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Jean-Marc H
Correspondance et théâtre, le titre le suggère, forme le deuxième volet d’une
réexion sur les genres épistolaires amorcée dans le volume Correspondance et poésie
publié l’an dernier chez le même éditeur.
Malgré la proximité apparente des sujets, la question des relations entre les
lettres et la poésie paraît pourtant d’emblée assez diérente de celle des relations
entre les lettres et le théâtre. La poésie dépassait en eet les catégories évidentes de
l’épître, des poèmes insérés dans les lettres et des discours sur le genre, pour dési-
gner aussi une qualité de l’écriture épistolaire qui pouvait tendre vers le poème en
prose. Rien de tel, a priori, pour le théâtre : même les dramaturges les plus chevron-
nés s’envoient rarement des scènes ; l’écriture épistolaire ne semble pas avoir pour
vocation, ni même pour penchant, de devenir une pièce de théâtre. Aussi, jusqu’à
preuve du contraire, aucune théâtralité épistolaire ne semble répondre à la poétique
épistolaire. Quoi qu’il en soit, seuls deux auteurs ont participé aux deux volumes ; ce
constat serait étonnant si la bibliographie concernant les deux sujets ne présentait
un réel déséquilibre. Autant le premier avait été déjà plusieurs fois abordé, autant
celui-ci semble-t-il en eet tout entier à défricher : genèse d’une œuvre théâtrale,
travaux sur la mise en scène, la création, l’interprétation, perception même des
droits d’auteurs – aucun de ces sujets n’a été systématiquement étudié en lien avec
les correspondances de façon autre que monographique. Il faut, pour trouver des
études théâtrales coordonnées aux lettres, descendre à l’échelle d’une interven-
tion dans un colloque particulier. C’était le cas de la communication pionnière
d’Olivier Bara sur les lettres de Marie Dorval à Vigny, reprise ici après avoir été
prononcée en2007 dans le cadre de la journée d’étude dirigée par Sophie-Anne
Leterrier à Arras sur «Le public de province au XIXesiècle», éditée en ligne par
Florence Naugrette. Si les liens entre les lettres et le théâtre sont moins évidents que
ceux unissant les lettres et la poésie, c’est sans doute aussi parce que la correspondance
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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était apparue comme indissociable de la connaissance de certains poètes. Entre le
XIXe et le XXesiècle surtout, elle semblait être d’une certaine manière le laboratoire
central de l’expérimentation poétique, le complément essentiel d’une œuvre avec
laquelle elle tendait parfois à se confondre. Le discours tenu par lettre sur les
œuvres poétiques, qu’il s’agisse de celles de l’épistolier lui-même, de son destinataire,
ou encore d’une tierce personne, orait un autre chemin d’accès aux secrets de la
grande création. Sous le signe de la condence ou de l’analyse, les lettres entretenaient
donc avec la poésie un rapport étroit de consanguinité. Se pouvait-il qu’elles soient
aussi intimement liées au théâtre ?
Il existe un type de publication qui réunit depuis longtemps déjà l’art dramatique
et l’art épistolaire, même si l’on a quelquefois tendance à l’oublier : il s’agit de ces
catalogues de marchands d’autographes qui sont un des premiers objets d’étude
de ceux qui travaillent sur l’épistolaire. Les amateurs qui collectionnent les lettres
d’acteurs ou d’actrices, version antérieure des photos dédicacées, n’ont en eet
jamais manqué au cours des âges. Et puis les petits billets concernant telle ou
telle représentation, qui étaient monnaie courante dans les siècles sans téléphone,
sont encore la manière la moins onéreuse d’acquérir un autographe : un auteur
comme éophile Gautier, qui tenait la critique théâtrale dans La Presse puis au
Moniteur, en écrivit par exemple une quantité industrielle, souvent sans lieu ni
date ni destinataire, réclamant une place pour le soir même, ou une loge pour le
lendemain. Ainsi, contrairement aux éditeurs souvent frileux dans ce domaine,
les marchands d’autographes réservent régulièrement une part de leurs catalogues
de vente à une rubrique qu’ils intitulent selon les cas «spectacle» ou «arts de la
scène». Un amateur attentif pouvait par exemple découvrir dans un catalogue de
la salle Drouot, en2010, cette étonnante lettre datée du 17juillet1788 envoyée
par le père de Talma, dentiste installé à Londres, à son ls qui faisait ses premiers
pas dans le métier d’acteur. Elle mérite un déchirage attentif, au-delà du contraste
saisissant entre la subtilité des considérations sur l’art du comédien et la qualité
de l’orthographe :
Jay receuilly toutes les vois de ceusent qui paraisse si connoitre et quil vous ont vue
jouer, tous ce raporte que vous avez des grands esperence de devenir un jour un
grand acteur, si vous voulé vous donner un peux de peine. […] Les 2 chosse quil
vous manque, sont bien essentielle dans votre jeux et dans la declamation ; on vous
trouve trop rede sur la seine et dans la declamation et dans le jeux et des bras trop
rede et dure […]. Si vous aviez vu jouer MrGarick chaque caractère etoit pain, tous
jouait chez luy, depuis les pied jusqua la point de ses cheveux chaque mouvement
etoit un tablau a paintre par lexpresion quil donnoit a son jeux. Je nait pas eu besoin
de savoir langlois pour le conprendre ; quel moileux il donnoit a tous ces mouvement
qui etoit si naturelle, quel bon bras seduissant que je lay vu faire. Jamais un coux
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d’oeul de perdu ; la reponce quil devoit donner etoit anoncer par ces jeux et le
mouvement naturelle de son corp.
La même année, cent vingt lettres autographes de Jean Cocteau à Jean Marais,
écrites entre 1939 et 1960, étaient dispersées aux enchères. Celles-ci n’étaient pas
inédites, puisque Jean Marais les avait publiées en1987 chez Albin Michel, avec cet
avertissement intéressant pour les éditeurs scientiques : «Je préfère que ces lettres
soient publiées et connues de mon vivant. Après ma mort elles pourraient l’être avec
des commentaires qui ne seraient pas exacts.» Au nombre de ces lettres publiées
avant d’être dispersées se trouvait par exemple celle du mercredi 27octobre1954, où
Jean Cocteau explique à son interprète favori l’échec relatif de sa Machine infernale :
En1954, on ne tient le coup avec une œuvre haute que par la publicité que ferait
le groupe Mille-Lazare ou par la méthode de Vilar qui a changé de public. Le milieu
qui paye sa place plus de mille francs veut «rigoler». Il allait au besoin voir LesParents
terribles ou L’Aigle à deux têtes. Il ne va pas voir La Machine qui lui semble être un
problème chinois. Un autre public, plus modeste, qui rêverait de se rendre au spectacle,
se contente de t’admirer à l’écran. Peut-être aussi réserve-t-il ses sous pour voir Popesco
dans une pièce drôle. Le public de Vilar est le seul qui marche dans ce sens. Il a eu
le génie de mettre les petites places dans les grandes et de descendre le poulailler au
parterre et dans les loges. Actuellement le théâtre est ruineux. Pour Bacchus, j’ai eu
le même coup, seulement il y avait les petites places.
Si j’ose t’en parler c’est par amour. Car la même chose arrivera avec Pygmalion
ou à Molière. Hélas, peut-on encore envisager Orphée ? J’en doute. […] C’est lorsqu’une
pièce part très fort qu’il faut faire de la publicité. Si on compte qu’elle ira toute seule,
on se trompe. Après un mois, elle anche et ensuite il est trop tard. Sauf si tu tiens
jusqu’aux fêtes, on ne remonte pas une courbe de théâtre.
La situation est assez peu banale, en ce sens que c’est l’auteur qui essaye de
consoler son interprète de l’échec de sa pièce… Ces deux cas de gure, la lettre du
père de Talma à son ls débutant et celle de Jean Cocteau à Jean Marais, c’est-à-dire
celle d’un père à son ls et celle d’un dramaturge à son interprète, l’un citant
David Garrick et l’autre Jean Vilar comme références pour les besoins de leurs
démonstrations, ont pour premier point commun la profession, acteur, d’un des
deux correspondants. Mais les lettres sur le théâtre peuvent avoir bien d’autres
origines, et se passer même de l’acteur – fût-il le premier destinataire qui vient à
l’esprit (Alfred deVigny-Marie Dorval, Victor Hugo-Sarah Bernhardt, Paul Claudel-
Jean-Louis Barrault…). Elles peuvent aussi être échangées entre deux dramaturges
occasionnels comme André Gide et Paul Valéry, entre des hommes de théâtre comme
Antoine ou Jacques Copeau, entre des auteurs et leurs metteurs en scène comme,
ce sont les cas les plus célèbres, entre Giraudoux et Jouvet ou entre Claudel et
Lugné-Poe, entre des amateurs qui parlent de théâtre comme M
me
deSévigné et sa
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lle, entre un amateur et un auteur, etc. Aucune typologie n’est exhaustive, toutes
les combinaisons sont possibles.
À vrai dire, les catalogues d’autographes ne sont pas tout à fait les seuls ouvrages
associant les correspondances et le théâtre : comme dans le cas des lettres de Cocteau
à Jean Marais, ou encore de Colette à Marguerite Moreno (éd. Claude Pichois,
Flammarion, 1959), il existe quelques éditions de corpus particuliers. Le plus souvent,
sauf dans les cahiers Paul Claudel 5 et 6 de la NRF précisément intitulés Claudel,
homme de théâtre (correspondances avec Lugné-Poe en1964 ; avec Copeau, Dullin
et Jouvet en1966), il faut aller extraire d’une correspondance générale des lettres
sur le théâtre. Ainsi, dans la correspondance de Georges Perros, ce serait une erreur
de se limiter aux lettres à son ami de Conservatoire (et, brièvement de Comédie-
Française) Gérard Philippe. Pendant plus de dix ans en eet, de1951 à1963,
Perros a occupé l’étonnante fonction de lecteur des manuscrits reçus au TNP pour
Jean Vilar. Il en a ainsi vu déler plus de 1 650, recevant une pièce tous les trois
jours en moyenne. «C’est à vous dégoûter de lire pour l’éternité», écrit-il à l’un
de ses correspondants ; et, à un autre : «Je n’ose plus serrer la main de personne.
Je tremble qu’on me sorte un manuscrit de la poche revolver.» Dès1956, il conait
à Jean Grenier : «D’ailleurs tout ce qui ressort de l’art dramatique me sort par les
yeux.» À Michel Butor, sur un autre ton : «J’en prote pour lire des manuscrits
complètement idiots. On ne croira jamais que les hommes furent un jour aussi
bêtes. Et j’ai peur qu’on nisse par ne plus me croire au T.N.P.» Il est vrai que ses
rapports, qui ont à leur tour fait l’objet d’une publication (Lectures pour Jean Vilar,
Le temps qu’il fait, 1999), sont particulièrement caustiques. Pas toujours très diérents
de ce qu’il conait un jour à Michel Butor : «Si seulement les auteurs dramatiques
en puissance (!) voulaient me foutre un peu la paix.» Dans un tout autre genre,
la dernière grande correspondance générale de dramaturge publiée est celle de
Bernard-Marie Koltès (Lettres, Les Éditions de Minuit, 2009). Sa formation artistique y
apparaît entre autres riche d’enseignements, à l’image de ce passage du 12octobre1971
qui raconte sans enthousiasme particulier sa première rencontre avec Jean-Louis
Barrault et Ionesco, sous la houlette de son ancien professeur de Metz, le père Jean
Mambrino, alias «Max» :
Ici à Paris c’est la merde. Pas de boulot, gros loyer, je vis d’aumône et rien ne s’arrange
non plus. Le milieu théâtre m’écœure. Mambrino m’y introduit avec fougue, et j’en
prends la fuite avec encore plus d’ardeur. Je m’impose une année de pénitence dans
ce style – par masochisme –, et après je me retire. Ai fait la connaissance de Barrault
et Ionesco, «grands amis» de Max – mais je m’ennuie à mourir. Ou bien le théâtre
c’est autre chose que ce que je vois, ou bien c’est moi qui dois faire autre chose.
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«Il n’y a pas de biographie plus juste que celle qu’on peut lire dans ce livre»,
note à juste titre, en tête de cette publication, le frère de l’auteur : «ce que Bernard
a écrit est évident et susant». Cette remarque pourrait s’étendre à bien d’autres
corpus.
Les lettres ont en vérité toujours fait bon ménage avec le théâtre ; il sut de
remonter le temps pour s’en persuader. LeCid s’ouvre sur une épître de l’auteur à
M
me
laDuchesse d’Aiguillon, Polyeucte sur une épître «À la reine régente» ; Horace
sur une «Épître dédicatoire à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu». Et Racine
n’était pas en reste, qui ouvrait Britannicus sur une épître «À Monseigneur le duc
de Chevreuse», Bérénice à Colbert et Andromaque à Madame Henriette-Anne
d’Angleterre, duchesse d’Orléans, belle-sœur de LouisXIV… Ces pages liminaires,
genre ultra codié qui mériterait une étude à part, ont été souvent supprimées
dans les éditions ultérieures par leurs auteurs ou par les éditeurs. Corneille en
ore le meilleur exemple. Dans son épître liminaire à Monsieur deMontoron
pour lui dédier Cinna, il était allé si loin dans la atterie que ses contemporains,
sans avoir voulu relever l’ironie discrète qui sans doute se trouvait pourtant dans
la comparaison lée entre Auguste et M.deMontoron, en avaient fait le modèle
absolu, pendant tout le siècle et même au-delà, bien après la ruine même de son
destinataire, de l’hyperbole et de la agornerie. Corneille savait en tout cas jouer
avec les genres, comme il le prouva en utilisant une épître sans destinataire («À
Monsieur»), qu’il plaça en tête de La Suivante, pour répondre à la querelle du Cid.
Il y réglait ses comptes avec élégance :
Ceux qui se font presser à la représentation de mes ouvrages m’obligent inniment ;
ceux qui ne les approuvent pas peuvent se dispenser d’y venir gagner la migraine ;
ils épargneront de l’argent, et me feront plaisir. […] Cependant mon avis est celui
de Térence : puisque nous faisons des poëmes pour être représentés, notre premier
but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leurs
représentations.
Il donnait donc raison au public contre les censeurs, et se servait du genre
épistolaire pour rédiger ce que deux siècles plus tard on appellera une préface,
et ce qu’il remplaça lui-même dans ses éditions ultérieures par des examens plus
techniques de ses pièces. Voltaire pratiqua encore cette mode classique, un cran
en-dessous déjà, en ouvrant Zaïre par une «Épître dédicatoire à M.Falkener,
marchand anglais», suivie d’une «Seconde Épître dédicatoire à M.lechevalier
Falkener, ambassadeur d’Angleterre à la porte Ottomane». La Révolution française
sonnera peu ou prou le glas de ces lettres liminaires dictées par «l’avarice et la
atterie», comme l’écrira Marie-Joseph Chénier en adressant à la Nation française
celle de son CharlesIX (ou la Saint-Barthélemy), objet de bien des polémiques
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