LA CONSTRUCTION DU SOCIAL
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Peu d’ouvrages et essentiellement à charge ont tenté d’exposer la démarche
constructiviste et d’en proposer une défi nition exhaustive. Bien souvent, les
détracteurs du constructivisme (par exemple Keucheyan, 2007 et 2008 ;
Boghossian, 2009) en donnent une version caricaturale en l’associant au relati-
visme (la réalité objective n’existe pas ou n’est qu’invention ou convention) ou
au subjectivisme (la réalité est ce que je pense, crois ou décide ici et maintenant).
Par ailleurs, certains auteurs qui essayent de prendre au sérieux la notion de
construction sociale alimentent eux-mêmes ce type de critiques en parlant de
«processus interprétatif» (Spector et Kitsuse, 1977), de «réalité intersubjec-
tive» (Onuf, 1998), ou encore de «vérité relationnelle» (Gergen, 2001). Le
caractère passionné des échanges brouille l’analyse, d’autant que dans les débats,
le terme de «réalité» est généralement utilisé et compris de façon variable,
ce qui peut conduire à d’interminables dialogues de sourds 2 . Par exemple,
LucBoltanski (2009) écrit: «La réalité souffre d’une espèce de fragilité intrin-
sèque, en sorte que la réalité de la réalité doit sans arrêt se trouver renforcée pour
perdurer.» Il distingue ensuite «réalité» en tant que forme de connaissance
formalisée et validée et «monde» en tant que contrainte extérieure multiforme
et foisonnante subie et ressentie par les individus, distinction qui permet toute-
fois mal de prendre en compte les relations circulaires entre les deux, relations
qui sont pourtant au cœur des démarches constructivistes.
La synthèse que propose Ian Hacking (2001) est une des rares critiques
bienveillantes et dépassionnées du constructivisme. Il est possible de partir de
ce travail pour proposer une défi nition commune aux différentes approches
constructivistes. Dire que le phénomène ou l’institution X est socialement
construit signifi e:
– que X n’est pas naturel, inévitable, qu’il aurait pu être différent ou ne pas
exister dans une autre confi guration sociale ou historique ;
– mais que X est généralement tenu pour naturel, acquis, stable, ou défi ni
une fois pour toutes. Il n’est donc pas inutile d’en souligner les aspects
«socialement construits» face aux travaux qui les réfutent.
Ian Hacking précise que certains auteurs se réclamant du constructi-
visme vont plus loin en postulant que X est médiocre tel qu’il est et devrait
des relations entre elles (par exemple, les connaissances scientifi ques peuvent infl uer les
décisions d’acteurs non scientifi ques).
2. Pour ma part, afi n de ne pas alimenter les confusions, j’utiliserai le terme de «réalité» avec
précaution et assorti précisions. Autant que possible, je parlerai de «réalité objective»
(Jorion, 2009) pour évoquer ce qui serait la nature profonde, ontologique (et impossible
à connaître complètement du fait du fi ltre constitué par nos sens et nos prénotions) ; de
«réalité empirique» pour les phénomènes tels que nous les appréhendons à travers nos
moyens d’observation et de mesure ; de «réalité sociale» ou «matérielle» pour parler du
monde extérieur tel qu’il s’impose à nous comme une contrainte dont nous sommes bien
obligés de tenir compte et de «réalité subjective» pour évoquer les représentations mentales
ou sociales. Ce système ne pourra toutefois pas être maintenu dans lescitations.
[« La construction du social », Marc Loriol]
[ISBN 978-2-7535-1828-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]