La République de Gênes Rivale des Pisans et des Vénitiens à l'époque des croisades pour le contrôle des ports de la Méditerranée orientale, Gênes a connu, du Moyen Âge à la Renaissance, un extraordinaire développement facilité par le commerce et la banque. Gênes la Superbe se pare alors de palais étagés aux riches façades baroques et de jardins suspendus. Alain Blondy vous présente cette ville qui l'a toujours fasciné . Naguère, une ville « oubliée » S'il est une destination italienne méconnue, c'est bien Gênes, victime de l'industrialisation de la deuxième moitié du XIXe siècle, qui fit de la Superbe République une ville défigurée que l'on évitait naguère. Or la crise de la sidérurgie des années 1970-1980, pour aussi dramatique qu'elle fût, aura été une chance pour Gênes : la ville, qui n'avait plus rien à espérer de l'industrie lourde, dut redécouvrir ses atouts. L'Italie unifiée de la maison de Savoie, l'ère fasciste, puis la République eurent en commun de vouloir faire de Gênes le grand port du pays. Dès les années 1870, la ville explosa et, sous l'action d'un maire entreprenant, Podestà, se lança dans une aventure haussmanienne. Des collines furent arasées, de larges avenues percées, de vastes places ouvertes. La richesse de Gênes se révéla alors dans d'imposantes constructions, d'abord de style composite, puis, surtout, de style Liberty presque contemporain de l'Art nouveau. Mussolini gratifia la ville du premier gratte-ciel italien, entièrement construit en pierres, et d'une grandiloquente place de la Victoire, sur le rio Bisagno domestiqué et recouvert comme un égout. Après la seconde guerre mondiale, le miracle italien fit aller Gênes à l'assaut de ses deux rivieras, et les charmantes cités balnéaires du début du siècle finirent engluées dans une banlieue regroupant, avec la ville, plus d'un million d'habitants. Durant cette extravagance « nouveau riche » qui a duré presque un siècle et dont le cimetière de Staglieno, avec ses étonnants monuments funéraires, est un témoin essentiel, Gênes, Zena, avait tourné le dos à son passé, son centre historique croupissant en de glauques quartiers, d'une gouaille aussi riche qu'à Marseille ou à Naples, mais qui n'encourageait guère le tourisme. Lorsque la crise vint, la ville comprit quel pouvait être ce trésor qu'elle avait méprisé et, profitant du cinquième centenaire de la découverte de l'Amérique en 1492 par un des enfants de la ville, Christophe Colomb, elle se lança véritablement dans un vaste programme de restauration et de mise en valeur. Jadis, une cité florissante Il ne reste rien de la cité des Ligures, cette très importante population préhistorique qui couvrait le rivage nord de l'Italie, la Provence et peut-être même une partie de l'Espagne. Il ne reste que peu de chose de la ville romaine, si ce n'est la tête biface de Janus qui surmonte la hampe des drapeaux locaux et qui lui aurait donné son nom. En revanche, la vieille ville médiévale, qui fut la première cité du monde, est encore lisible. Installée d'abord dans les limites romaines, elle occupait, comme Marseille ou Naples, une colline descendant vers un port naturel. Au sommet, où se trouvait le château romain, un cloître fut édifié qui, en souvenir, s'appela Santa Maria di Castelletto. Enceinte de remparts, la ville devint un important port de commerce. Ayant largement distancé ou battu ses concurrentes, Amalfi et Pise, Gênes établit des comptoirs dans tout le Levant et jusque sur la mer Noire. Les Génois, richissimes, engoncés dans leur étroite ceinture de murailles, se firent alors construire des palais de six à huit étages, ce qui, aux XIIe et XIIIe siècles, faisait de la ville le Manhattan de l'Europe. Et parce que les grandes familles étaient surtout celles d'armateurs, l'utile rejoignit le futile, chacun ayant à cœur, afin d'apercevoir le retour des bateaux, de construire une tour plus haute que celle des voisins. En témoignage de ce riche passé : la promenade couverte de la façade portuaire, la Sottoripa aux étals qui sentent les épices et le poisson. Devenue une république patricienne, Gênes fut alors le théâtre de dures luttes de pouvoir, d'abord entre grandes familles, puis entre familles patriciennes et familles plébéiennes. L'épisode de Simon Boccanegra, que Verdi sut magnifiquement mettre en scène, rappelle la violence de ces luttes qui aboutirent, en 1339, à la mise en place d'un système politique compliqué – dominé par un doge viager – qui remplaçait un système encore plus complexe de capitaines de la ville. De cette époque, il reste le vieux palais capitanal et la tour qui en était la prison, les églises Saint-Cyr et Saint-Étienne, ainsi que la superbe cathédrale gothique Saint-Laurent. De cette époque datent aussi les châteaux forts que les grandes familles se faisaient construire dans leurs fiefs de la montagne, sur le versant méditerranéen de l'Apennin ligure qui ne connaît jamais des hivers aussi rigoureux que le versant piémontais et que réchauffe très vite un printemps précoce. Des relations tumultueuses avec la France Pendant près de deux cents ans, la ville connut un sort agité, suscitant les appétits des rois de France Charles VI, Charles VIII, Louis XII et François Ier, ou des ducs de Milan, Visconti ou Sforza. Ces troubles intérieurs firent que sa domination fut remise en cause par de nouvelles puissances maritimes, les Catalans de Barcelone, Perpignan et Majorque, et, surtout, la république de Venise. Quand Gênes perdit Famagouste de Chypre, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, détenant cependant toujours la ville de Galata qui faisait face à Constantinople. Mais, de la domination française, elle avait gagné une institution, la banque de Saint-Georges, mise en place par son gouverneur, le maréchal de Boucicaud. En effet, pour se maintenir, la République contractait depuis toujours des emprunts auprès des particuliers. Tous les créanciers furent alors regroupés dans cet établissement, à l'origine de toutes les banques du monde. Gênes avait peut-être cessé d'être la reine des mers, elle allait devenir, jusqu'au début du XIXe siècle, la plus importante place bancaire d'Europe. La richesse de Gênes ne laissait pas indifférents les puissants du moment ; ainsi, au XVIe siècle, dans la lutte qui opposait François Ier à Charles Quint, la ville, conduite par un prestigieux chef de guerre, Andrea Doria, se souleva contre les Français au cri de San Giorgio e Libertà. Grâce aux Doria, dont les palais constituent à eux seuls un quartier et dont les sépultures emplissent à elles seules l'abbaye de San Fruttuoso, isolée face à la mer, ce soulèvement de 1528 se traduisit par un important changement politique. Gênes devint une république aristocratique, où la noblesse ancienne s'accroissait de gens méritants, tous étant à la fois actionnaires de la banque Saint-Georges et membres des Conseils. L'histoire de la ville ne cessa pourtant pas d'être troublée. En 1684, la Superbe – laquelle avait attiré Van Dyck qui y laissa de nombreuses œuvres – subit de la part de Louis XIV un bombardement qui, toutes proportions gardées, avait le même but que celui d'Hiroshima : étudier les effets d'une nouvelle arme, la bombe explosive. La quasi-totalité de la ville disparut à cette occasion. Cette catastrophe fut cependant une chance inouïe pour l'architecture et l'urbanisme. Au XVIIIe siècle, les vieilles familles nobles habillèrent leurs palais médiévaux de façades baroques. Mais l'exiguïté des rues n'était plus de mode et une nouvelle voie fut tracée. Cette strada nuova fit l'admiration de l'Europe par la richesse de ses palais et de leur décoration, auxquelles répondirent celles des églises où s'alliaient le style jésuitique et le baroque austro-italien. Le doge lui même se fit édifier un somptueux palais sur les ruines du vieux palais capitanal. En 1748, Gênes connut un dernier sursaut contre l'occupant autrichien, dans une révolte menée par un gamin, Balilla, mais ce fut pour tomber sous la coupe diplomatique de la France. Elle lui céda la Corse et y gagna un style de vie aristocratique que traduisent encore bâtiments officiels et demeures privées. La Révolution française ne put ignorer le grand port. S'appuyant sur les démocrates génois dont les fils s'appelèrent Mazzini ou Gambetta, la France transforma la vieille république oligarchique en une République ligurienne, cliente de la Grande Nation. Au bout de quelques années, dans une spontanéité très organisée, Gênes se donnait à la France qui taillait dans son territoire trois départements, Gênes, Montenotte et Chiavari. L'Empire chercha à rétablir l'équilibre entre Gênes et ses deux rivieras dont les villes furent dotées de monuments et d'églises empreints de classicisme. Lorsqu'en 1814 l'ancienne puissance fut donnée à son rival de toujours, le Piémont, les rois de Sardaigne continuèrent à l'embellir dans un style néo-classique dont le théâtre Carlo Felice est le plus bel exemple, tandis que les riches familles continuaient la tradition des grandes villas qui ornent la côte, au milieu de parcs somptueux. Visiter Gênes, c'est découvrir l'histoire d'une des principales puissances du Moyen Âge qui inventa la banque, c'est rencontrer l'une des villes les plus aristocratiques de l'Europe, moins ostentatoire, mais sans doute plus riche que Venise ; c'est aussi voir des palais dont les riches façades baroques ne donnent qu'une pâle idée des collections qu'ils contiennent. Les Français ne s'en souviennent pas, mais une Génoise, née Brignole-Sales, duchesse de Galliera, a laissé à Paris une partie de ses collections et son hôtel particulier : l'hôtel Matignon. À Gênes, deux palais, le palazzo Bianco et le palazzo Rosso, suffisent à peine pour présenter les Strozzi, Magnasco et autres Van Dyck qui ornaient ses demeures. De leur côté, les Doria, mais aussi la famille Spinola, et, plus tard, la maison de Savoie, rivalisèrent de luxe dans des palais aujourd'hui musées et qui justifient pleinement la qualification de Gênes, la Superba, c'est-à-dire à la fois la superbe et l'orgueilleuse. Copyright Clio 2016 - Tous droits réservés Bibliographie Gênes au XVe siècle. Civilisation méditerranéenne, grand capitalisme Jacques Heers Flammarion, Paris, 1992 Gênes et l'Outre-Mer, tome 1. Les actes de Caffa du notaire Lamberto di Sambuceto, 1289-1290 Michel Balard Éditions de l’EHESS, Paris, 1973 Gênes et l'Outre-Mer, tome 2. Les actes de Kilia du notaire Antonio di Ponzo, 1360 Michel Balard Éditions de l’EHESS, Paris, 1980 Les douanes de Gênes John Day Éditions de l’EHESS, Paris, 1963