Gérard Mauger, « La participation des sociologues au débat public sur l’insécurité », Histoire@Politique.
Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
La participation des sociologues
au débat public sur l’insécurité
Gérard Mauger
Depuis trente ans, les discours alarmistes sur « les jeunes » sont focalisés sur « les
jeunes des cités » et, plus spécifiquement, sur les « fauteurs d’insécurité »
(« incivilités », « bizness », « délinquance protéiforme », « violences urbaines »,
« émeutes », etc.). S’interroger sur la place qu’y occupent les sociologues pose le
problème des rapports entre la recherche sociologique et « l’expertise » et, plus
généralement, celui des rapports entre champ scientifique, champ médiatique et
champ politique1, mais aussi la question des rapports entre « problèmes sociaux » et
« problèmes sociologiques » et celle des usages sociaux de la sociologie.
J’aborderai d’abord le deuxième problème — celui de « la rupture avec le sens
commun » —, puis le troisième — « à quoi sert la sociologie ? » —, avant d’en venir au
premier — « les sociologues, les experts et les journalistes ».
Problèmes sociaux / problèmes sociologiques
Parce que l’autonomie intellectuelle et institutionnelle de la sociologie est
perpétuellement remise en cause et à reconquérir, les sociologues, aujourd’hui
comme hier, sont confrontés à ce genre de problèmes « préconstruits », soit que leurs
intérêts propres les portent à s’en saisir, soit que ce qu’on a pris l’habitude d’appeler
« la demande sociale » (i. e. la commande ministérielle) les appelle, sinon à leur
trouver une solution, du moins à les étudier.
Ces problèmes sociaux s’imposent aux sociologues — si autonome soient-ils — avec la
force de l’évidence de représentations qui s’imposent à tous et font « le sens
commun » : représentations officielles inscrites dans l’objectivité des institutions qui
les prennent en charge (organisations, réglementations, agents spécialisés) et
généralement incarnées de façon très réaliste dans des populations issues des
classements qu’opèrent ces institutions selon des critères juridiquement constitués,
« lieux communs » de l’expérience ordinaire (catégories de perception, de classement
et de jugement) dont « l’évidence » résulte de la coïncidence entre structures
subjectives et structures objectives.
Face à ce genre de questions, il n’y a guère que deux possibilités. Soit
l’hyperempirisme positiviste qui, enregistrant « le réel » tel qu’il se donne, ratifie le
problème tel qu’il a été socio-historiquement construit : le sociologue se fait alors
l’instrument de ce qu’il prétend penser. Soit la rupture durkheimienne avec le sens
1 Dans cette perspective, cf. Ludivine Bantigny, « Le savant, le jeune et le politique. Les sociologues "de
la jeunesse" entre neutralité et engagement », dans Christine Bouneau et Caroline Le Mao (dir.),
Jeunesse(s) et élites. Des rapports paradoxaux en Europe de l’Ancien Régime à nos jours, Rennes, PUR,
2009, p. 63-73.
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commun et une tentative délibérée de « construction d’objet ». La première
démarche caractérise « l’expertise » qui revendique « la neutralité axiologique », la
deuxième définit la sociologie au sens durkheimien2.
Comment opérer cette rupture ? La sociogenèse de la construction sociale de ces
problèmes sociaux — dans le cas présent, celui de la délinquance juvénile — est un
instrument de rupture indispensable. L’analyse de ce travail collectif de construction
de la réalité sociale passe, par exemple, par l’étude des commissions « ad hoc » qui,
rassemblant « sages » et « experts », formulent le problème dans le lexique étatique,
suggèrent des « solutions » inscrites dans les cadres bureaucratiques et le créditent
ainsi d’une « garantie d’État », par celle du monde des « experts » où le champ
bureaucratique puise ses instruments de construction de la réalité sociale, cumulant
ainsi « garantie d’État » et « garantie de scientificité ». De ce point de vue, il faut
accorder une attention particulière au langage qui apparaît comme un immense
dépôt de préconstructions naturalisées (comme celle de « jeunesse »), mots du
langage commun et catégories de l’entendement bureaucratique qui alimentent une
contrebande active avec l’entendement sociologique et le lexique scientifique.
En l’occurrence, la rupture avec les prénotions — ici, « jeunesse » et « délinquance »
rassemblées dans le syntagme « délinquance juvénile » — passe par l’histoire sociale
de « l’invention de la délinquance juvénile », comme dit Jean-Jacques Yvorel3, ou
celle de la constitution du « marché de l’enfance "à problèmes" », comme dit
Francine Muel-Dreyfus4, au terme d’une longue histoire qui commence au début du
XIXe siècle avec l’industrialisation. Histoire des modalités de la collaboration et/ou
de l’antagonisme entre les œuvres privées — confessionnelles et laïques — et les
administrations publiques, du passage du bénévolat à la professionnalisation qui
aboutit à la création de « nouveaux métiers » engendrant des conflits d’attribution
avec les anciens, de la sociogenèse de « nouvelles disciplines » en lutte pour
s’imposer comme disciplines de référence, des luttes symboliques pour l’imposition
de nouveaux modes de désignation du problème (taxinomies sociales et classements
nosographiques associés à diverses disciplines).
En quoi consiste la rupture qu’opère ce genre de démarche ? De façon générale,
comme l’écrit Jean-Jacques Rosat5, « dire d’une certaine idée ou d’une certaine
réalité qu’elle est (partiellement ou entièrement) socialement construite, c’est
affirmer : (1) qu’elle n’est pas naturelle, comme on l’a longtemps cru et prétendu,
mais historique ; (2) qu’elle est donc contingente : elle aurait pu exister ou ne pas
exister ou exister autrement ; (3) que son existence est le produit de forces sociales et
d’intérêts divers qui restent cachés tant qu’elle continue d’être tenue pour naturelle ;
(4) qu’en la faisant apparaître comme la construction sociale quelle est, on se donne
les moyens (a) de la comprendre mieux, (b) de la critiquer si c’est nécessaire et (c) de
2 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris,
Mouton/Bordas,1968.
3 Jean-Jacques Yvorel, « "L’invention" de la délinquance juvénile ou la naissance d’un nouveau problème
social », dans Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka (dir.), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France
XIXe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2009, p. 83-94.
4 Francine Muel-Dreyfus, Le métier d’éducateur. Les instituteurs de 1900, les éducateurs spécialisés de
1968, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
5 Jean-Jacques Rosat, « Préface », dans Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le
constructivisme de la connaissance, traduit par Ophelia Deroy, Marseille, Agone, 2009, p. VII-XXVII.
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la combattre éventuellement pour la changer ou la faire disparaître ». C’est pourquoi,
selon Ian Hacking, l’idée de « construction sociale » (elle-même solidaire de celle —
durkheimienne — de « rupture avec le sens commun » et de « construction d’objet »)
est « une idée magnifiquement libératrice6 ». D’une certaine façon, elle sous-tend —
en matière de déviance ou de délinquance — une version radicalisée des « théories
du labelling » ou de la sociologie dite de la « réaction sociale »
7. Dans cette
perspective, en effet, la déviance apparaît comme l’effet d’une construction sociale :
sont « déviants » ceux auxquels le label « déviant » a été appliqué avec succès et le
comportement « déviant » est celui auquel la collectivité attache cette étiquette8.
L’enquête est alors déplacée des pratiques déviantes vers les « entrepreneurs de
morale », les processus de production normative et d’incrimination, les agences de
contrôle social, etc. C’est ainsi que, dans cette perspective, « de plus en plus souvent,
selon Howard Becker, les chercheurs étudièrent la police et les tribunaux ou les
activités des psychiatres et du personnel du secteur de la santé mentale, plutôt que la
personnalité ou la situation sociale des déviants9 ».
Mais, ce faisant, ils éludaient la question posée par Ian Hacking : « la construction
sociale de quoi ? »10. Pour peu que l’on se la pose, il apparaît que les pratiques
incriminées sont réductibles, pour l’essentiel, à des prédations ou des pratiques
commerciales (« le bizness ») — pratiques économiques susceptibles d’être étudiées
comme telles — et à des pratiques agonistiques (usages de la violence physique) —
technique de pouvoir (dont l’État, selon Max Weber, s’est réservé le monopole).
Répondre à la question de Hacking conduit à s’interroger sur la sociogenèse de ce
genre de pratiques en ayant recours à l’objectivation statistique (qui fait quoi ?). C’est
aussi rompre avec la « naturalisation », i. e. toutes ces thèses selon lesquelles, en
substance, les pratiques déviantes sont le produit de « natures déviantes » (i. e. la
théorie du « criminel-né » et ses variantes plus ou moins édulcorées) et entrer en
concurrence avec les théories psychologiques de la déviance (dominantes dans le
champ de l’expertise) en prétendant expliquer le social par le social et le social
seulement11.
Ce genre de démarche en deux temps, aussi neutre axiologiquement qu’il se veuille,
conduit nécessairement à « dénaturaliser » l’ordre social et à le critiquer au moins
implicitement12. Rendre compte de la mise en forme socio-historique d’un problème
social, c’est nécessairement inscrire le possible advenu dans un champ de possibles
écartés compte tenu de l’état des rapports de force. Rendre compte sociologiquement
6 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, traduit de l’anglais par
Baudouin Jurdant, Paris, Éditions La Découverte, 2001, p. 14.
7 Sur ce sujet, cf. Gérard Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Études de sociologie de
la déviance des jeunes des classes populaires (1975-2005), Paris, Éditions Belin, 2006, p. 9-24.
8 Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, traduit de l’américain par Jean-Pierre
Briand et Jean-Michel Chapoulie, préface de Jean-Michel Chapoulie, Paris, Métailié, 1985, p. 33.
9 Ibid., p. 240.
10 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit.
11 Cf. Gérard Mauger, La sociologie de la délinquance juvénile, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2009.
12 Gérard Mauger, « "Tirer les conséquences". L’engagement sociologique de Pierre Bourdieu »,
conférence « Was tun mit dem Erbe? », Bielefeld, 2-3 October 2009, http://fondation-
bourdieu.org/fileadmin/user_upload/Files/Bielefeld_2009/mauger-enga.pdf [lien consulté le 19
mai 2011].
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de pratiques sociales, c’est aussi dire que le projet de les transformer (ou de les
abolir) passe par le changement des structures sociales qui l’engendrent.
À quoi sert la sociologie ?
On comprend que, conçue dans cette perspective, la sociologie soit, comme disait
Pierre Bourdieu, « une science qui dérange13 ». Elle dérange parce qu’ayant pour
objet le monde social, elle est nécessairement prise dans les luttes où s’opposent tous
ceux — à commencer par les hommes politiques et les journalistes — qui prétendent
imposer leur vision du monde social : dans le cas présent, de la délinquance juvénile
et des « jeunes des cités ». Elle dérange parce que, s’efforçant de rompre avec le sens
commun, la doxa médiatique, bureaucratique, politique, le dévoilement sociologique
est, par soi, une critique sociale. C’est pourquoi, contredisant les idées reçues, la
sociologie est constamment affrontée à la question de sa « scientificité » et
particulièrement exposée à l’hétéronomie par les pressions externes (matérielles et
institutionnelles) et la concurrence interne entre chercheurs (les plus hétéronomes
ayant, par définition, plus de chances de s’imposer socialement contre les chercheurs
les plus autonomes).
Mais, sil est vrai que, de façon générale, la production de représentations du monde
social est une dimension fondamentale de la lutte politique et que, dans le cas de la
délinquance juvénile, les luttes symboliques pour la mesure, la représentation et
l’interprétation des pratiques en cause sont un enjeu central des politiques publiques
(prévention/répression), le sociologue, parce qu’il y est inévitablement pris, est aussi
« partie prenante ». Dans ce cadre, il n’y a que deux possibilités. Soit le confinement
du sociologue « entre pairs », « entre soi », l’enfermement vertueux dans le statut de
« sociologue pour sociologues », comme dit Jacques Bouveresse14, qui neutralise la
portée virtuelle de son travail, attitude frileuse où Robert Castel voit une sorte de
« puritanisme sociologique15 ». Soit l’investissement public dans les luttes
symboliques et politiques, suivant en cela le précepte de Durkheim « Nous
estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne
devaient avoir qu’un intérêt spéculatif16 » — et le sociologue accepte alors de se faire
« sociologue pour tout le monde ».
En fait, il me semble que dans le champ relativement autonome des sciences sociales
(du moins tel qu’il était jusqu’à maintenant), tout chercheur est soumis à trois forces
d’inégale intensité (suivant la position qu’il occupe, l’étape de sa carrière, son
domaine d’investigation) : une force d’attraction étatique — via la commande
ministérielle (« la demande sociale ») — qui risque toujours d’induire une dérive vers
« l’expertise » (sans qu’elle implique d’avoir inévitablement à se soumettre à des
diktats ministériels), une force d’attraction médiatique, celle qu’exerce le marché de
13 Pierre Bourdieu, « Une science qui dérange », dans Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1980, p. 19-36.
14 Jacques Bouveresse, Pierre Bourdieu, savant et politique, Marseille, Agone, 2003, p. 80.
15 Robert Castel, « La sociologie et la réponse à la demande sociale », dans Bernard Lahire (dir.), À quoi
sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2002, p. 68.
16 Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1978 [1930], (Préface de la première
édition, p. XXXIX).
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diffusion élargie des idées qu’on peut opposer au marché de diffusion restreinte (celui
des revues scientifiques) et une force d’attraction proprement scientifique, celle
qu’exerce le « monde des pairs », qui porte à participer au jeu proprement
scientifique (« la science pour la science ») et/ou au jeu académique institutionnel
(i. e. « participer à l’administration de la recherche »). À chacune de ces forces sont
associés des intérêts plus ou moins désintéressés (matériels ou symboliques). De
façon générale, on peut supposer que chacun gère les états successifs de ce tripôle —
étatique, médiatique, scientifique — en fonction de son habitus, de l’état de son
portefeuille d’actions symboliques (étatiques, médiatiques, scientifiques) et des
opportunités inégalement distribuées en fonction des objets de recherche et des
étapes d’une carrière17.
J’en viens ainsi à la question de la participation des sociologues au débat public sur
« l’insécurité ». Abandonnant ici le registre de la sociologie générale, je le ferai en
prenant appui, pour l’essentiel, sur l’expérience que j’en ai.
Les sociologues, les experts et les journalistes
La participation au débat public — envisagé ici sous sa forme de plus grande
audience : radiophonique ou télévisé — est tributaire à la fois de la distribution
médiatique des rôles, de la conjoncture et du « format » médiatique du débat, c’est-à-
dire des « cadres » qui l’organisent18.
En matière de distribution des rôles, tout se passe comme si le « casting » des débats
(en particulier télévisés) répondait à une triple règle implicite, sous-tendue par un
souci d’« impartialité » et induisant des effets de « fausse symétrie ». La distribution
oppose, d’une part, les « praticiens » (ou « hommes de terrain ») aux « théoriciens »,
le journaliste se faisant le porte-parole du sens commun (ou plutôt de la
représentation qu’il en a), éventuellement relayé par les questions des auditeurs ou
des téléspectateurs et/ou appuyé sur un sondage d’opinion. Dans le cas de la
délinquance juvénile, figurent, côté « terrain », des professionnels de la délinquance
(policiers et magistrats et, beaucoup plus rarement, travailleurs sociaux) et des
maires de « banlieues difficiles », côté « théorie », sociologues, psychiatres (ou
psychologues) et « experts » (parfois des journalistes « spécialisés »). Dans cette
bipartition, le sociologue et « l’expert » sont évidemment du côté de la « théorie » et,
de ce fait, implicitement définis comme « étrangers au terrain » et à ses
« problèmes ». Le souci de « démocratie » impose, d’autre part, au casting
l’opposition, à parts égales, de porte-parole « de droite » et « de gauche » (si tant est
qu’il soit encore possible de les distinguer en la matière, au moins depuis le colloque
de Villepinte19). La troisième règle est l’opposition ad hoc entre « angélistes » et
« réalistes », entre un pôle « compréhensif » et un pôle « répressif ». Au sein de cette
distribution, le sociologue n’a pas le monopole de « la théorie » ou de « l’expertise »
17 Gérard Mauger, « Pour une sociologie de la sociologie : notes pour une recherche », L’homme et la
société, janvier-mars 1999, n° 131, p. 101-120.
18 Gérard Mauger, « "Y aller ou pas ?" Le sociologue critique face aux émissions politiques sur
l’insécurité », propos recueillis par Jérôme Berthaut, Savoir/Agir, n° 9, septembre 2009, p. 53-63.
19 Des villes sûres pour des citoyens libres, actes du colloque, Villepinte 24-25 octobre 1997, Éditions
SIRP.
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