Aux archives de l`animisme

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Aux archives de l’animisme
Ethnographie et théorie de la « religion sauvage »
chez Edward Tylor
Frederico Delgado Rosa
CRIA-FCSH/NOVA – Centro em Rede de Investigação em Antropologia (Lisbonne)
We cannot escape from him in any field of
activity; we repeat his theories without knowing.
Andrew Lang, « Edward Burnett Tylor », 1907.
C’est à Andrew Lang (1844-1912) que revint l’honneur de rédiger le chapitre d’ouverture des Anthropological Essays Presented to Edward Burnett Tylor
in Honour of his 75th Birthday Oct. 2 1907. Cet ouvrage collectif — un cadeau
d’anniversaire bien connu des historiens de l’anthropologie — comprenait
une vingtaine d’essais sur des sujets en vogue à l’époque, depuis le totémisme
australien jusqu’à l’origine de l’exogamie, signés par des figures inégalement
évoquées de nos jours, telles que Robert Marett ou W.H.R. Rivers, Northcote
Thomas ou Charles Seligman. Bien entendu, le texte de Lang était le seul
spécifiquement consacré à Edward Tylor (1832-1917) et transmettait à merveille l’idée centrale de sa vaste entreprise intellectuelle, celle de l’intimité
profonde, non seulement généalogique, mais aussi psychologique, entre
« l’homme civilisé » et « l’homme sauvage ». La phrase citée ci-dessus résumait justement ce principe victorien révolutionnaire : on ne pouvait guère
échapper from him, voulant dire l’homme « sauvage », car il était derrière
nos croyances et derrière nos institutions les plus vénérables, à commencer,
en Grande-Bretagne, par la royauté elle-même. Plus qu’une anthropologie,
c’était une véritable Weltanschauung. Tylor et ses disciples dégageaient la permanence du legs préhistorique de l’humanité, qui avait certes subi des transformations esthétiques, philosophiques ou morales au long des siècles, mais
tout en gardant son essence.
Cette perspective était indissociable du concept d’animisme tel que Tylor
l’a développé dans Primitive Culture en 1871 et dont l’impact dans le milieu
anthropologique, énorme à l’époque et presque indiscuté pendant des
décennies par toute une pléiade de disciples, a survécu au rejet ultérieur des
Mélanges de la Casa de Velázquez. Nouvelle série, 45 (1), 2015, pp. 221-242.
ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
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présuppositions évolutionnistes et intellectualistes qui avaient orienté les thèses d’origine, tout en souffrant chemin faisant un certain nombre de transformations, qui ne pouvaient évidemment pas être prévues par son créateur. On
peut même dire que la notion d’animisme a traversé le xxe siècle et perdure
jusqu’à nos jours, non seulement parce qu’elle a gagné une utilité descriptive,
ou ethnographique, permettant d’indiquer de manière économique des croyances à la nature animée de certains objets tangibles, mais aussi parce qu’elle
a débordé la communauté savante pour être comme apprivoisée par le sens
commun. Nous savons, en outre, qu’elle a récupéré des lettres de noblesse
théoriques au tournant du millénaire, par l’initiative, entre autres, de Philippe
Descola, un peu à l’exemple de ce qu’avait fait son maître Lévi-Strauss dans
les années 1960 avec les notions de totémisme et de pensée sauvage, également forgées par les évolutionnistes victoriens.
Il faut dire néanmoins que Primitive Culture fait souvent l’objet de lectures
hâtives ou incomplètes, pour ne pas dire que la connaissance de Tylor se fait
à travers des précis d’histoire de l’anthropologie plutôt qu’en revenant à la
source. En règle générale, on sélectionne des paragraphes du premier ou du
deuxième chapitre, les préférés des auteurs de manuels ou de compilations,
alors qu’on y trouve des propos généralistes qui peuvent facilement induire
en erreur une fois coupés de la complexité comparatiste du reste de l’ouvrage
et de la minutie de ses citations ethnographiques et historiques1. Nous ne
voulons en aucun cas suggérer que les participants au récent dossier anthropologique néo-animiste ne prennent pas non plus la peine de lire l’intégralité
de ce classique désuet avec l’attention qui lui est due2. Une chose est certaine,
les transformations du concept d’animisme, aussi bien dans le discours profane que dans les manipulations savantes, représentent d’habitude un rétrécissement extraordinaire de sa portée chez Tylor. Il faut dire, premièrement,
que toute tentative d’application restrictive du concept à des cosmologies
non européennes va complètement à l’encontre de l’esprit provocateur de
la théorie originale. Pour lui, toute religion était animiste, les deux termes
étant par ailleurs des synonymes dans sa pensée. Et deuxièmement, on se doit
de préciser que Tylor n’avait pas non plus l’intention de limiter le concept à
l’animation d’objets tangibles, bien au contraire, tout être spirituel était concerné par définition3.
Le présent article ne prétend pas contribuer directement au débat conceptuel, mais attirer plutôt l’attention sur d’autres potentialités dans la relecture
de Primitive Culture au xxie siècle. Nous essayerons notamment de montrer
1
Par exemple Erickson, Murphy, 2008 ; McGee, Warms, 2008.
Voir Stringer, 1999, p. 542.
3
Il est curieux de constater que, dans Par-delà Nature et Culture, Descola n’évoque le nom
de Tylor qu’à deux reprises. Il a eu néanmoins d’autres occasions pour laisser comprendre
que l’acception originale du terme, trop collée à l’idée de religion, lui semble inutile (voir par
exemple 2006-2007).
2
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ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
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que le projet évolutionniste tylorien, indissociable des ethnographies citées,
représente aussi un défi épistémologique pour notre époque. Il s’agit de
repenser la dépréciation des contenus ethnographiques qui traversent les
archives coloniales au sens large, ce qui représente indéniablement une tendance expressive, voire hégémonique, de l’anthropologie à l’heure actuelle.
Cela dit, nous commencerons quand même par restituer, en historien de
l’anthropologie, ce que nous jugeons être la vraie pensée de Tylor dans Primitive Culture. Cette section de l’article sera suivie de trois autres :
a) une section qui reprendra le texte d’Andrew Lang déjà cité, dans le
but de révéler que Tylor, contrairement à des idées reçues, était disposé à
admettre l’existence de versions sauvages du monothéisme ;
b) une section qui abordera le moment capital de Primitive Culture
où il réfutait la parole des observateurs qui niaient l’existence d’idées
religieuses chez certains peuples « primitifs » (comme les Nuer, devenus célèbres au xxe siècle), alors que justement il y avait d’autres récits
— quoique fragmentaires — indiquant leur croyance en un être spirituel
suprême et démiurgique ;
c) et enfin une section qui attire l’attention sur les différences qualitatives des sources ethnographiques de l’époque, en vue d’une réflexion
sur les risques de sous-estimer leur dimension descriptive.
Développement, survivance, résurgence :
les transformations du legs animiste
Tylor était persuadé que la notion d’âme, issue de processus nécessaires
d’association d’idées, avait constitué dans la Préhistoire une sorte de prototype
a partir duquel avaient été forgées, également dans la Préhistoire, toutes les croyances à des êtres spirituels. S’il a été fort critiqué au xxe siècle pour avoir parlé
de « philosophes sauvages », en réalité il n’employait pas ce terme pour caractériser l’intelligence ou la curiosité intellectuelle au dessus de la moyenne de
figures singulières du passé préhistorique de l’humanité. Il s’agissait plutôt de
mécanismes psychologiques élémentaires et universels. Le philosophe sauvage
était l’humanité toute entière, puisque la psychologie humaine penchait naturellement vers l’animisme. Tylor introduisait le concept de « religion naturelle »
pour exprimer cet aspect inévitable et universel4. Associant l’anthropologie à
la philosophie matérialiste ou moniste sous-jacente à la science — justement
par opposition à la philosophie spiritualiste ou animiste — il voyait sans doute
la religion comme un processus de création d’images fantaisistes sur la réalité, quoiqu’à travers une logique compréhensible, qui n’était pas non plus
l’exclusivité d’un esprit infantile, mais proprement humain.
4
Tylor, 1876 [1871], vol. 2, p. 142.
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Il y avait en particulier deux conceptions fondamentales qui dérivaient
directement de l’idée d’âme et qui permettaient de comprendre le surgissement
de toutes les autres catégories, y compris les différents types de dieux. D’un côté,
c’était l’animation ou la personnification de la nature, c’est-à-dire l’attribution
d’une âme à des animaux, à des plantes, à des montagnes ou à tous autres
objets extérieurs. D’un autre côté, c’était la formation quasiment spontanée de
la notion d’esprit à partir de la notion d’âme détachée du corps. En somme, ce
n’est pas Dieu qui a créé l’homme à son image, mais l’inverse5. Il n’était guère
surprenant que les ancêtres préhistoriques eussent inventé tout ce qu’il y avait
à inventer en cette matière. Il était même difficile d’admettre que les choses
eussent pu se passer autrement.
Ce qu’il faut relever, c’est que Tylor ne voyait pas le concept d’âme et ses
dérivations comme des étapes de l’évolution religieuse de l’humanité ; et qu’il
n’a jamais utilisé l’ethnographie contemporaine dans ce sens-là. Les croyances élémentaires n’étaient pas remplacées par des créations nouvelles suivant
un ordre séquentiel. Au contraire, toutes les ramifications de l’animisme
avaient eu lieu à l’époque préhistorique, c’est pourquoi on pouvait les déceler
parmi les populations les plus primitives encore existantes. L’un des principes fondamentaux de l’anthropologie de Tylor était précisément l’idée
de « développement » des différents articles de foi sauvages. Au lieu d’une
séquence d’étapes, il était question d’une permanence d’idées préhistoriques,
soumises à de nombreuses adaptations progressives, d’ordre moral, philosophique, esthétique, etc. Tylor avait conscience que ces parcours répondaient
aux idiosyncrasies historiques des différents peuples, mais l’objet principal de
sa recherche était autre. Primitive Culture était avant tout une encyclopédie
des catégories religieuses de l’humanité, à chaque fois repérables à tous les
niveaux de civilisation et, dans ce sens, nous devons en extraire l’image puissante d’un vaste patrimoine idéologique d’origine préhistorique.
Il s’agissait ainsi d’une accumulation originelle de toutes les idées animistes de l’histoire humaine, de la notion d’âme jusqu’aux différents types de
divinités, en passant par quelques dizaines de catégories qui concernaient la
nature, les fonctions et les attributs d’êtres animés ou spirituels, du totem au
vampire, du fétiche à l’esprit du volcan, de l’ange gardien au dieu de la mer.
La table des matières de Primitive Culture représentait à elle seule une entreprise classificatrice6. Malheureusement, cette spécificité de l’évolutionnisme
tylorien a échappé à nombreux de ses lecteurs (aussi bien au xixe qu’au xxe
siècle), alors qu’il ne faut pas mettre sur le même pied Tylor et, par exemple,
5
Voir Stocking Jr., 1987, p. 195.
Le cadre était complété par une référence à la magie, qui n’était point, il faut préciser, un
phénomène animiste ou religieux, puisqu’elle n’impliquait pas en elle-même des êtres spirituels. Elle dérivait toutefois d’un processus d’association d’idées tout aussi élémentaire, pour
ne pas dire inéluctable, faisant partie intégrante du patrimoine idéologique préhistorique au
même titre que les manifestations animistes.
6
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un John Lubbock, qui proposait dans son Origin of Civilization, de 1870,
une séquence proprement unilinéaire d’étapes religieuses se succédant les
unes aux autres. À vrai dire, chacun peut trouver dans Primitive Culture la
séquence d’évolution qu’il désire, en attribuant aux chapitres encyclopédiques des étapes qui n’existent que dans l’imagination ou dans le préjugé
du lecteur, et non pas dans le texte original. Par exemple, Marcel d’Hertfelt
découvre chez Tylor l’ordre évolutif suivant : croyance à l’incarnation
d’esprits, conception de dieux de la nature, conception de dieux de l’activité
humaine, et conception d’un dieu unique7. Or, dans Primitive Culture, les
divinités du polythéisme anthropomorphique intégraient une catégorie animiste décelable chez des populations sauvages :
Les grands dieux du polythéisme, nombreux et définis de manière
très élaborée dans la théologie du monde cultivé, n’y trouvent pourtant
pas leur première parution. Dans les religions des peuples les plus rudes,
leurs types principaux étaient déjà dessinés et, à partir de là […], la tâche
est revenue au prêtre et au poète, au faiseur de légendes et à l’historien,
au théologien et au philosophe, de développer et de rénover, ou alors de
dégrader et d’anéantir, les puissantes divinités de ces panthéons8.
Cette formule, tel un leitmotiv, était systématiquement répétée à chaque chapitre. Bref, l’évolution religieuse était un processus à la fois de permanence et de transformation du legs primitif. Tylor proposait, à côté du
développement, un deuxième principe pour interpréter les rapports étroits
entre l’homme sauvage et l’homme civilisé. Outre l’adaptation progressive des conceptions animistes, justifiant en quelque sorte leur durée dans
l’Histoire, les populations dites civilisées gardaient aussi des traits sauvages
qui ne s’étaient pas développés. Il s’agissait d’idées et d’usages dont le maintien était dû au conservatisme irréfléchi, au poids atavique de la tradition.
C’étaient les survivances dans la civilisation, ou survivals. Selon ses propres
paroles, une survivance était « […] la persistance d’une idée dont le sens
s’est perdu il y a longtemps, mais qui continue d’exister pour la seule raison qu’elle a existé un jour »9. Par exemple, l’habitude européenne de saluer
quand quelqu’un éternuait était censée être une survivance de la période
lointaine où cette sortie d’air soudaine était associée au mouvement d’entités
spirituelles. Hélas, les nuances théoriques entre les notions de développement et de survivance se perdent trop souvent dans les relectures de Tylor.
Seulement ainsi pouvons-nous expliquer que John Burrow, par exemple, ait
écrit dans Evolution and Society que Tylor « déclarait la guerre aux survivances » quand il retraçait les origines sauvages de certaines composantes
7
D’Hertfelt, 1992, p. 58.
Tylor, 1903 [1871], vol. 2, p. 248.
9
Id., 1871, vol. 2, p. 64.
8
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fondamentales du Christianisme, comme le baptême ou la consécration10.
Or, Tylor n’aurait jamais utilisé le concept de survivance dans ces cas, mais
celui de développement, allusif à dix-neuf siècles de théologie érudite travaillant sur de tels mystères, un travail de développement initié par ailleurs
(ou plutôt repris) par personne d’autre que Jésus Christ. Il est intéressant
d’admettre que la position de Tylor lui-même en matière de religion reflétait
cette fine frontière entre le rejet et la conciliation11. De même, il ne pensait
pas que la définition chrétienne d’âme immortelle soit une simple survivance
de l’animisme sauvage, vidée de sens et de raison d’être, mais il n’hésitait pas
à les unir par le concept de développement.
Il affirmait à maintes reprises que les notions de développement et de survivance pouvaient rendre compte de la plus grande partie des manifestations
religieuses rassemblées dans Primitive Culture, mais il introduisait encore
d’autres outils conceptuels, tels que la survivance partielle, la dégénération,
la disparition et la résurgence ou revival, appliquée par exemple au renouveau d’intérêt pour le spiritisme dans les salons victoriens. Cela renforce par
ailleurs l’un des aspects les plus osés de la théorie tylorienne, c’est-à-dire
la perception que l’humanité continuait dans tous les temps à pencher vers
l’animisme, sa religion naturelle, ancrée dans le fonctionnement même de
l’esprit humain. : « The thing that has been will be »12.
Ces idées sur l’évolution religieuse de l’humanité s’appliquent de façon
ironique — ou devrait-on dire métaphorique ? — à l’histoire même du concept d’animisme forgé par Tylor. Dans son article de 1999, « “Animism”
Revisited », vite devenu une référence majeure du débat néo-animiste, Nurid
Bird-David commence par énumérer, comme nous l’avons fait plus haut, la
permanence de ce legs conceptuel, soit dans des précis de la discipline, soit
dans des monographies, ou encore dans des encyclopédies et des dictionnaires, aussi bien de sciences sociales que de l’univers New Age, et même dans le
langage de tous les jours. Et à Bird-David d’ajouter :
Étonnamment, ce concept tylorien vieux d’un siècle apparaît dans
toutes ces sources bien diverses (qui oscillent entre le populaire et
l’académique, le général et le spécifique) sans qu’il fasse à peine l’objet
d’une révision13.
Elle va jusqu’à parler de la « survivance » de la notion tylorienne, sauf
qu’il faudrait plutôt préciser que celle-ci a subie des transformations bien plus
variées que la simple survivance, y compris des développements et des résurgences, dont le débat néo-animiste constitue lui-même la preuve.
10
Burrow, 1966, p. 256-257.
Voir Stocking, Jr., 1987, p. 188-197.
12
Tylor, 1903 [1871], vol. 1, p. 159.
13
Bird-David, 1999, p. 67.
11
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Pages perdues : le monothéisme, c’est de l’animisme
Par analogie avec Charles Darwin, qui avait révélé à la bourgeoisie et à
l’aristocratie victoriennes qu’elles avaient en elles-mêmes un primate, Edward
Tylor voulait mettre en évidence l’ossature culturellement sauvage de ses pairs.
Et c’est effectivement Andrew Lang qui a le mieux résumé la sensibilité savante
de l’époque, avec ses tirades de littéraire : « L’homme ne peut jamais être sûr
d’avoir expulsé le sauvage de ses temples et de son cœur »14. Le fait est que,
au moment du 75e anniversaire de Tylor, Lang se réclamait à la fois comme
son disciple et comme son critique, tout en soulignant que les deux conditions
étaient indissociables. Primitive Culture n’était point « un essai éphémère, mais
une possession éternelle », la base à partir de laquelle on pouvait suggérer des
modifications15. Dès 1898, au moins, il essayait de considérer à part les versions
sauvages du dieu monothéiste, les célèbres High Gods australiens et autres, non
pas comme une catégorie animiste de plus, mais comme une représentation
profondément morale dès la préhistoire. Il alla jusqu’à formuler une opposition
entre déisme et animisme, en tant que forces distinctes et agissantes depuis
toujours dans les sociétés humaines16.
Au premier abord, Andrew Lang ne faisait que pousser un peu trop loin
le principe fondamental de l’anthropologie tylorienne, de toujours retrouver des parallèles chez les sauvages, notamment en matière de religion, et
en opposition à ceux qui la leur niaient. Le monothéisme, ne serait-il pour
Tylor une création exclusive et tardive de l’humanité « civilisée », pour ne pas
dire la seule création animiste qui ne soit pas engendrée par les sauvages de
la Préhistoire ? Nous avons affirmé que l’idée d’une évolution religieuse par
étapes lui était étrangère, mais l’idée monothéiste n’était-elle pas l’exception à
la règle ? Certes, Tylor refusait sans doute de placer un dieu unique à l’origine
de la religion, mais cela représentait, de sa part, une réaction d’hostilité intellectuelle par rapport au dégénérationnisme biblique. En effet, ce refus était
extensible à toute autre formation animiste ; dans la Préhistoire, il y avait eu
tout simplement une grande variété de religions, quoique fondées sur des
principes communs. Or, ce qu’il y a de frappant dans Primitive Culture, c’est
que Tylor affirmait que les germes du monothéisme, y compris du dualisme
éthique, étaient tout aussi repérables chez quelques populations primitives
contemporaines. Sans vouloir dire pour autant que toute l’humanité était prédestinée à croire à un être suprême, l’important reste que l’ethnographie sauvage concernait cette problématique. Ce n’est pas Lang, mais Tylor lui-même,
qui l’a inaugurée dans sa version proprement anthropologique, c’est-à-dire
indépendante des regards bibliques.
14
Lang, 1887, vol. 1, p. 338.
Id., 1907, p. 6.
16
Voir Id., 1898.
15
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Tylor admettait donc qu’il y avait des versions « sauvages » d’une divinité
suprême et démiurgique, comme il y avait des versions « sauvages » de pratiquement tous les articles de foi – y compris l’homme-dieu mis à mort, devenu
la spécialité de son disciple James Frazer (1854-1941), dans Le Rameau d’or.
Plus tard, il en est venu à accentuer son soupçon que les idées sauvages de
cet ordre-là étaient dues, dans beaucoup de cas, à des influences chrétiennes,
surtout dans leurs composantes morales. L’article « On the Limits of Savage
Religion », publié en 1892, traduit bien cette inflexion, mais le titre constitue
à lui seul une preuve de la portée quasiment illimitée de la religion primitive.
En outre, il ne fallait pas oublier que le monothéisme à l’état pur était une
fiction. Historiquement, les religions du Livre, et tout d’abord le Christianisme, regorgeaient de conceptions animistes au-delà du dieu unique, y compris d’autres êtres spirituels aux attributs divins ou merveilleux. D’autre part,
Tylor n’a jamais cessé d’identifier des exemples sauvages pour la catégorie
religieuse du dieu suprême. Voilà le sens de ce passage :
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Si l’on considère que le critère du monothéisme consiste simplement
en l’idée d’une divinité suprême créatrice de l’univers et à la tête de
la hiérarchie spirituelle, alors son application à la théologie sauvage
et barbare nous conduira à des conséquences surprenantes. Des peuplades de l’Amérique du Nord et du Sud, de l’Afrique, de la Polynésie, sont d’habitude et de façon légitime considérées polythéistes, mais
d’après cette définition-là leur reconnaissance d’un démiurge suprême
[…] les habilite en même temps au titre de monothéistes17.
Andrew Lang, de son côté, croyait que le « vrai » Dieu était aux sources
du déisme primitif, non pas à travers une révélation directe, mais par la
nature humaine elle-même, susceptible de percevoir la figure du créateur et
sa bonté essentielle à l’égard des hommes. La pomme de la discorde était
donc l’indépendance du déisme par rapport à l’animisme en tant que matrice
intellectuelle responsable de toute catégorie religieuse. Si les propos de Lang
contredisaient le point de vue de Tylor, selon lequel toute religion était animiste, c’est finalement parce que, en raison de sa propre religiosité, le premier
avait un concept moral de religion, plutôt qu’intellectuel. En toute rigueur, il
rejetait subtilement la définition du maître :
Tylor a commencé par dénoncer l’erreur ordinaire de nier à beaucoup de races le moindre vestige de religion, une erreur provoquée par
des définitions du terme trop étroites. Comme « définition minimale
de religión », il propose « la croyance à des êtres spirituels ». Personne
n’arrive à définir la religion d’une manière qui plaise à tout le monde, et
on peut même dire qu’il y a des gens non-religieux qui croient à des êtres
spirituels, alors qu’une personne religieuse peut éprouver un sentiment
de devoir moral envers un être qui n’est pas pour elle un esprit. C’est clairement un idolon de la caverne, ou de la recherche, que de regarder une
17
Tylor, 1903 [1871], vol. 2, p. 332.
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telle croyance comme une idée avancée, hors de la portée d’un simple
sauvage. Il n’y a aucune idée religieuse que les sauvages n’aient pas
développée à leur façon rude et que nous ne nous bornions à affiner18.
Nous sommes à l’épicentre d’un dialogue quelque peu saugrenu, mais capital, de l’histoire de l’anthropologie, entre l’évolutionnisme de Tylor et le néodégénérationnisme d’Andrew Lang. Celui-ci admettait que les High Gods
n’étaient pas facilement repérables à l’heure actuelle, puisque leur importance
avait dû diminuer sous l’emprise de conceptions rivales, proprement animistes, d’esprits immiscés dans les trivialités mondaines de la vie des hommes.
D’où la puissante formule : « The less animism, the more theism; the more animism, the less theism »19. �������������������������������������������������
Même sans tomber dans les excès des vieux dégénérationnistes bibliques, qui pouvaient facilement considérer qu’il n’y avait plus
chez les sauvages contemporains aucun vestige de la révélation divine, Andrew
Lang risquait de restreindre à nouveau les critères d’identification universelle
de croyances religieuses. Subordonner ces critères à la vénération d’un Dieu
surveillant, sous forme d’Être Suprême ou High God, c’était détruire le travail,
la mission anthropologique de Tylor, fondée justement sur la critique de ceux
qui parlaient de l’irréligiosité de certaines populations. Si Lang dénonçait luimême cette erreur, c’est parce qu’il n’admettait en aucun cas que la dégénération soit complète. Hélas, les risques de sa démarche étaient évidents. Le
cadeau d’anniversaire était, en quelque sorte, empoisonné. En lisant le texte
d’Andrew Lang qui portait son nom, Edward Tylor fut peut-être hanté par de
vieux fantômes du combat évolutionniste...
Les Nuer au temps de Tylor
ou la richesse des ethnographies douteuses
En 1871, dans Primitive Culture, il citait en bas-de-page une poignée
d’auteurs qui, en raison d’une définition trop étroite ou d’une observation
mal menée, niaient l’existence de religion chez certaines « tribus sauvages »,
tels que Christoph Meiners, Frederic William Farrar, Carl Friedrich von Martius ou John G. Palfrey. C’est néanmoins la figure de Samuel Baker (18211893), par sa renommée d’explorateur du Nil, qui était littéralement érigée en
haut de page pour illustrer l’erreur : « Dans notre temps, la négation la plus
frappante de religion chez des tribus sauvages est celle de Sir Samuel Baker,
dans un exposé lu devant l’Ethnological Society of London […] »20. Publié
en 1867 dans les Transactions de cette société savante, le texte en question
18
Lang, 1907, p. 11 ; les italiques sont de nous.
Id., 1899, p. 1016.
20
Tylor, 1871, vol. 1, p. 423.
19
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s’intitulait « The Races of the Nile Basin » et portait sur « les tribus les plus au
nord du Nil Blanc », dont en particulier les Nuer, les Dinka et les Shilluk qui
deviendront célèbres dans l’anthropologie du xxe siècle.21 « Une description
générale suffira pour l’ensemble », disait Baker. « Dans chaque cas, ils sont
dépourvus de toute croyance en un Être Suprême, ils n’ont aucune forme de
culte ou d’idolâtrie ; et même pas un seul rayon de superstition n’a éclairé les
ténèbres de leurs esprits »22.
Edward Tylor soupçonnait, à raison, que le rapport personnel de
l’explorateur avec ces africains laissait à désirer. On devait justement se méfier
de l’absence de données concrètes sur les idées religieuses d’un peuple, car
elle pouvait cacher, tout simplement, un manque d’intimité et de gentillesse à
l’égard de ses membres. Déjà en 1866, dans The Albert N’Yanza. Great Basin
of the Nile and Explorations of the Nile Sources, Samuel Baker avait dessiné un
portrait on ne peut plus négatif des Nuer : « Des gens charmants, ces pauvres
noirs ! comme les appellent leurs défenseurs anglais […]. Franchement, mon
singe Wallady semble civilisé en comparaison avec les sauvages Nuer »23. Il
allait jusqu’au point de les décrire, dans leurs traits physiques, comme des
« démons à l’aspect non terrestre », ce qui avait bel et bien des implications
anthropologiques. De prime abord, on pouvait espérer que le dégénérationnisme biblique de Baker l’empêche d’adopter une perspective raciste, mais ce
ne fut pas le cas. Son texte terminait par un rejet du monogénisme, c’est-àdire une mise en doute du caractère adamite de l’habitant des marais pestilentiels du Nil Blanc : « […] peut-on le proclamer un homme et un frère ? »24.
Paladin par excellence de l’unité de l’espèce humaine, biologique et surtout
intellectuelle, Edward Tylor ne pouvait qu’être horrifié par de tels propos. Il se
fit donc un plaisir de mener contre Baker une attaque sur des bases ethnographiques. Si l’explorateur avait fait référence à des tribus totalement méconnues, on pouvait encore admettre que sa description serve à combler une
lacune, jusqu’à ce que d’autres complètent sa recherche. Or, ce n’était pas le
cas : « En parlant ainsi de tribus comparativement bien connues, comme sont
les Dinkas, les Shilluks et les Nuehr, Sir S. Baker ignore l’existence de données
déjà publiées […] »25. Il faisait notamment référence aux travaux d’Antoine
Brun-Rollet, de Guillaume Lejean et d’Anton Kaufmann, qui avaient tous
les trois abordé les croyances religieuses nilotiques. Tylor évoquait encore
d’« autres observateurs » de ces peuples, sans toutefois indiquer leurs noms,
ce qui suscite une réflexion sur l’aspect à la fois relatif et cumulatif des archives ethnographiques et, du même coup, de l’histoire de l’anthropologie.
21
Pour une mise en contexte du voyage de Baker et d’autres initiatives européennes dans le
sud du Soudan pendant la période ottomane, voir Moore-Harell, 2010.
22
Baker, 1867, p. 231.
23
Id., 1866, p. 41.
24
Id., 1867, p. 237.
25
Tylor, 1871, vol. 1, p. 423.
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frederico delgado rosa aux archives de l’animisme
Pour ce qui est des Nuer, précisons que, depuis la première expédition au
Nil Blanc en 1839, par le capitaine turco-égyptien Selim Qapudan, Edward E.
Evans-Pritchard (1902-1973) avait été précédé par un siècle d’observateurs
directs, dont un nombre significatif nous ont laissé des livres, des articles ou
d’autres types de documents. Evans-Pritchard introduisait précisément ce
sujet dans les mots d’ouverture de The Nuer :
Entre 1840, quand Werne, Arnaud et Thibaut entreprirent leur
voyage plein de surprises, et 1881, l’année où la révolte victorieuse du
Mahdi Mohamed Ahmed ferma le Soudan à de nouvelles explorations,
plusieurs voyageurs ont pénétré dans le territoire nuer par l’un ou
l’autre des trois grands fleuves qui le traversent26…
Il ne connaissait pas Kaufmann, ni certains autres ethnographes de la
période turco-égyptienne, mais il mentionnait quand même un total de
seize auteurs, dont la moitié avaient effectivement publié leurs récits avant
la parution de Primitive Culture. Il s’avère que les limitations inévitables
de ces observateurs occasionnels étaient particulièrement frappantes en
matière de religion. Dans sa monographie de 1956, Nuer Religion, EvansPritchard précisait que tous les passages à ce sujet étaient « maigres et
superficiels »27. Autrement dit, les autorités citées par Tylor pour contredire
Samuel Baker étaient fort peu fiables. Il est évident qu’il ne faut pas généraliser ce verdict à l’ensemble des ethnographies à la base de la théorie de
l’animisme universel. Leur qualité était tout simplement inégale ou même
contrastée. Et Tylor s’est bâti une réputation par son souci permanent de
faire la critique des sources, comme en témoigne sa méfiance à l’égard de
Baker. Hélas, l’importance stratégique de cette partie de son œuvre exigeait
une solidité empirique que les ethnographies nilotiques, alors disponibles
ou connues, n’étaient pas du tout en mesure de lui procurer. Cela nous
invite à les connaître un peu.
Le voyageur et commerçant savoyard Antoine Brun-Rollet (1810-1858)
vécut de longues années au Soudan, entre 1830 et 1850, et il sillonna plusieurs
fois le Nil Blanc, surtout pour obtenir de l’ivoire auprès des Shilluk, contre des
verroteries. Son ouvrage Le Nil Blanc et le Soudan. Études sur l’Afrique centrale
et coutumes des sauvages, publié en 1855 à Paris, où il fut admis à la Société de
Géographie, nous révèle néanmoins un personnage soucieux de connaître les
peuples nilotiques pour des raisons non purement pragmatiques :
À côté du grand précepte connais-toi toi-même, il en est un autre
qui n’a pas une portée moins élevée, quoique n’ayant pas été inscrit
aussi souvent. C’est celui-ci, connais au moins tes semblables. Et ce
précepte […] ne se borne pas à nous prescrire d’étudier les hommes au
milieu desquels nous vivons […]. Il nous dit encore que des millions
26
27
Evans-Pritchard, 1969 [1940], p. 1.
Id., 1956, p. V.
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d’hommes qui habitent la même terre que nous nous sont complètement inconnus, que nous ne savons rien de leurs mœurs, de leurs habitudes, de leurs coutumes28…
Selon ses propres dires, Brun-Rollet a « gagné la confiance des Chelouk »,
mais pour tenir la conversation avec eux il devait compter sur un drogman
arabophone. Il est indiscutable que ses remarques à leur propos étaient
fondées sur l’observation, notamment celles concernant « la mystérieuse
habitation du roi » et les intrigues des prétendants au trône. Curieusement,
il devançait, avant la lettre, l’argument central d’Evans-Pritchard, quand
celui-ci a voulu discréditer les interprétations intellectualistes, frazériennes, de la mise à mort du roi sacré Shilluk. Il n’était pas question d’éviter
la décadence du monde, associée au vieillissement d’un homme-dieu, mais
tout simplement de mener un combat politique entre des factions dynastiques régionales :
232
[…] il arrive souvent que les héritiers, pressés de jouir d’un titre trop
longtemps attendu, l’acquièrent par la violence et le meurtre, ce qui
leur est d’autant plus facile qu’ils ont un apanage de villages nombreux
où ils peuvent recruter des partisans29.
Brun-Rollet faisait référence à « un esprit invisible, créateur universel de
toutes choses », mais ne disait rien de concret sur le culte de Nyikang, le
premier roi divinisé, qu’incarnaient ses successeurs. Quoi qu’il en soit, sa
familiarité relative avec le système « autocratique » des Shilluk a probablement influencé sa divagation à propos des Nuer, quelques pages plus loin. Ils
auraient non seulement des « rois » ou des « chefs guerriers », mais « une
sorte de pape », à la tête d’une religion qui cachait peut-être des vestiges d’une
ancienne influence éthiopienne :
Les Nouer ne reconnaissent qu’un seul Dieu, qu’ils appellent Néar.
Le chef du culte, appelé Dowa, est une sorte de pape pour lequel on
professe une vénération extrême, voisine de l’adoration. Les Nouer
s’imaginent qu’il est non seulement inaccessible aux besoins de la nature humaine, comme par exemple à la faim, mais encore ils le croient
immortel ; aussi lorsque sa mort arrive, elle est soigneusement cachée
par ses disciples, ou prêtres auxiliaires, dont le plus âgé le remplace. Sa
demeure est entourée de palissades et inaccessible à tout autre qu’à ses
disciples et aux rois ou chefs guerriers. […] Rien ne se fait dans la tribu
sans qu’il soit consulté ; il passe sa vie, disent ses ouailles, à communiquer avec les esprits qui dominent ce monde30…
28
Brun-Rollet, 1855, p. 10.
Ibid., p. 94-95 ; voir Evans-Pritchard, 1948.
30
Brun-Rollet, 1855, pp. 223-224.
29
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Tylor eut le réflexe de ne citer que la première phrase de ce passage,
mais c’est semble-t-il par un pur hasard que Brun-Rollet a annoncé l’idée
d’un monothéisme Nuer, laquelle réapparaîtra dans des récits ultérieurs,
notamment au xxe siècle. Par la main du missionnaire Giuseppe Pasquale
Crazzolara (1884-1976), auteur de Zur Gesellschaft und Religion der Nueer,
de 1953, l’être suprême des Nuer est même entré dans le circuit néo-dégénérationniste du Père Wilhelm Schmidt (1868-1954), très redevable à Andrew
Lang. Nous savons que dans sa monographie sur la religion des Nuer, EvansPritchard parlait lui aussi de la « tendance fort monothéiste de leur pensée
religieuse », même si leur dieu n’avait pas de nom31.
Quant aux rois et au pape, il est vrai que plusieurs visiteurs du pays
Nuer, y compris les militaires britanniques au début du siècle dernier,
crurent par moments que les Nuer avaient des chefs – des cheiks, pour
employer le vocabulaire en vogue dans le milieu soudanais. Mais la littérature accumulée va dans le sens d’une corroboration de la longue durée
de l’organisation tribale égalitaire, reconstituée tant bien que mal par
Evans-Pritchard dans un moment de transition vers l’ordre colonial. La
désignation même de chefs à peau de léopard était contredite par des références explicites à leur manque d’autorité politique32. « L’absence de toute
figure ayant une autorité suffisante », a écrit Evans-Pritchard en 1940,
« fut constatée en des termes très nets par les premiers officiers britanniques qui entrèrent dans le territoire nuer »33. Seulement les prophètes,
et sûrement pas les chefs à peau de léopard (kuaar muon), auraient pu
correspondre quelque peu à la fantaisie de Brun-Rollet, mais les historiens du prophétisme Nuer, en particulier Douglas Johnson, n’admettent
guère que ce mouvement ait des antécédents dans les premières décennies du xixe siècle34. On pourrait encore citer Percy Coriat (1898-1960),
District Commissioner des Nuer dans les années 1920, pour qui les kuaar
muon auraient eu, jadis, des pouvoirs « autocratiques et demi-divins ». Il
fut un ethnographe d’une certaine envergure, mais il s’agissait là d’une
pure conjecture : il était parfaitement conscient que ce n’était pas du tout
le cas dans le présent35.
31
Evans-Pritchard, 1956, p. 49.
Voir Maxse, 1899, p. 6 ; Hawker, 1902, p. 5 ; Gordon, 1903, p. 12.
33
Evans-Pritchard, 1969 [1940], p. 172.
34
Voir Johnson, 1994.
35
Coriat, 1993 [1931], p. 198. À part Brun-Rollet, le seul auteur qui affirmait que les
Nuer obéissaient à un roi « comme les Schéllouks », c’était Hadji Abd-el-Hamid Bey, alias
Louis-Laurent du Couret (1812-1867), un voyageur français qui signa en 1854 un ouvrage
intitulé Voyage au pays des Niam-Niams ou hommes à queue (Du Couret, 1854, p. 82). Dans
A Biographical Dictionary of the Anglo-Egyptian Sudan, Richard Leslie Hill nous prévient
que Du Couret était probablement un charlatan, que ses voyages et même son identité sont
douteuses et qu’il existe la suspicion de l’interférence d’Alexandre Dumas (père) dans son
œuvre (Hill, 1967, p. 117).
32
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miscellanées
Bref, Edward Tylor ne se gênait nullement de citer un exemple de
monothéisme « sauvage » pour affirmer l’universalité de l’animisme ;
sauf que les fondements ethnographiques de sa démonstration s’avéraient
fragiles. Passons cependant à l’explorateur français Guillaume Lejean
(1828-1871), qui remonta lui aussi le Nil Blanc et alla jusqu’au Bahr al
Ghazal en 1860. Avant la publication de son Voyage aux deux Nils, entre
1865 et 1868, il publia dans la Revue des deux mondes l’article « Le HautNil et le Soudan. Souvenirs de voyage », que citait Tylor dans Primitive
Culture. Encore une fois, il était question d’un être suprême, cette foisci chez les Dinka, ce que confirmeront les anthropologues professionnels du xxe siècle, en particulier Godfrey Lienhardt (1921-1993). Lejean
commençait par dire que « le nègre du Nil » pouvait paraître « dépourvu
d’idées religieuses ». Une telle impression était néanmoins contrebalancée
par cette autre révélation :
[Q]uand on a appris la langue des noirs et inspiré une certaine confiance aux vieillards, on obtient d’eux certaines demi-confidences,
réminiscences obscures d’une tradition qui s’efface dans la nuit. Les
Denka, la plus nombreuse des tribus niliennes, rendent un culte ou
plutôt un hommage fort théorique à l’Être tout-puissant, habitant du
ciel d’où il voit tout, et appelé Dendid (la Grande-Pluie, c’est-à-dire la
bénédiction universelle). Dendid peut tout ; mais comme il est tout
bien, il ne peut faire que le bien ; aussi, comme on ne le craint pas, on
ne le prie jamais36.
234
Le fait que Lejean ait lui-même qualifié ces données de « demi-confidences » semblait leur prêter plus de vraisemblance, mais le fait est que
son récit et, du coup, son observation se confondent, de manière problématique, avec les travaux linguistiques et ethnographiques des missionnaires catholiques de Gondokoro, notamment du Père Giovanni Beltrame
(1842-1906), dont il citait un manuscrit. Deux années plus tard, dans Schilderungen aus Centralafrika oder Land und Leute im obern Nilgebiete am
weissen Flusse, un autre missionnaire de Gondokoro, Anton Kaufmann
(1821-1882), véhiculait pratiquement la même formule sur les Dinka.
Retrouvons le passage original, très bref, auquel Tylor faisait allusion, concernant leur croyance en un être suprême (qui, pour Kaufmann, était Dieu
en majuscule, bien entendu) :
Ces noirs, pour qui un grand troupeau de bœufs constitue le bonheur
absolu, sont assez détachés en matière de sujets spirituels. Mais ils connaissent Dieu — ils l’appellent Den-did — et ils savent qu’Il a tout créé.
Seulement Dieu est bon, et toujours bon. C’est pourquoi ils ne pensent
pas à Lui, ils ne Le craignent pas, car tout le mal vient du Diable37.
36
37
Lejean, 1860, p. 760.
Kaufmann, 1862, p. 124.
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frederico delgado rosa aux archives de l’animisme
Il y avait dans ces premières ethnographies nilotiques une sorte d’essence
fragmentaire ou fautive qui représentait un défi énorme pour l’anthropologue
qui s’en servait dans les cabinets d’Europe. Tout compte fait, c’est l’intuition
de Tylor qui l’a guidé dans ce labyrinthe. En rétrospective, et pour l’essentiel,
il est surprenant de constater qu’il n’a pas eu tort d’accepter que les Nuer ou
les Dinka croyaient en un dieu suprême, alors qu’il pouvait (voire préférait)
se contenter d’êtres spirituels bien plus modestes.
À partir du manuscrit du Père Beltrame, Guillaume Lejean citait encore
« un chant antique et singulier » des Dinka, qui paraîtra également, cette
fois-ci en Dinka et en Allemand, dans l’ouvrage de Kaufmann. Tylor le traduisit à son tour en Anglais, justement pour évoquer les dangers associés à
l’interprétation des sources. Nous nous en tenons, bien entendu, à la version
française de Lejean :
Au commencement, quand Dendid créa toutes choses,
Il créa le soleil ;
Et le soleil naît, et meurt et revient.
Il créa la lune,
Et la lune naît, et meurt et revient.
Il créa les étoiles,
Et les étoiles naissent, et meurent et reviennent.
Il créa l’homme,
Et l’homme naît, et meurt et ne revient plus38…
Il s’agissait apparemment, disait Tylor, de « l’une des négations les plus
formelles de la vie après la mort, jamais enregistrées chez un peuple non cultivé39 ». Le Père Kaufmann lui-même avait affirmé :
Ils pensent que tout se finit au moment de la mort. Ils ne croient pas
à l’immortalité de l’âme. L’âme n’est qu’un souffle, un soupir. La chanson Dinka traduit parfaitement ce concept. (…) Donc, l’homme ne revient jamais ; avec la mort, tout se termine. Beaucoup d’années seront
nécessaires pour que la confiance dans le missionnaire se transforme
en foi ; pour qu’ils croient en une vérité sans en avoir des preuves,
puisqu’ils n’ont que la parole du missionnaire40.
Or, ajoutait Tylor, l’ethnologue averti devait plutôt se méfier du chant
Dinka et de tout ce genre de tirade, puisque « le sauvage qui déclare que
les morts ne reviennent plus, peut vouloir dire tout simplement qu’ils sont
décédés »41. Richard Burton (1821-1890), par exemple, précisait que, dans
la région des grands lacs, la réponse indigène à sa question sur le destin des
38
Beltrame, ms. cité dans Lejean, 1860, p. 761 ; voir Tylor, 1871, vol. 2, p. 21.
Tylor, 1871, vol. 2, p. 20.
40
Kaufmann, 1862, p. 125.
41
Tylor, 1871, vol. 2, p. 20.
39
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ancêtres enterrés — « ils sont finis » — ne voulait pas dire que leurs fantômes
ne survivent pas42. Mais Tylor avait cette fois-ci la satisfaction de citer, à
l’appui de sa thèse, une ethnographie d’une autre qualité.
Henry Callaway et la critique post-coloniale des archives
236
The Religious System of the Amazulu, publié en 1870 par le missionnaire
de la Church of England, Henry Callaway (1817-1890), qui travaillait depuis
plus de dix ans à Insunguze — dans la colonie britannique du Natal, voisine
du royaume zoulou, encore indépendant — est incontestablement l’une des
ethnographies les plus riches et les plus solides du xixe siècle. Tylor s’aperçut
très vite de l’aspect exceptionnel de cet ouvrage et se fit un point d’honneur
de l’utiliser abondamment tout au long de Primitive Culture, qui était pourtant en phase finale d’élaboration. Callaway sera influencé à son tour par les
idées de Tylor, mais ce qu’il y a de frappant dans son œuvre, c’est l’option
profondément boasienne avant la lettre, de ne pas impreigner les paroles
indigènes d’interprétations théoriques. Il alla jusqu’au point de s’éclipser en
tant qu’auteur, laissant toute la place à ses informateurs Zoulous. The Religious System of the Amazulu est un ouvrage bilingue, en Zoulou et en Anglais,
sous forme d’interview. Comme le disait Callaway, il s’agissait très humblement de « papers written at the dictation of natives »43.
Tylor citait l’un des informateurs de Callaway, d’après lequel Unkulunkulu,
premier homme démiurgique, avait déterminé que les gens « devaient mourir
et ne plus jamais se lever »44. Sans une mise en contexte, cette affirmation pouvait induire en erreur et faire croire que, pour les Zoulous, il n’y avait pas de
vie après la mort – l’un de piliers même de l’animisme. Mais l’ethnographie
de Callaway permettait d’en saisir la véritable portée :
Connaissant comme nous la connaissons, d’une manière si complète, la théologie des Zoulous, dont les fantômes non seulement survivent dans le monde souterrain, mais sont les divinités même des vivants, nous pouvons accorder à ces affirmations leur sens exact. Mais
si nous ne disposions pas d’une telle information, nous aurions pu les
prendre pour des négations de l’existence de l’âme après la mort45.
Il était question d’un culte des ancêtres, les Amatongo, qui effectivement ne
se levaient plus, car ils prenaient la forme de serpents, comme en témoignent
ces paroles d’Ufulatela Sitole, l’un des informateurs de Callaway :
42
Ibid.
Callaway, 1870, p. 83.
44
Tylor, 1871, vol. 2, pp. 20-21 ; voir Callaway, 1870, p. 84.
45
Ibid.
43
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frederico delgado rosa aux archives de l’animisme
Les Amadhlozi, les hommes morts, au moment où ils sont décédés,
ils ont changé de nouveau et sont devenus des Amatongo, et ils rampent sur leur ventre, et donc les vieux disent qu’un homme mort transformé de cette manière est un Itongo. C’est un serpent46.
En contraste avec la pauvreté des occurrences ethnographiques Nuer ou
Dinka en matière de religion, l’ouvrage de Callaway servait à démontrer de
façon très rigoureuse que toute tentative de négation des croyances animistes
de telle ou telle population devait susciter chez les anthropologues les plus
grandes réserves47. Malgré le peu d’attention que lui accordent les historiens
de l’anthropologie, Callaway demeure une source incontournable dans le
domaine zoulou, pour des raisons évidentes. Son choix d’enregistrer la parole
vernaculaire de ses informateurs — des convertis qui avaient quitté leur pays
et qui visiblement étaient très proches du missionnaire —, transforme son
œuvre en un document historique dont la valeur heuristique est pérenne.
Tout au moins devant lui, ces indigènes affirmaient leur propre distance par
rapport aux croyances traditionnelles, mais nul doute qu’ils les connaissaient
très bien, de l’intérieur.
Les conditions coloniales de production sont évidemment un critère à
prendre en ligne de compte dans l’évaluation de cette littérature, mais il est
discutable qu’une telle préoccupation en épuise la portée historique. Chacun à sa manière, avec une autorité et un savoir fort inégaux, Callaway en
Afrique du Sud ou Brun-Rollet dans le sud du Soudan étaient pour Tylor,
comme tous les ethnographes cités dans Primitive Culture, des « combleurs » de lacunes – excusez le néologisme. Autrement dit, la valeur de
chaque citation était toute relative et ne dépendait que de sa rareté ou de
sa représentativité.
Sans pour autant les nier, nous savons que Tylor ne s’intéressait pas
de façon prioritaire aux particularités culturelles et historiques des phénomènes religieux dans leurs lieux respectifs. En termes rétrospectifs de
l’histoire de l’anthropologie, l’une des caractéristiques de ce point de vue
les plus critiquées ou critiquables était le manque d’attention qu’il portait
aux différences de sens à l’intérieur d’une même catégorie religieuse (ou
de ce qu’il percevait comme étant une même catégorie religieuse). Au lieu
de traiter les religions en tant que systèmes, il pulvérisait leurs composantes respectives à travers les différents chapitres de l’ouvrage. Au premier
abord, nous sommes devant une réduction drastique des significations dans
chaque contexte, comme si l’auteur avait laissé de côté tout ce qui allait
intéresser l’anthropologie du xxe siècle. On se doit toutefois de préciser que
46
Voir Callaway, 1870, p. 7.
Du reste, ce contraste était aussi bien quantitatif que qualitatif. Il ne s’agissait pas de quelques pages ou de quelques paragraphes, mais d’une monographie de 448 pages, entièrement
consacrée aux croyances et aux pratiques rituelles des Zoulous.
47
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Tylor ne cherchait pas à expliquer — et non plus à nier — les particularités
culturelles et historiques de ces phénomènes dans leurs lieux respectifs, de
pair avec son usage de termes vernaculaires. Il était bien conscient que les
différentes conceptions religieuses, tout en ayant des fondements psychologiques communs, avaient été forgées en société :
L’homme est un « animal social », comme l’a remarqué Aristote il
y a longtemps, et une grande partie de sa façon de voir le monde extérieur et de ses réponses aux impressions que celui-ci lui provoque est
déterminée, non par lui-même, mais par la vision du monde qui domine la société où son propre appareil mental s’est développé48.
238
Cela expliquait par ailleurs les variations flagrantes de chaque type de
croyance, y compris les caractéristiques exactes de l’âme. En outre, les idées
même de développement et de survivance étaient inséparables d’histoires
concrètes de transformation ou de conservatisme social. Tylor s’est limité à
donner une réponse, sa réponse, à une question sur la civilisation dans son
ensemble - en particulier sur la religion de l’humanité - sans pour autant nier
les cultures ou les civilisations au pluriel49.
Cela pour dire que son entreprise anthropologique était entièrement et profondément fondée sur des bases empiriques, liées aux illustrations diverses de
chaque catégorie animiste. Or, nous savons que beaucoup d’anthropologues
croient aujourd’hui que le changement de perspective vers une anthropologie
en tant que forme textuelle, de pair avec la sensibilité post-coloniale envers les
questions de pouvoir, empêche de démêler les faits empiriques et le processus
discursif, jusqu’au point de « mettre sérieusement en question les faits euxmêmes »50. Une telle option, on le sait bien, est en rapport avec la critique de la
production du savoir en tant que dérivation colonialiste, voire de l’empirisme
en tant qu’idéologie occidentale jetable. De ce point de vue, les documents
ethnographiques ne doivent pas être envisagés en tant que « collection de données », mais comme des « cas complexes d’un discours qui produits ses objets
comme étant réels, c’est-à-dire existants avant et en dehors du discours »51.
Il n’est pas question pour nous de nier que la connaissance ethnographique
s’imbriquait dans des questions de pouvoir colonial. Nous voulons pourtant
suggérer que le binôme connaissance/pouvoir est devenu lui-même une forme
d’hégémonie ; et revendiquer le droit d’admettre que les archives renferment
un savoir dont la valeur contrastée et la portée inégale ne peuvent ou ne doivent aucunement être réduits aux questions de pouvoir et de discours.
48
Tylor, 1905, p. 142. Les italiques sont de nous.
Quoiqu’elle en soit devenue le canon dans l’historiographie de l’anthropologie, nous ne
sommes donc pas d’accord avec l’interprétation de Stocking, Jr., selon laquelle Tylor n’avait
pas cette notion plurielle (Stocking, Jr., 1968).
50
Manganaro, 1990, p. VI.
51
Axel, 1981, p. 13.
49
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La compréhension de l’immensité, pour ne pas dire de l’incommensurabilité des archives coloniales, revendiquée par l’anthropologie à l’heure
actuelle et en particulier par l’anthropologie historique, a pour conséquence l’élévation des archives elles-mêmes, de leur construction et de leur
monumentalité, au statut d’objet. « L’anthropologie historique s’éloigne
des contenus des archives du colonialisme pour s’orienter vers les divagations de leurs formes 52». Nous proposons, sous l’inspiration de Tylor, de
faire une suspension de jugement par rapport à ce que rejette cette tendance
intellectuelle, tout en soupçonnant qu’elle mine la diversité des évaluations
du contenu ethnographique de milliers de documents, dont beaucoup peuvent être autrement riches et utiles par la recherche anthropologique et historique présente et future. En effet, l’un des risques de la surévaluation de
la forme au détriment des contenus empiriques est la dilution de la bibliographie anthropologique en une sorte de plasma colonial qui ne fait pas la
différence entre des recueils ethnographiques de qualité, voire d’excellence,
souvent publiés sous forme de livre explicitement dirigé à la communauté
savante, et des documents mineurs, pour ainsi dire. De même, les efforts,
les privations et les émotions des différents agents ont tendance à être nivelés sous l’angle de la violence coloniale, liée à l’anxiété de la domination
d’une masse non suffisamment circonscrite. Au lieu de remanier les contenus descriptifs des ethnographies du passé, on cherche davantage à démontrer leur imbrication dans cette violence, ce qui est censé démobiliser toute
autre voie analytique.
Sans avoir peur de la formule selon laquelle la « terreur de l’incommensurable » caractérisait le colonialisme, nous rejoignons ainsi la recherche des
critères alternatifs pour faire des distinctions et des coupures dans l’immensité
des archives, c’est-à-dire pour identifier des ethnographes (comme Callaway)
qui méritent, pour des raisons constructives, une place plus visible dans
l’histoire de l’anthropologie53. Le problème de l’universalité de l’animisme
est indissociable d’une perspective ethnographique cumulative qui représente en soi tout aussi bien l’une des questions grandioses de Tylor. On peut
même dire que la proximité évolutive et psychologique de l’homme « civilisé » et de l’homme « sauvage » avait son pendant méthodologique dans
l’utilisation pêle-mêle, chapitre après chapitre, de sources provenant de tous
les temps et de toutes les sociétés. Par l’étendue de son érudition, les archives de Tylor n’étaient pas que coloniales ; et son anthropologie nous invite,
de manière imprévue, à questionner certaines obsessions post-coloniales.
Au lieu de « nier » aux cultures non européennes une existence extérieure à
la situation coloniale, comme semblent le faire beaucoup d’anthropologues
52
53
Id., 2002, p. 21
Ibid, p. 20.
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aujourd’hui54, Tylor a plutôt nié aux cultures européennes une existence extérieure à la situation « précoloniale », c’est-à-dire, à la « culture primitive ».
Tout compte fait, son œuvre est on ne peut plus aux antipodes d’une certaine
sensibilité contemporaine, ce qui peut la rendre pertinente pour des raisons
imprévues, au-delà des situations de survivance, de développement ou de
résurgence du concept d’animisme.
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Mots-clés
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nilotiques
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ISSN : 0076-230X. © Casa de Velázquez.
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