Transcription BAUMARD MORENO séquence c
P. Baumard :
Est-ce que ce n’est pas juste une crise du système de transformation ?
Parce que ce n’est pas forcément qu’on a un problème de production de
valeur mais c’est peut-être que la brique qui est au milieu, cette fameuse
brique du « venture-capitalism », de l’investissement, ne fonctionne pas.
Moi, je le vois plus comme cela, je me dis : la compétitivité sciences-
technologies, c’est la compétitivité de chaque élément. Sur l’amont, on est
de loin, avec nos amis allemands et britanniques, les meilleurs en Europe.
Sur la partie transformation, nous sommes de loin les bons derniers, aussi
bien en termes de capitaux-risques qu’en termes de transformation et de
modèle économiques. Tu parlais de design de service. C’est peut-être là
qu’on a une vision rétrograde de ce que c’est la révolution scientifique et
technique et son rôle dans la transformation des sociétés et de
l’économie.
C. Moreno :
Je pense qu’on partage le constat. Pour moi, c’est plus structurel encore.
C’est-à-dire que, si on revient à la question « quelle stratégie
étatique ? », tout au moins le rôle de l’Etat dans sa capacité de
développement autour des révolutions scientifiques et technologiques, je
pense que la France, structurellement, a du mal à tourner la page des
grands plans, des grands programmes de filières keynésiennes avec le
nucléaire, l’airbus. Moi je trouve qu’un Etat « stratège » ne peut pas se
positionner en disant : « je construis un Airbus de l’énergie parce que
l’Airbus de l’aviation a bien marché ». Nous sommes en train de parler de
logiques qui remontent à 40 ans. Aujourd’hui, quand on regarde, rien que la
problématique de l’énergie, qui est traversée totalement par le numérique,
par les nouveaux paradigmes, et par les nouveaux paradigmes également de
consommation, de production, et des services…
P. Baumard :
Et dans ce cas-là, faire un Airbus de l’énergie, c’est faire exactement le
contraire de ce qu’il faut faire.
C. Moreno :
Absolument. Quand on parle de la troisième révolution industrielle et qu’on
fait venir Jeremy Rifkin pour écouter comment aujourd’hui la distribution
de l’énergie, la décentralisation, le mix des énergies, l’autoproduction et
les territoires hyper-productifs en termes de consommation d’énergie par
eux-mêmes, c’est incompatible avec une démarche structuraliste en disant
« si on agrège des forces économiques pour créer un grand consortium, à ce
moment-là, la France sortira de l’avant ».
P. Baumard :
Je pense que les gens comprennent qu’on ne peut plus parler de filière
énergétique, qu’on ne peut plus parler de filière informatique, qu’on ne
peut plus parler de filière même aéronautique. Les gens ont compris que la
donne est différente et que la compétition se fait différemment. Qu’est-ce
qu’on pourrait faire pour sortir de cette situation, à ton avis?
C. Moreno :
Moi je pense qu’il y a une transformation mais qui, pour moi, est plus
qu’une transformation, c’est une révolution dans la logique qui préside la
compréhension de cette problématique au niveau de l’Etat. C'est-à-dire, il
ne s’agit pas de dire que cette transformation d’une logique de filière à
une logique plus compétitive, d’amener plus de technologie ou plus de
formation, suffit. Moi je pense que c’est vraiment l’angle d’attaque qu’il
faut totalement revoir. C’est pour ça que je dis qu’il faut une révolution
culturelle au niveau de l’Etat, pour se rendre compte que, quelque part, la
révolution numérique, la révolution digitale, la révolution des
biotechnologies, la révolution des nanotechnologies, la révolution
robotique cognitive sont en marche, elles traversent tous les secteurs de
la société. Et qu’il ne s’agit pas aujourd’hui, à l’horizon des 15 ans, 20
ans, 30 ans, de dire « est-ce que la vieille économie va résister plus ou
moins en Europe ? » mais se dire « dans un processus de transformation, on
sait qu’une certaine économie est sur le déclin et à ce moment-là, il faut
miser, de manière systémique et transverse, pour créer des nouveaux
gisements de valeur ». On sait que quoi qu’il arrive, structurellement, à
l’horizon de 20 ans, nous vivons en France et en Europe une
désindustrialisation qui produit une baisse de la demande énergétique,
quoiqu’il arrive. C’est mathématique. Donc nous ne pouvons plus conforter
des grands paradigmes autour de la production et gestion d’énergie comme on
l’a vécu il y a 40 ans, parce qu’on possède au niveau de l’Etat des
investissements dans trois grandes sociétés qui furent étatiques et dans
lesquelles l’Etat aujourd’hui a une participation majeure. Et on sait le
poids du numérique, quand quelques startups américaines par exemple,
bouleversent tous les mécanismes d’achat et vente de l’énergie en trading.
P. Baumard :
La première notion à définir, c’est d’abord cette notion de design de
service. Pour rappeler un peu l’histoire du service design, c’est avant
tout cette fameuse école de Palo Alto, la Stanford School of design, qui a
été créée dans les années 1960-1970, dont Jobs était un élève et puis un
partenaire. On a dès le départ l’idée que, ce qui crée l’adhésion et ce qui
transforme la société, qui transforme la société en retour, c’est cette
articulation qui s’appelle le design. Donc le design, ce n’est pas la
conception, le design, c’est l’harmonisation heureuse, le dialogue heureux
entre la société et la technologie. Et là on comprend, on comprend que,
avoir un leadership sur le design, donc sur cette conception harmonieuse
entre le fait social et le fait technique, c’est avoir dans le monde
d’aujourd’hui, mais déjà dans le monde d’avant, une préemption, un
leadership. On le voit avec la création d’Apple, Apple est avant tout,
avant d’être une aventure informatique, Apple est une aventure de design,
puisque Jobs quand il va voir ses amis de la Stanford School of design, il
veut faire du projet Apple, un projet de la Stanford School of Design et ça
le devient. La souris qu’on réinvente, l’ordinateur qu’on réinvente, tout
ça, c’est des projets de design. Apple a gardé ça et quand on voit
aujourd’hui des ruptures importantes comme Nest, le rachat de Google dans
la domotique, qu’est-ce qu’on voit ? On voit un marché domotique,
chauffage, thermostat, mondial assez endormi, un prix moyen des thermostats
à 100-120 euros. Et on voit l’ancienne équipe d’Apple, qui a travaillé sur
l’Ipod, qui réinvente simplement ce dialogue entre société et technologie
avec les thermostats de Nest et qui vend les mêmes thermostats avec la même
fonction technique à 200-230 dollars et qui prend 25% de part de marché en
six mois. Et là on comprend que le design, c’est le chainon manquant entre
l’aventure scientifique et technique et l’aventure sociétale.
On a bien ce problème : transformation c’est design, c’est l’articulation
avec la société, et c’est ça le modèle économique. Le modèle économique, ce
n’est pas un modèle de revenus, le modèle économique, c’est une adéquation
qui transforme.
C. Moreno :
Je pense que c’est le cœur de la guerre de la connaissance. Je l’ai dit en
France, au niveau de la stratégie et je l’écris souvent. Dans mes
conférences, je l’ai également dit : « l’enjeu stratégique du design des
services !», dans une époque où le monde, à l’échelle tout au moins
occidentale, européenne, (P. Baumard : ce n’est que ça chez Apple, Uber, ce
n’est que ça), a basculé dans une économie servicielle. Si nous n’attaquons
pas la création d’une force de frappe du design serviciel, c’est laisser la
place aux grands succès anglo-saxons ou américains et bientôt chinois.
Quand on voit que, aujourd’hui, le leader mondial du commerce électronique
c’est Amazon, et quand on voit qu’Ali Baba arrive en bourse aux Etats-Unis
et qu’ils se battront pour savoir qui est le leader mondial du commerce, où
est la France ? Où est notre Amazon ? Où est notre Ali Baba ? Parce que je
pense qu’une démarche d’économie servicielle oblige à avoir cette vision
transdisciplinaire.
Merci Carlos, Merci Philippe.
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