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INTRODUCTION
La notion de «construction sociale» est à la mode dans les différentes
sciences sociales et l’on rencontre fréquemment des travaux de recherche retra-
çant «la construction sociale» de tel ou tel phénomène ; mais également des
synonymes tels que «l’invention», la «naissance», la «production» ou encore
la «fabrication» d’un fait ou d’une catégorie sociale. Dans la plupart des textes
où elle est mobilisée, la notion de «construction sociale» n’est ni développée
ni explicitée en elle-même, comme si elle allait de soi et pouvait être comprise
de tous. Or il est clair, à la lecture du moindre corpus de textes reprenant
cette expression, que les choses ne sont pas si simples. En effet, sous un même
vocable, il n’est pas rare de trouver des réfl exions tout à fait hétérogènes. De
plus, chaque tradition disciplinaire en sciences humaines a développé son propre
usage, sa propre compréhension de ce que doit être une analyse constructiviste 1 .
1. Certains auteurs (surtout des psychologues) établissent une différence entre «constructi-
visme» et «constructionnisme». Pour Alex Muchielli (2006), le premier terme renvoie
à une conception particulière de la connaissance scientifi que (qui ne serait jamais parfaite
et toujours, pour une part, relative), tandis que le second étudie la façon dont les acteurs
en situation et en interaction produisent les représentations et le sens qui va orienter leurs
pratiques. Kenneth Gergen (2001), quant à lui, défi nit le constructivisme, en référence
aux travaux de Piaget comme la théorie selon laquelle l’esprit construit la réalité à partir
de la perception et de l’adaptation au monde extérieur, ce qui en fait une approche plus
«modérée», selon ses termes, que le constructionnisme social pour qui les individus
produisent les réalités sociales principalement à travers les discours. Vivien Burr (2003)
développe quant à elle une distinction un peu différente: le constructivisme postule que
chaque individu construirait sa propre vision du monde (et pourrait la changer libre-
ment) tandis que les constructionnistes insisteraient plus sur la dimension collective et
les contraintes et limites pour l’individu, forcé d’accepter un grand nombre de choses de
l’extérieur. Linda Rouleau (2007) fait une distinction similaire. Pour Ian Hacking (2001)
enfi n, il serait préférable de ne pas utiliser le terme constructivisme du fait de sa signifi cation
très particulière en mathématiques. Pour ma part, cependant, j’utiliserai les deux termes
comme des synonymes pour au moins deux raisons. La première est qu’il n’existe pas de
distinction valable pour la plupart des travaux sociologiques utilisant la notion de construc-
tion. La seconde est qu’il me semble stérilisant et peu réaliste de traiter séparément connais-
sances scientifi ques, représentations personnelles, représentations sociales, connaissances
pratiques, etc. ; car, si elles relèvent de logiques différentes, elles entretiennent toutefois
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[ISBN 978-2-7535-1828-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
LA CONSTRUCTION DU SOCIAL
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Peu d’ouvrages et essentiellement à charge ont tenté d’exposer la démarche
constructiviste et d’en proposer une défi nition exhaustive. Bien souvent, les
détracteurs du constructivisme (par exemple Keucheyan, 2007 et 2008 ;
Boghossian, 2009) en donnent une version caricaturale en l’associant au relati-
visme (la réalité objective n’existe pas ou n’est qu’invention ou convention) ou
au subjectivisme (la réalité est ce que je pense, crois ou décide ici et maintenant).
Par ailleurs, certains auteurs qui essayent de prendre au sérieux la notion de
construction sociale alimentent eux-mêmes ce type de critiques en parlant de
«processus interprétatif» (Spector et Kitsuse, 1977), de «réalité intersubjec-
tive» (Onuf, 1998), ou encore de «vérité relationnelle» (Gergen, 2001). Le
caractère passionné des échanges brouille l’analyse, d’autant que dans les débats,
le terme de «réalité» est généralement utilisé et compris de façon variable,
ce qui peut conduire à d’interminables dialogues de sourds 2 . Par exemple,
LucBoltanski (2009) écrit: «La réalité souffre d’une espèce de fragilité intrin-
sèque, en sorte que la réalité de la réalité doit sans arrêt se trouver renforcée pour
perdurer.» Il distingue ensuite «réalité» en tant que forme de connaissance
formalisée et validée et «monde» en tant que contrainte extérieure multiforme
et foisonnante subie et ressentie par les individus, distinction qui permet toute-
fois mal de prendre en compte les relations circulaires entre les deux, relations
qui sont pourtant au cœur des démarches constructivistes.
La synthèse que propose Ian Hacking (2001) est une des rares critiques
bienveillantes et dépassionnées du constructivisme. Il est possible de partir de
ce travail pour proposer une défi nition commune aux différentes approches
constructivistes. Dire que le phénomène ou l’institution X est socialement
construit signifi e:
– que X n’est pas naturel, inévitable, qu’il aurait pu être différent ou ne pas
exister dans une autre confi guration sociale ou historique ;
– mais que X est généralement tenu pour naturel, acquis, stable, ou défi ni
une fois pour toutes. Il n’est donc pas inutile d’en souligner les aspects
«socialement construits» face aux travaux qui les réfutent.
Ian Hacking précise que certains auteurs se réclamant du constructi-
visme vont plus loin en postulant que X est médiocre tel qu’il est et devrait
des relations entre elles (par exemple, les connaissances scientifi ques peuvent infl uer les
décisions d’acteurs non scientifi ques).
2. Pour ma part, afi n de ne pas alimenter les confusions, j’utiliserai le terme de «réalité» avec
précaution et assorti précisions. Autant que possible, je parlerai de «réalité objective»
(Jorion, 2009) pour évoquer ce qui serait la nature profonde, ontologique (et impossible
à connaître complètement du fait du fi ltre constitué par nos sens et nos prénotions) ; de
«réalité empirique» pour les phénomènes tels que nous les appréhendons à travers nos
moyens d’observation et de mesure ; de «réalité sociale» ou «matérielle» pour parler du
monde extérieur tel qu’il s’impose à nous comme une contrainte dont nous sommes bien
obligés de tenir compte et de «réalité subjective» pour évoquer les représentations mentales
ou sociales. Ce système ne pourra toutefois pas être maintenu dans lescitations.
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INTRODUCTION
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être remplacé par un Y meilleur. Cette posture critique pose un problème de
cohérence théorique: au nom de quoi justifi er que Y serait «meilleur» ? C’est
pourquoi beaucoup de recherches sociologiques évitent les jugements de valeurs.
Le constructivisme s’inspire de la métaphore de la construction pour l’appli-
quer de façon heuristique à des phénomènes qui ne sont habituellement pas
pensés ainsi. De la même façon qu’une maison peut être construite grâce à
l’action conjuguée de plusieurs acteurs (architecte, promoteur, maçons,
couvreurs, plombier, électricien, etc.), les institutions et les réalités sociales
sont vues comme le produit complexe d’actions ou de positions de différents
acteurs, parfois coordonnés, parfois opposés. Ce n’est que lorsque cet assem-
blage social, toujours historiquement situé et contingent, n’est plus visible en
tant que produit historique (parce que la construction est réussie) qu’il devient
nécessaire et utile pour le sociologue d’en retracer la genèse. Certains auteurs
prennent argument que de nombreux phénomènes sociaux ne sont pas l’œuvre
volontaire d’acteurs biens défi nis (à la différence de l’architecte qui conçoit une
maison) pour rejeter l’idée de construction sociale (par exemple Pontille, 2004).
Or, toute métaphore ou analogie doit être prise comme un procédé heuris-
tique et non comme une description concrète et détaillée du phénomène étudié
(Berthelot, 1990 ; Lahire, 2005). Ce n’est pas parce que les réalités sociales ne se
construisent pas exactement de la même façon que les maisons qu’il faut rejeter
la démarche constructiviste !
Comment, plutôt que pourquoi, en est-on arrivé à tel résultat plutôt que tel
autre ? D’après Ramzig Keucheyan (2007), «lorsqu’un sociologue affi rme qu’une
entité est construite, il soutient qu’elle a une histoire et que son mode d’existence
actuel en est fortement tributaire» (p.47). Alors que les approches fonctionna-
listes privilégient une analyse en termes de «pourquoi», le constructionnisme
s’intéresse donc plutôt, dans un premier temps, au «comment».
Ces défi nitions sont toutefois rarement rappelées et le constructivisme est
souvent considéré, de façon plus ou moins implicite, comme relevant d’une
vaste nébuleuse qui serait caractérisée par une méthodologie qualitative,
une démarche inductive, un a priori relativiste, une posture post-moderne et
anti-positiviste (ou anti-réaliste) et une visée critique (dénoncer les formes
«cachées» de domination). Cette nébuleuse serait apparue en réaction à une
pratique de la sociologie fondée sur des données quantitatives, une démarche
hypothético-déductive, une approche positiviste cherchant à établir des lois de
causalité univoques et stables dans une visée d’ingénierie sociale, d’expertise afi n
d’améliorer le fonctionnement des systèmes sociaux. Cette opposition est carica-
turale et nombre de critiques adressées à la notion de construction sociale en
sociologie pourraient être esquivées si la démarche constructiviste était présen-
tée de façon bienveillante et conforme aux recherches sociologiques (et non
à des postulats philosophiques abstraits ou à des programmes de recherche
mal compris). Il est toujours possible en effet de prendre un aspect particulier,
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caricatural, voire imaginaire, de certaines approches constructivistes pour mieux
rejeter la démarche dans son ensemble (Le Moigne. 2001).
C’est le cas, par exemple, des critiques qui assimilent au constructivisme
radical (la réalité objective existe, mais on ne s’en occupe pas dans l’analyse) ou
au constructivisme relativiste (il n’y a pas de réalité universelle en soi, seulement
des points de vue valides dans des contextes locaux, des confi gurations relation-
nelles particulières) l’ensemble des travaux où la notion de construction sociale
est mobilisée. C’est le genre de «mauvais procès» que fait Razmig Keucheyan
(2007) quand il illustre la démarche constructiviste par le fi lm «Matrix 3 » ou
quand, dans un autre article (2008), il utilise des entretiens avec des doctorants
de Bruno Latour pour défi nir les présupposés et les attendus de la démarche
constructiviste. Quel mal ne dirait-on pas d’un sociologue des sciences qui utili-
serait des entretiens avec des étudiants en physique ou en biologie pour évaluer
les résultats et les méthodes des sciences dures ? !
Trop souvent, les approches constructivistes –et plus encore quand elles
sont présentées par ceux qui les critiquent– semblent être focalisées sur le
présent, donnant le sentiment que tout se joue dans l’instant, peut se négocier
sans cesse, se construire et se déconstruire sans limites. La «vérité» apparaî-
trait dans le dialogue ici et maintenant, sans contraintes ou cadrages du passé.
À chaque situation sa nouvelle «réalité» ! Une telle position ne prend pas au
sérieux la métaphore de la construction: la particularité d’une construction
aboutie étant justement de s’imposer comme une contrainte diffi cile à dépasser,
comme une réalité nouvelle et tangible que l’on ne peut balayer d’un revers de
main. Le constructivisme n’implique pas un hyper-relativisme dans lequel la
«réalité» ou la «vérité» seraient fl uctuantes et manipulables au gré des désirs
des acteurs.
Ce qui a trait à la mise en forme de phénomènes matériels –objets, institu-
tions, corps, ressources, etc.– est parfois exclu du périmètre d’étude constructi-
viste (par exemple Wainwright et Calnan, 2002) restreint alors aux seuls aspects
sociaux. Dans son étude sur la carrière de Beethoven, Pierre-MichelMenger
(2009) récuse les analyses constructivistes du génie pour lesquelles tout serait
social (le succès du compositeur ne s’expliquerait que par la nature de ses
soutiens reçus de l’aristocratie de Bonn, désireuse de manifester par-là l’excel-
lence de son goût musical). Les travaux qu’il qualifi e de «constructivistes»
apparaissent en fait assez déterministes, tandis que l’approche qu’il propose par
la suite en termes «d’amplifi cation des différences de talent» (à chaque étape de
son parcours, Beethoven bénéfi cie d’avantages cumulatifs qui lui permettent de
bénéfi cier des meilleures opportunités pour pousser la maîtrise de son art au plus
haut point) semble plus proche de la fi nesse d’analyse des recherches construc-
tivistes en termes de «carrière». La démarche constructiviste n’implique pas
3. Dans ce fi lm, une réalité virtuelle et fausse est générée par ordinateur et imposée aux
humains, seuls certains d’entre eux étant capables de voir le monde tel qu’il est véritablement.
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forcément de dire que «tout est social» et encore moins que tout n’est que
manipulation ou mystifi cation sociale !
Pour certains analystes, le constructivisme présenterait une contradiction
logique: comment dire que la réalité sociale est construite et tenir en même
temps certains phénomènes pour donnés et objectifs ? Cette critique repose
de manière implicite sur la posture du «tout ou rien». Comme si tout devait
être analysé comme une construction en cours, non achevée ici et maintenant !
Or certaines constructions passées sont suffi samment stabilisées pour que l’on
puisse les traiter comme des faits (et s’appuyer dessus pour mieux contextuali-
ser l’analyse des constructions en cours). Elles s’imposent d’ailleurs aux acteurs
comme des éléments incontournables du monde.
Une version plus subtile (car liée à des questions épistémologiques et
méthodologiques et non ontologiques) de cette critique du constructivisme a
été proposée par Razmig Keucheyan (2007) dans la conclusion de son étude
historique sur l’usage de la notion en sciences humaines. Si le constructi-
visme est anti-essentialiste, c’est-à-dire s’il postule qu’il ne faut pas assigner
aux phénomènes étudiés une essence stable et générique, mais au contraire
n’étudier que les formes contingentes et historiques, comment délimiter l’objet
d’une recherche ? Par exemple, il existe bien différentes formes de capitalisme
propres à des époques et des zones géographiques particulières, mais ce qui
permet de les rassembler sous une étiquette commune, c’est la possession d’un
certain nombre de traits communs (marché du travail, entreprises privées…)
que Razmig Keucheyan propose d’appeler «essentiels» (au sens où on ne
pourrait pas parler de «capitalisme» si ces traits n’étaient pas présents). Pour
lui, les auteurs constructivistes, bien que rejetant explicitement cette distinction,
seraient obligés de l’utiliser implicitement pour construire leur objet. Comment
faire une recherche sur «le capitalisme» si l’on n’est pas capable d’en délimiter
les contours ?
Cette objection peut toutefois être surmontée de deux façons. La première
consiste à dire que l’étude sociologique porte sur ce que les acteurs sociaux qui
en font état considèrent comme «le capitalisme» (ou «le stress», «l’identité
nationale», ou n’importe quelle autre catégorie que l’on s’est donné pour but
d’étudier). La seconde revient sur l’idée que le monde social est constitué de
diverses constructions, plus ou moins achevées, plus ou moins solidifi ées ou
institutionnalisées. Le capitalisme serait ainsi une forme de fonctionnement
économique qui s’est installée dans les sociétés occidentales autour de grands
principes qui se sont imposés et apparaissent de plus en plus comme incon-
tournables. Mais il s’agit également d’une forme qui a connu, suivant les lieux
et les époques, des évolutions et des styles d’adaptation contingents. Ces deux
démarches peuvent être combinées.
Le problème soulevé par Razmig Keucheyan s’est posé, dans le cadre de mes
recherches sur la fatigue: au-delà du foisonnement des discours sur la fatigue,
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