Les sources de financement

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« Ne me libère pas, je m’en charge ! »
Un directeur de l’action sociale d’un Conseil Général déclarait au directeur d’une association
d’action sociale : « Votre projet associatif ne nous intéresse absolument pas ! C’est votre
problème ! » Réaction offusquée de ce cadre associatif : « Nous ne sommes pas reconnus pour ce
que nous sommes, dans la dimension politique de notre projet ! » Nombre d’articles et d’études
relaient cette plainte récurrente dénonçant le déficit de légitimité des associations d’action sociale
aux yeux des pouvoirs publics. Elles se disent « instrumentalisées », réduites au rang de simples
« opérateurs », niées dans leur fonction politique, perçues comme de simples « outils » de
l’intervention sociale…
Et si c’était une chance ?
Tentons d’opérer un détour pour aborder autrement le lien entre les associations d’action sociale et
la puissance publique. Pour cela, ce slogan, badigeonné sur les murs de la faculté de Nanterre en
mai 1968, peut nous servir de guide : « Ne me libère pas, je m’en charge ! » Effectivement,
demander à l’autre de me libérer est, intrinsèquement, une forme d’aliénation qui annule tout effet
émancipateur en créant une nouvelle dépendance. Quand l’esclave demande à son maître de
l’affranchir, il renforce le pouvoir de son propriétaire. Ainsi, quand les associations sollicitent,
auprès des autorités publiques, la reconnaissance de leur fonction sociale et politique, elles engagent
un cercle identitaire vicieux :
·
Elles creusent leur déficit de légitimité car leur demande démontre qu’elles ne sont pas en
mesure d’affirmer leur position – position qui dépend de la reconnaissance d’une autorité qui leur
est extérieure ;
·
Elles aliènent leur autonomie en attendant qu’un tiers leur reconnaisse une marge de
manœuvre, ce qui signifie qu’elles ne peuvent prendre cette liberté par elles-mêmes ;
·
Elles inféodent leur action, n’agissant que sur autorisation, ce qui est contraire à la capacité
de tout acteur social de prendre part à la construction démocratique de la société.
Cette analyse ouvre une piste qui mérite d’être explorée. Si nous essayions de concevoir
l’association d’action sociale comme un acteur social, capable de définir par lui-même son champ
d’action, n’attendant la définition et la légitimation de son projet de personne d’autre que de
l’initiative de ses membres collectivement organisés, affirmant une posture dans les enjeux de
société qui ne requiert pas, a priori, de reconnaissance institutionnelle autre que celle du rapport de
force qu’il parvient à établir avec son environnement. Il s’agit là d’une conception classique de
l’association où des citoyens passent contrat au nom d’une initiative qui leur appartient et qu’ils
entendent conduire en toute souveraineté. La plupart des associations naissent et vivent selon ce
modèle.
Mais cette perspective esquisse par contre une figure en rupture avec l’histoire par laquelle les
associations d’action sociale se sont construites. Fruits d’initiatives citoyennes qui entendaient
répondre à des besoins sociaux non couverts par les services publics, les associations sont très vite
devenues dépendantes des financements publics, beaucoup plus dépendantes que les associations
des autres champs d’activité. L’allocation de fonds d’État (quel que soit le niveau de collectivité
publique concerné) pour la conduite d’interventions sociales auprès de divers publics a justifié
l’instauration de tout un système d’autorisations, d’habilitations, d’encadrement des coûts, de
contrôle de l’utilisation des subventions, d’évaluation de la performance des actions. Toutes
contraintes motivées par une bonne gestion des deniers publics. Qui pourrait, aujourd’hui, remettre
en cause cette rigueur dans la gestion des fonds publics ? Rationalisation d’autant plus indiscutable
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que nous sommes en période de forte tension, voire de réduction, des moyens de l’État. Le
problème n’est pas là.
La difficulté résultant de ce processus de professionnalisation de l’intervention sociale vient de
l’exclusivité des missions portées par les associations, toutes assujetties au pouvoir régalien de
l’État (qu’il soit central ou décliné dans des collectivités territoriales). Placées sous le seul régime
de l’autorisation (à gérer des activités sociales ou médico-sociales), alimentées financièrement par
les seules subventions publiques, contrôlées dans leurs pratiques par les pouvoirs publics, les
associations d’action sociale se sont rendues complices du statut de mineures dans lequel les a
placées cette évolution. Leur projet ne vit qu’à l’aide du stimulateur cardiaque des missions d’utilité
sociale et d’intérêt général qui leurs sont déléguées. Leur organisation ne tient que sous l’effet du
respirateur artificiel des autorisations qui leur sont consenties. Leurs finances ne sont équilibrées
que par la perfusion budgétaire qui leur est injectée. Sans ces artifices, aucune association d’action
sociale ne survivrait !
Ouvrir la voie de l’affranchissement de toutes ces dépendances peut donner le vertige. Les
conséquences seraient considérables. Il faudrait les évaluer dans toutes leurs dimensions. Nous
limiterons l’analyse des effets à quelques axes : la politique des ressources des associations d’action
sociale, la politique de gestion des ressources humaines et le champ d’action ou d’intervention.
Arrachez la perfusion !
S’affranchir suppose de prendre les moyens de ne dépendre de personne en propre. Les entreprises
commerciales le savent, leur pérennité suppose que leur carnet de commande s’attache le plus grand
nombre possible de clients. Les associations dépendant de plusieurs financeurs sont plus sécurisées
que celles qui sont soumises à une seule autorité de tarification. L’hybridation des ressources
associatives constitue un axe stratégique essentiel d’une politique d’affranchissement.
Mais il faut radicaliser cette recherche de produits nouveaux. Il ne suffit pas de multiplier les
financeurs publics. Il faut aller chercher la diversité des pourvoyeurs de fonds en mobilisant tous les
acteurs économiques qui peuvent concourir au financement des actions associatives. Quatre
ressources apparaissent alors :
-
Les subventions publiques :
Il n’est pas question d’abandonner cette ressource historique des associations d’action sociale. Ce
fut un progrès considérable, à la suite de la Révolution française, que d’abandonner l’aide charitable
privée pour convoquer la solidarité nationale.
L’idée, ici, n’est pas de tourner le dos aux ressources publiques mais de les compléter en
diversifiant le financement des associations d’action sociale. Pour autant, il n’est pas non plus
question de chercher à pallier aux insuffisances budgétaires en allant chercher des fonds privés là où
l’État doit continuer à assumer toute sa responsabilité, y compris en termes de financement des
actions de solidarité. Ce principe est fondamental pour la perpétuation du projet républicain.
Autrement dit, il convient que les associations d’action sociale conservent leurs activités de « cœur
de métier » (établissements et services sociaux et médico-sociaux intervenant dans le handicap, le
grand âge, l’exclusion, la protection des personnes fragiles…) et que celles-ci soient financées, à
hauteur des besoins, par les fonds publics. Mais il faut également prévoir que ces actions sociales
subventionnées ne constituent plus l’exclusivité de l’activité associative. De même, il faut envisager
– c’est le prix de l’autonomie – que les associations ne demandent pas à la puissance publique de
financer tous leurs besoins. Nous pensons ici, à titre d’exemple, à certaines charges liées à la vie
associative – comme la vie statutaire – qui requièrent, par nature, une certaine indépendance.
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-
Les ressources des particuliers :
Cette seconde forme de ressources comprend trois aspects : les cotisations des membres adhérents,
les participations financières directes des bénéficiaires à l’aide reçue et enfin ce que l’on nomme
l’appel à la générosité publique.
Les cotisations, pour représenter une ressource significative dans le budget associatif, supposent un
nombre important d’adhérents. Les associations d’action sociale sont réputées, voire raillées, pour
avoir peu d’adhérents. Parfois, le total des adhérents se résume aux seuls administrateurs. Certains
mesurent la qualité de la vie associative au nombre de personnes versant une cotisation. C’est là une
vision réductrice qui résume le dynamisme de la vie et du projet associatifs à des questions de
volume. Il n’est pas certain que l’objet spécifique des associations d’action sociale entraîne des
nombres conséquents d’adhésion. La configuration de ces organisations spécifiques est marquée par
la complexité des questions traitées et la haute technicité des réponses. Ces aspects contrecarrent
une massification des adhésions. Cependant, il ne faut pas écarter trop vite la question de la qualité
des adhérents. Traditionnellement, les adhérents sont soit des personnes qualifiées (associations
notabilaires), soit des parents (associations de parents d’enfants handicapés), soit des militants
d’une cause sociale (associations inspirées de l’éducation populaire) ou spirituelle (associations
issues des mouvements congréganistes), soit des professionnels ou des fonctionnaires (associations
parapubliques)[1]. Ouvrir le plus largement possible les adhésions à la société civile est une
manière d’enraciner l’action dans son tissu social et humain. De même, donner la possibilité
d’adhérer aux salariés permet de modifier les rapports sociaux dans l’entreprise en mettant au
premier plan le projet et sa définition partagée. Enfin, autoriser l’adhésion des usagers eux-mêmes
est une manière de refonder radicalement la gouvernance associative pensée alors comme un espace
de coopération entre toutes les parties prenantes. Nous voyons que la ressource constituée par les
cotisations recouvre à la fois une question quantitative – plus le montant des cotisations est élevé,
plus l’association est autonome – et une question qualitative – plus il y a des adhérents nombreux et
divers, plus l’association est indépendante. Cette caractéristique est assez répandue dans le secteur
associatif (culture, sport, loisirs), trop rare pour les associations d’action sociale.
La contribution des usagers au coût du service qui leur est rendu est déjà une réalité. Dans les
Etablissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (Ehpad), les résidents financent
leurs frais de séjour, en moyenne, à plus de 50% des coûts. Dans les Centres d’Hébergement et de
Réadaptation Sociale, la participation des hébergés est proportionnelle à leurs revenus, tout comme
dans les foyers pour adultes handicapés, etc. Cette participation n’est pas une hérésie. Elle peut
s’interpréter comme une preuve de respect et de dignité envers les personnes. L’action sociale ne
fait pas l’aumône aux personnes accompagnées. Cependant, ce fait doit être décrypté avec
discernement. Nous voyons bien que le montant sollicité dans les Ehpad dépasse parfois les
ressources disponibles des personnes et que l’intervention de l’aide sociale ne couvre pas toutes les
situations. Le risque est alors de voir un système assuranciel privé se substituer au régime de
sécurité sociale, renvoyant chacun à disposer de services dont la qualité sera proportionnelle à ses
moyens personnels, à son niveau de solvabilité. Les riches n’ont pas besoin d’action sociale ! N’estce pas plutôt sous l’angle de la responsabilité individuelle et collective que doit s’envisager la
participation directe des usagers au financement des actions ? La responsabilité individuelle engage
les moyens privés dont dispose la personne, dans la limite de ses capacités. La responsabilité
collective engage la solidarité de la société et suppose l’égalité de traitement pour tous. Le symbole
de cette solidarité réside, en France, dans le principe de l’inconditionnalité qui est un fondement
républicain[2]. Valoriser la contribution des usagers aux prestations fournies par les associations ne
réduit pas ces dernières à une fonction commerçante, ni les bénéficiaires à un rôle de clients. Pour
réduire la prestation à un produit marchand, il faut que le vendeur ait comme motivation principale
de gagner de l’argent. Les associations d’action sociale, non-lucratives, ont comme motivation
première de répondre aux besoins des personnes et des groupes sociaux. C’est cela qui introduit une
dynamique d’échange qui autorise, entre usagers et professionnels, le contrôle réciproque de l’usage
des fonds, la co-construction des actions et la recherche commune de leur efficience.
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Le troisième aspect d’usage des fonds des particuliers concerne les dons individuels. Les
associations, au-delà des cotisations de leurs membres, peuvent faire appel, sous certaines
conditions, à la générosité publique. Cette piste doit être envisagée avec beaucoup de prudence. Il
ne faudrait pas que l’appel aux dons constitue, insidieusement, un retour aux principes privés de la
charité tels qu’ils étaient vécus sous l’ancien régime. Nous voyons certaines associations, ou
Fondations, développer une relation clientéliste avec leurs donateurs et remplacer ainsi l’aliénation
aux subventions publiques par la soumission aux désirs individuels de leurs bienfaiteurs. L’appel,
sous forme de dons, à des personnes privées, doit rester une mobilisation solidaire. A aucun
moment elle ne peut autoriser l’État à se soustraire à ses obligations. L’impôt est un acte citoyen de
solidarité. La redistribution par le truchement de l’État protège les citoyens de pratiques
stigmatisantes ou discriminantes (les « bons pauvres », les méritants…). Le don privé, quant à lui,
expose le bénéficiaire aux critères de sélection imposés par le donateur, à une sorte de privatisation
du principe de fraternité. Pour limiter ce risque, c’est sur des objets précis, délimités, clairement
référés à un projet politique échappant aux compétences des collectivités publiques que des dons
individuels peuvent être sollicités. C’est donc, essentiellement, dans le registre de l’innovation que
ces ressources pourraient intervenir. C’est à cette condition que la mobilisation de citoyens peut
participer au financement des associations d’action sociale.
-
Les subventions privées :
La diversification et l’hybridation des ressources, dans un processus d’affranchissement des
associations d’action sociale, concerne, en premier lieu les aides que les entreprises peuvent
apporter sous forme de mécénat. Cette perspective est à contre-courant des cultures spécifiques au
secteur social, tellement éloignées des logiques marchandes. C’est pourquoi il faut être assez précis
sur les conditions dans lesquelles ce genre de ressources pourrait être mobilisé dans les associations
d’action sociale.
Capter des fonds privés issus des entreprises marchandes n’est pas synonyme d’aliénation des
associations sans but lucratif au pouvoir de l’argent roi. L’approche proposée ne prévoit pas
l’inféodation des associations au modèle des entreprises du marché capitaliste. C’est même
l’inverse qui serait visé. L’idée selon laquelle les organisations du secteur marchand, parce que
soumises à des exigences fortes de performance et de concurrence, seraient meilleures que les
structures non lucratives est fausse et doit être déconstruite. Il n’y a pas de bons et de mauvais
modèles mais des organisations plus ou moins bien adaptées à leur environnement et, surtout, plus
ou moins en adéquation avec les buts qu’elles se sont fixés. Il serait incongru qu’une société cotée
en bourse ne distribue pas ses bénéfices à ses actionnaires. Il serait inacceptable qu’une association
répartisse ses résultats excédentaires entre les membres du conseil d’administration. Ce sont les
valeurs qui configurent les formes organisationnelles. Dans le secteur marchand, ces valeurs sont
financières (ce qui n’empêche pas d’intégrer des dimensions sociales à l’action), dans le secteur
associatif d’action sociale, ces valeurs sont sociales (ce qui n’empêche pas des méthodes de bonne
gestion). Aller chercher des fonds auprès des entreprises qui produisent des plus-values, c’est relier
des entités qui doivent rester fortement différenciées, sans raisonner en « plus » ou en « moins »,
« bon » ou « mauvais ». C’est reconnaître que la vie économique n’est pas fondée sur le seul
modèle du marché. C’est accepter que le modèle associatif, loin d’être un coût puisse être un
enrichissement dans une société plurielle.
Recevoir des subsides par des entreprises marchandes consiste à jeter un pont entre l’économique et
le social, dans un contexte idéologique qui a creusé une tranchée entre ces deux versants de la vie
de notre société. L’économique a besoin du social parce que les activités de production sont plus
florissantes dans une société où il fait bon vivre ensemble. Les entreprises ont tout avantage à
s’inscrire dans un contexte bien équipé en infrastructures, y compris au plan social. Les salariés sont
mieux en mesure de contribuer à la production s’ils sont en situation de bien être ce qui convoque la
qualité des liens sociaux, la formation, les accompagnements sociaux, la prise en charge de leurs
enfants, etc. Le social a, réciproquement, besoin de l’économique. Le financement de l’action
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sociale suppose que la production de richesse soit suffisante pour qu’une part de celle-ci soit
disponible pour autre chose que la rémunération des salariés et des propriétaires de l’outil de travail.
C’est-à-dire, qu’une part des plus-values serve à financer la solidarité nationale (tout comme une
part des plus-values sert à financer les infrastructures socio-économiques). Ce mouvement vise à
incorporer toujours plus profondément l’économique dans le social, à empêcher qu’ils ne se réifient
l’un et l’autre, que l’économique devienne une bulle qui ne se justifie plus qu’en elle-même et que
le social ne soit plus qu’un coût, une charge, dont plus personne ne perçoit ce qu’il apporte à la
société. Déjà, les associations d’action sociale consomment une part significative des productions
financières des entreprises via les cotisations sociales assises sur les salaires et via l’impôt sur les
sociétés prélevé sur les bénéfices. Ces ressources transitent par le dispositif national de
redistribution des fonds publics à travers la sécurité sociale et le budget social de l’État et des
départements Rien n’empêche de compléter ce système par des échanges de proximité qui mettent
en lien directement une entreprise et une association : c’est le principe du mécénat. L’inconvénient
de cette méthode de financement est, comme pour les dons de particuliers, de risquer d’aliéner les
associations d’action sociale aux entreprises qui les alimentent. Une sorte de clientélisme
philanthropique peut alors s’installer qui obligerait l’association à ne rien faire qui pourrait déplaire
à son mécène. Pour éviter ce piège, c’est sur un projet politico-social que doit se contractualiser
l’apport d’acteurs économiques du monde marchand aux associations. L’avantage du mécénat direct
est de créer un lien de solidarité locale qui prend sens dans une perspective de développement social
territorial.
-
Les ressources non monétaires :
Mais l’hybridation des ressources des associations d’action sociale, condition de leur
affranchissement d’une relation exclusive avec les donneurs d’ordre publics, ne serait pas complète
sans intégrer les dimensions non-monétaires qui caractérisent la vie des associations.
Au premier rang de celles-ci, il faut citer la ressource que représente le bénévolat. Trop rarement
valorisé dans les comptes annuels présentés aux assemblées générales, le temps mobilisé par les
bénévoles dans l’administration et les actions de terrain des associations est une richesse méconnue.
L’investissement des bénévoles dans la vie et le fonctionnement des associations va bien au-delà
des seuls administrateurs et des bénévoles d’intervention. Il faut également prendre en compte tout
le réseau civil qui entoure l’association et construit sa notoriété, constitue sa sécurité et sa pérennité,
l’immerge dans les problématiques sociétales, l’arrime à son territoire d’appartenance.
Les échanges non-monétaires, ce sont aussi tous les flux, non identifiés à des montants en euros, qui
traversent l’association. Naturellement, l’association constitue un système d’échange local où
transitent des compétences, des savoirs et des savoir-faire, des objets, des biens et des matériels, des
informations, des idées et des projets. Ces échanges sont l’essence même du lien social et les
associations, dans leur champ d’activité mais aussi largement au-delà, contribuent à l’enrichir, à le
développer, à le transformer.
La prise en compte des dimensions non-monétaires de la production des associations veut éviter que
ces aspects soient relégués dans des fonctions subsidiaires aux « vrais » échanges qui, dans une
société de marché, sont exclusivement référés à l’argent. L’objectif est de faire reconnaître, à
travers la richesse de la vie associative, l’aspect essentiel de ces échanges qui permettent de faire
tenir une vie sociale pour tous, y compris pour ceux qui n’ont pas accès à un niveau de vie suffisant.
La reconnaissance de cette dimension de la vie économique réencastre le social dans l’économique.
En faisant cela, les associations sont au cœur de leur projet de construction du lien social.
Libérez votre capacité de décision !
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Second aspect d’une stratégie visant à affranchir les associations d’action sociale de la « tutelle »
publique : la gestion des ressources humaines.
Un dispositif particulier d’encadrement des mesures salariales est appliqué aux établissements et
services sociaux et médico-sociaux, autorisés dans le cadre du Code de l’Action Sociale et des
Familles. Tout aménagement des dispositions salariales et conventionnelles qu’il soit local (sous
forme d’accord d’entreprise) ou national (sous forme d’avenant à l’une des conventions collectives)
est soumis, préalablement, à l’agrément d’une commission nationale d’agrément. Le dialogue
social, interne à chaque entreprise ou au niveau de la branche professionnelle, est ainsi encadré.
Certains disent qu’il est sous tutelle des ministères (ministère des affaires sociales, ministère du
travail). De fait, l’encadrement budgétaire des activités ne permet pas une certaine autonomie des
négociations salariales entre employeurs et syndicats. De là à penser que les associations d’action
sociale ne peuvent exercer pleinement leur fonction d’employeur, il n’y a qu’un pas… que l’histoire
a peut être franchi.
Imaginons un instant l’effet produit sur les acteurs de se trouver autour d’une table de négociation
où chacun sait que ce qui va se conclure ici sera ultérieurement validé par un tiers, externe à ce
cénacle, n’ayant pas pris part, à aucun moment, aux débats. Côté salariés, le système induit,
naturellement, une surenchère, par défaut de crédit accordé aux positions défendues par les
représentants des employeurs. Côté employeur, la responsabilité directe ne se trouve pas engagée
par les accords donnés ou les concessions cédées. Ce ne sont pas les associations qui payent les
avantages consentis sur leurs fonds propres mais les financements publics qui seront impactés par
ces choix. Il est plus facile d’être généreux dans ce contexte.
L’effet pervers de ce système a été de déconnecter les dispositions conventionnelles des conditions
de production des prestations. C’est une logique inflationniste qui s’est développée, éloignant
toujours plus les rétributions et conditions des salariés des effets réellement générées. Pour illustrer
cela, il n’est qu’à voir la manière dont le principe des « congés trimestriels » de la Convention
collective dite du 15 mars 1966 s’est progressivement généralisé dans certains établissements. A
l’origine conçus pour compenser les anomalies des rythmes de travail, ces congés supplémentaires
ont été étendus en partie ou en totalité aux divers métiers de l’institution, que les professionnels
subissent ou non des variations importantes dans leur planning de travail. Les principes inhérents
aux missions d’utilité sociale et d’intérêt général exonèrent les associations de la pure logique de
rentabilité. La limite à cela est que le dispositif conventionnel n’est plus régulé que par
l’encadrement budgétaire, ce qui ne permet pas de tenir de manière claire le lien entre rémunération
et production (production ne s’entendant pas ici au sens strict du terme mais en intégrant les effets
sociaux des actions). Echappant au principe de rapport de forces qui détermine le dialogue social
dans le monde du travail marchand, les situations salariales ne se négocient plus qu’à l’aune des
budgets publics disponibles en action sociale, ce qui ne permet pas de disposer de régulateur
pertinent pour la négociation employeur/salarié. C’est ce mécanisme qui amène aujourd’hui à des
situations aberrantes : des salariés plus précaires que les publics auxquels ils s’adressent, des
avantages acquis que ne peuvent plus financer les budgets, des grilles indiciaires qui ne font plus
sens au regard de l’évolution des contextes d’action, des progressions de carrières qui bloquent
l’innovation et la mobilité, etc.
Mais ce n’est pas tout. Construites durant les trente glorieuses, les conventions collectives ont été,
longtemps, opposables aux financeurs. Avec les restrictions et encadrements budgétaires,
l’opposabilité a été progressivement rognée, jusqu’à disparaître dans la plupart des situations. Les
dotations budgétaires limitatives (Objectif National des Dépenses de l’Assurance Maladie, Budget
de l’aide sociale d’État, Dotations budgétaires votées par les départements…) ne permettent plus la
prise en compte de toutes les incidences salariales des conventions collectives. Cependant, le
principe de l’agrément des dispositions conventionnelles est resté la règle. Finalement, la puissance
publique se désengage de plus en plus du financement des responsabilités des employeurs
associatifs tout en maintenant son contrôle sur les effets du dialogue social. C’est la tutelle sans la
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responsabilité ! Cette situation place réellement les associations d’action sociale dans une situation
intenable d’irresponsabilité : irresponsabilité d’un dialogue social qui est contrôlé a posteriori,
irresponsabilité d’une dotation budgétaire non maîtrisée.
De plus, la mise en concurrence des associations au travers des procédures d’appels à projets ou
d’appels d’offres met à mal les associations d’action sociale qui se trouvent coincées dans des
conventions collectives qui, selon certains, hypothèqueraient leur capacité à offrir la meilleure
prestation au meilleur coût. Non pas que les conventions soient particulièrement généreuses, le
système décrit ci-dessus a produit des effets de contrainte qui ont fortement limité les progressions
des rémunérations (il existe même des grilles indiciaires qui débutent en dessous du SMIC !). Là où
le bât blesse, c’est par le manque de souplesse des conventions collectives. Elles ont été créées dans
la matrice des institutions fermées sur le modèle de l’internat ce qui complique leur adéquation aux
formes contemporaines d’accompagnement et encore plus aux innovations qui émergent. A
l’origine, elles ont été pensées en symétrie aux statuts de la fonction publique, sorte de déclinaison
pour le secteur privé de la position des agents de l’État. Cette situation ne facilite pas l’adaptation à
des pratiques concurrentielles. Il ne s’agit pas d’en conclure qu’il faut se débarrasser des
conventions collectives afin de permettre aux associations de se livrer sans retenue à des pratiques
de « discount » dans leurs offres, faisant de la masse salariale la variable d’ajustement d’un marché
de plus en plus sauvage. Il s’agit de réfléchir aux marges de manœuvre à créer afin de permettre aux
associations d’action sociale de s’adapter à leur contexte, d’y agir pour le faire évoluer, d’y
retrouver une capacité d’agir. La double contrainte de la tutelle étatique sur le dialogue social et de
la forte contrainte budgétaire est loin de permettre cela !
Ne faudrait-il pas mettre un terme à cette situation pour que les associations d’action sociale
jouissent de l’autonomie nécessaire à la conduite de leur projet politique ? L’affranchissement des
associations ne passe-t-il pas par la reprise en main d’une capacité entière de conduire le dialogue
social et d’en assumer les conséquences ? Cette perspective donne, elle aussi, le vertige.
Là encore, les associations ne doivent pas demander l’autorisation de ne plus être soumises aux
procédures d’agrément de leurs décisions d’employeur. Elles doivent s’affranchir seules ! Prendre
la liberté dont elles ont besoin ! Réintégrer toutes les dimensions du dialogue social au cœur de
l’entreprise associative est déterminant de son indépendance politique, autant que de développer son
autonomie financière. L’accord d’entreprise devient le support des négociations locales. Il est
nécessairement complété par des négociations de branche qui portent la visée d’un traitement le
plus cohérent possible des salariés d’un même secteur d’activité. Le support de cette ambition est
une convention collective unique de branche, fruit d’un large processus de négociation entre
syndicats salariés et syndicats employeurs.
L’effet de cette appropriation, par les associations, de leur fonction d’employeur, n’est pas
indubitablement la réduction des avantages salariaux. Il s’agit bien d’internaliser le rapport social,
ainsi que toutes ses dimensions conflictuelles, comme élément central de la construction du projet
politique de l’association. Le rapport salarial est au centre de l’action. Sa bonne régulation, en toute
responsabilité de l’employeur et des salariés, conditionne la conduite des activités. La négociation
au plus près des intérêts en présence permettrait la prise en compte de toutes les dimensions qui font
la scène du projet associatif : qualité des prestations qui induit la question des compétences et des
qualifications ; qualité de vie des salariés qui concerne les rémunérations et les parcours
professionnels ; qualité des conditions de travail ; pérennité de l’association qui ouvre au rapport
qualité/coût des activités et donc des salaires ; enjeux de développement et d’innovation pour
répondre aux problèmes sociaux qui déclinent les questions de souplesse et d’adaptabilité tant des
cadres d’emploi que des profils professionnels ; etc. Le dialogue social est à penser comme la
recherche d’un compromis entre toutes ces dimensions avec, en toile de fond, l’idée fondamentale
que la bientraitance des usagers suppose la bientraitance des salariés. Contrairement à une idée qui
tend à se répandre, c’est un honneur et une fierté pour un employeur d’assumer un coût salarial
élevé car cela signifie que l’intérêt collectif sait composer avec les intérêts particuliers.
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Etendez votre pouvoir d’agir !
A ce point de l’analyse, il faut aller encore un peu plus loin. En effet, il est impossible de penser,
d’une part, l’autonomie des ressources financières par la multiplication et l’hybridation des produits
et, d’autre part, l’indépendance politique par l’appropriation complète de toutes les dimensions du
dialogue social sans s’interroger sur le mode d’action de l’association.
L’association d’action sociale doit-elle continuer à limiter ses actions aux seuls cadres prévus par
les dispositions légales ? La condition de son affranchissement ne suppose-t-elle pas d’une part
d’élargir son champ de compétences à l’ensemble des enjeux du développement social et d’autre
part de renouer avec l’innovation sociale ?
En réduisant progressivement leurs activités à celles qui font l’objet d’un financement pérenne, les
associations ont, pour une part, quitté les rives de la créativité. Toutes leurs énergies se sont de plus
en plus centrées sur la bonne gestion de leurs activités au détriment d’une imagination propice au
développement et à la prise d’initiative. Le temps semble bien loin où les clubs de prévention
spécialisée inventaient les premiers ateliers ou chantiers d’insertion pour répondre aux besoins
d’emploi des jeunes des quartiers. L’idée serait que les associations cessent de penser leur activité
dans le seul cadre que leur présente la puissance publique (appels d’offres, appels à projets,
schémas d’organisation, plans d’action « grand âge » ou « autisme »…). L’arrière-plan de cette
démarche d’émancipation, c’est aussi le ré encastrement de l’action sociale dans toutes les
composantes de la vie sociale. Par exemple, les associations pourraient inventer des activités
économiques qui viendraient répondre aux besoins d’emploi et de ressources non satisfaits par le
marché de l’emploi ou le secteur de l’insertion par l’activité économique : travailler autrement[3].
Elles pourraient aussi promouvoir des modes d’habitat qui régénèrent le lien social dans les
quartiers par des habitats groupés et/ou participatifs, des maisons intergénérationnelles, des formes
inédites de cohabitation en s’inscrivant dans des projets d’urbanisme ou de promotion immobilière.
Elles pourraient imaginer des formes différentes de se former et d’apprendre par des pratiques de
croisement des savoirs [4], mobilisant les expertises des habitants, d’auto-apprentissage, de
compagnonnage. Elles pourraient s’engager dans le soutien à des productions culturelles et
artistiques développant l’intégration sociale de groupes sociaux marginalisés. Elles pourraient
s’intéresser aux enjeux des transports, des liens entre les territoires et les habitants, des
organisations collectives et individuelles des mobilités afin de s’assurer que personne ne reste sur
place. Elles pourraient intégrer pleinement les questions écologiques dans le développement de
modes de vie adaptés, plus respectueux des personnes et de la nature. La liste serait longue, voire
sans fin, des initiatives que pourraient prendre les associations d’action sociale si elles
s’affranchissaient des seuls tuyaux d’intervention que leur présente la puissance publique.
Derrière cette extension du domaine de l’action, se profile un nouveau visage de l’association,
conçue, comme nous l’avons déjà dit, comme acteur social, agent de développement local. Cette
démarche vise un double objectif. D’abord, elle replace l’association au centre des questions
sociétales, au cœur des enjeux politiques du vivre ensemble. Il semble que ce soit là que réside sa
légitimité. Ensuite, elle multiplie ses interdépendances. C’est-à-dire qu’elle remplace sa dépendance
à l’État, seul commanditaire de ses actions (donneur d’ordre par délégation de mission et financeur
exclusif), par une interdépendance large et diversifiée. En s’affranchissant, l’association d’action
sociale ne devient pas autonome, elle choisit ses solidarités. En interdépendance avec ses salariés
(Cf. le projet d’un dialogue social renouvelé), avec ses financeurs (Cf. l’hybridation des ressources),
avec les territoires où elle agit, avec les habitants auprès desquels elle intervient, l’association
d’action sociale est facteur de développement en ce sens qu’elle « fait société », qu’elle contribue à
sa construction, à sa transformation.
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Conclusion
La diversification des actions et des domaines d’intervention, l’autonomisation du dialogue social,
l’hybridation des ressources pourraient avoir pour effet de renouveler en profondeur les relations
des associations d’action sociale avec la puissance publique. Mais cette refondation ne serait pas
prescrite, placée sous contrôle ou soumise à autorisation. Elle serait la résultante de l’initiative des
associations qui font le choix de s’affranchir, de se saisir de leur destin, de décider de leur avenir,
d’agir pleinement, et indépendamment, leur pouvoir d’acteur.
Cette perspective suppose une prise de risque. Il y a un pas à franchir. Qui fera ce premier pas ?
Il n’aura pas échappé que le profil d’une « nouvelle association d’action sociale » esquissé dans ces
lignes n’invente rien de vraiment neuf. En effet, le réseau associatif présente déjà ces formes
d’hybridation des ressources, de nouvelles conceptions du dialogue social, de diversité des modes
d’intervention. Mais ces réalités, si elles se vivent dans les domaines des sports, de la culture ou des
loisirs, des associations environnementale ou diverses formes de regroupements d’habitants, ne
pénètrent que faiblement les associations d’action sociale. Il s’agit donc de permettre à ces dernières
de s’inspirer de ce que font déjà certaines associations d’autres secteurs. Non pour se substituer à
elles mais pour développer, avec elles, une réelle diversité du mouvement associatif, en plus forte
proximité des citoyens. Il semble urgent que les associations d’action sociale sortent de l’isolement
dans lequel les a plongé leur relation exclusive à la seule puissance publique, aux seuls
financements publics, aux seuls canaux d’action définis par les politiques publiques.
Roland JANVIER
Le 24 avril 2013
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