Maryse Bresson Sociologie de la précarité 2007, Paris, Armand Colin, collection Sociologie 128, 126 pages. Cet ouvrage de synthèse – propre de la collection 128 d’Armand Colin – offre, dans un langage clair et accessible, les principaux apports théoriques et méthodologiques de la sociologie de la précarité. L’auteure, Maryse Bresson, dont les travaux antérieurs portent sur les SDF, les centres sociaux et, plus globalement, l’intervention sociale, nous permet de mieux cerner un concept relativement flou, utilisé et banalisé par les médias et les politiques publiques. La précarité est ainsi devenue, dans les dernières décennies, une « nouvelle question sociale » qui revient à désigner tantôt des populations particulières, tantôt un « risque » de pauvreté lié à une instabilité socio-économique. Mais qu’est-ce qu’un précaire ? Et par rapport à quoi caractérise-t-on une situation de précarité ? C’est bien dans un refus des simplifications et avec l’objectif de montrer la variété et la complexité des situations que cet essai présente « la manière dont la sociologie définit la précarité, étudie les populations concernées et analyse les processus qui expliquent les situations » (p. 6). Cet essai présente ainsi un double intérêt : d’une part, il donne l’étendue des connaissances et des débats sur le thème de la précarité en sociologie et, d’autre part, il promeut une approche par les processus de précarisation. Le livre est articulé autour de trois chapitres. Le premier s’intéresse à la manière dont on « catégorise » les précaires à travers les différentes écoles et courants de la sociologie qui s’affrontent mais peuvent, à l’occasion, se compléter. Le deuxième vise à apporter des éléments de connaissance sur ces populations : la vie quotidienne (conditions d’emploi, travail) ; les trajectoires associées à l’idée de risque (notamment d’exclusion) ; l’importance et la diversité des liens sociaux. Le troisième chapitre, enfin, se présente davantage comme la thèse de l’auteure, à savoir valoriser une approche de la précarité en terme de processus. Au préalable, M. Bresson identifie cinq paradigmes, autant de manière théoriques et méthodologiques d’envisager la précarité : • la sociologie de la pauvreté : le raisonnement est basé sur le manque, et les pauvres sont le plus souvent caractérisés par une insuffisance ou une absence de revenus (mais pas seulement) ; • la sociologie du sous-développement : elle repose, selon les débats, sur l’hypothèse d’un retard (culturel, politique, économique), induisant ainsi Recherches et Prévisions 147 l’idée d’un rattrapage possible. Ce paradigme est plus particulièrement relatif à l’opposition NordSud mais il peut également renvoyer à des divisions à l’intérieur des pays riches (ce que l’on désigne comme « Quart-Monde ») ; • la sociologie de la marginalité et de la déviance, qui utilise un paradigme interactionniste (influencé par l’ouvrage Stigmates d’Erving Goffman) où les individus sont perçus comme des marginaux : l’apport de ce paradigme est de souligner l’importance de la désignation et du regard d’autrui ; • la sociologie de l’assistance et des assistés : les populations sont définies par les secours qu’elles reçoivent, ce qui peut avoir pour conséquence de les stigmatiser ; • enfin, la sociologie de la précarité – à laquelle se rattache manifestement l’auteure – et qui vise à analyser des processus de précarisation en s’appuyant sur les mutations de la société. Deux courants la composent. Le premier repose sur le postulat que « l’instabilité est inhérente à la dynamique sociale et politique de la modernité » (p. 41) et le deuxième insiste sur la vulnérabilité de masse. Si ces paradigmes servent principalement à identifier les différents courants de pensée, le souci de M. Bresson est véritablement de critiquer les catégorisations, forcément « enfermantes » et, dans tous les cas, limitatives. Catégoriser est d’autant plus délicat qu’il existe, par exemple, des conventions différentes entre Eurostat, l’INSEE et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour définir le seuil de pauvreté selon que l’on parle de médiane ou de moyenne. Or, « faire changer la définition du seuil de revenu ou l’échelle pour calculer le nombre d’unités de consommation du ménage c’est faire varier le nombre de pauvres » (p. 24). Deux acceptions principales du terme de « précarité » sont cependant soulignées : soit on désigne des populations plutôt pauvres (peu de revenus, peu d’éducation, sans emploi), pouvant même être des exclus si des problèmes de logement viennent, en outre, se greffer ; soit on parle de populations qui risquent de voir leur situation se dégrader. Globalement, l’incertitude quant à l’avenir (pas seulement professionnel) est un élément déterminant induit par la notion même de précarité. En raison des difficultés et des pièges des catégorisations soulignées par l’auteure autour de la notion de « population précaire », on peut d’autant plus n° 91 - mars 2008 Comptes rendus de lectures s’interroger sur la manière dont la précarité est pensée en dehors du contexte français : qui et comment (en fonction de quelles normes sociales, économiques et culturelles ?) sont désignés les pauvres et les « précaires » ? Ce questionnement aurait sans doute mérité davantage que quelques pages. Certes, la grande difficulté est de comparer ce qui peut l’être. Statistiquement, compte tenu de la multiplicité des approches nationales de la pauvreté, l’entreprise paraît quasi impossible. Tout au plus fait-on remarquer ici que l’utilisation en France du terme de « précarité » – dans le contexte du marché du travail – est connotée négativement, tandis que dans les pays anglo-saxons on parle de flexibilité, perçue, en revanche, positivement. Il semblerait qu’il existe, de fait, une spécificité française dans la manière de penser la précarité car, au-delà du lien avec l’emploi, la question des liens sociaux est également interrogée. Les travaux sociologiques français ont ainsi montré que la précarité ne peut être limitée à l’emploi et tout un ensemble de critères sont à prendre en compte. Être en emploi, ou le seul statut de celuici, ne conditionne pas une situation dite précaire : l’intérêt du travail ou sa faible reconnaissance sont également des éléments déterminants. En outre, un précaire peut avoir un revenu stable (issu du travail) mais l’individu fait alors face à des problèmes de surendettement, des coupures d’eau et d’électricité et de logement. En outre, nombreux sont les travaux ayant montré que les précaires ne sont pas coupés de tout lien familial et/ou affectif mais que leur réseau relationnel ne leur permet pas de sortir de leurs difficultés. Plusieurs recherches s’accordent sur un lien social en crise (au sens de « ce qui fait tenir les hommes ensemble » dans la société) par le délitement des cadres intégrateurs, notamment le travail. Toutefois, l’emploi et le travail sont désormais un intégrateur parmi d’autres. Les approches sociologiques par les trajectoires ont permis d’identifier quelques populations dites « à risques » de se retrouver en situation de précarité économique : les femmes au regard des discriminations qui perdurent sur le marché du travail ; les jeunes « massivement victimes des tensions sur le marché du travail » (p. 60). Quelques pages sur les populations issues de l’immigration auraient sans doute été également bienvenues. On note d’ailleurs une forme d’ambiguïté dans les pages consacrées aux quartiers dits « sensibles » où l’on trouverait Recherches et Prévisions 148 assurément des populations « à risque » comme les jeunes mères de famille monoparentale. Même si M. Bresson prend bien soin de souligner la diversité des situations et des populations qui y résident, on peut toutefois lui reprocher quelques pages sur les rapports entre les jeunes et la police dans les quartiers dits « sensibles » qui ne paraissent pas en lien direct (sauf à creuser les amalgames) avec le sujet. Plus globalement, le mérite du propos est de souligner que la précarité est désormais à penser en terme d’espace et de rompre avec le schéma explicatif ancien qui cherchait à comprendre la part de la responsabilité individuelle et des déterminismes sociaux. Le questionnement sur la précarité à partir de la division du travail tend à être remplacé par la question urbaine, les inégalités territoriales et les ségrégations spatiales. L’entrée par les processus permet ainsi de penser de manière dynamique l’articulation entre marché du travail, protection sociale, urbanisation, problème du logement, etc. C’est moins une situation en tant que telle (le chômage par exemple) qu’une succession de situations qui conduit à désigner une situation (ou un individu) comme précaire. L’approche est en outre incomplète si elle ne prend pas en compte la dimension subjective de la précarisation, notamment la souffrance mentale. Le schéma explicatif des processus pluriels permet de ne pas favoriser une cause unique et de mieux rendre compte de la complexité des situations : « l’approche par les processus est féconde parce qu’elle repose, implicitement, sur l’abandon de l’idée que la société est organisée par un mécanisme central, qui serait le pivot de l’ordre social. Elle laisse toutefois en suspens la question de la manière dont sont articulés les différents niveaux des processus et de leur hiérarchie et réintroduit un doute sur l’identification des "causes" et des "conséquences"» (p. 105). Cette approche revient à poser la nécessité de combiner une approche quantitative, d’une part, afin de repérer des situations de précarité, de mieux connaître les profils des « populations à risques » et d’identifier des facteurs, et une approche qualitative, d’autre part, pour les vécus subjectifs et l’analyse des parcours. Sandrine Dauphin CNAF – Rédactrice en chef de Recherches et Prévisions. n° 91 - mars 2008 Comptes rendus de lectures