introduction La construction du social

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[« La construction du social », Marc Loriol]
[ISBN 978-2-7535-1828-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
La notion de « construction sociale » est à la mode dans les différentes
sciences sociales et l’on rencontre fréquemment des travaux de recherche retraçant « la construction sociale » de tel ou tel phénomène ; mais également des
synonymes tels que « l’invention », la « naissance », la « production » ou encore
la « fabrication » d’un fait ou d’une catégorie sociale. Dans la plupart des textes
où elle est mobilisée, la notion de « construction sociale » n’est ni développée
ni explicitée en elle-même, comme si elle allait de soi et pouvait être comprise
de tous. Or il est clair, à la lecture du moindre corpus de textes reprenant
cette expression, que les choses ne sont pas si simples. En effet, sous un même
vocable, il n’est pas rare de trouver des réflexions tout à fait hétérogènes. De
plus, chaque tradition disciplinaire en sciences humaines a développé son propre
usage, sa propre compréhension de ce que doit être une analyse constructiviste 1.
1. Certains auteurs (surtout des psychologues) établissent une différence entre « constructivisme » et « constructionnisme ». Pour Alex Muchielli (2006), le premier terme renvoie
à une conception particulière de la connaissance scientifique (qui ne serait jamais parfaite
et toujours, pour une part, relative), tandis que le second étudie la façon dont les acteurs
en situation et en interaction produisent les représentations et le sens qui va orienter leurs
pratiques. Kenneth Gergen (2001), quant à lui, définit le constructivisme, en référence
aux travaux de Piaget comme la théorie selon laquelle l’esprit construit la réalité à partir
de la perception et de l’adaptation au monde extérieur, ce qui en fait une approche plus
« modérée », selon ses termes, que le constructionnisme social pour qui les individus
produisent les réalités sociales principalement à travers les discours. Vivien Burr (2003)
développe quant à elle une distinction un peu différente : le constructivisme postule que
chaque individu construirait sa propre vision du monde (et pourrait la changer librement) tandis que les constructionnistes insisteraient plus sur la dimension collective et
les contraintes et limites pour l’individu, forcé d’accepter un grand nombre de choses de
l’extérieur. Linda Rouleau (2007) fait une distinction similaire. Pour Ian Hacking (2001)
enfin, il serait préférable de ne pas utiliser le terme constructivisme du fait de sa signification
très particulière en mathématiques. Pour ma part, cependant, j’utiliserai les deux termes
comme des synonymes pour au moins deux raisons. La première est qu’il n’existe pas de
distinction valable pour la plupart des travaux sociologiques utilisant la notion de construction. La seconde est qu’il me semble stérilisant et peu réaliste de traiter séparément connaissances scientifiques, représentations personnelles, représentations sociales, connaissances
pratiques, etc. ; car, si elles relèvent de logiques différentes, elles entretiennent toutefois
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LA CONSTRUCTION DU SOCIAL
Peu d’ouvrages et essentiellement à charge ont tenté d’exposer la démarche
constructiviste et d’en proposer une définition exhaustive. Bien souvent, les
détracteurs du constructivisme (par exemple Keucheyan, 2007 et 2008 ;
Boghossian, 2009) en donnent une version caricaturale en l’associant au relativisme (la réalité objective n’existe pas ou n’est qu’invention ou convention) ou
au subjectivisme (la réalité est ce que je pense, crois ou décide ici et maintenant).
Par ailleurs, certains auteurs qui essayent de prendre au sérieux la notion de
construction sociale alimentent eux-mêmes ce type de critiques en parlant de
« processus interprétatif » (Spector et Kitsuse, 1977), de « réalité intersubjective » (Onuf, 1998), ou encore de « vérité relationnelle » (Gergen, 2001). Le
caractère passionné des échanges brouille l’analyse, d’autant que dans les débats,
le terme de « réalité » est généralement utilisé et compris de façon variable,
ce qui peut conduire à d’interminables dialogues de sourds 2. Par exemple,
Luc Boltanski (2009) écrit : « La réalité souffre d’une espèce de fragilité intrinsèque, en sorte que la réalité de la réalité doit sans arrêt se trouver renforcée pour
perdurer. » Il distingue ensuite « réalité » en tant que forme de connaissance
formalisée et validée et « monde » en tant que contrainte extérieure multiforme
et foisonnante subie et ressentie par les individus, distinction qui permet toutefois mal de prendre en compte les relations circulaires entre les deux, relations
qui sont pourtant au cœur des démarches constructivistes.
La synthèse que propose Ian Hacking (2001) est une des rares critiques
bienveillantes et dépassionnées du constructivisme. Il est possible de partir de
ce travail pour proposer une définition commune aux différentes approches
constructivistes. Dire que le phénomène ou l’institution X est socialement
construit signifie :
– que X n’est pas naturel, inévitable, qu’il aurait pu être différent ou ne pas
exister dans une autre configuration sociale ou historique ;
– mais que X est généralement tenu pour naturel, acquis, stable, ou défini
une fois pour toutes. Il n’est donc pas inutile d’en souligner les aspects
« socialement construits » face aux travaux qui les réfutent.
Ian Hacking précise que certains auteurs se réclamant du constructivisme vont plus loin en postulant que X est médiocre tel qu’il est et devrait
des relations entre elles (par exemple, les connaissances scientifiques peuvent influer les
décisions d’acteurs non scientifiques).
2. Pour ma part, afin de ne pas alimenter les confusions, j’utiliserai le terme de « réalité » avec
précaution et assorti précisions. Autant que possible, je parlerai de « réalité objective »
(Jorion, 2009) pour évoquer ce qui serait la nature profonde, ontologique (et impossible
à connaître complètement du fait du filtre constitué par nos sens et nos prénotions) ; de
« réalité empirique » pour les phénomènes tels que nous les appréhendons à travers nos
moyens d’observation et de mesure ; de « réalité sociale » ou « matérielle » pour parler du
monde extérieur tel qu’il s’impose à nous comme une contrainte dont nous sommes bien
obligés de tenir compte et de « réalité subjective » pour évoquer les représentations mentales
ou sociales. Ce système ne pourra toutefois pas être maintenu dans les citations.
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INTRODUCTION
être remplacé par un Y meilleur. Cette posture critique pose un problème de
cohérence théorique : au nom de quoi justifier que Y serait « meilleur » ? C’est
pourquoi beaucoup de recherches sociologiques évitent les jugements de valeurs.
Le constructivisme s’inspire de la métaphore de la construction pour l’appliquer de façon heuristique à des phénomènes qui ne sont habituellement pas
pensés ainsi. De la même façon qu’une maison peut être construite grâce à
l’action conjuguée de plusieurs acteurs (architecte, promoteur, maçons,
couvreurs, plombier, électricien, etc.), les institutions et les réalités sociales
sont vues comme le produit complexe d’actions ou de positions de différents
acteurs, parfois coordonnés, parfois opposés. Ce n’est que lorsque cet assemblage social, toujours historiquement situé et contingent, n’est plus visible en
tant que produit historique (parce que la construction est réussie) qu’il devient
nécessaire et utile pour le sociologue d’en retracer la genèse. Certains auteurs
prennent argument que de nombreux phénomènes sociaux ne sont pas l’œuvre
volontaire d’acteurs biens définis (à la différence de l’architecte qui conçoit une
maison) pour rejeter l’idée de construction sociale (par exemple Pontille, 2004).
Or, toute métaphore ou analogie doit être prise comme un procédé heuristique et non comme une description concrète et détaillée du phénomène étudié
(Berthelot, 1990 ; Lahire, 2005). Ce n’est pas parce que les réalités sociales ne se
construisent pas exactement de la même façon que les maisons qu’il faut rejeter
la démarche constructiviste !
Comment, plutôt que pourquoi, en est-on arrivé à tel résultat plutôt que tel
autre ? D’après Ramzig Keucheyan (2007), « lorsqu’un sociologue affirme qu’une
entité est construite, il soutient qu’elle a une histoire et que son mode d’existence
actuel en est fortement tributaire » (p. 47). Alors que les approches fonctionnalistes privilégient une analyse en termes de « pourquoi », le constructionnisme
s’intéresse donc plutôt, dans un premier temps, au « comment ».
Ces définitions sont toutefois rarement rappelées et le constructivisme est
souvent considéré, de façon plus ou moins implicite, comme relevant d’une
vaste nébuleuse qui serait caractérisée par une méthodologie qualitative,
une démarche inductive, un a priori relativiste, une posture post-moderne et
anti-positiviste (ou anti-réaliste) et une visée critique (dénoncer les formes
« cachées » de domination). Cette nébuleuse serait apparue en réaction à une
pratique de la sociologie fondée sur des données quantitatives, une démarche
hypothético-déductive, une approche positiviste cherchant à établir des lois de
causalité univoques et stables dans une visée d’ingénierie sociale, d’expertise afin
d’améliorer le fonctionnement des systèmes sociaux. Cette opposition est caricaturale et nombre de critiques adressées à la notion de construction sociale en
sociologie pourraient être esquivées si la démarche constructiviste était présentée de façon bienveillante et conforme aux recherches sociologiques (et non
à des postulats philosophiques abstraits ou à des programmes de recherche
mal compris). Il est toujours possible en effet de prendre un aspect particulier,
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caricatural, voire imaginaire, de certaines approches constructivistes pour mieux
rejeter la démarche dans son ensemble (Le Moigne. 2001).
C’est le cas, par exemple, des critiques qui assimilent au constructivisme
radical (la réalité objective existe, mais on ne s’en occupe pas dans l’analyse) ou
au constructivisme relativiste (il n’y a pas de réalité universelle en soi, seulement
des points de vue valides dans des contextes locaux, des configurations relationnelles particulières) l’ensemble des travaux où la notion de construction sociale
est mobilisée. C’est le genre de « mauvais procès » que fait Razmig Keucheyan
(2007) quand il illustre la démarche constructiviste par le film « Matrix 3 » ou
quand, dans un autre article (2008), il utilise des entretiens avec des doctorants
de Bruno Latour pour définir les présupposés et les attendus de la démarche
constructiviste. Quel mal ne dirait-on pas d’un sociologue des sciences qui utiliserait des entretiens avec des étudiants en physique ou en biologie pour évaluer
les résultats et les méthodes des sciences dures ? !
Trop souvent, les approches constructivistes – et plus encore quand elles
sont présentées par ceux qui les critiquent – semblent être focalisées sur le
présent, donnant le sentiment que tout se joue dans l’instant, peut se négocier
sans cesse, se construire et se déconstruire sans limites. La « vérité » apparaîtrait dans le dialogue ici et maintenant, sans contraintes ou cadrages du passé.
À chaque situation sa nouvelle « réalité » ! Une telle position ne prend pas au
sérieux la métaphore de la construction : la particularité d’une construction
aboutie étant justement de s’imposer comme une contrainte difficile à dépasser,
comme une réalité nouvelle et tangible que l’on ne peut balayer d’un revers de
main. Le constructivisme n’implique pas un hyper-relativisme dans lequel la
« réalité » ou la « vérité » seraient fluctuantes et manipulables au gré des désirs
des acteurs.
Ce qui a trait à la mise en forme de phénomènes matériels – objets, institutions, corps, ressources, etc. – est parfois exclu du périmètre d’étude constructiviste (par exemple Wainwright et Calnan, 2002) restreint alors aux seuls aspects
sociaux. Dans son étude sur la carrière de Beethoven, Pierre-Michel Menger
(2009) récuse les analyses constructivistes du génie pour lesquelles tout serait
social (le succès du compositeur ne s’expliquerait que par la nature de ses
soutiens reçus de l’aristocratie de Bonn, désireuse de manifester par-là l’excellence de son goût musical). Les travaux qu’il qualifie de « constructivistes »
apparaissent en fait assez déterministes, tandis que l’approche qu’il propose par
la suite en termes « d’amplification des différences de talent » (à chaque étape de
son parcours, Beethoven bénéficie d’avantages cumulatifs qui lui permettent de
bénéficier des meilleures opportunités pour pousser la maîtrise de son art au plus
haut point) semble plus proche de la finesse d’analyse des recherches constructivistes en termes de « carrière ». La démarche constructiviste n’implique pas
3. Dans ce film, une réalité virtuelle et fausse est générée par ordinateur et imposée aux
humains, seuls certains d’entre eux étant capables de voir le monde tel qu’il est véritablement.
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INTRODUCTION
forcément de dire que « tout est social » et encore moins que tout n’est que
manipulation ou mystification sociale !
Pour certains analystes, le constructivisme présenterait une contradiction
logique : comment dire que la réalité sociale est construite et tenir en même
temps certains phénomènes pour donnés et objectifs ? Cette critique repose
de manière implicite sur la posture du « tout ou rien ». Comme si tout devait
être analysé comme une construction en cours, non achevée ici et maintenant !
Or certaines constructions passées sont suffisamment stabilisées pour que l’on
puisse les traiter comme des faits (et s’appuyer dessus pour mieux contextualiser l’analyse des constructions en cours). Elles s’imposent d’ailleurs aux acteurs
comme des éléments incontournables du monde.
Une version plus subtile (car liée à des questions épistémologiques et
méthodologiques et non ontologiques) de cette critique du constructivisme a
été proposée par Razmig Keucheyan (2007) dans la conclusion de son étude
historique sur l’usage de la notion en sciences humaines. Si le constructivisme est anti-essentialiste, c’est-à-dire s’il postule qu’il ne faut pas assigner
aux phénomènes étudiés une essence stable et générique, mais au contraire
n’étudier que les formes contingentes et historiques, comment délimiter l’objet
d’une recherche ? Par exemple, il existe bien différentes formes de capitalisme
propres à des époques et des zones géographiques particulières, mais ce qui
permet de les rassembler sous une étiquette commune, c’est la possession d’un
certain nombre de traits communs (marché du travail, entreprises privées…)
que Razmig Keucheyan propose d’appeler « essentiels » (au sens où on ne
pourrait pas parler de « capitalisme » si ces traits n’étaient pas présents). Pour
lui, les auteurs constructivistes, bien que rejetant explicitement cette distinction,
seraient obligés de l’utiliser implicitement pour construire leur objet. Comment
faire une recherche sur « le capitalisme » si l’on n’est pas capable d’en délimiter
les contours ?
Cette objection peut toutefois être surmontée de deux façons. La première
consiste à dire que l’étude sociologique porte sur ce que les acteurs sociaux qui
en font état considèrent comme « le capitalisme » (ou « le stress », « l’identité
nationale », ou n’importe quelle autre catégorie que l’on s’est donné pour but
d’étudier). La seconde revient sur l’idée que le monde social est constitué de
diverses constructions, plus ou moins achevées, plus ou moins solidifiées ou
institutionnalisées. Le capitalisme serait ainsi une forme de fonctionnement
économique qui s’est installée dans les sociétés occidentales autour de grands
principes qui se sont imposés et apparaissent de plus en plus comme incontournables. Mais il s’agit également d’une forme qui a connu, suivant les lieux
et les époques, des évolutions et des styles d’adaptation contingents. Ces deux
démarches peuvent être combinées.
Le problème soulevé par Razmig Keucheyan s’est posé, dans le cadre de mes
recherches sur la fatigue : au-delà du foisonnement des discours sur la fatigue,
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comment délimiter ce qui constituerait un ensemble de catégories et d’entités comparables ? Deux recherches sociologiques, menées de façon indépendante, mais publiées sous le même titre (Loriol, 2000 ; Widerberg, 2001), ont
montré qu’au-delà de la variété des discours contemporains sur la fatigue, ces
derniers étaient le plus souvent structurés par une distinction de sens commun
entre « bonne » et « mauvaise » fatigue. La « bonne fatigue » est celle qui
peut être surmontée grâce au repos. Elle est le résultat d’une activité « saine »,
« naturelle », c’est-à-dire n’étant pas vécue comme une contrainte imposée à
l’individu mais comme une activité « librement » choisie (même s’il s’agit d’une
contrainte intériorisée), ou faisant partie de l’ordre des choses, donc n’ayant
pas à être questionnée. La « mauvaise fatigue », dans les discours médicaux
ou profanes, au contraire, est plus souvent durable, elle n’est pas éliminée
par le sommeil et peut même être ressentie dès le matin. Son origine est plus
« nerveuse » ou psychologique que physique ou musculaire. Elle est souvent
perçue comme le résultat d’une agression sociale qui empêche un mode de vie
conforme à la « nature humaine » ; par exemple le travailleur obligé de rester
immobile et concentré durant plusieurs heures. La mauvaise fatigue peut être
supprimée, après un certain temps, par un retour à un mode de vie « plus sain »
ou par l’appel à un professionnel (médecin, psychologue, etc.). Il est possible,
dès lors, de mener une étude sur la construction sociale de cette notion de
mauvaise fatigue (quand et comment elle apparaît, se développe, devient une
représentation partagée qui oriente la mise en forme et la prise en charge de
l’expérience de fatigue, etc.) tout en étant sensible à ses différentes déclinaisons
historiques (acédie, mélancolie, neurasthénie, etc.).
Cyril Lemieux (2009) a tiré un autre argument de cette critique du relativisme et du particularisme associés au constructivisme. Pour lui, les sciences
sociales, en renonçant volontairement à établir des vérités universelles, à mettre
au jour des invariants culturels, auraient réduit leur portée et leur impact et
auraient ainsi laissé la place à d’autres discours scientifiques sur l’homme,
notamment ceux de la biologie et des sciences cognitives. Sans nier la variabilité des construits culturels à travers le temps et l’espace, il postule l’existence de « grammaires communes » minimales entre tous les êtres humains,
règles partagées qui permettent justement aux chercheurs en sciences sociales
de comprendre les hommes d’autres époques ou d’autres civilisations. Il distingue ainsi trois grandes « compétences anthropologiques » : la « grammaire
naturelle » comme capacité à tisser des liens d’amitiés et à aimer, la « grammaire
du réalisme » définie comme la possibilité de prendre conscience de la limite de
son action et de la relation aux autres et une compétence à porter des jugements
moraux, appelée « grammaire publique ». Comprendre les variations particulières autour de ces trois grandes compétences permet de favoriser la comparaison entre sociétés et groupes sociaux. L’analyse de Cyril Lemieux peut être
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INTRODUCTION
examinée avec les mêmes interrogations que pour les cités de Luc Boltanski
et Laurent Thévenot : pourquoi ces trois « compétences » et pas d’autres ?
L’universalité n’est-elle pas le résultat de l’abstraction de l’exposé plus que des
points communs entre l’ensemble des groupes humains ? Toutefois, cette lecture
permet de rappeler deux idées importantes parfois oubliées dans la critique du
constructivisme. Tout d’abord, que la sociologie constructiviste ne prétend pas
nécessairement que tout est construction sociale, ni que les sciences « exactes »
ou « sociales » ne peuvent pas mettre au jour des régularités universelles, ni que
des forces « naturelles », des mécanismes physiques ou biochimiques ne peuvent
pas exercer leurs effets en dehors des constructions sociales (Pfohl, 2008), mais
plutôt que la démarche constructiviste porte en priorité le regard sur les processus historiques et sociaux de production du sens et leurs effets en retours sur
la « réalité sociale ». Ensuite, une grille de lecture théorique comme celle que
propose Cyril Lemieux peut être utile pour comprendre les différentes formes
de construction sociale d’un problème. Ainsi, mes travaux sur la fatigue ou le
stress ont montré comment la dimension « morale » (la demande de « justice »)
pouvait jouer un rôle important, bien que sous des formes distinctes, dans les
différentes perceptions des situations de travail ; mais aussi comment la distinction entre « mauvaise » et « bonne » fatigue pouvait constituer une grammaire
commune à différentes approches.
L’approche constructiviste ne se confond pas avec le relativisme et tente, au
contraire, de mieux rendre compte des données empiriques recueillies lors de
l’enquête. C’est pour mieux « coller » à ce que me « disaient » les documents,
les entretiens et les observations, que je me suis intéressé à l’idée de construction
sociale. Étudiant la fatigue et le stress, il était évident que ces entités n’avaient
pas toujours été définies de la même façon au cours du temps, qu’il n’existait pas
de consensus parmi les médecins ou les psychologues. Malgré cela, ces derniers
avaient tendance à considérer le stress ou la fatigue – tels qu’ils les définissaient
à l’instant « t » – comme des phénomènes naturels, liés à la nature humaine
immuable plus qu’à l’histoire ou à la culture. Seules les causes de la fatigue ou
du stress pouvaient éventuellement être sociales pour les médecins, mais pas
leur nature ni leur essence.
Finalement, le constructivisme est plus une posture méthodologique large
et ouverte qu’une prise de position sur le caractère ontologique de la « réalité
objective » ou sur la nature profonde du social. La question n’est pas de savoir
si la « mauvaise fatigue » existe comme entité propre, indépendamment de
la société, mais de comprendre, dans des contextes socio-historiques précis,
comment cette distinction est posée, quel sens elle prend et quelle conséquence
elle semble avoir sur l’expérience sociale et la prise en charge de la fatigue. Si,
du point de vue de la méthode, il y a bien une distinction à faire entre approche
réaliste et approche constructiviste, elles ne s’excluent pas mutuellement en
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théorie et peuvent même se renforcer mutuellement. Par exemple, de petites
différences génétiques pourraient, par le biais de processus de catégorisation
et d’étiquetage, produire, au long d’une vie des différences au final tout à fait
importantes. Il est possible de soutenir qu’une certaine mise en forme de la
réalité sociale est le résultat d’un processus historique de construction sans nier
pour autant l’existence de conditions problématiques à l’origine de la construction. Étudier la construction de la catégorie de stress ou de fatigue chronique ne
veut pas dire que le mal-être des personnes concernées n’existe pas. De même,
quand Bernard Lahire (1999) parle « d’invention de l’illettrisme », il ne nie pas
qu’il existe des adultes avec des problèmes de lecture ou d’écriture.
Ensuite, étudier les catégories de perception, comprendre comment certaines
définitions du problème s’imposent au détriment des autres possibles permet de
mieux rendre compte des enjeux liés aux conditions à l’origine des difficultés
perçues ; de mieux respecter les données empiriques recueillies (par exemple en
montrant comment le mot stress peut être compris différemment d’un métier
à l’autre). Pour le philosophe Jacques Dewitte (2001), le constructivisme et le
naturalisme ne sont que deux moments différents de l’expérience effective de
connaissance. L’approche constructiviste met l’accent sur les éventuels effets
de boucle entre « représentations » et « réalité » – comment la perception de
la contrainte (ou de l’autonomie) est médiatisée par la construction du sens de
la situation (y compris le fait de penser ou non les difficultés sous l’étiquette
de stress) –, tandis que les données épidémiologiques permettent de préciser le
sens, les fondements « objectifs » des plaintes exprimées. Par exemple on peut
étudier le stress ou la mauvaise fatigue comme des constructions sociales et
intégrer à l’analyse les résultats de l’épidémiologie contemporaine qui montrent
que certaines situations stressantes (comme la conjonction de fortes contraintes
et d’une faible autonomie) produisent statistiquement plus souvent des effets
négatifs mesurables, par exemple en termes de mortalité prématurée (Karasek,
1979 ; Marmot, 1997).
Le constructivisme n’est ni une école de pensée ni un courant théorique car
il traverse plusieurs paradigmes (de l’individualisme méthodologique au structuralisme bourdieusien ou foucaldien, en passant par l’interactionnisme, l’analyse
stratégique, etc.). Seules les sociologies reposant sur une vision déterministe du
monde social (pour lesquelles le social dépend en dernière analyse des gènes,
de la superstructure économique, de l’origine sociale, etc.) sont étrangères au
raisonnement constructiviste. De plus, aborder un phénomène en tant que
« construction sociale » ne dispense pas le chercheur de faire des choix quant à
l’angle ou à la focale d’analyse. La variété des approches et des options possibles
ne doit pas être comprise comme un signe d’inconsistance ou d’incohérence de la
démarche constructiviste, mais au contraire comme un souci d’opportunisme et
de pragmatisme par rapport à l’objet étudié. Bien souvent, la pertinence de telle
ou telle option dépend des intentions de l’auteur et de l’objet choisi :
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INTRODUCTION
– en fonction des intentions de l’auteur : il peut s’agir d’expliquer l’existence
de définitions différentes de la situation ; de dénoncer une situation comme
arbitraire ou infondée (constructivisme critique) ; de promouvoir un objectif thérapeutique ; d’étudier un mouvement social pour mieux l’aider à faire
avancer sa définition du problème ; de mieux comprendre les variations
dans la mise en forme d’un phénomène et de ses effets en retour sur les
acteurs concernés ; de décrire des interactions en face-à-face, etc ;
– en fonction de la focale micro, méso ou macro-sociologique privilégiée par
le chercheur. Si ces différentes dimensions sont imbriquées, la méthodologie et les outils conceptuels pour les aborder ne sont pas forcément les
mêmes (Musselin, 2005). Ainsi, le chercheur qui veut retracer la genèse
d’une catégorie doit recourir préférentiellement aux documents (articles
de presse, verbatim des débats parlementaires, textes de lois, etc.) et à
des entretiens avec les acteurs clés, quand cela est possible. Celui qui
s’intéresse à la façon dont ces catégories sont utilisées dans des situations
singulières d’étiquetage ou de diagnostic tirera plutôt profit de l’observation des interactions, etc. ;
– en fonction du caractère plus ou moins volontaire, maîtrisé de la construction étudiée. S’agit-il d’une entreprise de morale bien définie ou plutôt de
l’effet émergeant d’une situation complexe d’interactions et de rapports de
forces entre des acteurs aux intérêts et points de vue hétérogènes ? Le social
se construit de façon plus erratique qu’une maison ;
– en fonction de l’objet ou du phénomène étudié : est-ce qu’il s’agit d’un objet
mal stabilisé, dont la définition est controversée (comme le syndrome de
fatigue chronique), ou au contraire d’un objet bien défini, dont la construction est achevée et généralement acceptée comme un fait (par exemple le
sida comme maladie virale) ? Cet objet a-t-il une base matérielle naturelle
(une bactérie, une fracture d’un os) ou est-il d’abord une institution ou
une réalité sociale (un centre de désintoxication pour malade alcoolique) ?
De même, s’intéresse-t-on à une connaissance générale dans la société
ou partagée seulement par un groupe particulier, à des mécanismes de
diagnostic, d’étiquetage ou de qualification d’une réalité empirique singulière et particulière ? Le point de vue adopté ne sera pas le même s’il s’agit
d’un phénomène indifférent (non modifié par les connaissances à son sujet)
ou interactif (qui peut être influencé par les théories qui le décrivent).
Pour Joel Best (2003), le plus important n’est pas de disposer d’une théorie
de la construction sociale de la réalité, mais de différentes théories sur la
construction sociale de X ou de Y. C’est ainsi qu’il est possible de comprendre un
monde social constitué de l’imbrication, de la sédimentation, de constructions
sociales plus ou moins anciennes, plus ou moins stabilisées ou dépassées, mais
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aussi d’éléments naturels ou matériels dont le sens – mais pas nécessairement
l’essence – est socialement construit.
Ces idées seront illustrées par mes études sur la construction des risques
psychosociaux au travail, la catégorisation des âges et sur le travail performatif
dans la police, à l’hôpital ou dans les services médico-sociaux s’occupant des
jeunes en difficulté ou des personnes âgées fragiles. L’important n’est pas de
savoir ce qu’est « réellement » le syndrome de fatigue chronique ou l’adolescence
à risque, mais comment de telles étiquettes interagissent avec l’expérience et
la carrière des intéressés, les politiques publiques chargées de les prendre en
charge, etc. Il ne s’agit pas d’étudier les effets physiologiques du vieillissement,
mais de comprendre comment les représentations sociales de tel ou tel âge déterminent le sort fait aux individus concernés et médiatisent les effets « naturels »
de l’âge. Il s’agit de comprendre comment les membres d’un métier construisent,
imposent et font exister plus ou moins le codage symbolique de leur action sur la
réalité ou comment les évolutions des groupes professionnels et les transformations des politiques publiques sont enchevêtrées, et non de dire quelle doit être
la véritable mission de tel ou tel groupe. Les différentes études de cas présentées
au long de ce livre sont animées par le souci d’expliciter la façon dont les acteurs
sociaux produisent collectivement le social et les contraintes qu’ils rencontrent
dans cette entreprise. Ces contraintes sont elles-mêmes les effets de constructions passées, enchevêtrées et empilées de façon complexe et évolutive. Experts,
entrepreneurs de cause, street level bureaucrats (Lipsky, 1980), usagers, groupes
d’intérêt, etc., co-construisent (et intériorisent) continuellement le social.
Dans le premier chapitre, je tente d’éclairer certains des débats et des enjeux
théoriques qui structurent les controverses sur les approches constructivistes
comme la question des traditions disciplinaires, du relativisme ou du statut de
ce qui est « socialement construit ». Devant le constat de divergences au sein des
recherches qui se réclament d’une analyse en terme de « construction sociale »,
j’ai cherché à bâtir une typologie des différentes approches constructivistes afin
d’en mettre en avant les complémentarités plutôt que les contradictions. Cela
me permet de défendre une approche pragmatique et « modérée » du constructivisme comme moyen d’accroître la compréhension des phénomènes complexes.
Cette idée de modération n’annonce pas un compromis mou entre naturalisme
et relativisme, ni un positionnement flou cherchant à ménager la chèvre et le
chou, mais défend une conception précise du rôle de l’analyse sociologique.
Pour prendre un exemple un peu forcé, on peut dire qu’une approche
constructiviste radicale a pour objectif de s’attaquer en premier lieu aux dimensions soi-disant essentielles ou naturelles des phénomènes étudiés. Par exemple,
une analyse constructiviste radicale des différences de genre cherche particulièrement à remettre en cause la distinction sexuelle hommes-femmes en mettant
l’accent sur des phénomènes transgressifs à la fois du point de vue social et
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[« La construction du social », Marc Loriol]
[ISBN 978-2-7535-1828-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
biologique : l’homosexualité, la bi-sexualité, la trans-sexualité, l’hermaphrodisme, les queers, etc. Une approche « modérée » se contente de tenir compte
du fait que certaines différences biologiques entre hommes et femmes peuvent
bien exister (le sexe), mais que cela n’explique pas la grande variété des usages
sociaux de ces différences (le genre) et ne contraint que de façon très marginale,
voire négligeable, les choix et les stratégies des acteurs sociaux. La réalité biologique sexuelle de la différence entre hommes et femmes n’est pas niée, mais elle
ne suffit pas pour rendre compte des représentations sociales et des positions
inégales entre les deux genres. Pour dire les choses de façon triviale, il reste
beaucoup de place pour des analyses constructivistes modérées sans avoir besoin
de remettre en cause la biologie ou la physiologie. D’autant plus que les acteurs
sociaux peuvent connaître et contourner, s’ils le souhaitent, un certain nombre
de « contraintes » naturelles (la moindre force physique corrigée par l’entraînement ou l’usage de machines, le vieillissement compensé par l’expérience, etc.)
Par exemple, dans les années 1990, à la RATP, face à la montée des agressions, la direction avait pensé développer le recrutement de femmes machinistes
dont on supposait qu’elles seraient moins agressées et sauraient mieux gérer
et désamorcer la violence. Cette volonté s’est toutefois heurtée à une difficulté
particulière : lors de l’examen du « permis de conduire bus », réputé difficile à
la RATP, certaines épreuves semblaient particulièrement discriminantes pour les
femmes du fait d’une moindre aptitude, confirmée par plusieurs expériences en
psychologie, à la latéralisation abstraite dans l’espace. Une modification de ces
épreuves avait permis de surmonter la difficulté sans augmentation du risque
d’accidents. Pourtant, la féminisation du métier et la lutte contre les agressions
ne firent pas de gros progrès par la suite. Une lecture radicale pourrait chercher
à remettre en cause les présupposés sur le genre portés par la direction de la
RATP : les femmes ne sont pas naturellement plus aptes au travail relationnel
ou moins aptes à la spatialisation, il ne s’agit que d’une question de conditionnement, de préjugés, etc. Mon analyse est plutôt que les capacités « naturelles »,
réelles ou supposées, des femmes machinistes étaient loin de pouvoir expliquer
les difficultés de leur recrutement. De nombreux autres facteurs comme une
gestion traditionnelle des emplois, la répartition des services, l’organisation de
la carrière, le rôle de l’action syndicale, etc., pouvaient également expliquer la
défiance (et le machisme) des hommes machinistes 4.
Un positionnement similaire peut être adopté pour l’analyse de questions
comme le stress. Une approche constructiviste modérée n’a pas pour objet de
nier les dimensions biologiques du phénomène, mais se concentre plutôt sur
les interactions avec les représentations sociales. De nombreux biologistes ou
4. D’ailleurs, le même type de réticences a pu être observé à l’occasion d’une autre politique
de recrutement testée par la direction : l’embauche de jeunes issus de l’immigration et
des quartiers difficiles pour tenter de réduire les attaques dont étaient victimes les bus et
les machinistes.
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LA CONSTRUCTION DU SOCIAL
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psychologues reconnaissent d’ailleurs l’existence de différentes approches ou
plans d’analyse du stress. Jean-Michel Thurin, psychiatre, écrit ainsi que le
stress « ne se limite pas au sujet biologique au sens réduit du terme, restreignant la vie à l’organisme ou au sujet psychique. Il implique, à des niveaux
structurels les conduites sociales précoces et plus tardives. Cet élargissement
spatial de la complexité doit être complété par celui qui concerne le temps […].
Chaque événement ou situation est, chez l’homme, interprété en fonction de
ce qu’il signifie pour la personne » (Thurin et Baumann, 2003). De leur côté,
Pierluigi Graziani et Joel Swendsen (2004) précisent :
« Si l’on prenait au hasard quatre personnes à vocations différentes, un
généticien, un psychologue, un assistant social et un philosophe […], le
généticien insisterait sur les facteurs héréditaires et les interactions gènes
environnement ; le psychologue invoquerait probablement l’importance des
expériences précoces de l’individu, de la personnalité ou des cognitions ;
l’assistant social parlerait des effets de l’exclusion ou de la marginalisation ;
tandis que le philosophe citerait des problèmes encore plus larges, caractéristiques de la condition humaine ou de notre société. Il va sans dire que tous
auraient au moins en partie raison […]. Le stress a fait l’objet de milliers de
publications. Aucune définition universelle ne peut être identifiée. »
Une recherche constructiviste sur le stress n’a pas forcément besoin de
récuser les travaux des biologistes ou des psychologues, mais se déploie dans
un plan d’analyse, un découpage de l’objet, qui lui est propre. Elle peut même
intégrer des éléments d’autres disciplines en les sociologisant et en les historicisant. Par exemple, le manque de reconnaissance est particulièrement associé
au stress dans certains contextes sociaux qui donnent sens à ces deux notions ;
de même le coping dépend largement d’arrangements collectifs négociés et
contingents ; ou encore l’expérience d’un « stress » perçu comme lié à la difficile
relation avec un usager, par exemple, aura une « traduction » somatique, dans
la biologie de la personne, différente si la situation est vécue comme un manque
de moyen et une mauvaise organisation ou comme une défaillance individuelle.
L’exemple des risques psychosociaux et de la santé mentale au travail,
développé dans le deuxième chapitre, permet d’illustrer la portée heuristique
d’une telle démarche et de défendre un constructivisme « modéré », processuel
et multi-niveaux. La fatigue, le stress ou le burn out sont à la fois des entités
cliniques dont il est possible de retracer la genèse et les différentes mises en
formes collectives de l’expérience au sein de contextes sociaux localisés. La façon
dont un salarié est étiqueté ou non comme « stressé », la définition, dans son
milieu de travail du sens de telle ou telle situation, peuvent être nourries des
théories médicales ou psychologiques tandis que dans le même temps, le vécu
des personnes en souffrance constitue la « matière première » mobilisée dans la
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construction des entités cliniques ; d’où des phénomènes circulaires ou interactifs. Mais, les liens ne sont pas automatiques, chaque niveau possédant une part
d’autonomie. La mise en forme du mal-être peut se faire sans nécessairement
recourir aux catégories de plus en plus diffusées de stress, de souffrance ou de
burn out mais ressortir d’un autre registre rhétorique comme celui de l’exploitation, des conditions de travail ou de la dignité des travailleurs. Les difficultés
au travail peuvent être gérées collectivement en amont, sans que leurs conséquences soient nécessairement pathologisées.
Une des façons possibles de gérer collectivement les difficultés rencontrées
dans le travail est de modifier la perception des situations de travail. Ainsi, la
manière dont les salariés en contact avec un public cherchent à façonner les
usagers qu’ils ont en face d’eux à la mesure de leurs conceptions du travail les
aide à mieux faire correspondre leur idéal professionnel et leurs pratiques quotidiennes. Ce faisant, ces street levels bureaucrats (Lipsky, 1980) pèsent sur la mise
en œuvre des politiques publiques dont ils ont la charge et la construction des
« problèmes » auxquels elles sont censées répondre. Dans le troisième chapitre,
la focale est donc mise sur les pratiques des agents dans leur travail de catégorisation des usagers de façon à forger et à maintenir le sens de leur activité professionnelle. La façon dont les infirmières et les policiers définissent et traitent leurs
« bons » et leurs « mauvais » usagers permet d’illustrer en détail ces processus.
Ce travail de catégorisation est ensuite replacé dans le cadre d’analyse plus large
de la conception et de l’analyse des politiques publiques : comment les experts et
les professionnels en charge de la politique des âges participent à la construction
de la jeunesse et du grand âge comme des catégories à risque ? La mise en œuvre
d’une politique est l’occasion d’explorer différentes facettes du constructivisme
(construction locale, genèse d’une catégorie, etc.). Plus largement, appliquer la
notion de construction sociale à l’analyse de l’activité professionnelle, permet
de proposer un nouveau regard sur le monde du travail, notamment à travers
l’étude des catégorisations réalisées par les travailleurs pour soutenir l’exécution
de leur activité et la production de la confiance comme condition importante
de la coopération.
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