Aux archives de l’animisme
Ethnographie et théorie de la « religion sauvage »
chez Edward Tylor
Frederico Delgado Rosa
CRIA-FCSH/NOVA – Centro em Rede de Investigação em Antropologia (Lisbonne)
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miscellanées
Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 45 (1), 2015, pp. 221-242. ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
We cannot escape from him in any eld of
activity; we repeat his theories without knowing.
Andrew Lang, « Edward Burnett Tylor », 1907.
Cest à Andrew Lang (1844-1912) que revint lhonneur de rédiger le chapi-
tre douverture des Anthropological Essays Presented to Edward Burnett Tylor
in Honour of his 75th Birthday Oct. 2 1907. Cet ouvrage collectif —un cadeau
danniversaire bien connu des historiens de lanthropologie— comprenait
une vingtaine dessais sur des sujets en vogue à lépoque, depuis le totémisme
australien jusquà lorigine de lexogamie, signés par des gures inégalement
évoquées de nos jours, telles que Robert Marett ou W.H.R. Rivers, Northcote
omas ou Charles Seligman. Bien entendu, le texte de Lang était le seul
spéciquement consacré à Edward Tylor (1832-1917) et transmettait à mer-
veille lidée centrale de sa vaste entreprise intellectuelle, celle de lintimité
profonde, non seulement généalogique, mais aussi psychologique, entre
«lhomme civilisé» et «lhomme sauvage». La phrase citée ci-dessus résu-
mait justement ce principe victorien révolutionnaire: on ne pouvait guère
échapper from him, voulant dire lhomme «sauvage», car il était derrière
nos croyances et derrière nos institutions les plus vénérables, à commencer,
en Grande-Bretagne, par la royauté elle-même. Plus quune anthropologie,
cétait une véritable Weltanschauung. Tylor et ses disciples dégageaient la per-
manence du legs préhistorique de lhumanité, qui avait certes subi des trans-
formations esthétiques, philosophiques ou morales au long des siècles, mais
tout en gardant son essence.
Cette perspective était indissociable du concept danimisme tel que Tylor
la développé dans Primitive Culture en 1871 et dont limpact dans le milieu
anthropologique, énorme à lépoque et presque indiscuté pendant des
décennies par toute une pléiade de disciples, a survécu au rejet ultérieur des
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Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 45 (1), 2015, pp. 221-242. ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
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présuppositions évolutionnistes et intellectualistes qui avaient orienté les thè-
ses dorigine, tout en sourant chemin faisant un certain nombre de transfor-
mations, qui ne pouvaient évidemment pas être prévues par son créateur. On
peut même dire que la notion danimisme a traversé le e siècle et perdure
jusquà nos jours, non seulement parce quelle a gagné une utilité descriptive,
ou ethnographique, permettant dindiquer de manière économique des cro-
yances à la nature animée de certains objets tangibles, mais aussi parce quelle
a débordé la communauté savante pour être comme apprivoisée par le sens
commun. Nous savons, en outre, quelle a récupéré des lettres de noblesse
théoriques au tournant du millénaire, par linitiative, entre autres, de Philippe
Descola, un peu à lexemple de ce quavait fait son maître Lévi-Strauss dans
les années 1960 avec les notions de totémisme et de pensée sauvage, égale-
ment forgées par les évolutionnistes victoriens.
Il faut dire néanmoins que Primitive Culture fait souvent lobjet de lectures
hâtives ou incomplètes, pour ne pas dire que la connaissance de Tylor se fait
à travers des précis dhistoire de lanthropologie plutôt quen revenant à la
source. En règle générale, on sélectionne des paragraphes du premier ou du
deuxième chapitre, les préférés des auteurs de manuels ou de compilations,
alors quon y trouve des propos généralistes qui peuvent facilement induire
en erreur une fois coupés de la complexité comparatiste du reste de louvrage
et de la minutie de ses citations ethnographiques et historiques1. Nous ne
voulons en aucun cas suggérer que les participants au récent dossier anthro-
pologique néo-animiste ne prennent pas non plus la peine de lire lintégralité
de ce classique désuet avec lattention qui lui est due2. Une chose est certaine,
les transformations du concept danimisme, aussi bien dans le discours pro-
fane que dans les manipulations savantes, représentent dhabitude un rétré-
cissement extraordinaire de sa portée chez Tylor. Il faut dire, premièrement,
que toute tentative dapplication restrictive du concept à des cosmologies
non européennes va complètement à lencontre de lesprit provocateur de
la théorie originale. Pour lui, toute religion était animiste, les deux termes
étant par ailleurs des synonymes dans sa pensée. Et deuxièmement, on se doit
de préciser que Tylor navait pas non plus lintention de limiter le concept à
lanimation dobjets tangibles, bien au contraire, tout être spirituel était con-
cerné par dénition3.
Le présent article ne prétend pas contribuer directement au débat concep-
tuel, mais attirer plutôt lattention sur dautres potentialités dans la relecture
de Primitive Culture au e siècle. Nous essayerons notamment de montrer
1 Par exemple E, M, 2008; MG, W, 2008.
2 Voir S, 1999, p.542.
3 Il est curieux de constater que, dans Par-delà Nature et Culture, D névoque le nom
de Tylor quà deux reprises. Il a eu néanmoins dautres occasions pour laisser comprendre
que lacception originale du terme, trop collée à lidée de religion, lui semble inutile (voir par
exemple 2006-2007).
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que le projet évolutionniste tylorien, indissociable des ethnographies citées,
représente aussi un dé épistémologique pour notre époque. Il sagit de
repenser la dépréciation des contenus ethnographiques qui traversent les
archives coloniales au sens large, ce qui représente indéniablement une ten-
dance expressive, voire hégémonique, de lanthropologie à lheure actuelle.
Cela dit, nous commencerons quand même par restituer, en historien de
lanthropologie, ce que nous jugeons être la vraie pensée de Tylor dans Primi-
tive Culture. Cette section de larticle sera suivie de trois autres:
a) une section qui reprendra le texte dAndrew Lang déjà cité, dans le
but de révéler que Tylor, contrairement à des idées reçues, était disposé à
admettre lexistence de versions sauvages du monothéisme;
b) une section qui abordera le moment capital de Primitive Culture
où il réfutait la parole des observateurs qui niaient lexistence didées
religieuses chez certains peuples «primitifs» (comme les Nuer, deve-
nus célèbres au e siècle), alors que justement il y avait dautres récits
—quoique fragmentaires— indiquant leur croyance en un être spirituel
suprême et démiurgique;
c) et enn une section qui attire lattention sur les diérences quali-
tatives des sources ethnographiques de lépoque, en vue dune réexion
sur les risques de sous-estimer leur dimension descriptive.
Développement, survivance, résurgence :
les transformations du legs animiste
Tylor était persuadé que la notion dâme, issue de processus nécessaires
dassociation didées, avait constitué dans la Préhistoire une sorte de prototype
a partir duquel avaient été forgées, également dans la Préhistoire, toutes les cro-
yances à des êtres spirituels. Sil a été fort critiqué au e siècle pour avoir parlé
de « philosophes sauvages », en réalité il nemployait pas ce terme pour carac-
tériser lintelligence ou la curiosité intellectuelle au dessus de la moyenne de
gures singulières du passé préhistorique de lhumanité. Il sagissait plutôt de
mécanismes psychologiques élémentaires et universels. Le philosophe sauvage
était lhumanité toute entière, puisque la psychologie humaine penchait natu-
rellement vers lanimisme. Tylor introduisait le concept de « religion naturelle»
pour exprimer cet aspect inévitable et universel4. Associant lanthropologie à
la philosophie matérialiste ou moniste sous-jacente à la science —justement
par opposition à la philosophie spiritualiste ou animiste— il voyait sans doute
la religion comme un processus de création dimages fantaisistes sur la réa-
lité, quoiquà travers une logique compréhensible, qui nétait pas non plus
lexclusivité dun esprit infantile, mais proprement humain.
4 T, 1876 [1871], vol. 2, p.142.
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Il y avait en particulier deux conceptions fondamentales qui dérivaient
directement de lidée dâme et qui permettaient de comprendre le surgissement
de toutes les autres catégories, y compris les diérents types de dieux. Dun côté,
cétait lanimation ou la personnication de la nature, cest-à-dire lattribution
dune âme à des animaux, à des plantes, à des montagnes ou à tous autres
objets extérieurs. Dun autre côté, cétait la formation quasiment spontanée de
la notion desprit à partir de la notion dâme détachée du corps. En somme, ce
nest pas Dieu qui a créé lhomme à son image, mais linverse5. Il nétait guère
surprenant que les ancêtres préhistoriques eussent inventé tout ce quil y avait
à inventer en cette matière. Il était même dicile dadmettre que les choses
eussent pu se passer autrement.
Ce quil faut relever, cest que Tylor ne voyait pas le concept dâme et ses
dérivations comme des étapes de lévolution religieuse de lhumanité; et quil
na jamais utilisé lethnographie contemporaine dans ce sens-là. Les croyan-
ces élémentaires nétaient pas remplacées par des créations nouvelles suivant
un ordre séquentiel. Au contraire, toutes les ramications de lanimisme
avaient eu lieu à lépoque préhistorique, cest pourquoi on pouvait les déceler
parmi les populations les plus primitives encore existantes. Lun des prin-
cipes fondamentaux de lanthropologie de Tylor était précisément lidée
de «veloppement» des diérents articles de foi sauvages. Au lieu dune
séquence détapes, il était question dune permanence didées préhistoriques,
soumises à de nombreuses adaptations progressives, dordre moral, philoso-
phique, esthétique, etc. Tylor avait conscience que ces parcours répondaient
aux idiosyncrasies historiques des diérents peuples, mais lobjet principal de
sa recherche était autre. Primitive Culture était avant tout une encyclopédie
des catégories religieuses de lhumanité, à chaque fois repérables à tous les
niveaux de civilisation et, dans ce sens, nous devons en extraire limage puis-
sante dun vaste patrimoine idéologique dorigine préhistorique.
Il sagissait ainsi dune accumulation originelle de toutes les idées animis-
tes de lhistoire humaine, de la notion dâme jusquaux diérents types de
divinités, en passant par quelques dizaines de catégories qui concernaient la
nature, les fonctions et les attributs dêtres animés ou spirituels, du totem au
vampire, du fétiche à lesprit du volcan, de lange gardien au dieu de la mer.
La table des matières de Primitive Culture représentait à elle seule une entre-
prise classicatrice6. Malheureusement, cette spécicité de lévolutionnisme
tylorien a échappé à nombreux de ses lecteurs (aussi bien au e quau e
siècle), alors quil ne faut pas mettre sur le même pied Tylor et, par exemple,
5 Voir S Jr., 1987, p.195.
6 Le cadre était complété par une référence à la magie, qui nétait point, il faut préciser, un
phénomèneanimisteou religieux, puisquelle nimpliquait pas en elle-même des êtres spiri-
tuels. Elle dérivait toutefois dun processus dassociation didées tout aussi élémentaire, pour
ne pas dire inéluctable, faisant partie intégrante du patrimoine idéologique préhistorique au
même titre que les manifestations animistes.
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un John Lubbock, qui proposait dans son Origin of Civilization, de 1870,
une séquence proprement unilinéaire détapes religieuses se succédant les
unes aux autres. À vrai dire, chacun peut trouver dans Primitive Culture la
séquence dévolution quil désire, en attribuant aux chapitres encyclopé-
diques des étapes qui nexistent que dans limagination ou dans le préjugé
du lecteur, et non pas dans le texte original. Par exemple, Marcel dHertfelt
découvre chez Tylor lordre évolutif suivant : croyance à lincarnation
desprits, conception de dieux de la nature, conception de dieux de lactivité
humaine, et conception dun dieu unique7. Or, dans Primitive Culture, les
divinités du polythéisme anthropomorphique intégraient une catégorie ani-
miste décelable chez des populations sauvages:
Les grands dieux du polythéisme, nombreux et dénis de manière
très élaborée dans la théologie du monde cultivé, ny trouvent pourtant
pas leur première parution. Dans les religions des peuples les plus rudes,
leurs types principaux étaient déjà dessinés et, à partir de là […], la tâche
est revenue au prêtre et au poète, au faiseur de légendes et à lhistorien,
au théologien et au philosophe, de développer et de rénover, ou alors de
dégrader et danéantir, les puissantes divinités de ces panthéons8.
Cette formule, tel un leitmotiv, était systématiquement répétée à cha-
que chapitre. Bref, lévolution religieuse était un processus à la fois de per-
manence et de transformation du legs primitif. Tylor proposait, à côté du
développement, un deuxième principe pour interpréter les rapports étroits
entre lhomme sauvage et lhomme civilisé. Outre ladaptation progres-
sive des conceptions animistes, justiant en quelque sorte leur durée dans
lHistoire, les populations dites civilisées gardaient aussi des traits sauvages
qui ne sétaient pas développés. Il sagissait didées et dusages dont le main-
tien était dû au conservatisme irrééchi, au poids atavique de la tradition.
Cétaient les survivances dans la civilisation, ou survivals. Selon ses propres
paroles, une survivance était «[…] la persistance dune idée dont le sens
sest perdu il y a longtemps, mais qui continue dexister pour la seule rai-
son quelle a existé un jour»9. Par exemple, lhabitude européenne de saluer
quand quelquun éternuait était censée être une survivance de la période
lointaine où cette sortie dair soudaine était associée au mouvement dentités
spirituelles. Hélas, les nuances théoriques entre les notions de développe-
ment et de survivance se perdent trop souvent dans les relectures de Tylor.
Seulement ainsi pouvons-nous expliquer que John Burrow, par exemple, ait
écrit dans Evolution and Society que Tylor «déclarait la guerre aux survi-
vances» quand il retraçait les origines sauvages de certaines composantes
7 DH, 1992, p.58.
8 T, 1903 [1871], vol. 2, p.248.
9 I., 1871, vol. 2, p. 64.
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