Introduction (Fichier pdf, 870 Ko)

publicité
PRÉSENTATION
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Jean-Marc Hovasse
Correspondance et théâtre, le titre le suggère, forme le deuxième volet d’une
réflexion sur les genres épistolaires amorcée dans le volume Correspondance et poésie
publié l’an dernier chez le même éditeur.
Malgré la proximité apparente des sujets, la question des relations entre les
lettres et la poésie paraît pourtant d’emblée assez différente de celle des relations
entre les lettres et le théâtre. La poésie dépassait en effet les catégories évidentes de
l’épître, des poèmes insérés dans les lettres et des discours sur le genre, pour désigner aussi une qualité de l’écriture épistolaire qui pouvait tendre vers le poème en
prose. Rien de tel, a priori, pour le théâtre : même les dramaturges les plus chevronnés s’envoient rarement des scènes ; l’écriture épistolaire ne semble pas avoir pour
vocation, ni même pour penchant, de devenir une pièce de théâtre. Aussi, jusqu’à
preuve du contraire, aucune théâtralité épistolaire ne semble répondre à la poétique
épistolaire. Quoi qu’il en soit, seuls deux auteurs ont participé aux deux volumes ; ce
constat serait étonnant si la bibliographie concernant les deux sujets ne présentait
un réel déséquilibre. Autant le premier avait été déjà plusieurs fois abordé, autant
celui-ci semble-t-il en effet tout entier à défricher : genèse d’une œuvre théâtrale,
travaux sur la mise en scène, la création, l’interprétation, perception même des
droits d’auteurs – aucun de ces sujets n’a été s­ ystématiquement étudié en lien avec
les correspondances de façon autre que monographique. Il faut, pour trouver des
études théâtrales coordonnées aux lettres, descendre à l’échelle d’une intervention dans un colloque particulier. C’était le cas de la communication pionnière
d’Olivier Bara sur les lettres de Marie Dorval à Vigny, reprise ici après avoir été
prononcée en 2007 dans le cadre de la journée d’étude dirigée par Sophie-Anne
Leterrier à Arras sur « Le public de province au XIXe siècle », éditée en ligne par
Florence Naugrette. Si les liens entre les lettres et le théâtre sont moins évidents que
ceux unissant les lettres et la poésie, c’est sans doute aussi parce que la correspondance
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
10
Jean-Marc Hovasse
était apparue comme indissociable de la connaissance de certains poètes. Entre le
XIXe et le XXe siècle surtout, elle semblait être d’une certaine manière le laboratoire
central de l’expérimentation poétique, le complément essentiel d’une œuvre avec
laquelle elle tendait parfois à se confondre. Le discours tenu par lettre sur les
œuvres poétiques, qu’il s’agisse de celles de l’épistolier lui-même, de son destinataire,
ou encore d’une tierce personne, offrait un autre chemin d’accès aux secrets de la
grande création. Sous le signe de la confidence ou de l’analyse, les lettres entretenaient
donc avec la poésie un rapport étroit de consanguinité. Se pouvait-il qu’elles soient
aussi intimement liées au théâtre ?
Il existe un type de publication qui réunit depuis longtemps déjà l’art dramatique
et l’art épistolaire, même si l’on a quelquefois tendance à l’oublier : il s’agit de ces
catalogues de marchands d’autographes qui sont un des premiers objets d’étude
de ceux qui travaillent sur l’épistolaire. Les amateurs qui collectionnent les lettres
d’acteurs ou d’actrices, version antérieure des photos dédicacées, n’ont en effet
jamais manqué au cours des âges. Et puis les petits billets concernant telle ou
telle représentation, qui étaient monnaie courante dans les siècles sans téléphone,
sont encore la manière la moins onéreuse d’acquérir un autographe : un auteur
comme Théophile Gautier, qui tenait la critique théâtrale dans La Presse puis au
Moniteur, en écrivit par exemple une quantité industrielle, souvent sans lieu ni
date ni destinataire, réclamant une place pour le soir même, ou une loge pour le
lendemain. Ainsi, contrairement aux éditeurs souvent frileux dans ce domaine,
les marchands d’autographes réservent régulièrement une part de leurs catalogues
de vente à une rubrique qu’ils intitulent selon les cas « spectacle » ou « arts de la
scène ». Un amateur attentif pouvait par exemple découvrir dans un catalogue de
la salle Drouot, en 2010, cette étonnante lettre datée du 17 juillet 1788 envoyée
par le père de Talma, dentiste installé à Londres, à son fils qui faisait ses premiers
pas dans le métier d’acteur. Elle mérite un déchiffrage attentif, au-delà du contraste
saisissant entre la subtilité des considérations sur l’art du comédien et la qualité
de l’orthographe :
Jay receuilly toutes les vois de ceusent qui paraisse si connoitre et quil vous ont vue
jouer, tous ce raporte que vous avez des grands esperence de devenir un jour un
grand acteur, si vous voulé vous donner un peux de peine. […] Les 2 chosse quil
vous manque, sont bien essentielle dans votre jeux et dans la declamation ; on vous
trouve trop rede sur la seine et dans la declamation et dans le jeux et des bras trop
rede et dure […]. Si vous aviez vu jouer Mr Garick chaque caractère etoit pain, tous
jouait chez luy, depuis les pied jusqua la point de ses cheveux chaque mouvement
etoit un tablau a paintre par lexpresion quil donnoit a son jeux. Je nait pas eu besoin
de savoir langlois pour le conprendre ; quel moileux il donnoit a tous ces mouvement
qui etoit si naturelle, quel bon bras seduissant que je lay vu faire. Jamais un coux
Présentation11
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
d’oeul de perdu ; la reponce quil devoit donner etoit anoncer par ces jeux et le
mouvement naturelle de son corp.
La même année, cent vingt lettres autographes de Jean Cocteau à Jean Marais,
écrites entre 1939 et 1960, étaient dispersées aux enchères. Celles-ci n’étaient pas
inédites, puisque Jean Marais les avait publiées en 1987 chez Albin Michel, avec cet
avertissement intéressant pour les éditeurs scientifiques : « Je préfère que ces lettres
soient publiées et connues de mon vivant. Après ma mort elles p­ ourraient l’être avec
des commentaires qui ne seraient pas exacts. » Au nombre de ces lettres publiées
avant d’être dispersées se trouvait par exemple celle du mercredi 27 octobre 1954, où
Jean Cocteau explique à son interprète favori l’échec relatif de sa Machine infernale :
En 1954, on ne tient le coup avec une œuvre haute que par la publicité que ferait
le groupe Mille-Lazareff ou par la méthode de Vilar qui a changé de public. Le milieu
qui paye sa place plus de mille francs veut « rigoler ». Il allait au besoin voir Les Parents
terribles ou L’Aigle à deux têtes. Il ne va pas voir La Machine qui lui semble être un
problème chinois. Un autre public, plus modeste, qui rêverait de se rendre au spectacle,
se contente de t’admirer à l’écran. Peut-être aussi réserve-t-il ses sous pour voir Popesco
dans une pièce drôle. Le public de Vilar est le seul qui marche dans ce sens. Il a eu
le génie de mettre les petites places dans les grandes et de descendre le poulailler au
parterre et dans les loges. Actuellement le théâtre est ruineux. Pour Bacchus, j’ai eu
le même coup, seulement il y avait les petites places.
Si j’ose t’en parler c’est par amour. Car la même chose arrivera avec Pygmalion
ou à Molière. Hélas, peut-on encore envisager Orphée ? J’en doute. […] C’est lorsqu’une
pièce part très fort qu’il faut faire de la publicité. Si on compte qu’elle ira toute seule,
on se trompe. Après un mois, elle flanche et ensuite il est trop tard. Sauf si tu tiens
jusqu’aux fêtes, on ne remonte pas une courbe de théâtre.
La situation est assez peu banale, en ce sens que c’est l’auteur qui essaye de
consoler son interprète de l’échec de sa pièce… Ces deux cas de figure, la lettre du
père de Talma à son fils débutant et celle de Jean Cocteau à Jean Marais, c’est-à-dire
celle d’un père à son fils et celle d’un dramaturge à son interprète, l’un citant
David Garrick et l’autre Jean Vilar comme références pour les besoins de leurs
démonstrations, ont pour premier point commun la profession, acteur, d’un des
deux correspondants. Mais les lettres sur le théâtre peuvent avoir bien d’autres
origines, et se passer même de l’acteur – fût-il le premier destinataire qui vient à
l’esprit (Alfred de Vigny-Marie Dorval, Victor Hugo-Sarah Bernhardt, Paul ClaudelJean-Louis Barrault…). Elles peuvent aussi être échangées entre deux dramaturges
occasionnels comme André Gide et Paul Valéry, entre des hommes de théâtre comme
Antoine ou Jacques Copeau, entre des auteurs et leurs metteurs en scène comme,
ce sont les cas les plus célèbres, entre Giraudoux et Jouvet ou entre Claudel et
Lugné-Poe, entre des amateurs qui parlent de théâtre comme Mme de Sévigné et sa
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
12
Jean-Marc Hovasse
fille, entre un amateur et un auteur, etc. Aucune typologie n’est exhaustive, toutes
les combinaisons sont possibles.
À vrai dire, les catalogues d’autographes ne sont pas tout à fait les seuls ouvrages
associant les correspondances et le théâtre : comme dans le cas des lettres de Cocteau
à Jean Marais, ou encore de Colette à Marguerite Moreno (éd. Claude Pichois,
Flammarion, 1959), il existe quelques éditions de corpus particuliers. Le plus souvent,
sauf dans les cahiers Paul Claudel 5 et 6 de la NRF précisément intitulés Claudel,
homme de théâtre (correspondances avec Lugné-Poe en 1964 ; avec Copeau, Dullin
et Jouvet en 1966), il faut aller extraire d’une correspondance générale des lettres
sur le théâtre. Ainsi, dans la correspondance de Georges Perros, ce serait une erreur
de se limiter aux lettres à son ami de Conservatoire (et, brièvement de ComédieFrançaise) Gérard Philippe. Pendant plus de dix ans en effet, de 1951 à 1963,
Perros a occupé l’étonnante fonction de lecteur des manuscrits reçus au TNP pour
Jean Vilar. Il en a ainsi vu défiler plus de 1 650, recevant une pièce tous les trois
jours en moyenne. « C’est à vous dégoûter de lire pour l’éternité », écrit-il à l’un
de ses correspondants ; et, à un autre : « Je n’ose plus serrer la main de personne.
Je tremble qu’on me sorte un manuscrit de la poche revolver. » Dès 1956, il confiait
à Jean Grenier : « D’ailleurs tout ce qui ressort de l’art dramatique me sort par les
yeux. » À Michel Butor, sur un autre ton : « J’en profite pour lire des manuscrits
complètement idiots. On ne croira jamais que les hommes furent un jour aussi
bêtes. Et j’ai peur qu’on finisse par ne plus me croire au T.N.P. » Il est vrai que ses
rapports, qui ont à leur tour fait l’objet d’une publication (Lectures pour Jean Vilar,
Le temps qu’il fait, 1999), sont particulièrement caustiques. Pas toujours très différents
de ce qu’il confiait un jour à Michel Butor : « Si seulement les auteurs dramatiques
en puissance (!) voulaient me foutre un peu la paix. » Dans un tout autre genre,
la dernière grande correspondance générale de dramaturge publiée est celle de
Bernard-Marie Koltès (Lettres, Les Éditions de Minuit, 2009). Sa formation artistique y
apparaît entre autres riche d’enseignements, à l’image de ce passage du 12 octobre 1971
qui raconte sans enthousiasme particulier sa première rencontre avec Jean-Louis
Barrault et Ionesco, sous la houlette de son ancien professeur de Metz, le père Jean
Mambrino, alias « Max » :
Ici à Paris c’est la merde. Pas de boulot, gros loyer, je vis d’aumône et rien ne s’arrange
non plus. Le milieu théâtre m’écœure. Mambrino m’y introduit avec fougue, et j’en
prends la fuite avec encore plus d’ardeur. Je m’impose une année de pénitence dans
ce style – par masochisme –, et après je me retire. Ai fait la connaissance de Barrault
et Ionesco, « grands amis » de Max – mais je m’ennuie à mourir. Ou bien le théâtre
c’est autre chose que ce que je vois, ou bien c’est moi qui dois faire autre chose.
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Présentation13
« Il n’y a pas de biographie plus juste que celle qu’on peut lire dans ce livre »,
note à juste titre, en tête de cette publication, le frère de l’auteur : « ce que Bernard
a écrit est évident et suffisant ». Cette remarque pourrait s’étendre à bien d’autres
corpus.
Les lettres ont en vérité toujours fait bon ménage avec le théâtre ; il suffit de
remonter le temps pour s’en persuader. Le Cid s’ouvre sur une épître de l’auteur à
Mme la Duchesse d’Aiguillon, Polyeucte sur une épître « À la reine régente » ; Horace
sur une « Épître dédicatoire à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu ». Et Racine
n’était pas en reste, qui ouvrait Britannicus sur une épître « À Monseigneur le duc
de Chevreuse », Bérénice à Colbert et Andromaque à Madame Henriette-Anne
d’Angleterre, duchesse d’Orléans, belle-sœur de Louis XIV… Ces pages liminaires,
genre ultra codifié qui mériterait une étude à part, ont été souvent supprimées
dans les éditions ultérieures par leurs auteurs ou par les éditeurs. Corneille en
offre le meilleur exemple. Dans son épître liminaire à Monsieur de Montoron
pour lui dédier Cinna, il était allé si loin dans la flatterie que ses contemporains,
sans avoir voulu relever l’ironie discrète qui sans doute se trouvait pourtant dans
la comparaison filée entre Auguste et M. de Montoron, en avaient fait le modèle
absolu, pendant tout le siècle et même au-delà, bien après la ruine même de son
destinataire, de l’hyperbole et de la flagornerie. Corneille savait en tout cas jouer
avec les genres, comme il le prouva en utilisant une épître sans destinataire (« À
Monsieur »), qu’il plaça en tête de La Suivante, pour répondre à la querelle du Cid.
Il y réglait ses comptes avec élégance :
Ceux qui se font presser à la représentation de mes ouvrages m’obligent infiniment ;
ceux qui ne les approuvent pas peuvent se dispenser d’y venir gagner la migraine ;
ils épargneront de l’argent, et me feront plaisir. […] Cependant mon avis est celui
de Térence : puisque nous faisons des poëmes pour être représentés, notre premier
but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leurs
représentations.
Il donnait donc raison au public contre les censeurs, et se servait du genre
épistolaire pour rédiger ce que deux siècles plus tard on appellera une préface,
et ce qu’il remplaça lui-même dans ses éditions ultérieures par des examens plus
techniques de ses pièces. Voltaire pratiqua encore cette mode classique, un cran
en-dessous déjà, en ouvrant Zaïre par une « Épître dédicatoire à M. Falkener,
marchand anglais », suivie d’une « Seconde Épître dédicatoire à M. le chevalier
Falkener, ambassadeur d’Angleterre à la porte Ottomane ». La Révolution française
sonnera peu ou prou le glas de ces lettres liminaires dictées par « l’avarice et la
flatterie », comme l’écrira Marie-Joseph Chénier en adressant à la Nation française
celle de son Charles IX (ou la Saint-Barthélemy), objet de bien des polémiques
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
14
Jean-Marc Hovasse
avant d’être finalement joué par Talma et applaudi par Danton. À la date du
15 décembre 1789, Marie-Joseph Chénier avait remplacé l’épître dédicatoire individuelle par la dédicace nationale : « Je dédie l’ouvrage d’un homme libre à une
Nation devenue libre » ; il y glissait aussi cette formule en avance sur le sacre du
poète romantique : « si les mœurs d’une nation forment d’abord l’esprit de ses
ouvrages dramatiques, bientôt ses ouvrages dramatiques forment son esprit ».
Les lettres liminaires disparaissaient ainsi, mais non les lettres écrites par des
personnages dans les pièces, dont on ne saurait minimiser la fonction. Avant les
études rassemblées en fin de volume d’Éric Francalanza et de Serge Linarès, respectivement consacrées sur ce point aux théâtres de Marivaux et de Cocteau, elles
ont fait l’objet, à propos de Molière, d’un article de Charles Mazouer joliment
intitulé « Variations épistolaires dans le théâtre de Molière » (Séries et variations,
études littéraires offertes à Sylvain Menant, dir. Luc Fraisse, PUPS, 2010). Si l’on
pense immédiatement au célèbre billet en prose de M. Jourdain, Belle marquise, vos
beaux yeux me font mourir d’amour, sur laquelle repose la scène mémorable avec le
maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme, celle-ci n’occupe encore qu’une
scène. Nombreuses sont les pièces, chez Molière comme chez ses contemporains
et ses successeurs, qui reposent plus constitutivement encore sur une lettre ou sur
un billet, comme celui que Figaro fait tenir à Bazile pour rendre le Comte jaloux.
Ressort récurrent de l’intrigue, il est plus utile, même s’il est sans doute moins
poétique, que le billet dicté par la Comtesse à Suzanne sur un vieil air : « Qu’il fera
beau ce soir sous les grands marronniers » (Le Mariage de Figaro, IV, 3). Depuis
la lettre de Camille à sa sœur qui, interceptée par Perdican (« Est-ce un crime de
rompre le pli ? »), lue et commentée en direct, transforme On ne badine pas avec
l’amour en tragédie, jusqu’à la missive fiévreuse, achevée par un « Post-Ternum »,
que l’analphabète John-Emery Rockfeller dicte à William Butler pour demander
du renfort au colonel Wallace (Du Vent dans les branches de sassafras, I, 4), les pièces
qui reposent ainsi sur des coups de théâtre épistolaires sont innombrables. Sous
la dictée de Don Salluste, Ruy Blas commence par écrire une lettre qui lui sera
fatale (I, 4), tandis que la reine d’Espagne a tout le loisir de comparer l’inspiration
épistolaire de son mari (« Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups », II, 3)
à celle de son soupirant, servie par la forme versifiée (II, 2) :
Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là
Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;
Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile ;
Qui pour vous donnera son âme s’il le faut ;
Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut.
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Présentation15
Du deuxième au cinquième acte, Cyrano de Bergerac suit l’histoire des lettres
d’amour que Cyrano écrit pour Christian ; Roxane en est explicitement amoureuse,
au point de jouer sur les mots : « tes lettres, c’est, vois-tu, depuis un mois, / Comme
si tout le temps, je l’entendais, ta voix / De ce soir-là, si tendre, et qui nous enveloppe ! »
Elle ne découvre la vérité que quinze ans plus tard, quand Cyrano mourant lui
récite la dernière « lettre au papier jaunissant / Où l’on peut voir encor des larmes
et du sang », qu’elle a toujours gardée contre son cœur comme une précieuse
relique. Pour passer de Rostand à Claudel, si l’on compare les deux versions de
L’Échange au nom prédestiné, on constate que les deux lettres que Marthe lit tour
à tour, au début du troisième acte, à ses parents et à Monsieur le Curé, prennent
la place d’un long monologue lyrique : toujours incarnée, mais différemment, la
parole adressée à un destinataire identifié, même absent, prend une résonnance
tout autre.
L’importance des lettres au théâtre n’est certes pas réductible à de simples questions
de commodité dramaturgique, comme une manière pratique de contourner la
sacro-sainte règle des trois unités, d’élargir la scène ou de servir de Deus ex machina
discret. Mais de tous les genres répertoriés, le genre épistolaire, travaillé ou naturel,
n’est-il pas celui qui se rapproche le plus de la voix humaine ? Il s’adresse généralement à quelqu’un de précis, comme au théâtre, et quelquefois même, derrière
ce destinataire premier, à toute une communauté : jusqu’à Voltaire, les épistoliers
célèbres savaient que leurs lettres, attendues aux quatre coins du monde, allaient
être lues en public, recopiées, commentées, applaudies ou critiquées. Tout comme
les dramaturges qu’ils étaient souvent aussi, ils jouaient avec leur auditoire et soignaient
leurs effets. Les hommes de lettres des siècles ultérieurs ne pouvaient généralement
plus compter sur cette circulation rapide. Rien n’empêche néanmoins de penser
qu’ils songeaient aussi, en écrivant leurs confidences à des destinataires choisis,
à la postérité qui les recueillerait un jour. Ainsi, incarnation d’une voix et discours
public (à plus ou moins long terme) derrière un discours adressé, l’écriture théâtrale
et l’écriture épistolaire partagent quelques-unes de leurs caractéristiques essentielles
– parenté constitutive qui va bien au-delà de l’opposition seulement apparente
entre la sphère publique de la scène et le domaine privé sous cachet. Elle explique
en partie la variété et souvent le succès des pièces tirées de correspondances, qu’elles
soient réelles ou fictives.
Aucune communication n’avait été consacrée, lors du colloque « Correspondance
et théâtre » organisé au printemps 2011 à l’Université de Bretagne occidentale, à ces
spectacles tirés des lettres qui font aujourd’hui florès, mais la théorie avait agréablement cédé le pas à la pratique : Bénédicte Obitz avait créé à cette occasion, avec
sa troupe Passe-portes de l’université d’Orléans, une pièce mise en scène par Yaël Uzan
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
16
Jean-Marc Hovasse
à partir de la correspondance de Beaumarchais (Beaumarchais. Entre cour et jardin). Dans
ce volume aussi, grâce à Bénédicte Obitz et à Marianne Charrier-Vozel, Beaumarchais
occupe la première place, et ce n’est que justice. Certes, on peut quelquefois regretter
que sa correspondance, comme celle de tant d’autres dramaturges après lui, soit
apparemment d’un homme d’affaires plus que d’un homme de théâtre, qu’il compte
les recettes plus qu’il n’en donne, qu’il parle beaucoup plus en gestionnaire qu’en
artiste. Mais cette sécheresse apparente n’est pas liée au théâtre. Marianne Charrier-Vozel,
dans une étude intitulée « “Il est charmant de faire l’amour sur une feuille de papier”,
Les billets de Beaumarchais le libertin à Mme de Godeville » (Revue de l’AIRE,
2000), a montré comment le dramaturge se refusait à tout lyrisme pour favoriser
la forme brève conforme à son style particulier : « Je suis un amant trop charnel
pour être délicat. J’ai le style tant soit peu spermatique » (30 août 1777). Cette
efficacité a porté ses fruits : après l’interruption sans préavis des représentations de
son Barbier de Séville, c’est par une lettre écrite sous le coup de la colère, la fameuse
« Lettre circulaire aux Auteurs dramatiques du Théâtre-Français », qu’il inventa la
Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Vingt et un dramaturges répondirent
à son appel et à son invitation à souper sans cérémonie chez lui pour le 3 juillet 1777.
Tous ceux qui l’ont un tant soit peu pratiqué le savent : le théâtre est avant
tout un art coopératif. Il était donc finalement bien naturel que les lettres y trouvent
leur compte. Situées davantage du côté de la correspondance croisée, fût-ce avec
différents destinataires, les six articles regroupés sous le titre « Lettres et créations »
présentent des cas particuliers d’échanges qui ont eu une incidence directe sur
une pièce, son texte ou sa mise en scène. La correspondance étudiée par Florence
Filippi entre Jean-François Ducis et Talma, le plus grand sinon le premier des
monstres sacrés, est à ce titre exemplaire. Permettant de suivre « une véritable collaboration épistolaire entre l’auteur et son interprète, évoluant au fil des représentations
théâtrales », elle permet de parler d’une « écriture plurielle » du texte de théâtre.
Louis Bouilhet est aujourd’hui peu lu, et encore moins joué, rappelle Joëlle Robert.
Il serait même tout à fait oublié sans sa riche correspondance échangée avec son
ami Flaubert qui, de simple destinataire qu’il apparaît tout d’abord, devient un
collaborateur de l’ombre constamment sollicité pour ses conseils et ses avis, et
termine par être un coauteur en pleine lumière pour Le Château des cœurs, féérie
écrite à six mains. Ce sont deux autres espèces assez voisines de coauteurs que
Clélia Anfray et Marie-France de Palacio étudient à leur tour à travers des corpus
entièrement inédits : William Busnach, le neveu d’Halévy (Fromental), un de ces
« carcassiers » qui adaptaient pour la scène, à la fin du XIXe siècle, les romans à succès,
dans sa collaboration avec Émile Zola pour cinq romans ; Camille de Sainte-Croix,
qui écrivit Manon Roland à quatre mains avec Émile Bergerat, le gendre de Théophile
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Présentation17
Gautier. Dans un cas comme dans l’autre, il existe un déséquilibre entre les deux
auteurs qui ne facilite pas les échanges. La correspondance, quand elle est conservée,
devient alors un laboratoire unique pour étudier non seulement la genèse des pièces
mais aussi le caractère de leurs auteurs. La psychologie des personnages mis en scène
paraît même soudain moins intéressante que celle des dramaturges à l’œuvre…
On aurait pu penser que les tensions seraient plus fortes encore à l’intérieur de ces
couples mythiques à géométrie variable que forment les auteurs de théâtre avec
leurs actrices principales, mais il n’en est rien. En tout cas, les exemples de Dumas
fils et de Catulle Mendès, présentés par Lise Sabourin et Jean de Palacio, mettent à
mal les images d’Épinal de cette variante fin de siècle des passions ancillaires : l’un et
l’autre, par un rapport paternaliste ou filial, ont su s’en préserver, et faire de ce lien
si particulier un ressort aussi discret qu’essentiel de leurs créations dramatiques.
Passant de la genèse à la création ou à la réception, des scènes de genre à des
scènes de groupe, des apartés à des visions d’ensemble, les huit études qui suivent
ont en commun d’élargir le champ des connaissances à partir de la correspondance
consacrée au théâtre, qu’elle soit l’œuvre de dramaturges, d’actrices ou d’autres
artistes. Elles montrent par l’exemple l’apport irremplaçable des lettres dans la
connaissance et dans l’écriture de l’histoire des arts, des idées, des mœurs et de
la littérature – à l’exemple d’Olivier Bara qui peint à partir des lettres de Marie
Dorval à Vigny un tableau sociologico-historique de la vie théâtrale en province
au XIXe siècle. Par l’étude d’un corpus plus ou moins étendu de lettres encore pour
la plupart inédites, Alexandre Stroev, Aline Marchadier et Marianne Bouchardon
renouvellent quant à eux la connaissance que l’on peut avoir de Marmontel, de
Victorien Sardou et de Maeterlinck, tandis que Pierre-Jean Dufief et Jeanne Stranart
éclairent deux épisodes cardinaux et rapprochés de la vie littéraire parisienne sous le
Second Empire : la création d’Henriette Maréchal des frères Goncourt et la reprise
d’Hernani de Victor Hugo. Deux auteurs viennent compléter ce panorama : AlainFournier et Maurice Emmanuel. Connus pour être respectivement romancier
et musicien, ils sont pourtant préoccupés au premier chef par la question du
théâtre, leurs correspondances générales étudiées et présentées par Bernard-Marie
Garreau et par Christophe Corbier en conservent des témoignages nombreux et
vivants. Histoire littéraire, biographie des auteurs, théories esthétiques – autant
de nouvelles perspectives ouvertes par l’étude des correspondances vues sous cet
angle théâtral.
Une quatrième partie, brève et dense comme la première, permet de revenir
pour ainsi dire sur la scène même – ce qui convient pour un salut final. Elle réunit
les deux articles déjà mentionnés d’Éric Francalanza et de Serge Linarès sur l’utilisation
très particulière des lettres, par Marivaux et par Cocteau, à l’intérieur de leurs pièces.
[« Correspondance et théâtre », Jean-Marc Hovasse (textes réunis et prés. par)]
[ISBN 978-2-7535-1787-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
18
Jean-Marc Hovasse
Vingt-et-un dramaturges contemporains invités à dîner chez Beaumarchais
en 1777 par une lettre mémorable ont suffi pour fonder la Société des auteurs
et compositeurs dramatiques promise à un bel avenir ; gageons qu’une nouvelle
branche des études épistolaires, à l’intersection des études théâtrales, naîtra de
la vingtaine de critiques qui se sont réunis à Brest en 2011, représentant à peu
près autant d’auteurs répartis sur trois siècles : Beaumarchais, Marmontel, Ducis,
Marivaux, Victor Hugo, Vigny, Flaubert, Louis Bouilhet, les Goncourt, Dumas
fils, Zola, William Busnach, Victorien Sardou, Émile Bergerat, Catulle Mendès,
Alain-Fournier, Maurice Emmanuel, Maurice Maeterlinck, Jean Cocteau… Ils
apportent en tout cas déjà la preuve que les correspondances ont un rôle à jouer,
le premier, sur la scène comme en dehors, dans l’histoire du théâtre et de ceux
qui l’ont fait.
Téléchargement