LES COMPLICATIONS OCULAIRES AU COURS DU SIDA : QU’EN EST-IL DES RÉTINITES A CYTOMÉGALOVIRUS ? KP. BALO, H. MIHLUEDO, A. DJAGNIKPO, B. KOFFI-GUE RESUME Nous rapportons dans ce travail les premières observations de rétinites à cytomégalovirus chez des malades au CHU de Lomé. Matériel et méthodes : Les dossiers cliniques de 5 malades tous atteints du syndrome d’immunodéficience acquise et présentant une rétinite à cmv à l’examen ophtalmologique sont passés en revue. Résultats : Les âges des patients sont compris entre 28 et 51 ans ; ils présentaient tous une rétinite aux deux yeux, les lésions rétiniennes associées étaient la toxoplasmose choriorétinienne, les papillites et les vascularites. Quatre malades sont décédés quelque temps après le diagnostic de rétinite. Conclusion : Les rétinites à cmv ne sont donc pas exceptionnelles chez nos malades. Leur intérêt dans notre contexte est surtout diagnostique compte tenu des difficultés de prise en charge thérapeutique par les antiviraux. Mots clés : Sida - Togolais - Rétinites - Cytomégalovirus. SUMMARY Ocular complications in AIDS : what about cytomegalovirus retinitis ? Background : We report the first cases of cytomegalovirus retinitis in togolese patients presenting with acquired immunodeficiency syndrome (AIDS). Material : Clinical records of 5 AIDS patients whose eye examination revealed cmv retinitis are reviewed. Results : Patients ages ranged from 28 to 51 years, cmv retinitis was bilateral, associated retinal complications were Travail du service d’ophtalmologie, CHU de Lomé Tokoin (Togo) Médecine d'Afrique Noire : 1997, 44 (7) toxolasmosis, papillitis and vascularitis. Four of them died a few moment after retinitis diagnosis. Conclusion : These observations demonstrated that cmv retinitis are not exceptional with our patients, however, due to the lack of retroviral treatment ; their interest is limited to clinical diagnosis. Key-words : AIDS - Togolese - Retinitis - Cytomegalovirus. INTRODUCTION Les complications oculaires au cours de l’évolution du syndrome d’immunodéficience acquise sont représentées par le zona ophtalmique, la toxoplasmose choriorétinienne, les endophtalmies à candida, les localisations palpébrales de la maladie de Kaposi, les lymphomes diffus ou isolés et les rétinites à cytomégalovirus (cmv). La rétinite à cytomégalovirus est une infection multisystémique qui présente des conséquences oculaires très désastreuses chez les patients atteints par le syndrome d’immunodéficience acquise. Son incidence serait de 20 à 34% chez les sidéens adultes ; tandis qu’on la chiffre à 5% dans le groupe pédiatrique selon HOLLAND (1). La survie des patients porteurs de rétinite à CMV est relativement courte. En 1983, HOLLAND (1) avait rapporté des délais de 6 semaines après le diagnostic de rétinite à cmv, en 1987, HENDERLY (2) trouvait 6 mois tandis que plus tard GROSS (3) en 1990 a décrit des survies moyennes de 8 mois. L’allongement de la survie serait en rapport avec les différentes thérapeutiques instituées et un diagnostic précoce. Le pronostic visuel de la rétinite à cmv est relativement sombre, avec une acuité réduite ou égale à une perception des mouvements de la main dans les meilleurs des cas. Plusieurs lésions rétiniennes ont été décrites au cours de l’évolution de la rétinite à cmv. Ce sont le décollement de rétine, la toxoplasmose choriorétinienne, les papillites ou les neuropathies optiques rétrobulbaires. La rétinite à cmv peut être unilatérale ou volontiers bilatérale chez certains patients. Non traitée, elle évolue vers une LES COMPLICATIONS OCULAIRES… extension progressive ou vers la bilatéralisation : dans certains cas, le cytomégalovirus entraîne une localisation extra-oculaire notamment encéphalitique. Le cytomégalovirus est responsable dans près de 85% des cas de rétinites chez les sidéens (1, 2). La rétinite à cmv est une infection destructrice, progressive, aboutissant au terme de son évolution à la cécité. Le pronostic visuel en est donc très sombre ; en effet les malades présentent souvent une acuité visuelle réduite à la perception des mouvements de main dans le meilleur des cas. Ce pronostic visuel est comme nous l’avons signalé associé à un pronostic vital variable. Sur le plan épidémiologique, plusieurs auteurs ont insisté sur l’extension de l’endémie par le virus de l’immunodéficience humaine (vih) en Afrique ; ce continent est l’un des plus affectés par la maladie (4). Le syndrome d’immunodéficience acquise présente plusieurs manifestations cliniques bien décrites chez les malades togolais. En effet, le profil épidémiologique de l’infection par le virus de l’immunodéficience humaine acquise se présentait ainsi au 31 décembre 1994 : 4766 cas de sida notifiés ; séropositifs estimés à 200 000 soit une séroprévalence dans la population globale de 5% (5). Dans la littérature internationale disponible, il n’existe pratiquement pas de travaux consacrés aux rétinites à cytomégalovirus chez l’africain. Par ailleurs, aucune étude de la question n’a encore été réalisée chez les malades togolais. Cette lacune pourrait s’expliquer soit par la rareté de la complication chez le sidéen africain, soit par le manque d’intérêt pour la question. En compulsant nos dossiers cliniques, nous nous sommes rendus compte de l’existence de certains cas de rétinites à cytomégalovirus diagnostiqués dans le service. L’objectif de ce travail est de rapporter ces observations de rétinites colligées dans le service d’ophtalmologie du CHU de Lomé. OBSERVATIONS Observation n°1 Cette malade de 42 ans, sexe féminin, mariée, sidéenne, ayant fait plusieurs épisodes de diarrhée a consulté le 28 janvier 1994 pour baisse de l’acuité visuelle. La vision est de 1/10 à droite et 1/20 à gauche, inaméliorable. Le fond d’oeil montre des foyers d’atrophie rétinienne, des plages d’hémorragies siégeant surtout le long des arcades vasculaires temporales. Il y a une importante fluorescence 388 intermaculopapillaire, une fuite périvasculaire à l’angiofluorographie. une semaine plus tard, l’acuité à chuté à une perception lumineuse ; le fond d’oeil objective de nombreuses hémorragies et plages étendues d’atrophie rétinienne aux deux yeux. La malade est décédée 8 semaines plus tard. Observation n°2 Il s’agit d’un malade de 51 ans, divorcé, vu le 5 novembre 1994 pour bilan oculaire de mouches volantes chez un séropositif connu et ayant présenté des complications pulmonaires (tuberculose pulmonaire). La vision était de 7/10 à droite, et 8/10 à gauche. Au fond d’oeil, on trouve des plages d’aspect blanchâtre, des zones de nécrose rétinienne, des hémorragies rétiniennes en foyer siégeant surtout le long des arcades vasculaires. L’angiofluorographie montre à droite une hyperfluorescence autour des arcades vasculaires temporales ; il n’y avait pas d’hémorragies (figure n°1). L’évolution a été dramatique, le malade est décédé cinq mois plus tard. Figure 1 : Rétinites à cmv : Aspect de rétinite à cmv avec nombreuses tâches blanchâtres, hémorragies, multiples, le long des arcades vasculaires Observation n°3 Cette malade de 48 ans, mariée, était suivie en médecine interne pour diarrhée et amaigrissement sur séropositivité VIH. Le bilan oculaire fait en Août 1995 a montré une acuité de 8/10 à l’oeil droit et une perception lumineuse à gauche. Le fond d’oeil note un oedème papillaire, et plusieurs foyers hémorragiques à gauche ; à droite, une périvascularite était présente associée à des zones d’hémorragies. L’angiofluorographie a montré une fluorescence diffuse associée par endroits à des effets masques. Deux Médecine d'Afrique Noire : 1997, 44 (7) KP. BALO, H. MIHLUEDO, A. DJAGNIKPO, B. KOFFI-GUE 389 semaines plus tard, l’acuité a chuté à 1/10 à droite ; à gauche, elle est réduite à une perception lumineuse. Le fond d’oeil et l’angiofluorographie ont montré une extension des lésions. Le décès est survenu trois semaines plus tard. Observation n°4 Elle concerne une patiente de 28 ans, mariée, sidéenne, avec un antécédent d’hospitalisation en médecine interne pour gastroentérite, et ayant consulté le 27 Décembre 1995 pour baisse progressive de la vision. L’acuité était de 5/10 à droite et chiffrée à une perception lumineuse à gauche. Il existe plusieurs foyers de choriorétinites toxoplasmiques à gauche et des lésions de cmv à droite. Malgré un traitement symptomatique de la choriorétinite toxoplasmique, la vision chute à 1/10 à droite le 24 Janvier 1996. Il existe plusieurs mottes d’atrophie rétinienne, des zones de nécrose, des hémorragies et une hyperfluorescence diffuse. La malade est décédée 8 semaines plus tard dans un tableau d’encéphalite. Observation n°5 C’est un jeune patient de 35 ans, séropositif HIV, marié, adressé le 08/03/96 pour bilan oculaire. Son acuité était de 1/10 aux deux yeux. L’examen oculaire montrait une choriorétinite toxoplasmique plurifocale évolutive aux deux yeux, une papillite, un engaînement vasculaire, des foyers hémorragiques le long des arcades vasculaires. Le malade est toujours sous surveillance médicale. Tableau n°1 : Récapitulatif des malades M1 M2 M3 M4 M5 Date 28/01/94 5/11/94 8/95 27/12/95 8/3/96 Sexe Fem Masc Fem Fem Masc Age 42 ans 51 ans 48 ans 28 ans 35 ans Statut Mariée Divorcé Mariée Mariée Marié OD 1/10 7/10 8/10 5/10 1/10 OG 1/20 8/10 PL PL 1/10 FO + OD CMV CMV CMV + OP CMV CMV + Toxo AGF OG CMV CMV CMV + Vasc CMV + Toxo CMV + Toxo nf nf nf nf nf 8 sem 5 mois 3 sem 8 sem vivant AV Cd4 nf Décès OP : Oedème papillaire Sem : Semaine Toxo : Toxoplasmose choriorétinienne AGF : Angiofluorographie DISCUSSION La rétinite à cytomégalovirus est rarement décrite dans la littérature africaine. Néanmoins, l’épidémie de sida est en constante progression sur ce continent. Nous n’avons colligé en tout que 5 cas au niveau de l’hôpital universitaire. Nos malades ont présenté des aspects typiques de rétinites ; l’aspect ophthalmoscopique étant celui d’un foyer blanchâtre avec plages hémorragiques, entourant les arcades vasculaires. Pour LE HOANG (6), la rétinite à cmv réalise une nécrose extensive de la rétine. Chez le sidéen, on trouve une tâche blanchâtre granuleuse souvent centrée Médecine d'Afrique Noire : 1997, 44 (7) Vasc : Vascularite M : Malade NF : Non fait par un vaisseau. Les lésions sont extensives le long des arcades vasculaires selon un front de prolifération virale centrifuge. L’atteinte vasculaire donne des hémorragies, des engaînements vasculaires, ce qui réalise le classique aspect de fromage battu et de sauce tomate («crumbled cheese and tomato ketchup appearance»). Chez certains patients, la nécrose cicatricielle donnerait au fond d’oeil un aspect de boue séchée, un aspect blanc jaunâtre sec avec des vaisseaux grêles. Les nodules cotonneux sont aussi fréquents chez les sidéens, selon JABS (7), ils seraient en rapport avec une atteinte virale de l’endothélium des capillaires rétiniens. Bien que plusieurs agents soient responsables de LES COMPLICATIONS OCULAIRES… rétinites, le cytomégalovirus est le plus impliqué dans les rétinites chez les sidéens. Dans les pays développés, la prise en charge thérapeutique des sidéens a énormément évolué ; de nombreux protocoles sont disponibles. Le traitement classique de la rétinite à cmv comprend les anti-rétroviraux tels le ganciclovir ou le foscarnet ; avec des perfusions voire des injections intravitréennes. Le traitement de la rétinite à CMV par le 9-(1-3, dihydroxy-2 pro-poxymethyl) guanine (ganciclovir) ou le trisodium phos-phonoformate hexahydrate (foscarnet) est effectif dans ces pays ; cependant, on a rapporté des cas de rechutes sous traitement avec des proportions de l’ordre de 50% dans certains cas. Ces deux produits sont des virostatiques. Le ganciclovir, par ailleurs très toxique était le seul médicament disponible jusqu’en 1990 avant l’apparition du foscarnet. La prise en charge thérapeutique des sidéens inclut surtout la prophylaxie de la pneumonie à Pneumocystis carinii. Cette prophylaxie aurait eu comme corollaire l’émergence des lésions à cmv ; le cytomégalovirus est ainsi apparu comme l’une des infections opportunistes les plus fréquentes chez les sidéens, avec des taux de morbidité allant parfois à 45% durant la période comprise entre le diagnostic de sida et le décès. Dans le but de comparer les protocoles existants, le CRRT (8) (The Cytomégalovirus retinitis retreatment trial) a dans un rapport récent datant de 1996 analysé les différents protocoles existants en particulier les monothérapies simples et les traitements combinés (6). Les traitements combinés seraient plus efficaces que les monothérapies. En effet, ces derniers contrôleraient mieux les récidives de rétinites à cmv ; néanmoins, les complications classiques des antiviraux seraient plus accrues avec leur utilisation (anémie, neutropénie, thrombocytopénie, néphrotoxicité) réduisant de ce fait les scores d’index de qualité de vie. C’est un lieu commun de dire que le profil épidémiologique de l’infection à Vih est très sombre dans nos pays africains ; on y note une croissance du nombre de séropositifs et de malades, une diminution voire une absence totale de ressources permettant une prise en charge efficiente (4,5). De ce fait, il n’y a pratiquement pas de traitement antiviral, les malades recevant essentiellement des thérapeutiques symptomatiques (traitement des diarrhées, de la tuberculose pulmonaire, etc...). Dans ces conditions les délais de survie des sidéens sont réduits ; leur comparaison avec les études américaines ou européennes devient biaisée. On note que 4 de nos malades sont décédés quelque temps après le diagnostic de rétinite. Ces malades avaient un âge 390 compris entre 28 ans et 51 ans. Chez nos malades, les lésions rétiniennes associées sont la papillite, la choriorétinite toxoplasmique, les périvascularites etc... Selon ROARTY (9), l’amélioration de la survie avec les antiviraux a pour corollaire l’apparition d’autres complications oculaires. La progression de la rétinite à cmv serait de 74% des cas pour ROARTY (9), alors que GROSS (3) trouve 33%. Il est admis généralement que la mortalité après rétinite à CMV est en rapport avec une encéphalite à cmv. Pour HENDERLY (2), la propagation du cytomégalovirus d’un organe à un autre se ferait par voie hématogène. Ainsi donc, un marqueur de l’encéphalite à cmv serait la rétinite à cytomégalovirus. Nos malades ne pouvant pas bénéficier de traitement antiviral, leur surveillance est essentiellement clinique ; d’où l’intérêt de rechercher les rétinites qui sont un marqueur des encéphalites. Après autopsie, BYLSMA (10) et collaborateurs ont démontré que l’encéphalite à cmv survenait rarement en l’absence de rétinite à cmv ; rejoignant ainsi les conclusions précédemment faites par DE GIROLAMI et LE HOANG (11). Il existe un lien entre le taux de lymphocytes CD4 + et l’apparition des rétinites à cmv. Aucun de nos malades n’a bénéficié d’un dosage de lymphocytes CD4 faute de moyens matériels. KUPPERMAN (12) pense que les patients dont le nombre de lymphocytes CD4 est inférieur à 100 présenteraient des rétinites à cmv. Néanmoins FEKRAT et DUNN (13) ont rapporté des rétinites chez des malades ayant des taux de lymphocytes CD4 supérieurs à 200. Chez certains malades américains, SPAIDE (14) a trouvé dans 33.9% des rétinites à cmv avec des taux de CD4 entre 0 et 50 ; et 8.6% de rétinites à cmv avec des taux de CD4 allant de 51 à 100. Plus les taux de CD4 sont bas, plus il y aurait de rétinites. BREMOND-GIGNAC (15) a décrit des rétinites évolutives survenues chez 5 enfants ayant contracté un sida par transmission materno-foetale ; chez 2 malades, les taux de CD4 sont supérieurs à 300, chez les autres, ils sont compris entre 0 et 4. Il existe donc une grand variabilité entre les taux de CD4 et la survenue des rétinites à cmv selon les différents auteurs. CONCLUSION Les rétinites à cytomégalovirus représentent une complication oculaire majeure au cours de l’évolution du sida ; la survenue des rétinites précédant généralement les localisations cérébrales et les encéphalites à cytomégalovirus, et le décès. Nous avons rapporté dans ce travail 5 observations Médecine d'Afrique Noire : 1997, 44 (7) KP. BALO, H. MIHLUEDO, A. DJAGNIKPO, B. KOFFI-GUE 391 de rétinite à cmv dont 4 malades sont décédés. Malgré l’accroissement de la séroprévalence par le VIH et le nombre élevé de malades atteints du syndrome d’immunodéficience acquise dans notre pays, la prise en charge thérapeutique adéquate est encore défaillante. La rétinite à cmv est une infection opportuniste bien présente chez les sidéens togolais. Sa meilleure connaissance passerait par un dia- gnostic ophtalmologique précoce et une surveillance oculaire plus rigoureuse des malades porteurs du syndrome d’immunodéficience acquise. La rétinite à cytomégalovirus est donc une entité bien réelle chez les sidéens togolais. Une étude avec un échantillon plus grand pourra probablement nous situer sa morbidité dans notre population de malades sidéens. BIBLIOGRAPHIE 1. G.N. HOLLAND, JS. PEPOSE, TH. PETTIT et AL. Acquired immune deficiency syndrome : ocular manifestations. Ophthalmology, 1983, 90 : 859-73. 2. DE. HENDERLY, WR. FREEMAN, DM. CAUSEY, NA. RAO. 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