que peut enseigner l`altérité intérieure

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Sciences-Croisées
Numéro 2-3 : L’Identité
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité
intérieure ?
Muriel Briançon
Université Provence
(Département des Sciences de L’éducation ; UMR ADEF)
[email protected]
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L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité
intérieure ?
Résumé
La question de l’identité est inséparable d’un questionnement sur l’altérité et sur l’Autre en
soi. Lorsque Lévinas affirme que seule l’altérité enseigne, ne s’agit-il que de celle
d’autrui ? En faisant référence à Ricœur , Hegel et Sartre notamment, nous montrerons que
non seulement la voie est ouverte vers une altérité plus intime, mais aussi que le sujet est
soumis à des altérations qui remettent en question la permanence de son identité dans le
temps. De plus, nous verrons que l’identité se dissout et n’a de réalité qu’en opposition
avec l’altérité, cette dernière se logeant au cœur de la conscience et prenant la forme d’un
Désir absolu, voire un désir d’Absolu. Qu’est-ce donc que cette altérité intérieure pourrait
enseigner à l’être humain exilé en lui-même et tourmenté par sa propre étrangeté ?
Mots clés : identité – altérité – ipséité – mêmeté – enseignement.
Abstract
The question of identity is inseparable from that question of otherness and the Other in
itself. But when Lévinas says that "only otherness teaches"-is it just that of others? By
making reference to Ricœur, Hegel and Sartre notably, we will show that not only the way
towards a more intimate otherness is opened, but also that the subject has to change that
call into question the permanence of its identity over time. In addition, we will see that the
identity disappears and becomes real only in opposition with otherness, the latter will stay
at the heart of consciousness and taking the form of an absolute desire, even a desire of
Absolute. Accordingly, what could this inside otherness teach human being exiled in itself
and tormented by his own oddity?
Keys-words: identity – otherness – subject – sameness – teaching.
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
orsqu’Emmanuel Lévinas énonce que « seule l’altérité enseigne »
(Lamarre, 2006, p. 69), ne pense-t-il qu’à l’altérité extérieure, autrement dit
celle d’autrui (Briançon, sous presse) ? Cette affirmation est-elle
transposable dans le cas d’une altérité plus intime ? Ce qui est autre n’est-il pas
d’abord logé en soi plutôt qu’en autrui, affectant le caractère, l’identité et la
conscience même ? Et dans ce cas, que peut enseigner cette altérité intérieure ?
Nous verrons dans un premier temps que Lévinas n’exclut nullement une altérité
propre au sujet. Abandonnant ensuite Lévinas, nous montrerons, avec Paul
Ricœur, que le sujet est soumis à des altérations qui posent la question
problématique du maintien de l’identité dans le temps. Si je ne suis plus assuré
d’être moi-même à l’avenir, suis-je déjà pour autant certain d’être moi-même
maintenant ? Nous verrons avec Hegel que l’identité n’a de réalité qu’en
opposition avec l’altérité et que cette dernière se loge au cœur de la conscience. Si
l’identité et la conscience intègrent l’Autre, qu’est-ce que cette altérité intérieure
pourrait nous enseigner ?
L
1. L’être-enjoint ou la voix de l’autre soi-même
Selon nous, l’impossible transmission de l’idée de l’Infini dans l’expérience du
Visage (Lévinas, 1961) conduit inévitablement le sujet à opérer un retour sur luimême ; or, une première lecture de l’œuvre lévinassienne pourrait nous induire à
exclure cette réflexivité.
1.1. L’inévitable retour sur soi
Dans cet article, allant à l’encontre des commentaires traditionnels sur Lévinas,
nous tenterons de défendre l’idée que Lévinas évoque malgré tout l’altérité
intérieure.
1.1.1. L’inquiétude du sujet
A première vue, Lévinas n’envisagerait d’altérité qu’extérieure : l’autre est
premier, l’autre nous oblige, chacun est responsable devant l’autre (Lévinas,
1961). Une différence essentielle entre Sartre et Lévinas reposerait notamment sur
la priorité donnée à autrui par rapport à soi (Cohen, 2006). Alors que, dans
l’existentialisme, le pour-soi sartrien n’est jamais responsable pour ce qui ne lui
appartient pas, notamment l’autre, Lévinas donne la priorité à l’autre, ce qui
semble exclure un retour du sujet sur sa propre intériorité. P. Hayat l’énonce
d’ailleurs très clairement : « Ici, l’aventure du désir n’annonce pas un retour à soi »
(Hayat, 2006, p. 89). Pour J.-M. Lamarre également, « la subjectivité n’existerait
alors pas préalablement à la proximité » (Lamarre, 2006, p. 73) et la distinction
que fait Ricœur entre identité et ipséité n’aurait alors pas de sens chez Lévinas,
puisque le Moi du sujet lévinassien reste identique jusque dans ses altérations.
Rejetant en bloc une philosophie du Même et de la totalité, Lévinas semblerait
refuser le sujet, son intériorité ainsi que son altérité propre.
Nous souhaiterions montrer que Lévinas n’exclut pas, loin de là, non seulement la
subjectivité mais aussi une altérité plus intime. En effet, certains passages de son
œuvre suggèrent que le sujet, tourné dans un premier temps vers l’extériorité, est
1
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
amené à effectuer dans un second temps un retour sur lui-même : « c’est
logiquement que la singularité surgit à partir de la sphère logique exposée au
regard et organisée en totalité par le retournement de cette sphère en intériorité du
moi, par un retournement, si on peut dire, de la convexité en concavité » (Lévinas,
1961, p. 322). Ce mouvement de bascule de l’extériorité en intériorité annonce une
remise en question du sujet et la fissure de l’être au contact avec l’altérité
extérieure devient une inquiétude du sujet : « L’Autre dans le Même de la
subjectivité, est l’inquiétude du Même inquiété par l’Autre » (Lévinas, 1974, p.
47). Cette inquiétude intériorisée et assimilée n’est pas un simple sentiment
d’angoisse. Elle est pour Lévinas une brisure de l’être.
Ricœur, malgré ses critiques, reconnaît également que l’œuvre de Lévinas est
l’indispensable pendant de la phénoménologie, puisqu’après être allée du moi vers
l’autre, la pensée va de l’autre à moi et « ce mouvement d’autrui vers moi est
celui qu’inlassablement dessine l’œuvre d’E. Lévinas » (Ricoeur , 1990, p. 387).
Ainsi, bien que Lévinas soit généralement compris comme le penseur de l’altérité
extérieure absolue dans le cadre d’une relation du sujet à autrui, il a, nous semblet-il, indiqué la voie d’un retour réflexif du sujet sur lui-même. La relation à
l’altérité extérieure n’était donc que le moteur d’une inquiétude plus profonde et le
point de départ d’une remise en question du sujet. En d’autres termes, nous
délaisserons maintenant Lévinas pour envisager avec d’autres auteurs une altérité
plus intérieure.
1.1.2. De l’altérité d’autrui aux altérations identitaires
La relation à autrui oblige en effet le sujet à prendre conscience de lui-même et à
changer. L’autre entraîne le sujet dans un phénomène d’altération. L’altération est
un processus à partir duquel un sujet change et devient autre, en fonction
d’influences exercées par un autre, sans pour autant perdre son identité.
L’altération est un véritable processus de connaissance de soi qui commence
lorsque le sujet prend conscience que l’autre échappe à toute tentative de maîtrise :
« l’autre reste alors l’évidence de ce sur quoi je n’ai pas maîtrise » (Ardoino, 2000,
p. 194). Notre ambition de maîtrise1 s’oppose à l’expérience de l’hétérogénéité,
imposée à travers la rencontre avec autrui. En conséquence, la reconnaissance et
l’acceptation de l’autre, « altération (phénoménale, conçue comme jeu dynamique
et dialectique de l’autre, inscrite dans une durée), beaucoup plus encore qu’altérité
eidétique (seulement « idée » de l’autre) » sont inéluctables (Ardoino, 2000, p.
125). La reconnaissance de l’autre devient le moteur de l’altération. Faisant
référence justement à Lévinas, mais aussi à Freud, Lacan, M. Scheler, J. Ardoino
montre donc la différence entre altérité et altération. Si le langage courant connote
négativement le terme « altération », souvent associé à la perte de l’identité, de la
pureté, de l’intégrité et à l’aliénation, l’altération est pour J. Ardoino, comme pour
Lévinas, un processus éminemment temporel, synonyme de transformation, un
concept nécessaire pour rendre compte de l’action éducative et plus généralement
de toute forme de relation.
1
A noter que la notion d’ « effet pervers » change alors de signification : « si l’autre est
explicitement défini par sa capacité d’échapper à notre volonté de maîtrise, les effets
inattendus contrariants ne sont en rien pervers. Ils sont la chose la plus naturelle du monde,
ils sont la norme […] » (Ardoino, 2000, p. 194). L’altération s’accompagne nécessairement
de « négatricité » (Ardoino, 2000, p. 203).
2
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
Mais, J. Ardoino se distingue de Lévinas, en faisant de l’altération un processus
intérieur dynamique d’invention-production du sujet qui se fait lui-même, à travers
notamment son projet et en reconnaissant son altérité intérieure. Tout sujet doit en
effet se situer par rapport à une bipolarité (identité-altération) avec tous les
déchirements, écartèlements, angoisses et résistances que cela suppose. Les
phénomènes d’identification, de transfert ou de forclusion en constituent autant
d’avatars. Il s’agit donc de reconnaître et d’accepter l’autre, qu’il soit externe
et/ou surtout interne : « la découverte de ce qui de moi m’est étranger est tout à fait
fondamentale, ou plus exactement fondatrice. Je ne suis pleinement moi-même
qu’avec la conscience de ma pluralité et de mes divisions » (Ardoino, 2000, p.
191). L’altération est alors la condition de l’affirmation de l’identité du sujet et de
son autorisation. L’identité, est alors largement plus « altération (mouvement,
processus, action, valeur en acte, dynamique, « modification », transformation,
formation) que simple reconnaissance de l’altérité (état, statut, potentialité,
essence) » (Ardoino, 2000, p. 191).
Pénétrons plus avant sur la piste de ces altérations fondatrices de l’identité du sujet
que J. Ardoino nous indique et que Lévinas ne faisait qu’évoquer.
1.2. L’altérité au sein de l’identité
Avec Ricœur, nous pourrons découvrir les paradoxes de l’identité qui nous
mèneront à envisager une altérité au sein même de l’identité du sujet. En
envisageant tour à tour trois traits grammaticaux du discours philosophique, il
développe l’herméneutique du soi selon trois axes majeurs que sont l’analyse, la
dialectique de l’ipséité et de la mêmeté et celle de l’ipséité et de l’altérité. Sans
reprendre tous les apports de Ricœur pour la philosophie du langage2 et la
philosophie de l’action3, nous essaierons seulement de comprendre comment la
dialectique de l’ipséité et de la mêmeté, point d’intersection entre la philosophie
analytique et l’herméneutique, conduit à introduire l’altérité au cœur de l’ipséité.
1.2.1. La dialectique de l’ipséité et de la mêmeté
Le face-à-face avec l’autre me renvoie à moi-même. Qui suis-je, sinon rien d’autre
que moi-même ? Ce moi-même dans lequel je suis enfermé et qui m’empêche de
rencontrer la totalité d’autrui pose tout d’abord le problème de l’identité. Qui suisje donc devant l’autre ? « Si mon identité perdait toute importance à tous égards,
celle d’autrui ne deviendrait-elle pas, elle aussi, sans importance ? » (Ricœur,
1990, p. 166). L’eccéité4, ce qui fait que je suis moi-même, est usuellement pris
dans le sens d’individualité, c’est-à-dire d’une identité relative. Ricœur dissocie
deux significations majeures de l’identité et nous rappelle les termes de la
confrontation. D’un côté l’identité comme mêmeté (latin : idem ; anglais :
sameness ; allemand : Gleichheit), de l’autre l’identité comme ipséité (latin : ipse ;
anglais : selfhood ; allemand : Selbstheit) : « l’ipséité, ai-je maintes fois affirmé
n’est pas la mêmeté » (Ricœur, 1990, p. 140).
2
Les études I et II de Soi-même comme un autre relèvent de la philosophie du langage sous
le double aspect d’une sémantique et d’une pragmatique.
3
Les études III et IV de Soi-même comme un autre relèvent d’une philosophie de l’action.
4
« Eccéité », du latin ecceitas et haecceitas, terme créé par Duns Scot pour signifier ce qui
fait qu’un individu est lui-même et se distingue de tout autre (LALANDE, 1926).
3
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L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
Mais, suis-je et serai-je toujours le même moi-même ? En d’autres termes, mon
moi restera-t-il toujours le même ? Cette dernière question pose alors
inévitablement le problème de la stabilité de mon ipse5 dans le temps. C’est en
effet avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre
ces deux versions de l’identité nous interroge. Si ce que je suis aujourd’hui ne
correspond plus à ce que j’étais hier, comment penser mon identité ? Pour
répondre à cette problématique, Ricœur élabore de son côté une dialectique de
l’ipséité et de la mêmeté.
L’équivocité du terme « identique » (l’idem ou l’ipse ?) alimente les réflexions de
Ricœur sur l’identité personnelle et l’identité narrative, en lien avec la
temporalité. L’identité-idem, synonyme de mêmeté, s’oppose au différent, au
changeant, au variable, impliquant la question de la permanence dans le temps. La
notion d’identité-idem a deux composantes irréductibles l’une à l’autre : l’unicité
(identité numérique) et la ressemblance extrême (identité qualitative). Or, la
faiblesse du critère de similitude dans le cas d’une grande distance dans le temps
nécessite de faire intervenir une troisième composante, celle de « la continuité
ininterrompue entre le premier et le dernier stade de développement de ce que
nous tenons pour le même individu » (Ricœur, 1990, p. 141). Seul un principe de
permanence dans le temps peut conjurer la menace que le temps fait peser sur
l’identité. En conséquence, « toute la problématique de l’identité personnelle va
tourner autour de cette quête d’un invariant relationnel, lui donnant la signification
forte de permanence dans le temps » (Ricœur, 1990, p. 143). Ni la théorie de
l’action ni la philosophie du langage n’avaient permis d’appréhender l’identité
personnelle en relation avec la dimension temporelle de l’existence humaine.
L’ipséité du soi implique-t-elle une forme de permanence dans le temps
qui soit une réponse à la question « qui suis-je ? ». La thèse de Ricœur est que
l’identité, au sens d’ipse, n’implique pas un noyau non changeant de la
personnalité. En étudiant le caractère et la parole tenue, l’auteur fait l’hypothèse
que l’intervention de l’identité narrative est nécessaire pour maintenir la polarité
entre le pôle du caractère où idem et ipse coïncident presque et le pôle du maintien
de soi où l’ipséité s’affranchit de la mêmeté. Du côté du caractère6, en effet, par
des processus d’intériorisation et de sédimentation des habitudes, préférences,
appréciations, qui annulent l’effet initial d’altérité ou du moins le reportent du
dehors dans le dedans, le caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité
qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement et la permanence dans
le temps qui définissent la mêmeté : « le caractère, c’est véritablement le « quoi »
du « qui » » (Ricœur, 1990, p. 147). L’ipse est ici recouvert par l’idem. Or, le
caractère a, malgré tout, une histoire, même si celle-ci est contractée. Le pôle
stable du caractère revêt alors une dimension narrative : « ce que la sédimentation
a contracté, le récit peut le redéployer » (Ricœur, 1990, p. 148). Du côté de la
parole tenue, la persévérance de la fidélité à la parole donnée signifie un maintien
de soi qui est une identité polairement opposée à celle du caractère. La tenue de la
promesse, justifiée éthiquement, semble constituer un défi au temps, un déni du
changement : là, ipséité et mêmeté cessent de coïncider.
En opposant la mêmeté du caractère au maintien de soi-même dans le temps,
Ricœur crée ainsi une « béance » de signification ouverte par la polarité entre deux
5
« Ipséité », du latin ipseitas, dérivé de ipse, moi-même, toi-même ou lui-même
(FOULQUIE, 1962).
6
L’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain
comme étant le même (Ricœur, 1990, p. 144) ; l’ensemble des dispositions durables à quoi
on reconnaît une personne (Ricœur, 1990, p. 146).
4
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L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
modèles de permanence dans le temps, la persévération du caractère et le maintien
de soi dans la promesse, en d’autres termes une altérité intérieure, un intervalle
qu’il cherche à combler par une médiation d’ordre temporel : l’identité narrative.
En quoi la narration peut-elle contribuer à la constitution du soi et ainsi réconcilier
l’identité-mêmeté avec l’ipséité ?
1.2.2. La constitution du soi par l’identité narrative
Après avoir commenté et critiqué les œuvres de Locke, Hume et Parfit, Ricœur
écrit un plaidoyer en faveur d’une interprétation narrative de l’identité.
Il cherche tout d’abord à montrer que la mise en intrigue 7 permet d’intégrer la
diversité, la variabilité, la discontinuité et l’instabilité dans la permanence dans le
temps. En inversant l’effet de contingence en effet de nécessité narrative, la mise
en intrigue développe un concept d’identité dynamique conciliant l’identité et la
diversité. L’identité du personnage, celui qui fait l’action dans le récit, se
comprend par transfert sur lui de l’opération de mise en intrigue d’abord appliquée
à l’action racontée. Le modèle actantiel de Greimas8, cité par Ricœur, porte la
corrélation entre intrique et personnage à son plus haut degré. En conférant au
personnage le pouvoir de commencer une série d’évènements et en donnant au
narrateur le pouvoir de déterminer le commencement, le milieu et la fin d’une
action, le récit permet de répondre grâce à l’identité narrative aux apories de
l’ascription9. Par ailleurs, la mise en intrigue, transposée de l’action aux
personnages du récit, engendre une dialectique interne au personnage : d’une part,
le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie ; d’autre part, cette totalité
temporelle singulière est menacée par l’effet de rupture des évènements
imprévisibles qui la ponctuent ; la synthèse concordante-discordante fait que la
contingence de l’évènement rend rétroactivement nécessaire la narration de la vie
du personnage, qui équivaut à son identité : « c’est l’identité de l’histoire qui fait
l’identité du personnage » (Ricœur, 1990, p. 175). Cette dialectique de
concordance-discordance interne au personnage est précisément celle de la
mêmeté et de l’ipséité. En faisant subir à l’identité narrative du personnage des
variations imaginatives, le récit fait office de laboratoire pour des expériences de
pensée. Entre le caractère éternellement identifiable des personnages de contes de
fées ou du folklore jusqu’à la fiction de la perte d’identité du personnage, tous les
degrés de rapports entre les deux modalités de l’identité sont possibles. Or, Ricœur
interprète les cas déroutants de la narrativité dans le cadre de la dialectique de
l’idem et de l’ipse comme une mise à nu de l’ipséité par perte de support de la
mêmeté. L’identité narrative du personnage, en se tenant dans l’entre-deux,
exercerait alors une fonction médiatrice entre les pôles de la mêmeté et de
l’ipséité. Pour Ricœur, « l’identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de
la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi »
(Ricœur, 1990, p. 196).
7
Les « intrigues narratives » (sur le modèle du muthos aristotélicien que Ricœur traduit par
« mise en intrigue »), permettent de reconfigurer notre expérience temporelle.
8
Le modèle actantiel de Greimas, inspiré des théories de Propp, est un dispositif
permettant, en théorie, d’analyser toute action en six composantes ou actants : le sujet est
celui qui veut ou ne veut pas être conjoint à un objet ; le destinateur est celui qui incite à
faire l’action, alors que le destinataire est celui qui en bénéficiera. Enfin, un adjuvant aide
à la réalisation de l’action, tandis qu’un opposant y nuit.
9
Attribution d’une action à un agent.
5
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
Ainsi, ce que je suis n’est déjà plus et ce que je serai n’est pas forcément ce que je
suis maintenant. Entre le présent et l’avenir, la parole donnée et l’identité narrative
forment un pont qui constitue mon identité. Mais, l’identité-ipse mettrait aussi en
jeu une dialectique complémentaire de celle de l’ipséité et de la mêmeté, à savoir
la dialectique du soi et de l’autre que soi.
1.2.3. La dialectique de l’ipséité et de l’altérité
Si ce que je suis change avec le temps, suis-je déjà bien sûr d’être pleinement moimême maintenant ? La réflexion de Ricœur sur les deux pôles de l’identité est
couronnée par l’articulation dialectique de l’ipséité et de l’altérité. Le cœur de
l’identité n’est-il pas marqué au fer rouge par l’altérité ? L’altérité n’est-elle pas la
caractéristique même de l’identité ?
Tant que l’on reste dans le cercle de l’identité-mêmeté, l’altérité de l’autre
que soi ne présente rien d’original […]. Il en va tout autrement si l’on met
en couple l’altérité avec l’ipséité. Une altérité qui n’est pas – ou pas
seulement – de comparaison est suggérée par notre titre [Soi-même comme
un autre], une altérité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité ellemême (Ricœur, 1990, p. 14)
Ricœur montre par là le chemin de l’altérité intérieure jusqu’au plus profond de
nous-mêmes. La dialectique ipséité-altérité est essentielle, voire première ; ce lien
est « fondamental ». Qualifiée comme « la plus riche de toutes », la dialectique du
soi-même et de l’autre mène Ricœur, comme Lévinas, à l’éthique et à la morale.
Essentielle, cette dialectique est également très différente de l’opposition
ipséité/mêmeté :
Que l’altérité ne s’ajoute pas du dehors à l’ipséité, comme pour en
prévenir la dérive solipsiste, mais qu’elle appartienne à la teneur de sens et
à la constitution ontologique de l’ipséité, ce trait distingue fortement cette
troisième dialectique de celle de l’ipséité et de la mêmeté, dont le caractère
disjonctif restait dominant (Ricœur , 1990, p. 367).
La question de l’altérité au sein de l’identité n’est évidemment pas nouvelle et se
retrouve aussi dans l’œuvre de Nishida Kitaro (Tremblay, 2004). Chez Nishida, le
je est un être relationnel qui se construit au hasard de ses rencontres, soit avec le
monde de la nature, soit avec un autre soi personnel (le tu de la relation je-tu), soit
encore avec l’autre qu’il était hier et l’autre qu’il deviendra demain. Ce que
Nishida appelle le « je d’hier » est un « autre absolu » auquel le je se confronte
sans cesse (Nishida, 1932).
Voyons comment Ricœur de son côté rend compte du travail de l’altérité
au cœur de l’ipséité. L’ipséité et l’altérité sont en effet très étroitement liées :
Soi-même comme un autre suggère d’entrée de jeu que l’ipséité du soimême implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas
penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre, comme on dirait en
langage hégélien (Ricœur, 1990, p. 14).
En proposant dans sa dixième étude une altérité polysémique, Ricœur met déjà en
déroute les philosophies du Cogito : « à aucune étape, le soi n’aura été séparé de
son autre » (Ricœur, 1990, p. 30).
6
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
1.2.4. De la passivité à l’altérité
C’est en analysant trois formes de passivité que Ricœur va mettre en évidence
trois formes d’altérité : il y aurait ainsi une passivité impliquée par la relation de
soi à autrui inhérente à la relation d’intersubjectivité, mais aussi une passivité
résumée dans l’expérience de la chair, ainsi qu’une passivité plus dissimulée, celle
du rapport de soi à soi-même qu’est la conscience. Cette triple forme de passivité
reflèterait la complexité de l’altérité, sa densité relationnelle et la force
d’attestation de la conscience.
Ricœur relie l’altérité d’autrui aux modalités de passivité que son herméneutique
phénoménologique du soi a mises en évidence. Toutes les études de l’auteur
convergent pour montrer que la passivité spécifique du soi est affectée par l’autre
que soi. Mais, l’Autre n’est en effet pas réductible à autrui, car pour lui « ce que
l’hyperbole de la séparation rend impensable, c’est la distinction entre soi et moi,
et la formation d’un concept d’ipséité défini par son ouverture et sa fonction
découvrante » (Ricœur, 1990, p. 391). En tenant pour dialectiquement
complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le
Même, Ricœur annonce le caractère polysémique de l‘altérité qui implique que
l’Autre ne se réduise pas à l’Altérité d’un Autrui. La polysémie de l’ipséité sert
« de révélateur à l’égard de la polysémie de l’Autre, qui fait face au Même, au sens
de soi-même » (Ricœur, 1990, p. 368). Ainsi, l’altérité n’est donc pas seulement
extérieure : « au « comme », nous voudrions attacher la signification forte, non pas
seulement d’une comparaison – soi-même semblable à un autre -, mais bien d’une
implication : soi-même en tant que…autre » (Ricœur, 1990, p. 14).
Et pour Ricœur, la première figure de passivité-altérité, avant même l’altérité
d’autrui, fait référence au corps propre ou à la chair, centre de gravité de l’altérité.
Les êtres humains sont des corps dans le monde, tout en étant pour chacun son
propre corps. Le corps désigne d’abord la résistance face à l’effort, mais aussi la
variabilité capricieuse des humeurs, ainsi que la résistance du monde extérieur :
« avec la variété de ces degrés de passivité, le corps propre se révèle être le
médiateur entre l’intimité du moi et l’extériorité du monde » (Ricœur, 1990, p.
372). En faisant intervenir – comme Lévinas d’ailleurs – la souffrance de l’être,
c’est-à-dire sa passivité10, Ricœur fait du corps propre le cœur de l’altérité :
Dans une dialectique acérée entre praxis et pathos, le corps propre devient
le titre emblématique d’une vaste enquête qui, au-delà de la simple
mienneté du corps propre, désigne toute la sphère de passivité intime, et
donc de l’altérité, dont il constitue le centre de gravité (Ricœur, 1990, p.
371).
Obéissant à la nécessité de distinguer entre la chair et le corps, Ricœur est ensuite
amené à conclure que la chair est le lieu de la passivité sur laquelle s’édifient
toutes les synthèses actives, c’est-à-dire les œuvres. La chair est en effet à l’origine
de toute « altération du propre » (Ricœur, 1990, p. 375). Il en résulte que l’ipséité
implique une altérité propre dont la chair est le support. L’altérité de la chair est
première, antérieure à l‘altérité d’autrui. Mais, réciproquement, comment
comprendre que ma chair soit aussi un corps parmi les corps ? Ricœur se tourne
vers Heidegger pour montrer que le soi comme chair pourrait devenir une
10
Merleau-Ponty qui a forgé le concept de « chair » en phénoménologie ne l’associe pas à
la passivité mais plutôt à un agir potentiel de l’« être-au-monde ».
7
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
catégorie existentiale, celle d’être-jeté, jeté-là, faisant référence à la facticité à
partir de laquelle le Dasein devient à charge de lui-même :
On pourrait même dire que la jonction, dans le même existential de
l’affection, du caractère de fardeau de l’existence et de la tâche d’avoir à
être exprime au plus près le paradoxe d’une altérité constitutive du soi et
donne ainsi une première fois toute sa force à l’expression : « soi-même
comme un autre » (Ricœur, 1990, p. 378).
Mais, le trépied de la passivité comprend un troisième fondement que nous allons
maintenant développer : il s’agit de la conscience. Il a fallu ce long
questionnement sur l’altérité extérieure pour en arriver à une altérité profondément
intérieure, qui a remis en question notre identité dans le temps avant de s’attaquer
à notre conscience. D’après Ricœur, ce long détour était essentiel et nécessaire.
1.3. Ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre…
Ainsi, bien que l’entreprise soit « hérissée d’embûches », Ricœur nous
invite maintenant à penser la dialectique de l’ipséité et de l’altérité au sein même
de la conscience.
1.3.1. La voix de l’altérité
Un premier défi consiste à dépasser les notions de « bonne » et de « mauvaise »
conscience et à donner une version non morale de la conscience. Comment penser
dans la conscience la problématique de l’ipséité et de l’altérité, si ce n’est en s’en
méfiant ? L’attestation de l’ipséité, qui entremêle l’être-vrai et l’être-faux, est donc
inséparable d’un exercice de soupçon. Il nous faudra donc à la suite de Ricœur
entrer dans la problématique de la conscience par la porte du soupçon.
Symptôme ou indice, la métaphore de la voix est la modalité spécifique de
passivité – et donc d’altérité - rattachée à la conscience, permettant d’inscrire les
concepts éthiques dans la dialectique du Même et de l’Autre. En effet, cette altérité
est étroitement liée à l’émergence de l’ipséité, dans la mesure où la conscience
rend le soi capable de s’arracher au « on » anonyme. Le soi est interpellé et affecté
de façon singulière par cette voix verticale et intérieure : le phénomène de la
conscience se réalise au travers du cri (Ruf) ou de l’appel (Anruf) dans la
métaphore de la voix. Dénonçant à la suite de Hegel et de Nietzsche la vision
morale du monde, Ricœur rappelle que le phénomène authentique de la conscience
est solidaire d’une dialectique de degré supérieur qui oppose la conscience
agissante et la conscience jugeante. En suivant le mouvement de dé-moralisation
de la conscience, Ricœur cherche à rattacher le phénomène de la conscience au
phénomène central de l’attestation de l’ipséité pour mettre à jour sa contribution à
la dialectique du Même et de l’Autre. La conscience en effet s’appelle elle-même :
« la conscience ne dit rien : pas de vacarme, ni de message, mais un appel
silencieux » (Ricœur, 1990, p. 401). L’appelant est le Dasein heideggerien :
« l’appel ne vient pas d’un autrui, il vient de moi et pourtant me dépasse »
(Ricœur, 1990, p. 401). L’altérité entre dans la conscience par le biais du
8
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
rapprochement entre l’étrang(èr)eté11 de la voix et la condition déchue de l’êtrejeté.
Mais, Ricœur abandonne ensuite Heidegger en critiquant le parti pris
ontologique de celui-ci au détriment de l’éthique, pour proposer, à travers l’êtreenjoint, une nouvelle vision de la conscience qui intègre l’altérité.
1.3.2. L’être-enjoint
En effet, Ricœur réinterprète toutes ses analyses à la lumière de l’altérité : « en
fait, c’est la triade entière [éthique-moralité-conviction] mise en place dans nos
trois études précédentes qui se donne ici à être réinterprétée en termes d’altérité »
(Ricœur, 1990, p. 405). C’est parce que l’injonction rejoint le phénomène de la
conviction que la passivité s’introduit dans la conscience : dans le tragique de
l’action, je suis en effet toujours seul lorsque je décide et lorsque j’ai décidé, « ici
je me tiens ! Je ne puis autrement ! » (Ricœur, 1990, p. 405). Or, la conviction est
le terme d’un conflit de devoirs qui rattache la conviction à l’éthique. Par
conséquent, Ricœur relie la conscience, en tant qu’attestation-injonction, à
l’optatif du bien-vivre, en d’autres termes à la visée éthique de la « vie bonne »
avec et pour l’autre dans des institutions justes, ce qui conduit à réintroduire la
passivité au sein de la conscience.
Une fois la dimension de passivité introduite dans la conscience par le biais d’une
interpellation éthique intérieure, l’altérité prend toute sa place dans la conscience :
« l’altérité de l’Autre est alors la contrepartie, au plan de la dialectique des
« grands genres », de cette passivité spécifique de l’être-enjoint » (Ricœur, 1990,
p. 406). Pour Ricœur, l’être-enjoint associant le phénomène de l’injonction avec
celui de l’attestation, « constituerait alors le moment d’altérité propre au
phénomène de la conscience, en conformité avec la métaphore de la voix. Ecouter
la voix de la conscience signifierait être-enjoint par l’Autre » (Ricœur, 1990, p.
404-405). L’être-enjoint en tant que troisième modalité de l’altérité structurerait
l’identité :
A l’alternative : soit l’étrang(èr)eté selon Heidegger, soit l’extériorité
selon E. Lévinas, j’opposerai avec obstination le caractère original de ce
qui m’apparaît constituer la troisième modalité d’altérité , à savoir l’êtreenjoint en tant que structure de l’ipséité (Ricœur, 1990, p. 409).
L’étrang(èr)eté de la voix de la conscience, qui n’est pas seulement la voix de la
« bonne » ou de la « mauvaise » conscience mais une injonction éthique de l’Autre
en nous, mène donc à une altérité beaucoup plus intérieure. Mais, le troisième
défi que relève Ricœur l’oblige à se demander si le phénomène de l’altérité au sein
de la conscience ne se rattacherait pas avec la conscience d’autrui ou avec
l’inconscient psychanalytique. Dans un premier temps, nous allons alors tenter,
comme Ricœur, de comprendre la vision hégélienne de la double conscience à
travers la Phénoménologie de l’esprit. Dans un second temps, nous ferons une
lecture philosophique de la théorie lacanienne.
11
Graphie d’E. Martineau, traducteur de Etre et Temps de Heidegger, et reprise par
Ricœur.
9
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
2. L’Autre au sein d’une conscience déchirée
Hegel évoque une identité construite sur une contradiction pour développer une
dialectique qui le mène jusqu’à la scission de la conscience et à un dépassement
idéaliste.
2.1. Maître ou esclave, la dialectique de la conscience
Contrairement à Ricoeur qui distingue l’identité-idem et l’identité-ipse, Hegel
annonce que l’identité n’existe pas en soi. Il ne s’agit plus chez Hegel de l’identité
personnelle, mais du concept d’identité lié au concept de différence, servant de
point de départ à sa Science de la logique.
2.1.1. D’une identité qui n’existe pas…
L’identité repose en effet sur une contradiction. L’identité n‘existe chez Hegel que
par opposition à ce qui lui est différent. Le fondement de l’identité est l’unification
contradictoire de ce qu’elle est avec ce qu’elle n’est pas : à l’identité abstraite qui
prétend s’en tenir à la pure identité, Hegel oppose l’identité concrète qui est unité
de l’identité et de la différence. Ce rapport à l’altérité, qui est à la base de
l’identité, est appelé par Hegel « médiation ». Chaque chose finie n’a sa raison
d’être qu’en fonction de tout le reste, de tout ce qui n’est pas elle, et sans quoi elle
ne serait pas. Mon identité se construit donc dans l’altérité. Je ne suis moi que par
rapport à ce qui n’est pas moi. En effet, toute chose est contradictoire en soi. Cette
contradiction interne est la condition du vivant. Ce paradoxe qui m’engage dans le
changement et me rend vivant, Hegel en trouve l’origine dans la double
conscience.
2.1.2. …à la double conscience
La dialectique commence en effet par une négation, un doute, une prise de
conscience de ce qui n’est pas moi, de ce qui m’est étranger. Cette séparation de la
conscience d’avec le monde sensible, un « décollement de l’immédiat, » est le
début d’un long chemin de souffrance, de doute et de désespoir : « Au départ tout
est être, et voici maintenant qu’apparaît une différence entre ce qui est en soi et ce
qui est pour moi » (Hegel, 1807, p. 94). Car si la coïncidence totale avec l’Etre est
le bonheur, cette première rupture est le premier malheur de la conscience.
Contrairement au doute systématique du sceptique et au doute méthodique du
cartésien, c’est un doute qui est négation d’un contenu déterminé et qui permet à la
conscience de progresser de contenu en contenu.
Or, la conscience est animée par le désir. Hegel décrit la conscience comme
assoiffée d’elle-même, en quête d’une unité qui lui fait défaut et qu’elle recherche
en vain dans un objet extérieur à elle :
Cette conscience de soi est ainsi vouée à la possession de la vie dans sa
totalité. Elle est ce désir inapaisé. Le désir est ce mouvement par lequel la
conscience s’empare de l’objet en le niant comme tel, en niant son
extériorité pour n’en faire qu’un moyen. Si bien que ce que la conscience
désire dans l’objet sensible, ce n’est pas seulement l’objet sensible, c’est
elle-même, l’unité avec elle-même (Garaudy, 1966, p. 51).
10
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
Le désir insatiable de la conscience la pousse de manière répétitive d’objet en
objet, de satisfaction en satisfaction, ce qu’Hegel appelle le mauvais infini, qui
n’est qu’une négation du fini. L’espoir vain et désespéré de la conscience est en
effet de trouver une confirmation d’elle-même, un autre désir qui lui serve de
miroir. Les désirs se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement. C’est
donc au contact d’autres consciences que la conscience cherche à se trouver :
« L’autoconscience n’atteint sa satisfaction que dans une autre autoconscience »
(Hegel, 1807, p. 187). Le monde extérieur et surtout autrui sont donc les objets de
son désir et représentent l’Autre de la conscience.
Cette recherche par la conscience d’un autre désir et d’une autre conscience qui la
confirment dans ce qu’elle est explique pourquoi Hegel replace toujours la
conscience dans une histoire, une culture et une réalité sociales. Or, le monde
sensible se caractérise par l’aliénation culturelle. Car l’aliénation, synonyme de
culture, c’est l’esprit devenu étranger à soi. Dans ce monde aliéné, la conscience
est malheureuse. Mais, « l’aliénation est double : dans les rapports sociaux et dans
la conscience. D’un côté l’essence sans existence, de l’autre l’existence sans
essence » (Garaudy, 1966, p. 74). Nous n’approfondirons pas ici les aspects
sociaux et culturels de l’aliénation, dont la théorie marxiste s’est largement
inspirée. Par contre, nous nous proposons de comprendre comment l’aliénation
peut envahir la conscience au point que l’altérité soit intériorisée.
A l’aide de l’image métaphorique d’une conscience partagée entre un Maître et un
Esclave, qui symbolisent deux forces antagonistes, Hegel illustre l’aliénation
intérieure et la dialectique de la conscience :
Les deux moments sont essentiels ; […] ils sont comme deux figures opposées de la conscience ; l’une la [conscience] autostante à qui c’est l’êtrepour-soi, l’autre la [conscience] inautostante à qui c’est la vie ou l’être
pour quelque chose d’autre qui est l’essence ; celle-là est le maître, celle-ci
le serviteur (Hegel, 1807, p. 195).
Les deux consciences de soi se limitent et s’opposent. L’être pour soi
exige la suppression de toute altérité et engage une lutte à mort, car pour Hegel il
n’y a d’authentification de la conscience que par la mort. Dans ce combat mortel,
les deux forces opposées, qui sont aussi deux moments de la dialectique de la
conscience, provoquent la scission de la conscience :
La lutte permet à chacun des adversaires de s’affirmer comme au-dessus
de la vie, au-dessus de l’animalité, de son existence naturelle empirique,
en mettant sa vie en danger. Dans cette épreuve cruciale, un nouveau
dédoublement de l’un va se produire : les deux moments de la conscience
de soi vont se scinder. L’un des deux antagonistes conduit le combat
jusqu’au risque de la mort, s’affirmant ainsi comme pure conscience de
soi. L’autre a peur de la mort. […] Le premier est devenu le Maître, pure
conscience de soi, l’autre l’Esclave, qui a reconnu dans le Maître la
conscience de soi, mais qui est demeuré attaché à la vie comme
telle (Garaudy, 1966, p. 54).
La dialectique de la conscience proposée par Hegel n’est plus comme certains ont
voulu le croire une opposition entre la conscience et le monde aliéné, mais
l’intériorisation d’une scission dans l’être lui-même. L’altérité intérieure naît alors
de cette scission absolue de la conscience. L’expérience de cette scission, c’est-àdire de l’altérité intérieure, est vécue chez Hegel sur le mode de la tragédie. C’est
11
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
pourquoi la théorie de Hegel ne s’arrête pas à constater l’altérité au sein de la
conscience : elle vise son dépassement dialectique avec la réconciliation des
contraires.
2.1.3. Le dépassement de l’opposition
La dialectique hégélienne comprend en effet trois moments : la négation du
sensible avec l’affirmation comme pure conscience de soi (le Maître),
l’attachement au sensible et l’aliénation (l’Esclave) et le dépassement de cette
opposition par la pensée qui mène à l’unité des contraires : « la pensée est en effet
l’unité des deux moments de la conscience de soi : celui de la pure conscience de
soi et celui de la forme que la conscience de soi imprime aux choses par le
travail » (Garaudy, 1966, p. 56). Le dépassement final, nécessité par le sentiment
tragique éprouvé par la conscience de sa propre altérité, fonde l’être-pour-soi :
« Attraction et répulsion n’existent et n’ont de sens que par leur conditionnement
réciproque. L’unité des contraires, de l’un et du multiple, de l’attraction et de la
répulsion, achève le développement de l’être pour soi » (Garaudy, 1966, p. 122).
En redonnant une unité à la conscience, le dépassement dialectique de l’altérité
intérieure construit l’identité concrète de l’esprit, synthèse de l’identité et de sa
négation.
Ce qui est visé par le dépassement dialectique hégélien, c’est la réconciliation de
l’en-soi et du pour-soi par la Raison. Influencé par les évènements historiques de
son époque, Hegel établit des parallèles entre la dualité de la société et de la
conscience d’une part et la Révolution française et la Raison unificatrice d’autre
part. Hegel affirme le salut par la Raison et s’oppose à toute transcendance. La
Raison est la certitude de la vérité que ce qui est (l’en-soi) n’est que dans la
mesure où il est pour la conscience (le pour-soi), et où ce qui est pour elle est aussi
en soi. En accédant à la Raison, la conscience oublie derrière elle le chemin qui l’a
conduite jusqu’à la compréhension de cette vérité immédiate et revient vers le
monde. Ayant fait l’unité entre l’en-soi et le pour-soi, entre le monde et ellemême, la raison devient l’Esprit.
Comment accède-t-on à la Raison ? En d’autres termes, comment dépasse-t-on
l’altérité intérieure dans la théorie hégélienne ?
2.1.4. Par la pensée, travail de la conscience sur elle-même
Pour Hegel, le dépassement dialectique de l’altérité intérieure passe tout d’abord
par la prise de conscience, par la conscience servile, de sa propre aliénation. Le
travail est la deuxième étape de cette libération : « Mais c’est par le travail qu’elle
[la conscience] vient à soi-même » (Hegel, 1807, p. 198). Le travail est ce par quoi
le serviteur dit sa maîtrise sur le monde et une figure concrète de l’acte de
sursumer, c’est-à-dire un mode de dépassement. En effet, « le travail ne transforme
pas seulement le monde naturel : il transforme, ou plutôt il forme, l’Homme luimême » (Garaudy, 1966, p. 56). Le désir insatiable de la conscience qui la conduit
vers des objets extérieurs est inutile, car seul le travail conduit la conscience à se
construire et à se transformer. Le travail qui fait œuvre permet seul l’unification de
la conscience déchirée : « dans l’action, dans l’œuvre de ce moi, se réalise l’unité
de l’être et de la conscience de soi » (Garaudy, 1966, p. 69).
12
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
Michel Fabre a explicité ce que Hegel entend par travail. Le travail est expérience
et l’expérience, formation. L’expérience désigne chez Hegel la sphère totale de la
conscience s’examinant elle-même, dans un mouvement de réflexion dialectique.
Dans la pensée hégélienne des médiations, la vie n’est expérience qu’élaborée
réflexivement, transformée en conscience et extériorisée dans des œuvres :
« l’expérience désigne ainsi le travail de la conscience sur elle-même : l’acte de
s’outrepasser soi-même » (Fabre, 1994, p. 144-145). Ce « travail », qui n’en est
évidemment pas un au sens commun du terme, consiste en un mouvement
dialectique par lequel la conscience pose un objet, l’examine et l’évalue, ce qui
produit un savoir de l’objet, lequel savoir devient un nouvel objet de savoir, et ceci
jusqu’au savoir absolu comme coïncidence du sujet et de l’objet, comme
conscience de l’absolu ou absolue conscience. Le travail de la conscience est donc
négation, négation de la négation puis dépassement, en d’autres termes
l‘expérience faite sur elle. Le travail de la conscience est ainsi une expérience qui
la forme et la transforme : « la formation désigne donc la vie même de la
conscience qui, en faisant l’expérience de la réalité, s’aliène dans ses œuvres et fait
retour sur elle-même » (Fabre, 1994, p. 146).
Le travail de formation de la conscience sur elle-même apparaît sous le terme
allemand de Bildung. D’après M. Fabre, c’est la dialectique du maître et de
l’esclave dans la Phénoménologie qui détermine la Bildung comme travail. La
notion de Bildung intervient aussi comme monde de la culture12 : avec la culture,
le sujet accède à l’universel où il se perd d’abord et devient étranger à lui-même,
avant de se retrouver chez lui dans le monde de la culture et d’en faire son œuvre
propre. Enfin, l’idée de Bildung intervient une troisième fois dans la figure de
l’esprit certain de lui-même. Il s’agit du troisième moment dialectique, celui de la
réconciliation, lorsque l’esprit, par-delà l’aliénation, se retrouve. Pour M. Fabre, la
Bildung relève d’un savoir herméneutique d’ordre réflexif et d’une aventure de la
conscience de soi, que seule la forme narrative peut rendre intelligibles.
L’esclave s’évade donc de sa servitude par le travail qui libère sa pensée : « Il se
donne l’illusion d’échapper à ses chaînes en élaborant une idée abstraite de la
liberté : il identifie la liberté avec la pensée » (Garaudy, 1966, p. 57). Avec le
travail, (trans)formation et libération de la conscience, la pensée devient en effet
liberté : « dans le penser, Je suis libre, parce que je ne suis pas dans un autre »
(Hegel, 1807, p. 202).
2.1.5. Une réconciliation par trop idéaliste ?
Les critiques de Hegel sont nombreuses. R. Garaudy souligne par exemple les
inversions logiques historiques propres13 à l’idéalisme hégélien. Ricoeur reste
quant à lui sceptique sur le dépassement dialectique et la réconciliation de l’en-soi
(l’Esclave) et du pour-soi (le Maître) au sein de la conscience : il se demande
d’ailleurs si cet ultime pardon ne marquerait pas plutôt l’entrée dans la sphère de la
religion. Si de son côté l’idéalisme hégélien propose avec optimisme une
conscience libérée de son altérité par le travail, la pensée et la possibilité du
12
« Par là, Hegel désigne la figure de l’esprit devenu étranger à lui-même, dans cette crise
de civilisation qui survient à la période de l’Empire romain et se poursuit jusqu’au
XVIIIème siècle » (Fabre, 1994, p. 147).
13
« Hegel considère ainsi cette subjectivité du désir comme une originelle réelle, comme
un point de départ, alors qu’elle est un résultat, un moment d’une évolution déjà longue.
Cette inversion est au principe de toute l’inversion idéaliste : mettre au départ ce qui est au
terme » (Garaudy, 1966, p. 53).
13
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
pardon, il nous semble quant à nous nécessaire d’explorer plus avant les terres
inconnues où l’altérité se fait de plus en plus intérieure et mystérieuse.
En inscrivant la conscience dans l’Histoire, Hegel rattache en fin de compte la
dialectique de la double conscience à l’aliénation du monde extérieur. Ce faisant, il
ne ferait qu’effleurer l’altérité intérieure et sa signification profonde. Au contraire,
aux côtés de Jean-Paul Sartre et de Jacques Lacan, qui se sont pourtant tous deux
inspirés de la théorie hégélienne, nous interprèterons l’Autre en soi comme
quelque chose d’intrinsèquement intime, de l’ordre de l’élan vital ou du
symbolique.
2.2. Du désir d’être à l’exil de soi
2.2.1. Une intériorisation inachevée ?
En partant du désir envers le monde sensible et les autres consciences, en
établissant des analogies entre l’aliénation sociale et l’aliénation intérieure, Hegel
ne se serait pas totalement débarrassé du lien avec l’altérité extérieure (Ricœur,
1990). L’altérité intérieure, chez Hegel, ne serait-elle finalement que
l’intériorisation de l’altérité extérieure ? Le retour sur soi du sujet nous paraît donc
inachevé. L’opposition du Maître et de l’Esclave s’arrête sur le seuil d’une scission
de la conscience, déchirée entre l’en-soi et le pour-soi, sans que le lien du
sentiment d’étrangeté avec le monde sensible ne soit véritablement coupé. En
inscrivant la dialectique de la conscience dans le réel social, Hegel perdrait le sens
profond de l’altérité intérieure, qui pourrait n’être pas seulement celui d’un combat
à mort entre deux types de consciences, la conscience fût-elle unique et le combat
intérieur.
Sartre lui aussi conçoit l’altérité au niveau de la relation entre les consciences de
soi. La relation à autrui reste l’étape incontournable pour appréhender l’Autre en
soi : « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même » (Sartre,
1943, p. 260). Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut donc en passer
par l’autre. En effet, tout d’abord j’apparais à autrui comme objet : autrui est l’être
par qui je gagne mon objectité. Et je reconnais que je suis comme autrui me voit et
parallèlement je deviens conscient que « ce que je vise en autrui ce n’est rien
d’autre que ce que je trouve en moi-même » (Sartre, 1943, p. 264). Le regard de
l’autre ne reflète que moi-même et se manifeste par les yeux. Ainsi, le regard est
d’abord un intermédiaire qui me renvoie de moi à moi-même. Finalement, le fait
d’être confronté à autrui me confirme dans mon identité tout en me faisant prendre
conscience de mon altérité irréductible, puisque « l’ipséité se renforce en
surgissant comme négation d’une autre ipséité » (Sartre, 1943, p. 323). Il faut
avant tout que je sois celui qui n’est pas l’autre. C’est dans cette négation que je
me fais être moi et qu’autrui surgit comme autrui. En termes sartriens, la présence
de l’autre confère au pour-soi un être-en-soi-au-milieu-du-monde comme chose
parmi les choses. Ainsi, Sartre penserait encore et comme Hegel l’altérité au sein
de la conscience comme un rapport avec la conscience d’autrui.
Or, ne pouvons-nous pas concevoir une altérité si profondément intérieure qu’elle
en perdrait tout lien avec l’altérité d’autrui ? Une confrontation entre Sartre et
Lacan nous paraît opportun pour éclaircir la position de l’un et l’autre sur l’altérité,
car leurs pensées permettent de nombreux rapprochements. Pour Sara Vassallo,
qui tente la comparaison entre le philosophe et le psychanalyste, leurs théories
14
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
s’éclairent l’une l’autre mais restent malgré tout différentes, un point de différence
majeur étant justement le caractère d’extériorité ou d’intériorité de l’Autre.
2.2.2. Le désir d’être ce que je ne suis pas
Chez Sartre, l’Autre aurait pour caractéristique d’occuper une place extérieure à
une conscience réflexive qui veut récupérer son unité : « l’altérité est toujours
appelée à être pensée comme « voleur » de la conscience. La relation de cette
dernière à ce qui n’est pas elle ne sera pas conçue dans une relation interne à
l’Autre mais dans une relation d’extériorité » (Vassallo, 2003, p. 204). Sartre
différencie en effet le « néant d’extériorité », espace qui sépare le cogito de son
Autre, et la « négation d’intériorité ». Ce que le sujet ne perçoit pas dans l’autre et
qui demeure inatteignable serait une fuite vers un dehors, cet « échappement » du
Pour-soi vers l’Autre rendant impossible la réciprocité de la négation interne. La
pluralité des consciences demeure irréductible. Le néant sartrien crée un Autre
étranger à la réflexivité, ce qui implique que l’être-pour-autrui ouvre un au-delà de
l’image, élaborée comme hallucination dans La Nausée (Sartre, 1938).
Cependant, la lecture faite par S. Vassallo de l’Etre et le Néant nous semble
partisane. Reconnaissons qu’un pas est fait par Sartre en direction d’une
intériorisation radicale de l’Autre. Sartre rattache en effet l’altérité intérieure au
désir d’être. Ce que le sujet n’est pas, autrement dit l’altérité intérieure, provoque
l’émergence et la mise en mouvement du désir d’être. Sartre définirait l’homme
par son pour-soi, hanté par la perpétuelle absence d’être : il n’est pas ce qu’il est et
est ce qu’il n’est pas. La réalité humaine ne coïncide pas avec elle-même et « ce
manque dont elle est affectée ne lui vient pas du dehors, mais bien d’elle-même.
Le pour-soi est le manque qu’elle a » (Marietti, 2005, p. 33). Ce déchirement peut
s’entendre comme le malheur d’un être fini qui souffre de ne pas être infini. Le
désir humain serait, au fond, désir « d’être Dieu » (Sartre, 1943, p. 654). Hanté par
une totalité qui ne lui sera jamais donnée, le sujet désirant ne se referme pas dans
un désir partiel. Le manque conduit ainsi à ce que Sartre nomme « la valeur », qui
fonde chacun des désirs. […] la valeur est « le manqué de tous les manques »
(Hayat, 2006, p. 87). On voit que le désir, tel qu’il est pensé par Sartre, ne se
referme pas sur son idéal. Il est appel, tension, projet du sujet pour se rapprocher
de son être propre, de ce qu’il n’est pas, en somme de sa propre altérité. La nausée,
que S. Vassallo interprétait comme une hallucination en face d’un Autre à jamais
extérieur et impalpable, deviendrait alors plutôt une angoisse ressentie par
l’homme séparé par le néant de son essence. C’est par l’action et l’engagement que
l’homme sartrien affrontera le désir d’être qui le hante tout comme le néant hante
son être. L’altérité devient intérieure à la conscience au point d’être constitutive de
son essence.
Si la pensée sartrienne reste ancrée dans la réalité, elle nous a néanmoins conduit à
intérioriser l’altérité de manière définitive. Ce faisant, elle nous a aussi préparé à
passer du réel à la représentation et à suivre Jacques Lacan dans une réflexion
symbolique sur l’altérité intérieure. P. Hayat ne dit-il pas que Sartre aurait pensé,
avant Lacan, le désir comme la quête d’un objet absent et aurait repéré dans les
désirs empiriques la manifestation symbolique du désir d’être (Hayat, 2006) ? En
en proposant un nouveau formalisme, Lacan rattache l’altérité intérieure à un Désir
symbolique.
15
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
2.2.3. L’Autre est désir
Lacan dépasse l’équivocité de l’altérité sartrienne en distinguant la réalité du réel
et en élaborant le regard comme objet qui divise un sujet déjà inclus dans l’Autre
symbolique. S’il rejoint Sartre dans l’affirmation de l’impossibilité de l’unité de la
conscience de soi, Lacan abandonne l’idée de conscience individuelle ou séparée
et fait surgir l’ordre du signifiant pour y loger le sujet. Si l’aliénation sartrienne
était encore pensée selon l’opposition extériorité (Autre) / intériorité (Conscience),
l’aliénation lacanienne est totalement interne au sujet. En conséquence, alors que
toute relation à l’Autre est conflit chez Sartre, la lutte devient inutile chez Lacan
puisque le sujet est lui-même Autre. Lacan inverse même la formule de Sartre :
« Si l’enfer est quelque part, c’est dans le Je », déplaçant l’enfer vers le Je, sujet de
l’inconscient qui se constitue en simultanéité logique avec le manque de l’Autre
(Vassallo, 2003, p. 224).
L’inconscient est un axiome. Pour Lacan, l’inconscient ne peut pas être
appréhendé directement. C’est une hypothèse de travail « aussi intangible que le
nombre imaginaire i. Il est insaisissable, mais nous lui donnons un nom » (Nasio,
1992, p. 67). Si l’inconscient nous échappe, il nous apparaît « structuré comme un
langage » (Lacan, 1973, p. 227). Que nous apprend-il ? Il faut revenir aux
principes fondamentaux de la psychanalyse pour apprécier la distance qui le sépare
de la théorie freudienne et qui le rapproche de la philosophie. Alors que Freud
considérait que la pulsion de voir et de savoir était concrètement suscitée par
l’éveil de la sexualité chez l’enfant de trois ans, le fantasme œdipien et la « scène »
primitive, elle serait au contraire pour Lacan dirigée vers un manque halluciné :
l’enfant œdipien rechercherait certes la jouissance absolue lors d’un rapport sexuel
incestueux, mais ce leurre est appelé par Lacan jouissance de l’Autre.
L’être humain n’aspirerait en fait qu’à une illusion, « mirages envoûtants et
trompeurs qui entretiennent le désir » (Nasio, 1992, p. 35). Lacan caractérise tout
désir comme foncièrement insatisfait ne se réalisant qu’à travers des fantasmes et
des symptômes. Le sujet veut la jouissance de l’Autre, sait qu’il ne peut pas et
simultanément qu’il ne veut pas de cette jouissance. L’énergie psychique de
l’homme est jouissance. Lacan respecte la dynamique et la tripartition freudienne
de l’énergie psychique (énergie déchargée, énergie conservée et but idéal
impossible) mais se dégage, grâce au mot jouissance, de l’explication mécaniste et
économique du fonctionnement psychique. Ainsi, à la suite de Jung qui avait
désexualisé le concept freudien de libido, Lacan ne s’intéresse qu’à cette énergie
psychique humaine qui pousse l’homme vers une hallucination, objet même de la
cure psychanalytique. La jouissance est l’énergie de l’inconscient et la jouissance
résiduelle, celle du « plus-de-jouir », est le moteur de la cure analytique. A
« l’horizon du parcours de la cure et des moments d’expérience ponctuels qui la
jalonnent, s’étend notre réel, lieu obscur de l’impensable jouissance » (Nasio,
1992, p. 42). La jouissance n’a donc pas de représentation signifiante précise, mais
elle a une place, celle d’un trou. Cet inconnu inconnaissable est l’Autre en moi.
Lacan nomme l’Autre halluciné objet a, symbolisant le mot « autre », manière de
nommer la difficulté et venant à la place d’une non-réponse et d’une absence. De
quelle absence s’agit-il ? L’absence même de réponse à une question qui insiste
sans cesse. Lacan montre le leurre d’un regard qui se voit se voir et dénonce la
division entre la vision et le regard, de laquelle résulte l’objet a, image d’un
manque par rapport à une plénitude imaginaire et illusoire (Vassallo, 2003).
Aucune réponse ne vient combler cette absence que l’objet a représente. Il est
donc inutile et vain de chercher la cause inconsciente du désir. Pour pouvoir
identifier l’objet a au trou dans la structure de l’inconscient, il faudrait concevoir
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Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
le trou non pas dans une vision statique, mais comme un vide aspirant. L’être
humain hallucine à chaque fois l’objet de son désir (par exemple, le placenta, le
sein, les excréments, le regard, la voix etc…) : « l’autre élu est cette partie
fantasmatique et jouissante de mon corps qui me prolonge et m’échappe » (Nasio,
1992, p. 119). Le désir manque chaque fois son objet et reste à jamais déçu.
2.2.4. L’exil de soi
Le sujet est donc intérieurement aliéné. Mais, contrairement à Hegel qui semble
n’y voir que l’intériorisation de l’aliénation culturelle du monde, Lacan rattache
l’aliénation à la division intérieure du sujet, qu’il nomme vel et qui oppose d’un
côté le sens produit par le signifiant et de l’autre l’aphanasis, la disparition ou
fading du sujet : « il n’y a pas de sujet sans, quelque part, aphanasis du sujet, et
c’est dans cette aliénation, dans cette division fondamentale, que s’institue la
dialectique du sujet » (Lacan, 1973, p. 246). Le vel de l’aliénation, illustré en
logique mathématique par l’intersection de deux ensembles, existe réellement dans
le langage, en un choix en termes de ni l’un ni l’autre, comme par exemple : la
bourse ou la vie ? En choisissant la bourse, on perd la vie ; en choisissant la vie, on
a une vie amputée. Appliqué à l’être du sujet, ce vel aliénant est le suivant : l’être
ou le sens ! En choisissant l’être, le sujet disparaît et tombe dans le non-sens ; en
choisissant le sens, le sens ne subsiste qu’écorné de cette partie de non-sens qu’est
l’inconscient et qui constitue le sujet : « lorsque le sujet apparaît quelque part
comme sens, ailleurs il se manifeste comme fading, comme disparition » (Lacan,
1973, p. 243). L’intersection de ces deux ensembles, l’être (le sujet) et le sens
(l’Autre), est aussi le champ du transfert et fait intervenir la notion de séparation :
« c’est là que rampe, c’est là que glisse, c’est là que fuit, tel le furet, ce que nous
appelons le désir » (Lacan, 1973, p. 239). Le désir de l’Autre est suscité par les
manques du discours : « tous les pourquoi ? de l’enfant témoignent moins d’une
avidité de la raison des choses, qu’ils ne constituent une mise à l’épreuve de
l’adulte, un pourquoi est-ce que tu me dis ça ? toujours re-suscité de son fonds, qui
est l’énigme du désir de l’adulte » (Lacan, 1973, p. 239). Pour répondre à l’objet
inconnu, la crainte de sa propre perte, le fantasme de sa mort et de sa propre
disparition, le sujet va d’objet en objet dans une dialectique sans fin dans l’espoir
de combler les manques qui se succèdent issus du désir du sujet au désir de
l’Autre. Contrairement à Hegel, Lacan ne propose ni dépassement dialectique ni
promesse d’une médiation qui permettrait de recouvrir cette béance au cœur du
sujet : la visée hégélienne d’un savoir absolu est un leurre, qui repose sur le désir
de certitude issu de la tradition cartésienne. Pour Lacan, le chemin de certitude
mène « à ce point même du vel de l’aliénation, auquel il n’y a qu’une issue - la
voie du désir » (Lacan, 1973, p. 249).
Cette ligne du désir se retrouve dans le trajet de l’analyse. Elle a précisément pour
objet « le manque central où le sujet s’expérimente comme désir. Elle a même
statut médial, d’aventure, dans la béance ouverte au centre de la dialectique du
sujet et de l’Autre » (Lacan, 1973, p. 296). L’analyse serait un chemin en
expansion, un chemin limité mais infini : limité par une limite qui arrête, infini
parce que cette limite se déplace à l’infini (Nasio, 1992). Dans ce cadre, Lacan
appelle exil la séparation radicale, la perte essentielle réorganisatrice de la réalité
psychique du sujet. Il s’agit de rencontrer l’étranger en soi. La psychanalyse
viserait à créer les conditions pour que le sujet rencontre « comme venant du
dehors, étranger à lui-même, la chose la plus intime de son être. Cette rencontre
avec l’étranger qui est en chacun de nous, l’instance la plus impersonnelle de notre
être … » (Nasio, 1992, p. 110). Atteindre l’Autre en soi, autrement dit appréhender
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Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
son altérité intérieure, serait « s’exiler de soi-même » et constituerait le but d’une
analyse.
Après nous être questionnés sur l’Autre qui affecte notre identité et notre
conscience, les perspectives sartrienne et lacanienne réduisent à néant toute
possibilité de satisfaire notre désir d’être et de plénitude. Ne pouvons-nous donc
rien attendre de l’altérité intérieure ?
3. Que peut enseigner l’altérité intérieure ?
Des auteurs aussi différents que Lévinas, Ricœur, Hegel, Sartre ou Lacan, ont tenté
d’apporter leur propre contribution à la définition de l’altérité intérieure. Mais le
caractère parfois inconciliable de leurs systèmes théoriques rend toute synthèse
artificielle et improbable. Dans ces conditions, que peut enseigner l’altérité
intérieure ? En essayant d’articuler des éléments de réflexion sensiblement
hétérogènes, nous tentons ici de montrer que l’altérité intérieure enseigne à partir
du questionnement qu’elle induit.
3.1. Se hâter vers l’infini
Le premier enseignement de l’altérité intérieure est certainement la prise de
conscience puis l’acceptation de notre profonde, inaccessible et infinie étrangeté.
L’être humain est étranger à lui-même jusqu’à l’exil intérieur. En effet, le face-àface avec autrui a conduit le sujet à faire un retour sur lui-même : l’Etranger n’est
donc pas en l’autre mais bien en lui-même. Ayant intériorisé l’Autre en soi, le
sujet doit réinventer sans cesse son caractère et son identité, dans le temps d’abord
par le biais de la parole donnée et tenue et de l’identité narrative, mais en chaque
instant également, car l’altérité intérieure surgit au travers de la voix de la
conscience. Ce que je croyais être Moi m’échappe toujours. En fait, l’identité
n’existerait même pas en soi : je ne suis ce que je suis que parce que je me
différencie de ce que je ne suis pas. L’identité est paradoxale, intrinsèquement liée
à la différence. La conscience, séparée du monde sensible et culturellement
aliénée, est mue par une soif d’unité qu’elle recherche dans des objets extérieurs.
Mais, l’aliénation est aussi et avant tout intérieure car la conscience est déchirée
entre deux forces contraires symbolisées par les figures métaphoriques du Maître
et de l’Esclave. Cette scission intérieure, vécue tragiquement par la conscience,
nécessite un dépassement dialectique, qui réside dans la réconciliation de l’en-soi
et du pour-soi par la Raison grâce au travail libérateur ou à l’engagement dans
l’action. L’altérité intérieure, essence de la conscience, apparaît dans le désir d’être
ce que je ne suis pas et accède à une dimension symbolique avec le désir de la
jouissance de l’Autre, énergie psychique infinie qui pousse l’homme à l’exil
intérieur.
La problématique du désir rend l’Autre en soi inaccessible. Désir d’être ou désir
de jouissance de l’Autre… l’altérité intérieure résiderait dans le rapport du sujet à
son propre désir. Contrairement à la réconciliation finale proposée par l’idéalisme
hégélien, la problématique du Désir continue de se poser : « la question peut se
poser du rapport du désir du maître et de l’esclave. Hegel la dit résolue, elle ne
l’est en aucune façon » (Lacan, 1973, p. 283). De Platon jusqu’à aujourd’hui, le
défi reste éternellement et étonnamment moderne : après quelle étrange béance
intérieure notre Désir court-il ? Quelle que soit sa dénomination, projet d’être ce
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Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
que je ne suis pas ou demande inconsciente et hallucinée, reflet de son propre désir
et à jamais inaccessible, ce Désir du sujet de toucher du doigt sa propre altérité
intérieure reste à jamais insatisfait : l’Autre est inaccessible. Devons-nous une fois
de plus conclure que ce que nous apprend l’altérité intérieure est une
impossibilité ? Non seulement l’impossibilité d’appréhender véritablement l’Autre
en soi, mais aussi l’impossibilité de connaître véritablement cette béance ou ce
néant intérieur qui suscite notre désir ?
A la recherche de son altérité intérieure, l’être humain ne peut alors que se hâter
vers l’infini. La conscience de soi, stimulée par la présence d’autrui, s’en est
finalement détachée pour se développer de manière autonome au contact de sa
propre étrangeté : « ce rapport [du désir au désir] est interne. Le désir de l’homme,
c’est le désir de l’Autre » (Lacan, 1973, p. 261). C’est par un changement de
regard et de perception que l’altérité s’est totalement intériorisée, nous invitant à
partir dans une aventure intérieure :
Ce changement de perception est en soi-même processus, d’abord timide
puis plus radical, à mesure que la perception et la représentation de notre
expérience d’être au monde s’accommodent d’un moi plus interactif,
susceptible d’altérations non maîtrisées et d’un cheminement où la finalité
se découvre à chaque pas, se dévoile sans cesse, instable et incertaine.
C’est un cheminement d’explorateur ; c’est un billet sans retour vers une
destination inconnue, où la mort est quotidienne, mort à nos visions du
monde successives, et par là-même à nos identités successives, à nos
« moi » successifs, et nos conceptions successives du moi (Mallet, 1998,
p. 44).
Si J. Mallet rattache ce changement de perception à l’influence des théories de la
complexité et à la sophistication de notre vision du monde, nous aimerions
reprendre ses mots pour décrire précisément le voyage du sujet lorsque, entraîné
par un autre sur le sentier de l’altérité, il explore les terres inconnues de ce qui lui
est proprement étranger et se hâte sur un chemin infini pour ne rencontrer que luimême, son propre reflet, s’y perdre et renaître différent.
Mais l’altérité intérieure reste opaque et la prise de conscience de son intime
étrangeté ne fait qu’à peine avancer la compréhension de cette opacité. Lorsque
Ricœur constate l’état de dispersion de l’altérité et son ambigüité, il choisit d’en
faire une méta-catégorie.
3.2. De l’altérité intérieure au symbolisme
3.2.1 Une métacatégorie insaisissable
Le deuxième enseignement de ce questionnement sur l’Autre en soi pourrait être
que l’altérité intérieure, comme l’altérité extérieure, ne sont que des parties de la
méta-catégorie altérité, qui reste un concept insaisissable dans sa totalité.
Se plaçant au-dessus des différentes positions sur l’altérité, Ricœur rappelle14 les
origines grecques de ce discours de second degré lié aux grands genres
14
« Or, la dialectique dans laquelle ces deux derniers termes [ipséité et altérité] s’opposent
et se composent relève d’un discours de second degré, qui rappelle celui tenu par Platon
19
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
platoniciens (Cordero, 2005) et l’élève à une méta-catégorie. Il met en évidence le
fait qu’au lieu de clarifier la notion, les différents discours ne font que la rendre
plus ambiguë et dispersée. Ainsi, tout comme l’altérité extérieure pouvait être
absolue ou relative, l’altérité intérieure au cœur de la conscience reste déchirée
entre les perspectives lévinassienne et hégélienne. Ricœur décide de préserver
l’interrogation sur son statut: « cette ultime équivocité quant au statut de l’Autre
dans le phénomène de la conscience est peut-être ce qui demande à être préservé
en dernière instance » (Ricœur, 1990, p. 407). De manière générale, l’altérité est
dispersée car multiple. Ricœur a eu le mérite de mettre à jour trois modalités de
l’altérité, mais apparaît incertain au moment de laisser la notion d’altérité dans un
état de dispersion regrettable : « faut-il laisser dans un tel état de dispersion les
trois grandes expériences de passivité, celle du corps propre, celle d’autrui, celle
de la conscience, qui induisent trois modalités d’altérité au plan des « grands
genres » ? » (Ricœur, 1990, p. 410). Après réflexion, Ricœur conclut avec
prudence que cette dispersion lui paraît finalement convenir à l’idée même
d’altérité : « seul un discours autre que lui-même […] convient à la méta-catégorie
de l’altérité, sous peine que l’altérité se supprime en devenant même qu’ellemême… » (Ricœur, 1990, p. 410). Ainsi, tout discours sur l’altérité qui
parviendrait à une réponse unique manquerait son objet. L’altérité par essence ne
se laisse pas enfermer dans une totalité et empêche l’unicité du discours
philosophique. En conséquence, Ricœur suggère d’accepter que le concept
d’altérité soit multiple, équivoque, insaisissable.
Concept opaque et dispersé, l’Autre en soi existe-t-il vraiment ?
3.2.2. Une limite symbolique
Le troisième enseignement de l’altérité intérieure serait alors que paradoxalement
l’Autre en soi n’existe pas en dehors du questionnement sur l’inconnu que cette
limite symbolique suscite.
Pour Lacan, en effet, l’Autre n’existe pas à proprement parler. L’Autre en soi
acquiert une dimension symbolique : « l’Autre est le lieu où se situe la chaîne du
signifiant qui commande tout ce qui va pouvoir se présentifier du sujet, c’est le
champ de ce vivant où le sujet a à apparaître » (Lacan, 1973, p. 228). L’étrangeté
intérieure nous semble être à la fois le Désir suscité par un manque et ce manque,
le trou à propos duquel Lacan dit que « la relation du sujet à l’Autre s’engendre
tout entière dans un processus de béance ». La structure du signifiant se fonde en
effet sur la fonction topologique du bord ou de la coupure. Si tout désir est
fondamentalement insatisfait et si la jouissance n’occupe qu’une place, celle du
trou ou d’une vacance, comment penser cet Autre intérieur et symbolique ?
Même si l’Autre en soi (au sens d’altérité intérieure) n’existe pas, le fait de
nommer ce qui n’existe pas lui donne une existence symbolique : « nommer n’est
pas simplement apposer un nom, nommer c’est un acte qui non seulement fait
exister un élément mais donne consistance et engendre une structure » (Nasio,
1992, p. 67). Lacan symbolise par une lettre l’impossibilité de penser l’altérité
intérieure : « nous marquons avec une notation écrite – une simple lettre – le trou
opaque de notre ignorance, nous mettons une lettre à la place d’une réponse non
donnée. L’objet a désigne donc une impossibilité, un point de résistance au
dans le Théétète, le Sophiste, le Philèbe, le Parménide ; ce discours met en scène des métacatégories, des « grands genres », parents du Même et de l’Autre platoniciens qui
transcendent le discours de premier degré […] » (Ricœur, 1990, p. 346).
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Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
développement théorique » (Nasio, 1992, p. 116). La béance ou l’objet a ne sont
pas autre chose qu’une « Limite » du langage et du conceptuel, au-delà de laquelle
se déploie l’inconnu : inconscient, néant, Autre… Tous ces noms se rejoignent
pour exprimer l’Inconnu.
Or, cet Inconnu demeure inconnaissable. La jouissance de l’Autre serait le lieu du
savoir impossible pour la psychanalyse : « là même où l’enfant du mythe suppose
la jouissance de l’Autre – volupté idéale du rapport sexuel incestueux -, la
psychanalyse sait que l’Autre n’existe pas et que ce rapport est impossible à
réaliser par le sujet et à formaliser par la théorie » (Nasio, 1992, p. 36). La
philosophie reconnaît également la limite de son savoir : « Sur cette aporie de
l’Autre, le discours philosophique s’arrête » (Ricœur, 1990, p. 409).
Au terme de notre réflexion sur les enseignements du couple altérité-identité à
partir des cadres théoriques hétérogènes voire opposés de Lévinas, Ricœur, Hegel,
Sartre et Lacan, il semble que l’Autre en soi conduise le sujet à changer de
perception et à prendre conscience de sa propre étrangeté, dans son identité à
travers le temps d’abord, puis au sein de sa conscience même. Aliéné et exilé en
soi, le Je apparaît comme un autre lui-même. L’altérité intérieure enseignerait
alors au sujet à prendre conscience de son Désir infini et de ses manques, que rien
ne peut absolument satisfaire. Ses multiples altérations identitaires masquent en
effet une course éperdue et infinie vers ce qu’il n’est pas encore, ainsi qu’une
quête d’objets de substitution pour combler un manque symbolique, que Lacan
appelle béance ou trou du langage. Ce bord, vers lequel l’être humain se hâte en
vain, serait une Limite symbolique qui sépare l’Inconnu du Connu. L’altérité
intérieure se détache alors des problématiques de l’identité et de la conscience,
pour finalement ressurgir sur un plan épistémologique comme une limite du
discours et de la pensée.
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Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
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