Entretien avec Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux

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Entretien avec Dounia Bouzar,
anthropologue du fait religieux
« Je suis un serviteur du Feu Secret, qui détient la flamme d’Anor. Vous ne pouvez passer.
Le feu sombre ne vous servira de rien, flamme d’Udûn. Retournez à l’Ombre ! Vous ne pouvez
passer. ». Gandalf - Tolkien, J. R. R. (2002). Le Seigneur des anneaux, tome 1 : La fraternité de
l’anneau (Vol. 1). Paris, Éditions Christian Bourgois.
« Première condition : donner un sens à leur vie à travers la lutte, le sacrifice et la
fraternité. ». Atran, S. (2016). L’État islamique est une révolution. Paris, Les liens qui libèrent.
Préambule
Pour mener cet entretien, j’avais tout préparé. Tout ? Du moins, le croyais-je. J’avais
beaucoup lu, regardé des interventions télévisées, des reportages, rédigé une liste de questions,
acheté un enregistreur vocal, dévoré Voyage de classes1 de Nicolas Jounin… Oui mais… Je ne suis
ni un orateur, ni un grand habitué des interviews, alors que mon interlocutrice, en revanche, possède
une parfaite maîtrise de cet exercice. De plus, se retrouver face à une anthropologue qui, de surcroît,
exerce une spécialisation assez singulière, est très déroutant et disons le clairement très intimidant.
Au final, je retiens qu’avoir imprimé une liste de questions n’était pas la meilleure des solutions,
mais l’expérience reste très enrichissante, et je n’oublierai jamais ce moment.
Madame Bouzar est docteur en anthropologie depuis 2006 et spécialiste du fait religieux. Au
cours de l’année 2014, elle a mis en place un processus de déradicalisation pour les jeunes
« djihadistes »2 français qui veulent partir sur les terres de Shâm 3. Aussi, elle fait régulièrement
l’objet de menaces de la part de Daech4. De mon côté, mes différentes lectures5 et mon intérêt pour
la Mort6 et le fait religieux m’ont conduit, inexorablement, à Dounia Bouzar.
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Rien à voir avec le fait que je devais rencontrer Dounia Bouzar. Il s’agit d’une lecture obligatoire de l’UE de
sociologie. Mais ce livre regorge de conseils précieux. L’auteur raconte, notamment, aux étudiants en sociologie sa
propre expérience des interviews lors de sondages chez les particuliers, avec une multitude de situations qui
peuvent être déstabilisantes. Voir la bibliographie pour les références.
Le terme « djihadisme » a été mis entre guillemets pour ne pas mélanger les notions, ce qui ferait le jeu de Daech.
Syrie, Liban, Palestine et Jordanie (en partie).
État islamique (califat) proclamé par Abou Bakr al-Baghdadi al-Husseini al-Qurashi le 29 juin 2014 à Mossoul.
Voir la bibliographie.
Mort avec un M majuscule pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’un intérêt morbide, mais d’un champ d’étude possible
qui est indissociable de la religion et, surtout, de la Vie.
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Cet entretien, qui retrace le parcours, les choix et le travail de madame Bouzar, est vraiment
centralisé sur le processus de déradicalisation qui est un champ d’étude très spécifique mais
possible pour un anthropologue du fait religieux.
Je tiens à remercier très chaleureusement madame Dounia Bouzar pour m’avoir accordé,
malgré le contexte et la charge de travail, un entretien de plus de deux heures. Je remercie
également son équipe de déradicalisation pour avoir intercédé en ma faveur et son équipe de
protection pour assurer sa sécurité quotidienne. Enfin, je remercie les parents des enfants dont
madame Bouzar s’occupe pour avoir patienté plus de deux heures dans des moments qui sont très
compliqués à gérer. Du fond du cœur, merci à tous.
Compte-rendu de l’entretien
L’entretien a eu lieu le mercredi 2 novembre 2016, de 10 h 20 à 13 h, dans un café du 7e
arrondissement de Paris.
Dounia Bouzar (Dominique Bouzar), âgée de 52 ans et mère de trois enfants, divorcée, est
une fille d’intellectuels : sa mère est professeure de mathématiques et son père est universitaire.
Très bonne élève, elle arrête pourtant sa scolarité à l’âge de 16 ans, car le système scolaire ne lui
convient pas du tout. Elle devient alors palefrenière et monitrice d’équitation pour enfants avec
handicap. Un accident de la vie, qui survient le mois de ses 18 ans, l’oblige à cumuler deux emplois
et à reprendre ses études pour subvenir à ses besoins et à ceux de son premier enfant alors en bas
âge. Son aversion pour le système scolaire français ne l’incite pas à suivre des cours à l’université,
aussi Dounia Bouzar souhaite reprendre une capacité en droit en cours du soir. Le passage de cette
capacité en droit avec mention lui a permis d’obtenir une équivalence DEUG pour tenter le
concours de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ). Le concours en poche, elle rentre à la PJJ
en 1991 comme éducatrice. Nommé dans le Nord, elle arrive dans des locaux vides, aucun jeune ne
venait à la PJJ. Dounia monte alors un théâtre où chacun a un rôle propre, devenant de fait
irremplaçable, afin que tous les jeunes se remobilisent et s’investissent. Trois ans après la création
de ce théâtre, 90 jeunes suivent les cours avec assiduité. En constatant les résultats apportés par le
projet théâtral, les juges ont porté le projet et soutenu les actions menées. Madame Bouzar se définit
elle-même comme un « électron-libre » qui ne croit pas aux méthodes traditionnelles de l’époque en
matière d’éducation sociale. Malgré cela, les institutions lui font confiance et pendant une quinzaine
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d’années elle aura l’occasion d’exercer ses propres méthodes, considérées comme peu académiques,
et de démontrer leur efficacité.
La voie de l’anthropologie est arrivée par hasard : c’est son responsable à la PJJ, avec qui les
rapports n’étaient pas forcément toujours bons, qui a fait la démarche de l’inscrire à l’université en
science de l’éducation. Ses professeurs, au courant de son expérience professionnelle, lui
conseillent de rédiger des rapports (sur la violence, etc.) qui lui permettront d’obtenir une
équivalence et de passer directement en maîtrise. Le choix du DEA se porte sur le management
urbain : c’est l’un des seuls cursus à être compatible avec une vie de famille. En effet, ce cursus
offre la possibilité de suivre des cours par correspondance le week-end. C’est un moment de vie très
difficile : beaucoup de travail et peu de sommeil.
Jean-Paul Martin, maître de conférences à l’université de Lille III, fait publier le premier
livre de Dounia Bouzar. On lui conseille alors de faire une thèse en anthropologie compte tenu de
son parcours de vie. C’est l’ethnologue Pierre Bonte, aujourd’hui décédé, qui est son directeur de
thèse. La genèse de son mémoire prend sa source dans l’assassinat d’un jeune d’une banlieue
Lilloise. Ce dernier a été tué par un policier d’une balle dans le dos lors d’un vol de véhicule.
Martine Aubry, alors maire de la ville de Lille, a décrété qu’il devait y avoir une cérémonie laïque
puisque le jeune était français, tandis que le consulat d’Algérie souhaitait une cérémonie
musulmane en Algérie. Ce fût un véritable tollé dans les banlieues de Lille : le jeune était français et
musulman, donc une sépulture en France dans le carré musulman du cimetière de Lille sud était la
seule solution valable. Un autre évènement aura une influence sur madame Bouzar, il provient d’un
adolescent dont elle s’occupe qui la surnomme Dounia, mélange des prénoms Dominique et
Amina7. Ainsi, le sujet de thèse de doctorat devient L’importance de l’expérience citoyenne dans le
parcours des musulmans nés en France sensibles au discours de l’islam politique8.
Afin de mieux appréhender la suite de cet entretien, il est nécessaire d’apporter une
précision supplémentaire. Bien que personnelle, elle est très utile pour comprendre le travail hors
norme de madame Bouzar et de son équipe. D’ailleurs, il semble exister une anthropologie
académique qui peut s’apprendre dans des livres ou à l’université et une anthropologie de terrain
qui ne peut s’apprendre qu’au contact direct du terrain étudié. Son équipe, justement, a changé
7
Dominique est le prénom de naissance de madame Bouzar. Amina est le prénom que son père aurait aimé lui
donner.
8
http://www.sudoc.abes.fr/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=123262127&COOKIE=U10178,Klecteurweb,D2.1,Ee0792955b7,I250,B341720009+,SY,A%5C9008+1,,J,H2-26,,29,,34,,39,,44,,49-50,,53-78,,80-87,NLECTEUR+PSI,R78.226.119.85,FN
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plusieurs fois. Constituée au départ d’individus diplômés en sociologie, anthropologie, psychologie,
etc. leur vision était à la fois trop restrictive (pas assez ouverte à d’autres disciplines) et trop
académique (tenter systématiquement de mettre en application ce qui a été vu à l’université). Il faut
ajouter la pression énorme d’un univers très stressant, à la limite de rendre n’importe qui
« paranoïaque ». Ainsi, seuls ceux qui ont été touchés par la radicalisation d’un proche ont tenu le
coup. D’ailleurs certains membres de son équipe actuelle ont connu le terrain en partant en Syrie.
La force de son équipe est bâtie sur l’ouverture d’esprit, l’humilité et l’adaptabilité. Il s’agit là d’une
expérience collégiale et empirique, l’interdisciplinarité étant fondamentale. Il faut bien comprendre
que dans ce combat contre les Ténèbres, il n’y a pas forcément de vacances ou de week-end et
implique beaucoup d’heures de travail, y compris la nuit.
Selon madame Bouzar, l’anthropologue du fait religieux étudie la façon dont les individus
comprennent la religion. Bien qu’elle-même soit musulmane (son père était musulman et sa mère
athée), elle pense que l’anthropologue du fait religieux n’est pas forcément un théologien, encore
moins d’une religion en particulier. Il est assez difficile de présenter une journée type, mais dans
son travail journalier, cela se traduit par analyser le discours des recruteurs de Daech et de
comprendre pourquoi, à la lumière des grilles de lecture qu’elle a créé, un tel discours fait sens à tel
moment pour tels individus. Pour mettre en application ses théories, elle utilise notamment « l’effet
miroir » qui consiste à faire témoigner des individus ayant eu le même parcours ou les mêmes
convictions, mais qui ont réussi à se défaire de la manipulation. C’est pourquoi les repentis sont
indispensables aux séances de déradicalisation. Fin octobre, une polémique a éclaté lorsque
madame Bouzar a annoncé l’embauche d’un repenti9 qui l’aide en apportant sa vision de la religion
à différents moments de sa vie. En effet, elle le fait parler sur des sujets variés comme la barbe, la
musique, la sexualité, la loi, le martyr… Concrètement, il s’agit pour le repenti de reconnaître le
cheminement de sa pensée à chaque étape de sa vie religieuse : quand j’étais Frère Musulman, je
pensais le texte religieux comme cela. Quand j’étais salafiste, j’interprétais le texte religieux de telle
manière et quand j’étais « djihadiste », je comprenais le texte religieux encore d’une autre façon. En
fait, le repenti arrive à reconnaître que la loi divine est finalement humaine et que tout dépend de
l’interprétation de l’homme en fonction de son histoire, de son environnement, de ses croyances et
de sa subjectivité.
9
Il s’agit de Farid Benyettou considéré comme le mentor des frères Kouachi. Il est stabilisé depuis 6 ans et, jusqu’ici,
le gouvernement ne dispose d’aucun élément qui indiquerait la radicalité persistante de monsieur Benyettou.
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Son anthropologie de terrain, est présente à la fois sur le terrain virtuel numérique et sur le
terrain de la réalité. La surveillance de ses « petits » dans leur deuil de leur radicalité est primordiale
donc une partie de la matinée peut-être accordée à ce contrôle. Parfois certains d’entre eux, même
s’ils ne se reconnaissent plus dans l’idéologie de Daech, restent dans l’utopie d’une loi d’Allah. Sur
les 800 jeunes, il reste quelques cas limites à stabiliser. Madame Bouzar n’hésite pas à pousser à
bout ces jeunes pour sonder leur radicalité. En cas de doute, l’équipe n’hésite pas à se déplacer
immédiatement pour voir l’enfant y compris s’il se trouve à l’autre bout de la France. C’est un vrai
travail d’équipe où chacun se relaie, en complicité avec les parents. L’équipe n’hésite pas à se
mettre en scène, à utiliser la chaîne des repentis, on peut parler d’un effet « boule de neige » en
matière de déradicalisation. C’est aussi un don de soi énorme, il faut y penser avant de s’engager
dans une telle voie. L’équipe de Bouzar-expertises10 accumule beaucoup de données mais n’a pas
encore eu le temps de tout analyser. Comme le temps manque, tout ce travail sera réalisé sur les
congés. Le travail inédit de son équipe consiste à suivre le jeune pas à pas dans sa radicalité ou sa
radicalisation et pas seulement à gérer le jeune devenu « djihadiste » depuis quelque temps.
Il me semble important de relever que se consacrer à un travail inédit et avoir été mandatée
par le gouvernement met madame Bouzar sous le feu des critiques. Elle est parfois durement
violentée. Même si elle n’en dit rien, elle se raccroche aux familles dont elle s’occupe, c’est ce qui
la fait tenir, c’est sa force de résilience. C’est le côté positif de son métier actuel, symbolisé par
l’association qu’elle a crée en 2014 : le CPDSI11. Le travail d’écriture l’oblige aussi à ne rien
oublier dans cet océan de données. Le but est de restituer tout ce qu’elle a compris jusque-là même
si elle considère que tout n’est pas parfait. L’anonymat, salvateur pour les individus concernés,
permet de protéger les enfants et les parents (dans leur vie, dans leur travail…) mais en même temps
empêche de valider scientifiquement les données recueillies. Cependant, un reportage filmé à visage
découvert est en cours de tournage. Par conséquent, l’anthropologue doit savoir s’adapter, tant à
ceux qu’il étudie qu’à ceux qui aimeraient en savoir davantage ! C’est également une sorte de chefd’orchestre de l’interdisciplinarité.
Madame Bouzar souligne l’adaptation du discours de Daech en fonction du pays d’origine
des candidats au « djihad ». Le recruteur procède par étapes, utilise une approche psycho-cognitive
émotionnelle pour mieux embrigader sa proie. Madame Bouzar, en colère contre certain.e.s
10 L’entreprise de madame Dounia Bouzar et de l’une de ses filles. http://www.bouzar-expertises.fr
11 Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam. http://www.cpdsi.fr/
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expert.e.s du « djihadisme » et certain.e.s politicien.ne.s, parle de SMIC intellectuel lorsqu’il s’agit
de se poser la question « pourquoi un jeune, avec une scolarité brillante, veut partir faire le
« djihad » ? ». Elle ajoute que les spécialistes du « djihad » s’enferment dans leur grille de lecture et
ne veulent pas voir la réalité en face. S’enfermer et ne pas vouloir voir et comprendre le motif
d’engagement. Personnellement, je me demande s’il ne s’agit pas là d’une forme d’ethnocentrisme
surtout si l’on fait le parallèle avec d’autres dérives sectaires comme Aum Shinrikyō12.
Le gouvernement fait lui aussi preuve d’ambivalence, car d’un côté il a mandaté madame
Bouzar pour intervenir auprès des préfectures, psychologues, psychiatres et les familles en tant
qu’anthropologue experte en déradicalisation. C’est-à-dire qu’il reconnaît de fait que la radicalité
n’est pas irréversible et qu’il est possible de sauver les radicalisés. Mais d’un autre côté, ce même
gouvernement ne souhaite pas que madame Bouzar s’associe à Farid Benyettou. Le rôle de ce
dernier est pourtant d’aider la société, d’aider des individus malgré son passé. Et malgré le passé
d’un individu, il faut accepter que l’on puisse le ré-humaniser. Quant à lui, Le gouvernement
considère qu’un terroriste restera toujours un terroriste, que c’est un mal incurable. Pour autant, il
ne propose aucune solution… L’experte en déradicalisation s’interroge face à cette réaction, c’est
l’incompréhension totale qui représente l’un des aspects négatifs lié à son métier actuel. Il ressort de
notre échange que les « djihadistes » sont considérés comme des dégénérés incultes, issus des
quartiers les plus malfamés, voire comme des débiles profonds, par le gouvernement, les experts en
« djihadisme » et la sécurité intérieure. Madame Bouzar rappelle qu’ils ne correspondent en aucun
cas à cette description et même qu’une partie des jeunes « djihadistes » sont précoces, loin d’être
des idiots en puissance issus de quartiers malfamés. Ses propos viennent confirmer les analyses de
Marc Sageman et de Haruki Murakami13.
Pendant cet entretien, une question me tenait à cœur : qu’est-ce qui fait que sur la base d’une
même conviction, certains vont choisir les armes et d’autres la voie de la simplicité et du bonheur
(le Dalaï-lama, Tareq Oubrou) ? Madame Bouzar explique que les « djihadistes » ont repris la
vision piétiste du monde et montrent au jeune qu’il vit dans un monde corrompu avec des lois
humaines qui ne mènent qu’à la corruption. Ils lui retirent également toute confiance qu’il pourrait
avoir en une personne particulière, un système démocratique, la République, etc. Ils ont une
approche émotionnelle anxiogène, ainsi le radicalisé a peur de l’être humain et ne voit qu’une
12 Secte japonaise responsable des attaques au gaz sarin dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995.
13 Voir bibliographie.
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échappatoire avec le divin. La différence profonde entre les « djihadistes » et les piétistes réside
dans la « solution compensatoire dysfonctionnelle » qui est proposée. Ainsi, les piétistes (Amishs,
mormons, salafistes piétistes…) pensent qu’il faut se couper du monde pour éviter toute corruption,
alors que les « djihadistes » estiment qu’ils ont une responsabilité dans cette corruption et qu’il ne
suffit pas de se couper du reste de la population : ils ont aussi un rôle dans la régénération du
monde, l’idée étant d’avoir une confrontation plutôt qu’une fuite du monde corrompu. Le
basculement ou non dépend de l’histoire personnelle de l’individu. Certains psychiatres et
psychologues
mettent
en
avant
un
cumul
de
facteurs
psychiques,
sociologiques
et
environnementaux. Ainsi, « c’est le degré de sentiment de paranoïa et de persécution qui
conditionne le degré de dangerosité d’un individu ». Ce dernier n’a pas le sentiment d’être un
terroriste, mais d’être un sauveur du monde, un émir. Comme le terroriste est un individu lui-même
terrifié il faut donc le rassurer sur le monde et sur les Hommes pour tenter d’enclencher une
déradicalisation. Madame Bouzar insiste sur l’interdisciplinarité car chaque individu a une
sensibilité différente en fonction des situations. La facilité d’endoctrinement dépend des
mécanismes de défense propres aux individus. L’embrigadement peut être très rapide, deux mois
environ, alors que la déradicalisation peut prendre deux années. À cela, il faut ajouter cinq années
supplémentaires pour être certain de la stabilisation. « Le même temps que pour un cancer », précise
Dounia Bouzar.
Conclusion
J’ai bien conscience que cet entretien représente une anthropologie extrême, pour ne pas dire
anthropologie de l’extrême, qui mêle des aptitudes et compétences diverses, mais il illustre bien un
horizon, un champ d’étude possible. J’aime beaucoup l’idée d’une anthropologie de terrain, ou
plutôt d’une anthropologie d’action au service de la communauté. J’ai pu constater que certains
enfants de la République se perdent et que madame Dounia Bouzar fait partie de ceux qui se
démènent pour aller les chercher à la frontière et au-delà s’il le faut.
Sans aller jusqu’à mettre sa vie en danger, si l’anthropologue, le sociologue, le philosophe
ne met pas ses connaissances au service de la communauté ou s’il n’utilise pas un langage
facilement compréhensible par tous, qui le fera ? Les solutions aux problèmes des sociétés ne
viennent pas forcément « d’en haut », mais plus durablement « d’en bas ». Il serait sûrement
prétentieux de parler d’influence alors que je viens tout juste de commencer des études
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d’anthropologie, mais la rencontre avec madame Bouzar a déjà une influence sur ma vie.
Marc Vaugenot.
Étudiant en Anthropologie, université Jean-Jaurès – Toulouse.
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Proverbes et citations
Voici quelques proverbes et citations que m’inspire le travail ou les conditions de travail de
madame Dounia Bouzar, de son équipe et de tous ceux qui travaillent dans l’ombre pour que la
lumière puisse continuer de briller. Malheureusement, je ne peux pas garantir la source de chaque
citation.
« Du discours jaillit la lumière. » - Proverbe indien.
« La bête la plus féroce connaît la pitié, je ne la connais pas, et ne suis donc pas une bête. » Shakespeare.
« Le bavardage est l’écume de l’eau, l’action est une goutte d’or. » - Proverbe chinois.
« Nec spe, nec metu. Mediis tranquillus in undis » - Locution latine traduite par « Sans
espoir et sans crainte. Je me tiens tranquille au milieu des flots. ».
« Quand on tombe dans l’eau, la pluie ne fait plus peur. » - Proverbe russe.
« Tomber est permis, se relever est ordonné. » - Proverbe russe.
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