une jeune physio qui ne se sent pas à l’aise de devoir faire un massage
pour une tendinite des adducteurs de son patient et d’un jeune physio qui trouve délicat de devoir faire
un drainage lymphatique vers le sein de sa patiente.
L’analyse des entretiens montre que les craintes et le malaise exprimés sont généralement reconnus
comme légitimes. Les physio jugent que de telles situations exigent de prendre des précautions, par
exemple verbales, en expliquant bien la raisons du traitement. Ainsi, une physio explique à propos du
massage des adducteurs que « avec mes collègues on en rigole, parce que c’est vrai qu’en tant que
femme, c’est vraiment le truc que tu espères ne pas devoir faire. Parce que c’est vrai que tu es
rarement aussi proche des parties intimes d’un homme que pendant un massage pour une tendinite
des adducteurs ». Et un physio explique à propos du scénario du drainage lymphatique : « ça peut
paraître délicat, parce que l’on est un peu intrusif, quand même, sur une zone comme çaSurtout
qu’un drainage on sait aussi que c’est des manœuvres très douces, très superficielles qui pourraient se
rapprocher d’une connotation comme une caresse presque ».
Par contre, quand on s’intéresse à ce que disent les physio des risques qu’ils et elles courent au cas où
le geste est réellement mal interprété par le ou la patiente, alors on trouve des considérations très
différenciées en fonction du sexe du ou de la physio qui vit la situation. Les risques encourus par les
physio femmes sont considérés comme quasiment nuls, sauf au cas où le patient s’avérerait être un
pervers. Une physio explique ainsi : « Si elle est seule dans un cabinet un samedi matin dans un
endroitil n’y a personne, elle peut avoir le risque de tomber sur quelqu’un qui est un peu pervers »
(F). Dans tous les autres cas, même si on comprend sa gêne, etme si on ajoute parfois que certains
patients sont difficiles, la physio est tenue de gérer la situation professionnellement, auquel cas rien de
désagréable ne devrait lui arriver ; je cite : « peut-être que ça peut donner des idées à l’homme. Enfin
je ne sais pas : « Tiens, elle aborde cette région-là, elle est libérée, elle est sans scrupules ». Et peut-
être qu’il se libère de son côté aussi et que ça peut dégénérer, éventuellement, oui. Mais encore une
fois, si la situation est bien expliquée, si la personne sait pourquoi elle vient, dans quel but elle vient
se faire traiter dans cette région, et qu’elle en attend une diminution de ses douleurs à travers la prise
en charge, il ne devrait pas y avoir d’ambiguïté » (H). Et si un climat ambigu s’installe quand même, à
moins qu’on soit dans le cas de figure du patient pervers, c’est que la physio n’a pas été suffisamment
professionnelle, soit qu’elle n’aie pas bien anticipé le risque, soit qu’elle l’ait encouragé ; je cite :
« Peut-être que l’attitude lui semble claire, mais quand on se positionne autrement, ça pourrait déjà
être moins évocateur pour le patient. Mais ça c’est des fois simplement comment on se positionne
autour de la table, ou la hauteur de la table, ça peut déjà faire des petits changements, mais qui
peuvent avoir toute leur importance, d’autant si le patient est tout content d’avoir une
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physiothérapeute qui l’entreprend, donc… Si on tient un peu les distances ça se passera probablement
mieux » (H).
Un sérieux risque est par contre évoqpour un homme physio dont le geste est mal interprété : que la
patiente l’attaque pour harcèlement : « Alors ça peut comporter des risques si les buts ont été mal
expliqués et si la patiente n’a rien dit, s’est sentie très mal à l’aise, et réagit après-coup. Elle pourrait
éventuellement porter plainte, ou dire qu’elle a subi des attouchements, parce qu’elle n’a pas compris
l’objectif qu’il y avait derrière» » (H).
On comprend mieux cette évaluation différenciée du risque en fonction du genre lorsqu’on analyse
l’autre paire de scénarios et les expériences vécues qui s’y rattachent. Nos scénarios mettaient en
scène respectivement une jeune physio et un jeune physio à l’égard de qui le ou la patiente adopte un
langage familier et pose des questions personnelles mon petit physio », « ma petite physio »,
demande de date de naissance) et fait des allusions à connotation sexuelle : pour le patient, dire à sa
physio « vous ne me faites pas de petits massages aujourd’hui ? » et « ah si j’étais en forme je vous
inviterais à boire un café » et pour la patiente, dire à son physio « mon petit chéri » et « vous me faites
rire, je vous aime beaucoup » et se permettre des petits contacts tactiles.
L’analyse des entretiens et des expériences rapportées montre que ce sont surtout les physio femmes
qui vivent de telles situations. Ce constat quantitatif est parfaitement reconnu par les physio elles et
eux-mêmes. L’une d’elles rapporte dans ce sens « C'est quand même des situations qui sont assez
classiques
[…]
oui, ça arrive assez souvent. Enfin souvent, peut-être pas, mais ça arrive. Et là c'est
toujours leme problème, il faut expliquer, expliquer, expliquer » tandis qu’un collègue déclare
« c’est plus souvent je trouve des hommes qui cherchent un petit peu avec mes collègues féminines que
l’inverse, quand même ». Ces situations sont en fait tellement fréquentes que les physio femmes, qui
s’y attendent, sont tenues d’adopter et adoptent des stratégies d’anticipation (Bourdieu, 19983) en
évitant certains gestes qui peuvent prêter à confusion, comme l’illustre d’ailleurs très bien une citation
précédente que je répète en partie : « Quand on se positionne autrement, ça pourrait déjà être moins
évocateur pour le patient » (H). Car, comme le résume une physio, « on ne va pas se mettre dans des
situations à risque. Si on a identifié cette situation-là comme étant à risque, on ne va pas se mettre
dedans exprès, on fait autrement ». Ces stratégies d’anticipation peuvent consister en une restriction
d’outils professionnels (éviter un mode de traitement) ou en ajout de handicaps (postures plus
3 Lorsqu’il redéfinit sociologiquement ce qui est communément appelé l’intuition féminine :
« forme particulière de la lucidité sociale des dominés, ce qu’on appelle l’‘intuition féminine’ est, dans
notre univers même, inséparable de la soumission objective et subjective qui encourage ou contraint à
l’attention et aux attentions, à la surveillance et à la vigilance nécessaire pour devancer les désirs ou
devancer les désagréments » (Bourdieu, 1998, p. 37).
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difficiles à tenir, distance à garder) dans l’exercice de la profession, bref, il s’agit d’entraves au travail
des femmes telles celles mises à jour par Paola Tabet (1998).
Telles que rapportées, les situations ambiguës que vivent les physio femmes peuvent passer par 3
modes : par l’installation d’un climat défini de malsain par les physioc’était son regard sur moi. Sa
façon de me regarder, sonJe le trouvais très peu respectueux. J’étais une femme parmi tant
d’autres, qu’il pourrait éventuellement acquérir. C’était un peu ça que son regard voulait dire »), par
l’expression de proposplacés (« il y avait toujours une petite blague, mais qui était prise au
deuxième degré. Quand il a commencé à utiliser des mots plus précis et plus pernicieux, j’ai compris
que ça tournait mal ») ou enfin par des attouchements Et puis un jour, il m’a donné son
ordonnance, et il a pris ma main, il a gardé ma main en la caressant »).
De manière très différente, les physio hommes sont toujours surpris, voire parfois flattés, quand une
patiente s’adresse à eux dans un registre perçu comme sexué ou sexualisé. Plus surprenantes car plus
rares, ces situations sont également de nature assez différente de celles que vivent les physio femmes.
Les physio hommes ont ainsi peu d’expériences à raconter, mais un exemple qui revient de manière
redondante est celui de la patiente dont le comportement (davantage que les propos comme dans le
scénario construit sur la base des expériences des stagiaires4), donc la patiente dont le comportement
paraît provocateur. Par exemple, je cite, « donc moi je me dis déjà elle arrive en string quand elle vient
pour le dos, elle sait qu’on va lui enlever le pantalon et elle est en string je me dis : « Bon déjà ici,
attention quoi ». Ca commence déjà comme ça. Et puis après eh bien il faut voir le contexte, mais
franchement ça arrive très très peu souvent »). Un autre cas de figure réside dans le fait que la patiente
développe des sentiments amoureux pour son physio, je cite : « elle s’intéressait de très près à ma
situation personnelle. J’avais l’impression qu’il y avait un espoir de ce côté-là, donc un peu les
compliments genre ‘c’était très agréable ce massage, ça détend bien’ ».
La reconnaissance de la plus grande fréquence de ce type de situations pour les physio femmes ne
conduit cependant pas à une reconnaissance de la plus grande pénibilité de leur travail ou, ce qui
revient au même, d’une mise en évidence de l’asymétrie des conditions d’exercice de la profession en
fonction du genre. Au contraire, grâce à un processus de naturalisation des comportements puisant
4 La figure de la patiente qui oscille entre attitude maternelle et de la drague/de la provocation verbale est en effet
davantage apparue dans les propos des étudiants que dans ceux des physio diplômés ; nous avons certainement
affaire ici à un effet d’intersectionnalité, dans lequel l’âge du physio et son statut d’étudiant relativise le pouvoir
lié à son genre. Alors que pour un physio diplômé, le pouvoir d’expertise semble se superposer au pouvoir dû à
son sexe, pour un physio stagiaire, le fait qu’il est jeune et n’est pas encore institué expert relativise son pouvoir
de domination masculine du moins auprès des patientes plus âgées. On peut faire l’hypothèse qu’une jeune
stagiaire par contre est doublement voire triplement fragilisée, en raison de son âge, de son absence de statut
d’experte et de son appartenance sociale de sexe.
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