Chapitre 6
Vieillissement normal et inhibition cognitive
6.1. Introduction
Le vieillissement normal chez l’adulte a des effets notables sur la performance
dans beaucoup de domaines de la cognition humaine. Ces effets sont ressentis par
les personnes âgées qui se plaignent fréquemment de difficultés de concentration ou
de problèmes de mémoire. Ils sont également objectivables à l’aide par exemple de
tâches d’attention, de mémoire, de raisonnement ou de résolution de problèmes. Les
différences liées à l’âge se révèlent ainsi moins sensibles dans le domaine de la
mémoire à long terme que dans celui de la mémoire épisodique, se manifestent
moins dans l’utilisation du langage que dans le domaine spatial ou dans la mise en
œuvre de stratégies cognitives complexes, sont moins importantes et plus tardives
chez les sujets âgés de haut niveau d’études en comparaison à ceux d’un plus bas
niveau d’études, etc. Cette sensibilité différentielle de la cognition humaine aux
effets de l’âge qui trouve sans doute son rationnel dans le lien entre vieillissement
cérébral et vieillissement cognitif peut être diversement interprétée selon le niveau
d’observation et d’explication fonctionnelle privilégié.
Plusieurs interprétations font l’hypothèse de changements au niveau de
mécanismes de base qui sous-tendraient la cognition humaine dans son ensemble :
réduction des ressources de traitement et besoin accru en soutien environnemental
pour Craik et Byrd (1982), déclin du contrôle inhibiteur pour Hasher et Zacks
(1988), ralentissement de la vitesse de traitement de l’information pour Salthouse
(1985, 1996). Certaines autres hypothèses sont plus différenciées et plus locales.
Elles peuvent porter sur l’efficacité décroissante de mécanismes, processus ou
Chapitre rédigé par Jacques JUHEL.
126 Inhibition neurale et cognitive
systèmes spécifiques comme l’interférence, la focalisation de l’attention, les
stratégies d’acquisition et de récupération de l’information, la mémoire de travail ou
la mémoire épisodique (Brouillet et Syssau, 2000 ; Van der Linden et Hupet, 1994).
C’est à l’hypothèse selon laquelle le vieillissement normal s’accompagne d’une
altération des mécanismes inhibiteurs que nous nous intéresserons dans ce travail.
Cette idée n’est pas nouvelle. Birren dans un ouvrage publié dès 1959 présente
les résultats de plusieurs recherches physiologiques et psychologiques qui selon lui
témoignent de l’existence d’un déficit inhibiteur associé à l’âge. Quelques années
plus tard, Rabbitt (1965) montre à l’aide d’une tâche inspirée d’un paradigme de
temps de réaction développé par Donders un siècle plus tôt l’existence d’une
réduction liée à l’âge de la capacité à identifier certains symboles quand d’autres,
non pertinents au cours de la tâche, doivent être ignorés. Ce thème de recherche a
été ensuite quelque peu délaissé jusqu’à la publication par Hasher et Zacks (1988)
d’un texte dans lequel ils proposent d’expliquer les difficultés cognitives rencontrées
par la personne âgée par l’hypothèse d’une baisse d’efficacité de l’inhibition,
processus opérant dès l’encodage ainsi qu’au moment de la récupération de
l’information. Cette proposition a eu un retentissement très important en
psychologie cognitive du vieillissement et a donné lieu à de nombreuses recherches
empiriques dont plusieurs synthèses sont récemment parues (par exemple, Le
Bouedec, Martins, Iralde, Gauthier et Delaporte, 2002, pour une revue récente en
français). Nous ne pourrons ici en dégager que quelques enseignements – le sujet est
vaste et les observations nombreuses – discutés essentiellement en référence à
l’hypothèse d’un déclin associé à l’âge de la capacité à inhiber les stimulus et les
réponses non pertinents. Nous rappellerons d’abord brièvement le rôle de
l’inhibition dans la régulation attentionnelle, ses liens avec la mémoire de travail et
les caractéristiques principales des procédures utilisées dans l’étude des effets du
vieillissement normal sur les processus inhibiteurs.
6.1.1. L’inhibition dans l’attention et la mémoire de travail
L’attention est actuellement conçue en psychologie cognitive comme un
ensemble différencié de processus attentionnels au statut théorique complexe
(Camus, 1996). Les psychologues spécialistes de l’attention considèrent aujourd’hui
que lors de la sélection de l’information, l’attention facilite le traitement de
l’information cible grâce à l’intervention successive de plusieurs processus distincts.
L’orientation de l’attention est d’abord déclenchée automatiquement par un stimulus
extérieur. Cette première forme d’orientation exogène est rapide et de brève durée.
Une seconde forme volontaire et intentionnelle d’orientation lui succède. Celle-ci
dite endogène correspond à l’investissement d’une attention délibérément contrôlée,
durablement maintenue et permettant la résistance à la distraction. Tout au long de
cette étape, les manifestations de l’attention sélective s’exercent, en les amplifiant,
Vieillissement normal et inhibition cognitive 127
sur les représentations motrices, perceptives ou conceptuelles appropriées à la tâche
en cours. Lorsque les représentations pertinentes ne peuvent être isolées des
représentations rivales pré-activées par le contexte externe ou interne, ces dernières
doivent être désélectionnées. Ce mécanisme de désélection semble correspondre à
une forme ou à une autre d’atténuation de l’activation, de suppression des
représentations pré-activées et potentiellement interférentes, d’effacement du champ
de la conscience des actions non appropriées, en bref d’inhibition de toute
information inutile au traitement ou à l’action futur et susceptible de détourner
l’attention de la tâche. Toutes deux engagées dans le contrôle attentionnel de
l’activité, une forme non consciente, automatique d’orientation attentionnelle serait
ainsi à différencier d’une forme contrôlée correspondant à la mise en œuvre, à un
niveau central de traitement, de processus d’amplification des représentations
pertinentes et d’inhibition des représentations parasites.
Cette composante contrôlée de l’attention qui, selon Camus, n’épuise pas tous les
aspects du traitement conscient « se manifeste par des effets plus durables, lorsqu’il
faut maintenir de manière suivie et cohérente un schéma cognitif et
comportemental ». La fonction attention implique donc […] « à la fois une
résistance à la distraction en même temps qu’une flexibilité de son fonctionnement »
(ibid., p. 106), ce qui la rend indissociable de la fonction mémoire de travail de
Baddeley (1986). Responsable de la sélection et de l’exécution des traitements, le
concept d’administrateur central de la mémoire de travail met en effet
spécifiquement l’accent sur des caractéristiques de contrôle attentionnel. On trouve
ainsi parmi les fonctions qui lui sont attribuées la protection contre l’interférence, la
capacité à inhiber des automatismes ou le partage de l’attention entre activités
concurrentes. L’inhibition, comme l’ont proposé Hasher et Zacks (1988), jouerait
ainsi un rôle essentiel dans le fonctionnement de la mémoire de travail en empêchant
l’accès de l’information parasite – exogène ou endogène – et en éliminant
l’information devenue non pertinente lors de la mise à jour des représentations des
buts du traitement en cours.
Réfléchissant une combinaison d’influences automatiques et de processus
contrôlés consciemment, l’hypothèse de l’inhibition comme ensemble de
mécanismes impliqués dans l’interférence cognitive, dans la résolution de la
compétition entre représentations simultanément activées, dans le contrôle des
contenus de la conscience et, plus largement, dans le contrôle de la pensée et de
l’action a été appliquée à différents niveaux de l’architecture cognitive, à différents
contextes expérimentaux et à différentes populations d’étude (pour revue
Arbuthnott, 1995 ; Dagenbach et Carr, 1994 ; Dempster et Brainerd, 1995 ;
Dempster et Corkill, 1999). C’est donc fort logiquement qu’un nombre croissant de
chercheurs s’est intéressé aux effets du vieillissement sur l’efficacité des
mécanismes inhibiteurs impliqués dans la régulation attentionnelle et le contrôle
cognitif.
128 Inhibition neurale et cognitive
6.1.2. Paradigmes employés et difficultés rencontrées dans l’étude de l’inhibition
chez la personne âgée
S’il semble possible d’affirmer aujourd’hui que les personnes âgées, en
comparaison aux plus jeunes, sont plus vulnérables à la distraction et à l’interférence
ou sont proportionnellement plus gênées lorsque le coût attentionnel des tâches
augmente, l’évaluation empirique de l’hypothèse d’un effet du vieillissement sur
l’efficacité des mécanismes inhibiteurs se heurte d’abord à la diversité des tâches
employées pour en observer les manifestations, le plus souvent une vitesse et/ou une
précision réduites de la performance.
McDowd, Oseas-Kreger et Filion (1995) qui recommandent de s’appuyer sur une
analyse soigneuse des tâches afin de pouvoir énoncer de véritables hypothèses sur le
rôle des processus inhibiteurs dans la performance et leur éventuelle sensibilité à
l’âge, proposent de distinguer les tâches en fonction du domaine concerné
(perception, apprentissage, activation sémantique). Les tâches d’inhibition peuvent
aussi être catégorisées – les mécanismes mis en jeu peuvent être différenciés – selon
que les représentations cognitives à inhiber sont perceptives, conceptuelles ou
motrices (Camus, 1996). Arbuthnott (1995) suggère pour sa part une différenciation
fonctionnelle basée sur le caractère non conscient ou au contraire intentionnel de
l’inhibition, l’intention renvoyant à des états mentaux pilotés par des buts en relation
à une tâche particulière. Kok dans une recension récente (Kok, 1999), adopte une
classification assez superposable à la précédente en séparant les paradigmes dits
passifs, qui impliquent des processus inhibiteurs involontaires, de ceux dits actifs,
d’un plus haut niveau de prescription de l’action et qui nécessitent une suppression
active et intentionnelle de l’information ou de l’action non pertinente pour la tâche
en cours.
A la catégorie des paradigmes passifs appartiendraient des tâches indexant des
processus sensoriels précoces ou des formes élémentaires d’apprentissage : par
exemple des tâches d’orientation (mécanisme d’amplification des stimuli nouveaux
ou non familiers), d’habituation ou d’inhibition latente (les sujets pré-exposés à un
stimulus sans conséquence « apprennent » à l’ignorer ce qui conduit ultérieurement
à des réactions plus lentes pour ces stimulus en comparaison à ceux qui n’ont pas été
pré-exposés). Les paradigmes expérimentaux de la seconde catégorie mesureraient
une forme plus centrale d’inhibition, celle-ci étant comprise comme un mécanisme
actif de suppression des représentations distractrices, centré sur l’objet, dépendant
du contexte, des stratégies utilisées et des buts fixés (Boujon, 2002). C’est par
exemple le cas de tâches comme celles d’antisaccade (mécanisme de suppression
d’un réflexe oculaire, d’orientation du regard dans la direction opposée à celle d’un
avertisseur périphérique), d’inhibition de retour (mécanisme de réduction de la
tendance à réorienter le regard dans une direction antérieurement explorée), d’arrêt
au signal ou de go/nogo (stopper une réaction ou en changer en réponse à un signal
Vieillissement normal et inhibition cognitive 129
sonore ou visuel), de switching attentionnel (passer alternativement d’une consigne à
une autre au cours d’une même tâche), d’attention sélective (focaliser l’attention sur
une information-cible, inhiber l’information compétitive présente dans le contexte
de la tâche mais exclue par la consigne), d’oubli dirigé (récupérer à court ou long
terme de l’information « à retenir », inhiber celle « à oublier ») ou de production de
chiffres ou de lettres au hasard (inhiber des représentations sur-apprises).
En l’absence d’une cohérence totalement satisfaisante dans la définition du terme
d’inhibition et de connaissances clairement établies sur la nature des opérations
cognitives sollicitées par ces tâches aussi bien que sur la relation entre les processus
d’inhibition chargés de réduire ou prévenir l’interférence et les observations
effectuées, une telle diversité de paradigmes amène bien sûr à s’interroger sur l’unité
fonctionnelle des processus inhibiteurs ainsi mesurés chez la personne âgée.
Signalons d’abord que certains effets cognitifs mis en évidence avec des
paradigmes d’inhibition semblent pouvoir être expliqués autrement qu’à l’aide de
l’hypothèse de l’inhibition. Des mécanismes non inhibiteurs comme l’occlusion
(blocage d’une représentation d’accessibilité moins élevée), la diffusion de
ressources (l’activation comme ressource finie distribuée entre les différents liens) et
l’affaiblissement des associations (diminution d’une association en raison du
développement concurrent d’une autre) permettent d’expliquer également ces effets
(Band et van Boxtel, 1999 ; mais voir Anderson et Spellman, 1995 ; Bjorklund et
Harnishfeger, 1995). Des manifestations d’inhibition au Stroop couleur (dénommer
la couleur avec laquelle un mot représentant une autre couleur est écrit) ont
d’ailleurs pu être simulées à l’aide de modèles en systèmes de production faisant
l’hypothèse d’un affaiblissement des associations entre représentations contenues en
mémoire de travail (Kimberg et Farah, 1993) ou de modèles connexionnistes
postulant l’existence d’un déficit d’activation des représentations du contexte de la
tâche (Cohen, Braver et O’Reilly, 1996). On peut par ailleurs douter, comme nous le
verrons plus loin, que les manifestations d’inhibition inférées à partir de tâches
apparemment très différentes (par exemple, suspension de l’action en réponse à un
signal ou lecture avec distracteurs) puissent représenter un phénomène unitaire. Si
tel était le cas en effet, les corrélations entre tâches d’inhibition devraient être
relativement élevées, ce qui ne semble pas avoir été observé jusqu’ici chez la
personne âgée avec des tâches d’inhibition différentes (par exemple, amorçage
négatif, suspension de l’action en réponse à un signal ; Kramer, Humphreys, Larish,
Logan et Strayer, 1994) ni même avec des tâches d’inhibition fonctionnellement
analogues (par exemple, variantes de type Stroop ; Shilling, Chetwynd et Rabbitt,
2002). Il est vraisemblable que selon les procédures employées, des processus de
niveau différent puissent être sollicités et que des aspects différents de l’inhibition
soient mesurés (Juhel, Salice et Auffray, 2000). Si la tâche nécessite par exemple
l’analyse de traits perceptifs comme la couleur ou l’identification de stimuli
verbaux, l’inhibition pourra se situer à un niveau précoce ou plus tardif de sélection
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