Dossier pédagogique Les Fidèles

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Dossier pédagogique
lesfidèles-large©C.Léna
les fidèles
histoire d’annie rozier
texte et mise en scène Anna Nozière
Représentations du mardi 18 au samedi 22 janvier 2011
Dossier pédagogique réalisé par Rénilde Gérardin, service éducatif de la Comédie de
Reims : [email protected]
Contacts relations publiques :
Margot Linard : [email protected]
Jérôme Pique : [email protected]
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texte et mise en scène Anna Nozière
Catherine Bœuf la Grand-mère
Virginie Colemyn la Mère
Fabrice Gaillard le Curé
Camille Garcia Annie Rozier
Martial Jacques l’Oncle
Julie Lesgages Monique
Marina Moncade Sœur Marthe
Pascal Thétard le Père
assistante à la mise en scène Geneviève Thomas
collaboration artistique Denis Loubaton
scénographie Cécile Léna
lumière Antonin Liège
son Loïc Lachaize
régie plateau Gilles Muller
costumes Cécile Léna et Patricia de Petitville
fabrication accessoires er décor Marc Valladon
fabrication de « Petit Jacques » Stéphanie Dumont et Cécile Venier-Alla
assistante auditions Rebecca Bonnet
assistante stagiaire Marine Baldini
Cuisine Catherine Lavigne
production Cie Anna Nozière / production déléguée TnBA – Théâtre national de Bordeaux
en Aquitaine / coproduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN, La Comédie de
Reims – CDN, L’OARA – office artistique pour la région Aquitaine, l’Essaim de Julie – lieu de
création et de résidence artistique / avec le soutien de la DRAC Aquitaine – Ministère de la
culture et de la communication /avec l’aide à la création du CNT, et le soutien de la SACD à
l’auteur / mécénat d'entreprise Cabinet Synthesis / Mécènes privés Marie-Victoire Bergot,
Marie-Laure Brigand, Nathalie Di Francesco, Patricia Leloup, Florence et Yann MinardMarmorat, Danièle Pierre, Sandrine Vilanova / remerciements à Joël Jouanneau, la
Compagnie Daniel Larrieu, Le Samovar, Marc Valladon, Hélène Salat.
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les fidèles
histoire d’annie rozier
dossier pédagogique
sommaire
Présentation du spectacle
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LE PROJET ARTISTIQUE
Note d’intention(s)
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Entretiens avec Anna Nozière
page 7
LES FIDELES, une autofiction au service de la mémoire familiale
Liste des personnages principaux
page 10
Extraits de les fidèles histoire d’Annie Rozier
page 10
Autofiction et mémoire familiale
page 13
ÉCHOS dans la presse
page 16
DECOUVRIR un autre AUTEUR ET METTEUR EN SCENE
contemporain :
page 20
extrait de Pôles de Joël Pommerat
BIOGRAPHIE de l’auteur et metteur en scène
page 22
Anna Nozière
Bibliographie, Sitographie
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page 24
Présentation
Annie Rozier vient de naître. On la baptise. On lui offre des casseroles et toutes
sortes de gamelles, le portrait d'un aïeul atteint de la gangrène, sa jambe de bois, et
Petit Jacques, enfant momifié, mort à la naissance et que l'on se passe d'une
génération à l’autre.
Annie découvre sa famille : des personnages « fidèles » (à eux-mêmes, à leurs
croyances, à l’histoire et aux injonctions familiales…), qui se refourguent des
fantômes et se cherchent des poux jusqu'à la mort entre deux prières pour conjurer
le destin.
Annie trouve les moyens de sa survie dans des fantasmes et d’étranges rêves.
Dans une pièce à la fois intime et burlesque, l’auteur et metteur en scène convoque
au théâtre des figures de la mémoire.
La mère, le père, l’oncle, la grand-mère, la sœur, etc. L’histoire d’Annie Rozier et de
sa famille, racontée dans une suite de scènes brèves où accouchement, baptême et
veillée mortuaire ressemblent à d’absurdes cauchemars autant qu’ils sont
jubilatoires.
Car la mémoire porte en elle son incroyable énergie, et cette comédie noire, menée
tambour battant par une excellente troupe d’acteurs, est avant tout traversée par
une théâtralité débridée. Ici on se refourgue des fantômes, des enfants morts et des
jambes de bois, et l’humour et la cocasserie le disputent sans arrêt à l’effroi.
Alors seulement, de temps en temps, comme une respiration dans cette histoire
trépidante, comme une parole suspendue, on nous murmure un chant d’alcôve,
cœur profond et refuge de l’enfance.
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LE PROJET ARTISTIQUE
Note d’intention(s)
« Ecrire ce texte a été pour moi l’occasion d’aborder la question de la mémoire familiale, de toute
forme de fidélité aux générations qui nous précèdent, mais aussi de parler du drame de l’enfance
abîmée, qui existe de tout temps et dans tous les milieux. Peut-être est-ce une pensée étrange, mais
j’ai toujours pensé que le rôle de l’artiste avait quelque chose à voir avec la protection de l’enfance.
Non pas sur un plan social, et pas seulement sur un plan symbolique, mais sur un plan existentiel.
L’artiste et l’enfant sont frères de sang. Et Les Fidèles est sans doute l’endroit des retrouvailles entre
l’artiste que je suis et l’enfant que j’ai été.
Mais lorsque je mets en scène, je ne pense pas à tout cela, ni à moi-même. Je ne fais pas de
psychologie, ni de sociologie, je ne suis évidemment ni juge ni parti d’aucun des personnages, et je
ne m’engage jamais autour du sujet de la pièce. Le théâtre militant ne m’intéresse pas. Je me
contente de faire mon travail, c'est-à-dire de raconter une histoire. Et de « monter le son », car
l’histoire que je raconte est, je le crois profondément, l’histoire de chacun.
Ce qui me bouleverse alors, c’est de comprendre la nature du geste artistique qui va enfanter un
spectacle. La réalité charnelle de notre travail sur Les Fidèles est de ressusciter au théâtre des
figures de la mémoire. Nous recevons l’incroyable énergie qu’elles portent en elles et sentons ce
qu’elles pourraient libérer de notre propre énergie. C’est une expérience très excitante pour un
metteur en scène et pour son équipe. Actuellement, je songe beaucoup à la meilleure façon
d’amener concrètement le public à partager avec nous cette expérience.
Comme je crois beaucoup à l’élaboration progressive d’une vision sur le plateau, ce n’est pas très
facile d’écrire une note d’intention. Ce que je peux dire néanmoins, c’est qu’instinctivement je place
l’enjeu majeur du texte dans la confrontation des deux écritures qui la composent.
Je peux dire aussi, le plus simplement possible, ce que je vois en écrivant.
L’endroit du dialogue, trivial et burlesque, me ramène la mécanique de cette famille, à l’horlogerie de
ses déplacements dans la maison – un lieu sans fond qui n’a pour lui que sa mémoire ; d’où l’on
surgit, où l’on disparaît. Où les corps chutent. Je vois des ombres qui vacillent dans la flamme des
cierges. Les non-dits des espaces qu’on ne voit pas, mais qu’on devine.
Je pense aussi à Kantor, de plus en plus. Je me dis « S’il avait monté un vaudeville, à quoi ça aurait
ressemblé ? », et je me réjouis d’assister à des choses étranges et qui ont l’air très drôles. Drôles et
noires, toujours tendues. Sans une once de naturalisme. Je me demande comment faire surgir làdedans la parole. Comment aller toucher au plus près sa naissance, dans ce vide existentiel auquel
chacun est suspendu – c’est dans ce qu’ils se disent, même lorsque cela ressemble à du non-sens,
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que les personnages essayent d’exister. Pas de psychologie, du rythme ; cette partition organique
doit dire sans relâche la collusion qui entretient la violence et, dans le même temps, creuser le sillon
de l’humour. L’effroyable et le rire cohabitent, parfois tentent de prendre le pouvoir l’un sur l’autre
(mais aucun des deux ne devrait l’emporter).
L’écriture narrative, plus grave et plus contemporaine, qui vient suspendre les dialogues, m’amène au
dépouillement, à la lenteur. Elle n’interrompt jamais l’action mais doit l’étirer à l’extrême. Elle
télescope les temps dans un temps infini.
J’entends une voix nue, simple, frontale, dire le prologue de la pièce, et j’imagine que petit à petit, en
partant du sens sans jamais l’illustrer, arrive quelque chose d’onirique. Avec des mouvements
ciselés, jamais dansés mais presque. Cela reste pur et franc. Je vois de temps à autre quelque écho
au récit ; une tempête de grêle silencieuse, une petite fille traînant le couvercle d’un cercueil avec la
lenteur d’une danseuse de Butô.
Pas de pathos évidemment, public témoin et non voyeur. Ce qui est essentiel, sur ces parties
narratives, ce n’est pas seulement de travailler à ce qui est dit mais à la nécessité de le dire.
Dans tous les cas – et la forme devrait le montrer – c’est parce que cette nécessité existe que le rêve
ou le fantasme disent eux aussi la vérité. Vérité comme un fil qui ne lâche pas, qui s’épaissit, sur
lequel on pourrait finir par courir et sauter.
Là encore, ce qui m’importe n’est pas seulement de raconter l’histoire mais de convoquer au théâtre
des figures de la mémoire, et de voir l’énergie libératrice qu’elles apportent avec elles. Je veux une
pièce vivante, vitale !
Une pièce chorale, où la singularité de chacun s’éclaire à la lumière du groupe. Mon travail est centré
sur l’acteur, sa dynamique, la rencontre de ses engagements individuel et collectif.
Le second univers devrait trancher avec le premier. Puis le nourrir. Et de frontières obscures en
glissements fantasmatiques, j’imagine qu’ils finiront par se fondre. Quelle forme à naître de la
rencontre des écritures, des temps passé et présent, réels et imaginaires ? Quel sens ?
C’est par là que nous allons chercher. Et je suis persuadée que ce que nous découvrirons nous
ouvrira très simplement au monde cette fois encore, car je suis de ceux qui pensent et vérifient sans
cesse qu’on peut pratiquer un théâtre exigeant et tout à la fois populaire. »
Anna Nozière
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Entretiens avec Anna Nozière
Entretien pour le théâtre de Sartrouville et des Yvelines
Les Fidèles, Histoire d’Annie Rozier est-ce un texte autobiographique ?
Non, je ne peux pas dire cela. L’histoire d’Annie Rozier puise principalement son inspiration dans
des mémoires familiales – la mienne, celle de mes parents et celle de mes grands-parents – mais
elles sont passées à la moulinette de mon imaginaire. Cela ne m’intéresse pas de raconter ma vie au
sens événementiel du terme. Je ne me situe pas dans une démarche autobiographique. Par contre,
je peux dire que sur le plan des sensations, et aussi sans doute d’un point de vue émotionnel, Les
Fidèles traduit assez bien l’idée que j’ai gardée de l’enfance.
Pourquoi le nom du personnage principal est-t-il si proche du vôtre ?
Pour garder la trace de cette mémoire singulière. Pour ne pas la noyer jusqu’au bout dans la fiction,
ne pas l’arracher trop tôt à son identité. Peut-on partager la mémoire émotionnelle ? Qu’est-ce que
cela libère, chez celui qui raconte, mais aussi chez celui qui écoute ? Ces questions me passionnent
et sont au cœur de l’acte artistique. En contenant une partie de moi, le personnage leur confère une
vérité supplémentaire. J’aime que l’artiste rende au monde quelque chose qu’il retenait jusque-là. Ce
passage de l’intime à l’univers, dans ce lieu si particulier qu’est le théâtre, et en présence des
témoins que sont les spectateurs, renvoie à la dimension rituelle de la représentation. Cette
dimension me touche particulièrement. Je travaille dessus depuis longtemps, bien qu’ayant mis
quelques années à m’en rendre compte. J’aimerais aller un peu plus loin avec Les Fidèles. Avec
toute la pudeur nécessaire, l’ambiguïté auteur personnage peut m’y aider.
Comment traitez-vous la violence ?
Le spectacle dans son ensemble n’est pas traité de façon naturaliste. Nous nous immergeons plutôt
dans une forme onirique. Les rêves d’Annie Rozier sont très présents, et l’histoire se balade à la
frontière de la réalité et du cauchemar. On ne sait pas vraiment ce qui a lieu, ce qui est imaginé, ou
encore fantasmé par Annie. Il y a aussi dans ces scènes quelque chose de décalé qui engendre une
certaine drôlerie. Prendre du recul, c’est aussi « en rire ».
Justement, peut-on rire de tout ?
De tout, je ne sais pas. Mais de ce que j’ai écrit, oui ! C’est du moins ce qu’on me dit. Il n’y a aucun
cynisme dans cette pièce. Il y a je crois une grande vitalité, et quelque chose de trépident qui peut
être assez jubilatoire. J’aime la dimension rythmique d’un spectacle parce qu’elle s’adresse à tout le
monde. Je suis pour un théâtre immensément exigeant tout autant que populaire. Lorsqu’ils trouvent
ensemble le rythme juste, quelle que soit la difficulté du texte, les acteurs ont une prise sensible sur
les spectateurs.
Ce ne sera pas un spectacle léger, tout de même ?
Léger, je ne pense pas. Il y a de l’effroyable dans cette cocasserie. Mais régénérant, ça oui je
l’espère. Le théâtre que je pratique peut confronter ou déranger, et j’assume cela totalement, mais
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s’il n’était pas une bouffée d’oxygène pour le spectateur, alors j’estimerais que j’ai manqué quelque
chose.
Comme spectatrice, je ne vais pas au théâtre pour m’asphyxier. J’attends d’un artiste qu’il m’aide à
ouvrir en moi un espace nouveau. Et si je ris, c’est encore mieux. Comme metteur en scène, j’essaye
dans la mesure de tous les possibles d’offrir cela au public.
Vous est-il vraiment possible d’avoir assez de recul pour mettre en scène votre propre texte ?
On me pose très souvent cette question, et cela m’étonne, à l’heure où des metteurs en scène
comme Joël Pommerat ou Wajdi Mouawad ont commencé à jouir d’un très grand succès en
montant leurs propres textes. Un peu comme eux, je crois, je n’envisage pas l’écriture et la mise en
scène comme étant deux démarches tout à fait distinctes. J’écris en pensant à la scène, puisque je
suis avant tout metteur en scène, et je peux transformer l’écriture si quelque chose résiste à
l’épreuve du plateau. Il m’est aussi arrivé d’écrire directement à partir du travail de plateau.
A la question du recul plus précisément, il est important de répondre que je ne travaille pas seule. Il y
a les comédiens, bien sûr, qui sont toujours de formidables révélateurs, et peuvent transformer l’idée
que je me fais d’une scène en matérialisant sur le plateau leurs intuitions singulières. Il y a Cécile
Léna et Antonin Liège (scénographie et lumière), dont les propositions formelles réinterrogent le
texte de leurs sensibilités respectives. Il y a enfin Denis Loubaton (collaboration artistique) qui agit
comme un éclaireur de sens, le plus souvent en me retournant mes questions ! Mon écriture est
instinctive, elle va vite, je ne fais pas de plan, je ne sais pas à l’avance ce que je vais raconter si bien
que lorsque je me relis, je m’étonne toujours de ce que j’ai écrit. Je me demande « d’où ça sort ». En
fait, je suis confrontée à mon propre mystère. Denis m’accompagne dans la traduction de mon
œuvre : là commence mon chemin de metteur en scène. Vitez disait que l’œuvre dramatique est une
énigme que le théâtre doit résoudre, et que la solitude, l’inexpérience et l’irresponsabilité de l’auteur
sont précieuses, dans ce sens que plus l’œuvre est difficile à traduire sur le plateau, plus on est
contraint de s’arracher à ce qu’on connaît pour inventer un nouveau langage, spatial, physique,
vocal. Alors voilà, je suis un metteur en scène qui se coltine son propre texte d’auteur irresponsable.
Et je travaille en équipe.
Comment avez-vous choisi les comédiens qui vont incarner cette « famille »?
En prenant beaucoup de temps ! Je les ai choisis autant pour leur singularité respective que pour
leur capacité à jouer ensemble la même partition. Je les ai choisis aussi pour leur désir de partager
mon exigence. Je les ai choisis enfin parce qu’ils viennent d’horizons très différents. Cela m’a
toujours paru indispensable. La petite musique qui s’installe chez les comédiens d’un même réseau,
il faut la combattre.
Entretien réalisé au printemps 2010
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Entretien avec Anna Nozière pour le journal La Terrasse
Jeux de mémoire entre réel et fantasme.
La mère, le père, l’oncle, la grand-mère, la sœur : la famille… En un chapelet de saynètes tranchées à
vif, l’auteur et metteur en scène Anna Nozière conte l’histoire des Fidèles, entre réalité et cauchemar.
Qui sont ces « fidèles » ?
Des gens attachés par leurs fidélités à la religion, à leurs croyances, à la famille, aux injonctions de la
lignée. Ils sont tenus et empêchés par les figures du passé, par une histoire familiale qui les entraîne
dans un engrenage infernal, comme une malédiction. Cette pièce parle de la mémoire et de la façon
dont chacun tente de vivre avec, de nos liens aux générations qui nous précèdent, du drame de
l’enfance abîmée. En fait, la narration importe moins que les réactions déclenchées par les situations,
souvent abruptes. Elle n’obéit pas à une logique discursive mais fonctionne plutôt par digressions et
ricochets, à la manière des rêves. Le sens se joue au niveau symbolique et convoque des thèmes
archaïques, comme dans un conte.
Vous vous libérez aussi de tout réalisme. Vos personnages, assassinés au détour d’une
réplique, ressuscitent à la didascalie suivante.
Passé et présent, réel et fantasme s’entremêlent dans un jeu de projections qui brouille en
permanence les lisières de la réalité et du cauchemar. L’écriture s’amorce chez moi par un flot qui me
submerge, qui se déverse en un écoulement touffu, que je trie et ensuite compose. C’est le rythme
qui guide ma main, plus encore que le sens. Le rythme et l’énergie portée par les mots permettront
ensuite d’être en prise sensible avec le public. L’émotion provoquée par les situations touche en effet
le spectateur mais sans agression car vous poussez la violence des relations entre les membres de
cette famille vers le burlesque.
Certaines situations, très dures, évoquent la maltraitance ou la pédophilie. Je les traite en décalage,
hors de toute psychologie, et les pousse à l’extrême incongruité pour en faire sortir l’insupportable
drôlerie. Pour reprendre la réflexion du philosophe Boris Cyrulnik sur la résilience, l’artiste qui ne
parvient pas à transcender la violence est un agresseur supplémentaire.
Vous avez puisé dans votre vécu intime. Comment articuler le « je » et le « nous » ?
J’ai convoqué ma propre mémoire pour déclencher l’écriture, les sensations que m’a laissées mon
enfance, mais ce texte n’est pas autobiographique. Très vite, la fiction est venue s’en mêler, les
personnages ont pris vie à mon insu, m’ont emmenée dans leurs histoires… et je les ai suivis.
Comment s’est effectué le passage de l’écriture solitaire au travail collectif sur le plateau ?
J’ai commencé par me débarrasser des visions qui avaient guidé l’écriture et je me suis confrontée
au texte, à mon propre mystère. Avec les comédiens, nous avons exploré la pièce, pour en fouiller
tous les sens, tous les possibles. A mesure de nos discussions et des improvisations, j’ai vu des
couleurs différentes, des nuances que je n’avais pas discernées auparavant. L’inconscient de
l’écriture devient lisible sur le plateau, car il se trouve matérialisé. Nous allons ensuite travailler une
énergie commune malgré les individualités différentes, chercher le passage de nos intimités vers
celles des spectateurs.
Propos recueillis par Gwénola David en septembre 2010.
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LES FIDELES,
une autofiction au service de la mémoire familiale
Liste des personnages principaux
ANNIE. Éponge familiale.
MONIQUE. Orpheline adoptée. Quasi muette. Souffre-douleur de la mère.
GRAND-MÈRE. Gâteuse et poétique, un peu surréaliste.
LE PÈRE. Patriarche à oeillères.
LA MÈRE. Machine à claques. Inépuisable.
SOEUR MARTHE. Terrienne. Sert un peu de bonne, un peu d’infirmière.
L’ONCLE. Pervers, gentil et ténor.
LE CURÉ. Mystique immature.
PETIT JACQUES. Enfant mort né, momifié par la famille.
UN ACCOUCHEUR. En sueur.
UN PETIT GARCON DE L’ORPHELINAT. Ne reste pas.
LE PÉPÉ. Malade. On ne le voit jamais, on entend seulement la clochette qu’il sonne pour appeler. Il
croupit dans une pièce à côté.
Extraits de les fidèles, histoire d’Annie Rozier
Tableau 1
Un long râle d’épuisement. Suivi de deux respirations bruyantes. Suivies d’une nouvelle contraction.
L’accoucheur se penche sur les cuisses écartées de la mère qui pousse tant qu’elle peut. Les
cuisses se tendent, la mère pousse encore ; les cuisses se raidissent jusqu’à la tétanie, un cri de
bête déchire le peu d’air qui reste. Mais rien ne vient.
La mère est en sueur. L’accoucheur est en sueur. Le linge, la table, la pièce entière sont en sueur –
et rien ne vient.
Soudain l’accoucheur se redresse: quelqu’un est là qui regarde la scène.
L’accoucheur – Qui êtes-vous ?!!
Annie – Annie Rozier.
A ce nom la mère s’évanouit. L’accoucheur est abasourdi. Il regarde Annie, puis l’entrejambe de la
mère, puis de nouveau Annie, puis l’entrejambe de la mère, puis de nouveau Annie.
Annie – J’avais trop chaud.
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Tableau 2
Dans la lumière vacillante des cierges blancs.
Le curé – Reçois, par cette eau que je bénis, sa force et sa bonté, et demeure éternellement en sa
miséricorde.
Tous – S’il vous plaît.
Le curé – Que veille en toi cette lumière, Annie, et à tes côtés, ta grand-mère Madeleine, que ton
père t’a choisie pour marraine. Et que le Seigneur vous protège.
Tous – S’il vous plaît.
Le curé, aux parents – Vous pouvez à présent vous avancer pour les offrandes.
Les parents s’avancent, des gamelles plein les bras. Poêles, cocottes, sauteuses, casseroles
s’entrechoquent.
Soeur Marthe, à mi-voix, se signant – Le ciel protège de la tuberculose cette petite fille.
On remet les gamelles à Annie.
Le curé, à l’oncle – Que faites-vous ?
L’oncle – J’offre, moi aussi ! Je n’ai pas de petit !
Un temps.
Le curé – Ça sent la saucisse.
L’oncle – Je n’ai pas eu le temps de les laver.
Une clochette sonne dans une pièce voisine, Soeur Marthe sort.
L’oncle – Mais, mon Père, je les ai bénies !
Grand-mère, portant un paquet – Voilà le portait du grand-père.
La mère – Le cochon ! Il a les dents jaunes !
Le curé – Ce n’est pas de sa faute, voyons ! C’est à cause des médicaments.
Soeur Marthe revient, apportant une canne.
Grand-mère, à Soeur Marthe – Et j’offre aussi la jambe de bois.
Soeur Marthe – Seigneur Dieu !
Grand-mère – C’EST DU CHENE ! On peut s’en servir comme d’une bûche ! Ou la découper en
rondelles, pour fabriquer des sortes de petits jetons en bois ! Un temps. C’est curieux, on croirait que
ça sent l’andouillette.
L’oncle a découvert le portrait.
L’oncle, à la mère – Regardez, Radegonde ! On n’y verra pas les dents jaunes, la photo est en noir et
blanc !
La mère – Et les caries ?
Le curé – Allons.
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Un temps.
Grand-mère – Avec la jambe elle peut assommer des bêtes !
Soeur Marthe – Quelles bêtes, grand-mère ?
Grand-mère – Des sangliers.
Un temps, Soeur Marthe donne la canne à Annie.
Soeur Marthe – De la part du pépé.
L’oncle, au père – Ça ne va pas lui faire double emploi, avec la jambe ?
On se tait. La mère s’est avancée. Elle tient dans les bras un bébé inerte, entouré de bandelettes
fanées.
Le curé – Annie, je te présente Petit Jacques, de 1908. Laissé en son temps par ta grand-mère
Adélaïde, la pauvre mère de ta maman. Il est moitié mort dans son ventre, moitié mort au dehors.
Solennel – À ton tour nous te le confions. Veille sur lui comme ta marraine veille sur toi, et le Seigneur
veillera sur vous.
Tous – S’il vous plaît.
Le curé – Allons à présent dans la paix et la joie. Par Jean-Christophe, notre Seigneur.
Tous – Nous rendons grâce à Dieu.
Tableau 4
Les petites mangent une soupe. Les adultes graissent leurs bottes.
Le père, à Annie – 1824 ?
Annie – Angèle Frémont épouse Rozier. Morte de la tuberculose en 1844.
Le père – Bien, Monique.
Annie – Non, Monique ce n’est pas moi.
Le père – Boutique ! Un temps. 1908 ?
Annie – Roger Mailleux, descendant Rozier par la branche Dijonneau. Mort de la tuberculose à 36
ans.
L’oncle, pour lui, graissant sa botte – Je vais la fourrer, et lui astiquer le fion.
Un temps.
Le père – Qui est Marie-Lucienne ?
Annie – Ta cousine par alliance, décédée à la naissance.
Le père – De quoi ?
Annie – De naissance.
Le père – NIGAUDE ! TU CONFONDS AVEC ARLETTE !
Annie – De tuberculose.
Le père – Tout de même !
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Jouer sur la frontière entre réel et imaginaire : l’autofiction1
S’inspirant de sa mémoire familiale, Anna Nozière traduit dans Les Fidèles une volonté de
s’émanciper d’une mémoire factuelle et réaliste pour tendre vers une mémoire plus subjective et
émotive, une mémoire faisant la part belle aux constructions inconscientes et aux divagations
imaginaires : « Cela ne m’intéresse pas de raconter ma vie au sens événementiel du terme. Je ne me
situe pas dans une démarche autobiographique. Par contre, je peux dire que sur le plan des
sensations, et aussi sans doute d’un point de vue émotionnel, Les Fidèles traduit assez bien l’idée
que j’ai gardée de l’enfance. ». Ainsi, des scènes du quotidien côtoient un univers onirique,
cauchemardesque, semblant tout droit jailli de l’inconscient de la petite Annie. Le nom du
personnage principal est d’ailleurs très proche du nom de l’auteur, Anna Nozière, qui pousse la
confusion jusqu’à dire le prologue en direct et en off, lors des représentations :
« Je parle à toi
Ma petite fille du dedans :
(…)
Patiente encore un peu
Je tiendrai ma promesse.
Patiente je t’écrirai une pièce, et des chansons
Et l’on dira de nous « quelle imagination ! »
Un trouble demeure, une ambiguïté est préservée, le réel et la fiction se croisent, se mêlent et se
confondent : « c’est le vertige de la confusion mentale quand le réel ne se distingue plus de toutes
les formes de l’imagination. Quand se brouillent les lieux, les époques, les choses même et les gens.
Se trouve supprimé l’arbitraire des mesures et des séparations. On ne sait plus où s’arrête le corps.
Cette psychose qui fait mal est pourtant si proche de l’écriture : des pans de réel entraînés, perdus,
dans un champ d’imagination. » Claude Régy, L’état d’incertitude.
Ces franchissements, ces interpénétrations, cet état d’incertitude maintenu entre réel et imaginaire,
nous ramènent à interroger la source même de toute mémoire et de toute écriture, nous rappelant,
de la sorte, que mémoire et création sont, par essence, indissociables.
Loin d’être une autobiographie, Les Fidèles, correspondrait alors davantage à un genre plus
contemporain : l’autofiction. C’est l’écrivain Serge Doubrovsky, le premier, qui, en 1977, emploie le
néologisme. Comme son nom l’indique, l’autofiction suggère une fusion entre autobiographie et
fiction. Au départ, le genre autofictionnel s’applique au récit qu’un auteur fait d’événements de sa vie,
sous une forme romancée. Dans Les Fidèles, les quatre instances auteur - metteur en scène –
narrateur - protagoniste sont réunies en une seule, qui constitue la colonne vertébrale du projet, sa
structure. En effet, dans le genre autofictionnel, le nom propre n’est plus seulement un critère de
l’écriture, il en devient la matière. En se remémorant, l'auteur se réinvente, le souvenir n'est plus
1
Extraits du dossier pédagogique proposé par le TnBA, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine
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derrière lui, mais devant lui. Ce moi invasif, loin de créer un enlisement en soi-même, suggère une
ouverture, un manque et un appel à ce que l’autre, le lecteur, le spectateur, viennent partager cette
mémoire personnelle. Par l’expérience sensible qu’il en fait, le spectateur ressuscite ce passé
subjectif.
Ainsi, la mémoire est amplement interrogée, dans ce genre, et rendue à son inextricable complexité.
L’autofiction, ou fabulation de soi, est donc un genre hybride, qui joue avec la notion même de
frontière. Dans Les Fidèles, on navigue sans cesse entre le réel et l’imaginaire, mais aussi entre le
passé et le présent, le conscient et l’inconscient, la normalité et la folie, soi et les autres. Si une
nouvelle autofiction peut naître et croître, elle pourrait s'inspirer d'une déclaration de Jacques
Derrida, dans le quotidien Libération : « Plus j'avançais, plus je me suis autorisé à me mettre en
scène, mais de façon fictive. C'est à la fois irréductiblement singulier, mais exemplaire de situation
universelle. »
La mémoire familiale : transmission, déterminisme et liberté1
Lors de son baptême, on donne à Annie des vieilles casseroles, un enfant momifié, une jambe de
bois et d’autres objets hérités des différents membres de la famille et transmis de génération en
génération. Ce sont des objets vecteurs de la mémoire familiale. Plus tard dans la pièce, on fait
réciter, à Annie, la généalogie de sa famille : qui est mort de la tuberculose, qui d’une autre maladie,
qui s’est fait amputer…
Chez la famille Rozier, il existe une mémoire familiale que l’on se transmet de génération en
génération. Anna Nozière met à jour les rouages de cet héritage, d’ordinaire tacite et inconscient.
Exaltant ce que l’on a coutume de nommer, dans le langage courant, « des casseroles » ou « des
valises », Anna Nozière les met en scène au sens littéral. La petite Annie croule, dès sa naissance,
sous les objets emblématiques familiaux, symboles des traumatismes passés.
Ici les souvenirs racontés, répétés, appris par cœur, sont ceux des morts, des disparitions, des
maladies : le genre d’évènements que l’on a l’habitude de cacher, d’oublier, de transformer. Dans
Les Fidèles, la mémoire familiale se transmet oralement, ouvertement. Le passé obsédant, martèle le
présent et vient asphyxier les individus.
On se sent très proche de la théorie psychogénéalogique, approche thérapeutique de la mémoire
familiale, qui se penche sur l’origine de l’individu et l’histoire de ses ancêtres. Pour expliquer certains
faits de son histoire actuelle (angoisses, psychoses, maladies…), l’individu peut ainsi retrouver des
souvenirs familiaux cachés dont il aurait hérité inconsciemment.
Dans son livre Comment paye-t-on les fautes de ses ancêtres ? Nina Canault cite le psychanalyste
Didier Dumas : « Quand il existe des traumas importants dans une famille, des morts par suicide, ou
des bébés morts, ces histoires restent vivantes dans l’inconscient et si ceux qui leur survivent n’en
parlent pas, c’est alors qu’elles se transmettent d’inconscient à inconscient sous forme de
fantômes ».
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Ainsi, ces « casseroles », ces « fantômes » font, selon le psychologue Hermann Hesse, partie d’un
ensemble d’éléments qui vont constituer notre personnalité.
« La seule chose qui compte, c’est le fait que chacun de nous est le dépositaire d’un héritage et le
porteur d’une mission : chacun de nous a hérité de son père et de sa mère, de ses nombreux
ancêtres, de son peuple, de sa langue, certaines particularités bonnes ou mauvaises, agréables ou
fâcheuses, certains talents et certains défauts, et tout cela mis ensemble fait de nous ce que nous
sommes, cette réalité unique. Or cette réalité unique, chacun de nous doit la faire valoir, la vivre
jusqu’au bout, la faire parvenir à maturité et finalement la restituer dans un état de perfection plus ou
moins avancé. » Hermann Hesse, Lettre à un jeune artiste.
Contrairement à la psychanalyse, où le patient est amené à parler principalement de lui-même, la
psychogénéalogie considère que l’individu ne se limite pas à sa simple personne : il est aussi fils ou
fille, petit-fils ou petite-fille, arrière-petit(e)-fils (ou fille)… L’enjeu du travail psychogénéalogique est
alors de prendre conscience de ce passé familial, de le comprendre et de se détacher de ce fardeau
pour venir à bout d’une crainte, d’un traumatisme… en quelques sortes trouver les « fantômes » qui
nous parasitent et nous en débarrasser.
A titre d’exemple, on peut citer Anne Ancelin Schutzenberger, théoricienne pionnière de la
psychogénéalogie, qui écrit dans son livre Aïe, mes aïeux ! : « J’ai commencé à m’intéresser à ce
sujet, il y a une dizaine d’années, à partir d’une réflexion de ma fille : « Tu te rends compte, Maman,
que tu es l’aînée de deux enfants, dont le deuxième est mort, que Papa est l’aîné de deux enfants
dont le deuxième est mort, que moi je suis l’aînée de deux enfants, dont le deuxième est mort…et
que depuis la mort d’oncle Jean-Paul, je craignais en quelques sorte celle de mon frère… » (jusqu’à
ce qu’elle survienne) ».
Révéler l’histoire de la famille, dans la construction de la personne, est la base de la
psychogénéalogie, dans le but de savoir ce qui, lui appartient et ce qu’il subit.
C’est justement ce bagage inconscient qui prend corps dans Les Fidèles et en constitue le nœud
dramatique, ouvrant la voie vers une libération possible par la sublimation propre à l’élan artistique et
par le rire.
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ECHOS dans la presse
Les Fidèles au TnBA : famille je vous hais.
Les Fidèles est une histoire de famille. De
vivants » qu'on aimerait croiser plus souvent sur
mémoire et de généalogie, de la trace laissée
le plateau. Au Théâtre national de Bordeaux
par les anciens sur les nouvelles générations, de
Aquitaine jusqu'au 22 octobre.
fantômes qui hantent les rêves au présent, de
l'impact des bons et mauvais souvenirs et plus
généralement de l'enfance abîmée. Annie Rozier
n'a pas échappé à cette lignée, une hérédité
dont elle subit chaque jour le poids. La famille
d'Annie est fidèle à ses racines, des ancres
malodorantes et rouillées qui empoisonnent
toute forme de vie. Cette pourriture qui émane
de l'écriture d'Anna Nozière, prend toute sa
force sur scène, dans une performance chorale
éclatante servie par une troupe de « mortsLe poids de l'hérédité
Dans la famille Rozier, il y a la mère, personnage central de la pièce, figure de la maternité hystérique et
violente, qui impose chaque jour son monde de la terreur. Secondée dans sa tâche par l'oncle d'Annie et
ses grosses mains de Général qui pensent un peu trop au "fion", elle vit aux côtés d'un mari passif mais
tout autant destructeur par son silence et son aveuglement. A eux trois, ils sont une tornade qui broie les
existences d'Annie et de sa sœur adoptive Monique, la" bâtarde", celle qui subit les coups et les
humiliations sans sourciller. Terrible défouloir. Un tableau de famille obscur, s'il n'y avait la présence de
la grand-mère, seule once de douceur, abri de fortune qui sent bon le lait chaud pour quelques heures.
L'histoire d'Annie Rozier et de ses "fidèles" n'est pas belle. Elle est une intrusion dans le pathétique, les
vérités indigestes et dérangeantes, les réalités sociales qu'on sait taboues. Elle est racontée par Annie, le
regard extérieur porté sur son propre malheur, la parole franche et crue, pour ne rien cacher, y compris
ses plus bas instincts. Un conte de la cruauté, autant effroyable que drôle, terriblement cynique et
hilarant parfois, distancié de la réalité. Sans doute la clé de ce détachement qui traverse la pièce et nous
laisse à notre place de spectateur, sans empathie ni compassion. Les Fidèles n'est pas une écriture de
l'émotion, n'a pas pour ambition de porter un jugement, ne se place pas dans la catégorie des
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témoignages. Elle est un regard singulier sur le poids de l'hérédité, le hasard de la naissance, la question
de l'enfance: celui d'Anna Nozière qui imagine une pièce entre vivants et revenants, entre visions
cauchemardesques et réalité abrupte, entre cocasserie et atrocité. Un style très particulier qu'elle met en
scène pour mieux illustrer sa façon de voir, son propre répertoire.
Une insanité perfide et comique
Éloignée du naturalisme, Les Fidèles est une pièce intégrale qui pour reproduire sur le plateau cette
dualité formelle, narrative et discursive, porte un soin infini à chaque pan de l'œuvre. Si la pièce jouée
manque encore un peu de maturité, notamment dans la première partie qui peine à trouver son rythme,
la finalité prend son sens dans cette minutie apportée aux éléments: texte, jeu et scénographie. La
langue brute et poétique, viscérale, est d'un impact sans retenue, limpide. Annie: « Jetée là, j'ai erré dans
un mauvais rêve: ma longue vie de 10900 jours » / Ma mère laissait crever tout raide nos rêves... Des
vipères sortaient de sa bouche » / "Mon oncle faisait de moi un haut le cœur à l'infini. » La fantasmagorie
présente dans l'écriture ne prend vie que sur scène, à travers les visions de l'auteur, la direction qu'elle
indique aux comédiens. Sur le plateau, la folie domine, une insanité perfide car comique. Les scènes de
meurtres fantasmés côtoient l'hilarité d'un enterrement déjanté. Un grand écart servi par une troupe de
comédiens d'exception, à commencer par la mère - Virginie Colemyn -, incroyable incarnation de la
déraison, qui offre ici un moment de comédie jubilatoire. Baignés dans cet enfer rouge et marron, les
personnages se détruisent au son de l'accordéon, virevoltent et s'écroulent, morts ou fous, peut-être les
deux. Happés par les entrailles de la terre, les fidèles devront céder à la spirale qu'ils ont engendrée, et
rejoindre leur lignée comme le veut leur destinée. Tuberculose, leucémie, maladie de pique plancher...
rien n'est trop pourri pour ces fantômes du présent dont Annie doit se débarrasser encore et encore. Un
fardeau lourd à porter pour ce gabarit réduit, dont on ne sait où mènera sa lutte acharnée et vitale.
Hélène Fiszpan, le 19/10/10 sur http://www.aqui.fr
Les esprits de famille
Anna Nozière écrit et met en scène « Les Fidèles » ; un vaudeville familial hanté, onirique et
sombrement burlesque. Première ce soir au TnBA.
« Je viens de la troupe, c’est important de le dire ». Anna Nozière a le souci du groupe, cette seconde
famille. C’est pourtant en son nom propre qu’elle a écrit « Les Fidèles », sa première pièce éditée (aux
Solitaires Intempestifs), c’est elle qui signe la mise en scène et c’est encore elle qui semble se mettre en
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jeu dans cette « Histoire d’Annie Rozier ». Mais peut-être que c’est précisément là, entre mémoire intime
et travail collectif, que se tient l’enjeu théâtral de cette chronique familiale noire et déjantée, jouée pour la
première fois ce soir au TnBA.
Anna Nozière n’est pas du sérail. Pourtant, elle a découvert le théâtre il y a presque 25 ans, au début de
l’adolescence, dans « un petit village perdu au fin fond du Limousin ». Ca a donné Peer Gynt, une troupe
de copains faisant « un théâtre bricolé, coupé des références », une aventure qui a pris une ampleur
considérable et a duré 20 ans », menée avec d’autres expériences – Samovar de Bagnolet, fac de
sciences humaines, théâtre en milieu psy… Elle a coupé le cordon il y a quelques années pour débuter
l’écriture des « Fidèles ». Elle s’est installée à Bordeaux, a peaufiné le texte et la production, « ce chemin
de croix ».
Revenants et bondieuseries
« Les Fidèles », c’est donc une histoire de famille. Entre autobiographie et fiction, c’est entendu, puisqu’il
s’agit de brouiller les pistes, ou plutôt de faire de la scène le lieu du « partage d’une mémoire
émotionnelle », entre fidélité et trahison. D’où la similitude entre Anna et Annie, ou encore le choix de
disposer – à la manière d’un Jan Lauwers dans sa « Chambre d’Isabella » - des objets personnels dur le
plateau. « Je m’inscris dans un travail de mémoire familiale, mais je n’ai pas le sentiment de raconter ma
vie. Et le travail des acteurs donne encore une autre dimension, un autre imaginaire, éloigné du mien. »
Il s’agit alors de fantasme, et ça nous rassure. Parce que la famille décrite ici effraie jusqu’au rire, avec
ses parents tyranniques, ses enfants et ses vieux martyrisés, son curé et sa nonne, ses naissances, ses
assassinats et ses revenants. Avec la violence des rapports et l’enfance « fatalement maltraitée », la
cohabitation entre morts et vivants est un thème récurrent de la pièce, littéralement surréaliste. « C’est
sans doute parce que je me sens moi-même assez hantée. Mais ce n’est pas forcément flippant, ni
désagréable », dit
l’auteur, qui a achevé le texte dans une abbaye, ce qui lui a inspiré, « des
bondieuseries et pas mal de cloches ». L’omniprésence du rituel, l’iconoclasme en plus du fantasme
rappellent encore Buñuel.
Ni cynique, ni naturaliste
« Ce côté onirique prend beaucoup d’ampleur sur le plateau », dit Anna Nozière, qui assure encore
qu’elle a écrit sa partition « comme un vaudeville », et qu’elle rêve de le jouer ainsi. Car c’est tout l’enjeu
du passage sur scène : donner une forme légère à un propos sombre, tout en faisant de ces improbables
figures de papier des personnages de chair. « On peut rester sur un registre décalé, cynique, mais si on
n’accroche pas quelque chose de l’humain, on est précisément sur du mauvais vaudeville. Il faut
produire un jeu sincère, concret, mais pas naturaliste. Ca passe par un travail sur le corps et l’imaginaire
des huit comédiens ».
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Dernière originalité : pour boucler sa création, coproduite par le TnBA, l’OARA, les CDN de Sartrouville et
de Reims (ce qui n’est pas mal), l’auteur a eu aussi recours au mécénat : une douzaine de donateurs,
« pas forcément fortunés », qui croyaient assez en elle pour lui donner quelques dizaines de milliers
d’euros. Anna aussi a déjà ses fidèles.
Serge Lapaty, le 13/10/10, sur http://www.sudouest.fr
Onirique ironie
« LES FIDÈLES » (THÉÂTRE).
Anna Nozière n’est pas sûre d’être apparentée à Violette, mais elle assure que, depuis l’enfance, elle a
toujours eu l’impression que toutes deux étaient de la même famille. Et comme chez Violette, la famille
d’Anna - enfin celle d’Annie Rozier, hétéronyme héroïne des « Fidèles», pièce écrite et mis en scène par
Anna jouée pour la première fois au TnBA- la famille donc, est un cauchemar, un jeu de massacre. Sauf
qu’ici les morts se relèvent toujours, qu’ils soient victimes de leucémie, syphilis, coup de poignard,
chevrotine ou peau de banane. En famille, rien ne se perd, tout se conserve, c’est d’ailleurs le sujet de la
pièce, l’encombrante fidélité à l’héritage, ce vilain paquet qui plombe tout le monde, surtout les derniers
arrivés, les enfants.
Sur scène, on pense à la messe pour les odeurs d’encens et la réverbe, à Buñuel pour le blasphème, aux
Flamands pour la lumière, à Kantor pour les morts, à Copi pour les vivants, à Pommerat pour le son, à
Artaud pour la cruauté mais on est bien chez Anna, avec sa drôle de langue surréelle et son univers
d’aujourd’hui, drôlement suranné.
La scène comme espace mental, boîte noire avec épiphanies et disparitions de fantoches, fantômes
convoqués par la mémoire ou le rêve, les cordes oppressantes de Julie Läderach, et surtout huit
comédiens danseurs, chacun avec sa partition, sa grammaire corporelle–mention spéciale à Virginie
Colemyn, despote hystérique jusqu’au délire et à Camille Garcia, cendrillon et tueuse en série, rétive à
tous les exorcismes.
L’auteur avait aussi promis un vaudeville onirique et ironique. Tout n’est pas réglé, c’est plus étrange que
drôle, mais ça y ressemble.
Serge Latapy, le 15/10/10 sur http://www.sudouest.fr
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DECOUVRIR un
contemporain :
autre
AUTEUR
ET
METTEUR
EN
SCENE
extrait de Pôles de Joël Pommerat
Scène 1
Soir. Un appartement. Une grande pièce. Une grande et haute fenêtre, donnant sur la rue.
Une femme en robe de soirée, immobile, regarde par la fenêtre. Elle est d’humeur joyeuse.
Un homme, en manteau, est assis un peu e retrait, un bouquet de fleurs posés sur les genoux.
On entend de la musique provenant d’une radio, dans une pièce voisine : un air classique d’opéra.
ELDA OLDER. Cette année non plus ne sera pas une année ordinaire. Je ne pourrai sans doute pas
échapper à ma première opération chirurgicale de toute mon existence. Ce qui me déstabilise le plus
dans l’intervention chirurgicale c’est l’endormissement, l’anesthésie. L’intervention je m’en fiche
comme de ma première dent de lait. Mais cet endormissement me trouble sans que je puisse
l’interpréter… Je n’ai pas envie qu’on m’endorme. Même si je sais très bien que je vais me réveiller…
Depuis vingt ans la nécessité de cette opération je n’en ai jamais parlé avec personne avant vous.
Jean. (Solennité.) Même à mon frère et encore moins au magasin. J’ai une tête qui dysfonctionne si
on peut dire. J’ai simplement de plus en plus de difficultés pour retenir ou bien enregistrer ici. (Elle
montre sa tête.) Alors on me pousse à cette opération chirurgicale. Pour éviter que ça ne s’aggrave.
Ils vont ouvrir et puis regarder parce que maintenant on peut ouvrir et puis regarder à l’intérieur si
facilement qu’on peut rentrer et puis sortir de sa maison… On présume que là-dedans (elle montre sa
tête une chose infime comme un caillou, comme une poussière qu’on ne verrait pas me joue un tour
à sa façon. Un peu comme un caillou qu’il sera possible, une fois ouvert, là, évidemment, de déloger
ou de détruire… (Sursautant.) J’ai entendu l’ascenseur ! (Silence. Déçue et inquiète.) Mon frère
n’aime pas être à l’heure. Ils nous auraient prévenus s’ils avaient finalement renoncé lui et son
modèle qui pose pour sa sculpture ? Ça va bientôt faire un temps inquiétant qu’ils devraient être ici.
L’atelier de mon frère est à deux pas…
JEAN (inquiet). J’aurais aimé vous dire que j’appréhende un malentendu…
Elda se retourne vers Jean comme si elle remarquait sa présence pour la première fois. Elle se dirige
vers lui, en silence.
ELDA OLDER (sur le ton du secret). J’avais entrepris moi une carrière d’actrice autrefois qua j’aurais
sans doute prolongée jusqu’à m’y épanouir certainement si je n’avais pas connu ces défaillances
donc du côté d’ici avec ma tête dès ma première expérience sur des planches théâtrales. Ce jour-là,
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jamais je n’ai réussi finalement à retenir à l’intérieur le peu de mots qu’on m’avait attribués pour la
représentation… Je suis restée cristallisée en face de la fosse des spectateurs… Au cours des
dernières répétitions précédant le jour J, les autres comédiens menaçaient de finir par en venir aux
mains si je ne décidais pas de faire marcher davantage l’apprentissage du texte. Pourtant je
travaillais tout mon possible et mon personnage ne contenait que quelques lignes. A cette occasion il
a fallu conclure que je ne pourrais jamais retenir trois lignes. Il faut dire que cette situation a encore
empiré ces derniers temps. Je ne sais jusqu’où cela pourrait mener si cela devait continuer à évoluer
de cette manière dans le mauvais sens… (Temps.) Depuis toujours cette situation je n’en ai jamais
parlé Jean… et je ne sais pas pourquoi… j’aimerais que vous le gardiez en vous seul. Que vous ne le
ressortiez jamais à quiconque. Dans n’importe quelle circonstance.
Temps.
JEAN. Oui.
Noir.
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BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR ET METTEUR EN SCENE
Anna Nozière
Anna Nozière a 13 ans lorsqu’elle met en scène pour la première fois, dans un village de 800
habitants en Limousin. Des tréteaux, une bétaillère transformée en coulisses, des phares de
voitures soudés à d’énormes boîtes de conserve en guise de projecteurs - que manipulent des
techniciens grimpés sur des chaises d’arbitre de tennis, avec des gants de cuisine pour se
protéger de la chaleur ! -, une console d’éclairage fabriquée par le génie du coin avec un
programmateur de lave linge et des boutons-poussoirs de vieilles Citroën… sont la marque de
fabrique de sa troupe d’adolescents.
Nul ne se doute alors que cette aventure humaine et théâtrale se renouvellera chaque année et
durera… 18 ans : du groupe - peu à peu dispersé - est resté un noyau dur, passionné, dont le
travail évolue dans une rigueur croissante (formation des comédiens au conservatoire,
concours d’intervenants extérieurs…) et une dimension de recherche (ateliers expérimentaux
sur l’écriture, la mise en scène, la scénographie et la lumière…). La troupe de gamins devenus
adultes grandit avec un public toujours plus nombreux et des liens de plus en plus étroits avec
sa région (subventions et partenariats, presse), des invitations à venir jouer un peu partout en
France (Cahors, Limoges, Pau, Rennes, Nantes, Toulouse, Cholet, Tours, Cherbourg,
Clermont-Ferrand, Marseille, Poitiers, Lyon…), puis à l’étranger (Kiev et Tanger), et dans les
festivals de théâtre amateur nationaux ou internationaux où ses spectacles remportent toutes
sortes de récompenses (premiers prix, prix spéciaux, prix de mise en scène, prix techniques,
prix du public, prix d’interprétation collective, etc.…).
Dans le même temps, Anna Nozière complète cette passionnante expérience de terrain par une
formation à l’International Visual Theatre, intègre pour deux ans les ateliers de recherche du
théâtre-école Le Samovar à Bagnolet, dans les classes de Patrick Haggiag (avec qui elle
travaillera ensuite sur Dialogue des carmélites de Bernanos) et Philippe Dormoy (avec lequel
elle dirigera ensuite un atelier de recherche théâtre-écriture pour les élèves du Samovar), et de
Catherine Dubois (Théâtre du Mouvement). Puis elle se forme à la direction d’atelier d’écriture
(Aleph, Paris), et commence à travailler avec des compagnies professionnelles, autour de
projets de création divers. Elle s’intéresse particulièrement à la direction d’acteur et à celles de
recherches collectives, au théâtre muet et au théâtre de chœur.
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Elle met également en scène deux projets très personnels : Harms (d’après Daniil Harms), qui a
rencontré un grand succès au Centre national d’art et d’essai Le Lucernaire, et Petites pièces
macabres (textes de Noëlle Renaude, Hervé Blutsh, Louis Calaferte, et deux de ses propres
textes), repris en tournée nationale : « redoutable, puissant, remarquable » (La Presse de La
Manche), « ambigu et dérangeant, sans carcans » (Midi Libre), « une création magnifique et
troublante » (La Dépêche), « un spectacle glacial… et totalement jubilatoire ! » (La Nouvelle
République), « d’une maturité captivante » (L’Echo), « une découverte rare» (Le Populaire), « un
spectacle violent, puissant, qui fait rire jaune, qui tord les boyaux, qui déménage le cœur » (Sud
Ouest), « un jeu très physique, une mise en scène en forme de feu d’artifice noir et vivant » (La
Nouvelle République du Centre), « Anna Nozière et ses complices exécutent la mort avec une
assurance jubilatoire» (Ouest France).
Elle a travaillé au Centre Dramatique Régional de Tours pendant deux ans, et créé sur des
commandes (Alliance française de Wroclaw en Pologne, France Culture, Amnesty
International…).
Puis elle s’est consacrée pleinement à l’écriture de Les Fidèles, Histoire d’Annie Rozier, pièce
actuellement publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
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Bibliographie
- Anna Nozière, les fidèles, histoire d’Annie Rozier, Solitaires Intempestifs, coll. Bleue, 2009.
- Joëlle Gayot, Joël Pommerat, troubles, Actes Sud, coll. « Le Théâtre Actes Sud », Arles, 2009.
- Joël Pommerat, Cet enfant, Actes Sud, coll. Actes Sud-Papiers, 2010 (2ème édition).
- Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, essai, Hachelle Pluriel Référence, coll. Pluriel, 2007.
Sitographie
Entretiens avec Anna Nozière :
- Le contexte menant à l’écriture :
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-Fideles/entretiens/
- Le contexte artistique :
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-Fideles/entretiens/idcontent/20985
- Les difficultés d’écriture :
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-Fideles/entretiens/idcontent/20986
Des images du spectacle :
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-Fideles/enimages/
Les fidèles sur le site theatre-contemporain.net :
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-Fideles/
Cet enfant sur le site theatre-contemporain.net :
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Cet-enfant/
Bibliographie sur la mémoire familiale :
http://www.cnrs.fr/cw/fr/pres/compress/memoire/muxel.htm
LA COMEDIE DE REIMS
Centre dramatique national
Direction : Ludovic Lagarde
3 chaussée Bocquaine 51100 Reims
Tél : 03.26.48.49.00
www.lacomediedereims.fr
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