Gérard Mauger, « La participation des sociologues au débat public sur l’insécurité », Histoire@Politique.
Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
la combattre éventuellement pour la changer ou la faire disparaître ». C’est pourquoi,
selon Ian Hacking, l’idée de « construction sociale » (elle-même solidaire de celle —
durkheimienne — de « rupture avec le sens commun » et de « construction d’objet »)
est « une idée magnifiquement libératrice6 ». D’une certaine façon, elle sous-tend —
en matière de déviance ou de délinquance — une version radicalisée des « théories
du labelling » ou de la sociologie dite de la « réaction sociale »
7. Dans cette
perspective, en effet, la déviance apparaît comme l’effet d’une construction sociale :
sont « déviants » ceux auxquels le label « déviant » a été appliqué avec succès et le
comportement « déviant » est celui auquel la collectivité attache cette étiquette8.
L’enquête est alors déplacée des pratiques déviantes vers les « entrepreneurs de
morale », les processus de production normative et d’incrimination, les agences de
contrôle social, etc. C’est ainsi que, dans cette perspective, « de plus en plus souvent,
selon Howard Becker, les chercheurs étudièrent la police et les tribunaux ou les
activités des psychiatres et du personnel du secteur de la santé mentale, plutôt que la
personnalité ou la situation sociale des déviants9 ».
Mais, ce faisant, ils éludaient la question posée par Ian Hacking : « la construction
sociale de quoi ? »10. Pour peu que l’on se la pose, il apparaît que les pratiques
incriminées sont réductibles, pour l’essentiel, à des prédations ou des pratiques
commerciales (« le bizness ») — pratiques économiques susceptibles d’être étudiées
comme telles — et à des pratiques agonistiques (usages de la violence physique) —
technique de pouvoir (dont l’État, selon Max Weber, s’est réservé le monopole).
Répondre à la question de Hacking conduit à s’interroger sur la sociogenèse de ce
genre de pratiques en ayant recours à l’objectivation statistique (qui fait quoi ?). C’est
aussi rompre avec la « naturalisation », i. e. toutes ces thèses selon lesquelles, en
substance, les pratiques déviantes sont le produit de « natures déviantes » (i. e. la
théorie du « criminel-né » et ses variantes plus ou moins édulcorées) et entrer en
concurrence avec les théories psychologiques de la déviance (dominantes dans le
champ de l’expertise) en prétendant expliquer le social par le social et le social
seulement11.
Ce genre de démarche en deux temps, aussi neutre axiologiquement qu’il se veuille,
conduit nécessairement à « dénaturaliser » l’ordre social et à le critiquer au moins
implicitement12. Rendre compte de la mise en forme socio-historique d’un problème
social, c’est nécessairement inscrire le possible advenu dans un champ de possibles
écartés compte tenu de l’état des rapports de force. Rendre compte sociologiquement
6 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, traduit de l’anglais par
Baudouin Jurdant, Paris, Éditions La Découverte, 2001, p. 14.
7 Sur ce sujet, cf. Gérard Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Études de sociologie de
la déviance des jeunes des classes populaires (1975-2005), Paris, Éditions Belin, 2006, p. 9-24.
8 Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, traduit de l’américain par Jean-Pierre
Briand et Jean-Michel Chapoulie, préface de Jean-Michel Chapoulie, Paris, Métailié, 1985, p. 33.
9 Ibid., p. 240.
10 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit.
11 Cf. Gérard Mauger, La sociologie de la délinquance juvénile, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2009.
12 Gérard Mauger, « "Tirer les conséquences". L’engagement sociologique de Pierre Bourdieu »,
conférence « Was tun mit dem Erbe? », Bielefeld, 2-3 October 2009, http://fondation-
bourdieu.org/fileadmin/user_upload/Files/Bielefeld_2009/mauger-enga.pdf [lien consulté le 19
mai 2011].
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