Sciences-Croisées Numéro 2-3 : L’Identité L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Muriel Briançon Université Provence (Département des Sciences de L’éducation ; UMR ADEF) [email protected] [email protected] L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Résumé La question de l’identité est inséparable d’un questionnement sur l’altérité et sur l’Autre en soi. Lorsque Lévinas affirme que seule l’altérité enseigne, ne s’agit-il que de celle d’autrui ? En faisant référence à Ricœur , Hegel et Sartre notamment, nous montrerons que non seulement la voie est ouverte vers une altérité plus intime, mais aussi que le sujet est soumis à des altérations qui remettent en question la permanence de son identité dans le temps. De plus, nous verrons que l’identité se dissout et n’a de réalité qu’en opposition avec l’altérité, cette dernière se logeant au cœur de la conscience et prenant la forme d’un Désir absolu, voire un désir d’Absolu. Qu’est-ce donc que cette altérité intérieure pourrait enseigner à l’être humain exilé en lui-même et tourmenté par sa propre étrangeté ? Mots clés : identité – altérité – ipséité – mêmeté – enseignement. Abstract The question of identity is inseparable from that question of otherness and the Other in itself. But when Lévinas says that "only otherness teaches"-is it just that of others? By making reference to Ricœur, Hegel and Sartre notably, we will show that not only the way towards a more intimate otherness is opened, but also that the subject has to change that call into question the permanence of its identity over time. In addition, we will see that the identity disappears and becomes real only in opposition with otherness, the latter will stay at the heart of consciousness and taking the form of an absolute desire, even a desire of Absolute. Accordingly, what could this inside otherness teach human being exiled in itself and tormented by his own oddity? Keys-words: identity – otherness – subject – sameness – teaching. Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? orsqu’Emmanuel Lévinas énonce que « seule l’altérité enseigne » (Lamarre, 2006, p. 69), ne pense-t-il qu’à l’altérité extérieure, autrement dit celle d’autrui (Briançon, sous presse) ? Cette affirmation est-elle transposable dans le cas d’une altérité plus intime ? Ce qui est autre n’est-il pas d’abord logé en soi plutôt qu’en autrui, affectant le caractère, l’identité et la conscience même ? Et dans ce cas, que peut enseigner cette altérité intérieure ? Nous verrons dans un premier temps que Lévinas n’exclut nullement une altérité propre au sujet. Abandonnant ensuite Lévinas, nous montrerons, avec Paul Ricœur, que le sujet est soumis à des altérations qui posent la question problématique du maintien de l’identité dans le temps. Si je ne suis plus assuré d’être moi-même à l’avenir, suis-je déjà pour autant certain d’être moi-même maintenant ? Nous verrons avec Hegel que l’identité n’a de réalité qu’en opposition avec l’altérité et que cette dernière se loge au cœur de la conscience. Si l’identité et la conscience intègrent l’Autre, qu’est-ce que cette altérité intérieure pourrait nous enseigner ? L 1. L’être-enjoint ou la voix de l’autre soi-même Selon nous, l’impossible transmission de l’idée de l’Infini dans l’expérience du Visage (Lévinas, 1961) conduit inévitablement le sujet à opérer un retour sur luimême ; or, une première lecture de l’œuvre lévinassienne pourrait nous induire à exclure cette réflexivité. 1.1. L’inévitable retour sur soi Dans cet article, allant à l’encontre des commentaires traditionnels sur Lévinas, nous tenterons de défendre l’idée que Lévinas évoque malgré tout l’altérité intérieure. 1.1.1. L’inquiétude du sujet A première vue, Lévinas n’envisagerait d’altérité qu’extérieure : l’autre est premier, l’autre nous oblige, chacun est responsable devant l’autre (Lévinas, 1961). Une différence essentielle entre Sartre et Lévinas reposerait notamment sur la priorité donnée à autrui par rapport à soi (Cohen, 2006). Alors que, dans l’existentialisme, le pour-soi sartrien n’est jamais responsable pour ce qui ne lui appartient pas, notamment l’autre, Lévinas donne la priorité à l’autre, ce qui semble exclure un retour du sujet sur sa propre intériorité. P. Hayat l’énonce d’ailleurs très clairement : « Ici, l’aventure du désir n’annonce pas un retour à soi » (Hayat, 2006, p. 89). Pour J.-M. Lamarre également, « la subjectivité n’existerait alors pas préalablement à la proximité » (Lamarre, 2006, p. 73) et la distinction que fait Ricœur entre identité et ipséité n’aurait alors pas de sens chez Lévinas, puisque le Moi du sujet lévinassien reste identique jusque dans ses altérations. Rejetant en bloc une philosophie du Même et de la totalité, Lévinas semblerait refuser le sujet, son intériorité ainsi que son altérité propre. Nous souhaiterions montrer que Lévinas n’exclut pas, loin de là, non seulement la subjectivité mais aussi une altérité plus intime. En effet, certains passages de son œuvre suggèrent que le sujet, tourné dans un premier temps vers l’extériorité, est 1 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? amené à effectuer dans un second temps un retour sur lui-même : « c’est logiquement que la singularité surgit à partir de la sphère logique exposée au regard et organisée en totalité par le retournement de cette sphère en intériorité du moi, par un retournement, si on peut dire, de la convexité en concavité » (Lévinas, 1961, p. 322). Ce mouvement de bascule de l’extériorité en intériorité annonce une remise en question du sujet et la fissure de l’être au contact avec l’altérité extérieure devient une inquiétude du sujet : « L’Autre dans le Même de la subjectivité, est l’inquiétude du Même inquiété par l’Autre » (Lévinas, 1974, p. 47). Cette inquiétude intériorisée et assimilée n’est pas un simple sentiment d’angoisse. Elle est pour Lévinas une brisure de l’être. Ricœur, malgré ses critiques, reconnaît également que l’œuvre de Lévinas est l’indispensable pendant de la phénoménologie, puisqu’après être allée du moi vers l’autre, la pensée va de l’autre à moi et « ce mouvement d’autrui vers moi est celui qu’inlassablement dessine l’œuvre d’E. Lévinas » (Ricoeur , 1990, p. 387). Ainsi, bien que Lévinas soit généralement compris comme le penseur de l’altérité extérieure absolue dans le cadre d’une relation du sujet à autrui, il a, nous semblet-il, indiqué la voie d’un retour réflexif du sujet sur lui-même. La relation à l’altérité extérieure n’était donc que le moteur d’une inquiétude plus profonde et le point de départ d’une remise en question du sujet. En d’autres termes, nous délaisserons maintenant Lévinas pour envisager avec d’autres auteurs une altérité plus intérieure. 1.1.2. De l’altérité d’autrui aux altérations identitaires La relation à autrui oblige en effet le sujet à prendre conscience de lui-même et à changer. L’autre entraîne le sujet dans un phénomène d’altération. L’altération est un processus à partir duquel un sujet change et devient autre, en fonction d’influences exercées par un autre, sans pour autant perdre son identité. L’altération est un véritable processus de connaissance de soi qui commence lorsque le sujet prend conscience que l’autre échappe à toute tentative de maîtrise : « l’autre reste alors l’évidence de ce sur quoi je n’ai pas maîtrise » (Ardoino, 2000, p. 194). Notre ambition de maîtrise1 s’oppose à l’expérience de l’hétérogénéité, imposée à travers la rencontre avec autrui. En conséquence, la reconnaissance et l’acceptation de l’autre, « altération (phénoménale, conçue comme jeu dynamique et dialectique de l’autre, inscrite dans une durée), beaucoup plus encore qu’altérité eidétique (seulement « idée » de l’autre) » sont inéluctables (Ardoino, 2000, p. 125). La reconnaissance de l’autre devient le moteur de l’altération. Faisant référence justement à Lévinas, mais aussi à Freud, Lacan, M. Scheler, J. Ardoino montre donc la différence entre altérité et altération. Si le langage courant connote négativement le terme « altération », souvent associé à la perte de l’identité, de la pureté, de l’intégrité et à l’aliénation, l’altération est pour J. Ardoino, comme pour Lévinas, un processus éminemment temporel, synonyme de transformation, un concept nécessaire pour rendre compte de l’action éducative et plus généralement de toute forme de relation. 1 A noter que la notion d’ « effet pervers » change alors de signification : « si l’autre est explicitement défini par sa capacité d’échapper à notre volonté de maîtrise, les effets inattendus contrariants ne sont en rien pervers. Ils sont la chose la plus naturelle du monde, ils sont la norme […] » (Ardoino, 2000, p. 194). L’altération s’accompagne nécessairement de « négatricité » (Ardoino, 2000, p. 203). 2 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Mais, J. Ardoino se distingue de Lévinas, en faisant de l’altération un processus intérieur dynamique d’invention-production du sujet qui se fait lui-même, à travers notamment son projet et en reconnaissant son altérité intérieure. Tout sujet doit en effet se situer par rapport à une bipolarité (identité-altération) avec tous les déchirements, écartèlements, angoisses et résistances que cela suppose. Les phénomènes d’identification, de transfert ou de forclusion en constituent autant d’avatars. Il s’agit donc de reconnaître et d’accepter l’autre, qu’il soit externe et/ou surtout interne : « la découverte de ce qui de moi m’est étranger est tout à fait fondamentale, ou plus exactement fondatrice. Je ne suis pleinement moi-même qu’avec la conscience de ma pluralité et de mes divisions » (Ardoino, 2000, p. 191). L’altération est alors la condition de l’affirmation de l’identité du sujet et de son autorisation. L’identité, est alors largement plus « altération (mouvement, processus, action, valeur en acte, dynamique, « modification », transformation, formation) que simple reconnaissance de l’altérité (état, statut, potentialité, essence) » (Ardoino, 2000, p. 191). Pénétrons plus avant sur la piste de ces altérations fondatrices de l’identité du sujet que J. Ardoino nous indique et que Lévinas ne faisait qu’évoquer. 1.2. L’altérité au sein de l’identité Avec Ricœur, nous pourrons découvrir les paradoxes de l’identité qui nous mèneront à envisager une altérité au sein même de l’identité du sujet. En envisageant tour à tour trois traits grammaticaux du discours philosophique, il développe l’herméneutique du soi selon trois axes majeurs que sont l’analyse, la dialectique de l’ipséité et de la mêmeté et celle de l’ipséité et de l’altérité. Sans reprendre tous les apports de Ricœur pour la philosophie du langage2 et la philosophie de l’action3, nous essaierons seulement de comprendre comment la dialectique de l’ipséité et de la mêmeté, point d’intersection entre la philosophie analytique et l’herméneutique, conduit à introduire l’altérité au cœur de l’ipséité. 1.2.1. La dialectique de l’ipséité et de la mêmeté Le face-à-face avec l’autre me renvoie à moi-même. Qui suis-je, sinon rien d’autre que moi-même ? Ce moi-même dans lequel je suis enfermé et qui m’empêche de rencontrer la totalité d’autrui pose tout d’abord le problème de l’identité. Qui suisje donc devant l’autre ? « Si mon identité perdait toute importance à tous égards, celle d’autrui ne deviendrait-elle pas, elle aussi, sans importance ? » (Ricœur, 1990, p. 166). L’eccéité4, ce qui fait que je suis moi-même, est usuellement pris dans le sens d’individualité, c’est-à-dire d’une identité relative. Ricœur dissocie deux significations majeures de l’identité et nous rappelle les termes de la confrontation. D’un côté l’identité comme mêmeté (latin : idem ; anglais : sameness ; allemand : Gleichheit), de l’autre l’identité comme ipséité (latin : ipse ; anglais : selfhood ; allemand : Selbstheit) : « l’ipséité, ai-je maintes fois affirmé n’est pas la mêmeté » (Ricœur, 1990, p. 140). 2 Les études I et II de Soi-même comme un autre relèvent de la philosophie du langage sous le double aspect d’une sémantique et d’une pragmatique. 3 Les études III et IV de Soi-même comme un autre relèvent d’une philosophie de l’action. 4 « Eccéité », du latin ecceitas et haecceitas, terme créé par Duns Scot pour signifier ce qui fait qu’un individu est lui-même et se distingue de tout autre (LALANDE, 1926). 3 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Mais, suis-je et serai-je toujours le même moi-même ? En d’autres termes, mon moi restera-t-il toujours le même ? Cette dernière question pose alors inévitablement le problème de la stabilité de mon ipse5 dans le temps. C’est en effet avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre ces deux versions de l’identité nous interroge. Si ce que je suis aujourd’hui ne correspond plus à ce que j’étais hier, comment penser mon identité ? Pour répondre à cette problématique, Ricœur élabore de son côté une dialectique de l’ipséité et de la mêmeté. L’équivocité du terme « identique » (l’idem ou l’ipse ?) alimente les réflexions de Ricœur sur l’identité personnelle et l’identité narrative, en lien avec la temporalité. L’identité-idem, synonyme de mêmeté, s’oppose au différent, au changeant, au variable, impliquant la question de la permanence dans le temps. La notion d’identité-idem a deux composantes irréductibles l’une à l’autre : l’unicité (identité numérique) et la ressemblance extrême (identité qualitative). Or, la faiblesse du critère de similitude dans le cas d’une grande distance dans le temps nécessite de faire intervenir une troisième composante, celle de « la continuité ininterrompue entre le premier et le dernier stade de développement de ce que nous tenons pour le même individu » (Ricœur, 1990, p. 141). Seul un principe de permanence dans le temps peut conjurer la menace que le temps fait peser sur l’identité. En conséquence, « toute la problématique de l’identité personnelle va tourner autour de cette quête d’un invariant relationnel, lui donnant la signification forte de permanence dans le temps » (Ricœur, 1990, p. 143). Ni la théorie de l’action ni la philosophie du langage n’avaient permis d’appréhender l’identité personnelle en relation avec la dimension temporelle de l’existence humaine. L’ipséité du soi implique-t-elle une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la question « qui suis-je ? ». La thèse de Ricœur est que l’identité, au sens d’ipse, n’implique pas un noyau non changeant de la personnalité. En étudiant le caractère et la parole tenue, l’auteur fait l’hypothèse que l’intervention de l’identité narrative est nécessaire pour maintenir la polarité entre le pôle du caractère où idem et ipse coïncident presque et le pôle du maintien de soi où l’ipséité s’affranchit de la mêmeté. Du côté du caractère6, en effet, par des processus d’intériorisation et de sédimentation des habitudes, préférences, appréciations, qui annulent l’effet initial d’altérité ou du moins le reportent du dehors dans le dedans, le caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement et la permanence dans le temps qui définissent la mêmeté : « le caractère, c’est véritablement le « quoi » du « qui » » (Ricœur, 1990, p. 147). L’ipse est ici recouvert par l’idem. Or, le caractère a, malgré tout, une histoire, même si celle-ci est contractée. Le pôle stable du caractère revêt alors une dimension narrative : « ce que la sédimentation a contracté, le récit peut le redéployer » (Ricœur, 1990, p. 148). Du côté de la parole tenue, la persévérance de la fidélité à la parole donnée signifie un maintien de soi qui est une identité polairement opposée à celle du caractère. La tenue de la promesse, justifiée éthiquement, semble constituer un défi au temps, un déni du changement : là, ipséité et mêmeté cessent de coïncider. En opposant la mêmeté du caractère au maintien de soi-même dans le temps, Ricœur crée ainsi une « béance » de signification ouverte par la polarité entre deux 5 « Ipséité », du latin ipseitas, dérivé de ipse, moi-même, toi-même ou lui-même (FOULQUIE, 1962). 6 L’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même (Ricœur, 1990, p. 144) ; l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne (Ricœur, 1990, p. 146). 4 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? modèles de permanence dans le temps, la persévération du caractère et le maintien de soi dans la promesse, en d’autres termes une altérité intérieure, un intervalle qu’il cherche à combler par une médiation d’ordre temporel : l’identité narrative. En quoi la narration peut-elle contribuer à la constitution du soi et ainsi réconcilier l’identité-mêmeté avec l’ipséité ? 1.2.2. La constitution du soi par l’identité narrative Après avoir commenté et critiqué les œuvres de Locke, Hume et Parfit, Ricœur écrit un plaidoyer en faveur d’une interprétation narrative de l’identité. Il cherche tout d’abord à montrer que la mise en intrigue 7 permet d’intégrer la diversité, la variabilité, la discontinuité et l’instabilité dans la permanence dans le temps. En inversant l’effet de contingence en effet de nécessité narrative, la mise en intrigue développe un concept d’identité dynamique conciliant l’identité et la diversité. L’identité du personnage, celui qui fait l’action dans le récit, se comprend par transfert sur lui de l’opération de mise en intrigue d’abord appliquée à l’action racontée. Le modèle actantiel de Greimas8, cité par Ricœur, porte la corrélation entre intrique et personnage à son plus haut degré. En conférant au personnage le pouvoir de commencer une série d’évènements et en donnant au narrateur le pouvoir de déterminer le commencement, le milieu et la fin d’une action, le récit permet de répondre grâce à l’identité narrative aux apories de l’ascription9. Par ailleurs, la mise en intrigue, transposée de l’action aux personnages du récit, engendre une dialectique interne au personnage : d’une part, le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie ; d’autre part, cette totalité temporelle singulière est menacée par l’effet de rupture des évènements imprévisibles qui la ponctuent ; la synthèse concordante-discordante fait que la contingence de l’évènement rend rétroactivement nécessaire la narration de la vie du personnage, qui équivaut à son identité : « c’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage » (Ricœur, 1990, p. 175). Cette dialectique de concordance-discordance interne au personnage est précisément celle de la mêmeté et de l’ipséité. En faisant subir à l’identité narrative du personnage des variations imaginatives, le récit fait office de laboratoire pour des expériences de pensée. Entre le caractère éternellement identifiable des personnages de contes de fées ou du folklore jusqu’à la fiction de la perte d’identité du personnage, tous les degrés de rapports entre les deux modalités de l’identité sont possibles. Or, Ricœur interprète les cas déroutants de la narrativité dans le cadre de la dialectique de l’idem et de l’ipse comme une mise à nu de l’ipséité par perte de support de la mêmeté. L’identité narrative du personnage, en se tenant dans l’entre-deux, exercerait alors une fonction médiatrice entre les pôles de la mêmeté et de l’ipséité. Pour Ricœur, « l’identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi » (Ricœur, 1990, p. 196). 7 Les « intrigues narratives » (sur le modèle du muthos aristotélicien que Ricœur traduit par « mise en intrigue »), permettent de reconfigurer notre expérience temporelle. 8 Le modèle actantiel de Greimas, inspiré des théories de Propp, est un dispositif permettant, en théorie, d’analyser toute action en six composantes ou actants : le sujet est celui qui veut ou ne veut pas être conjoint à un objet ; le destinateur est celui qui incite à faire l’action, alors que le destinataire est celui qui en bénéficiera. Enfin, un adjuvant aide à la réalisation de l’action, tandis qu’un opposant y nuit. 9 Attribution d’une action à un agent. 5 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Ainsi, ce que je suis n’est déjà plus et ce que je serai n’est pas forcément ce que je suis maintenant. Entre le présent et l’avenir, la parole donnée et l’identité narrative forment un pont qui constitue mon identité. Mais, l’identité-ipse mettrait aussi en jeu une dialectique complémentaire de celle de l’ipséité et de la mêmeté, à savoir la dialectique du soi et de l’autre que soi. 1.2.3. La dialectique de l’ipséité et de l’altérité Si ce que je suis change avec le temps, suis-je déjà bien sûr d’être pleinement moimême maintenant ? La réflexion de Ricœur sur les deux pôles de l’identité est couronnée par l’articulation dialectique de l’ipséité et de l’altérité. Le cœur de l’identité n’est-il pas marqué au fer rouge par l’altérité ? L’altérité n’est-elle pas la caractéristique même de l’identité ? Tant que l’on reste dans le cercle de l’identité-mêmeté, l’altérité de l’autre que soi ne présente rien d’original […]. Il en va tout autrement si l’on met en couple l’altérité avec l’ipséité. Une altérité qui n’est pas – ou pas seulement – de comparaison est suggérée par notre titre [Soi-même comme un autre], une altérité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité ellemême (Ricœur, 1990, p. 14) Ricœur montre par là le chemin de l’altérité intérieure jusqu’au plus profond de nous-mêmes. La dialectique ipséité-altérité est essentielle, voire première ; ce lien est « fondamental ». Qualifiée comme « la plus riche de toutes », la dialectique du soi-même et de l’autre mène Ricœur, comme Lévinas, à l’éthique et à la morale. Essentielle, cette dialectique est également très différente de l’opposition ipséité/mêmeté : Que l’altérité ne s’ajoute pas du dehors à l’ipséité, comme pour en prévenir la dérive solipsiste, mais qu’elle appartienne à la teneur de sens et à la constitution ontologique de l’ipséité, ce trait distingue fortement cette troisième dialectique de celle de l’ipséité et de la mêmeté, dont le caractère disjonctif restait dominant (Ricœur , 1990, p. 367). La question de l’altérité au sein de l’identité n’est évidemment pas nouvelle et se retrouve aussi dans l’œuvre de Nishida Kitaro (Tremblay, 2004). Chez Nishida, le je est un être relationnel qui se construit au hasard de ses rencontres, soit avec le monde de la nature, soit avec un autre soi personnel (le tu de la relation je-tu), soit encore avec l’autre qu’il était hier et l’autre qu’il deviendra demain. Ce que Nishida appelle le « je d’hier » est un « autre absolu » auquel le je se confronte sans cesse (Nishida, 1932). Voyons comment Ricœur de son côté rend compte du travail de l’altérité au cœur de l’ipséité. L’ipséité et l’altérité sont en effet très étroitement liées : Soi-même comme un autre suggère d’entrée de jeu que l’ipséité du soimême implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre, comme on dirait en langage hégélien (Ricœur, 1990, p. 14). En proposant dans sa dixième étude une altérité polysémique, Ricœur met déjà en déroute les philosophies du Cogito : « à aucune étape, le soi n’aura été séparé de son autre » (Ricœur, 1990, p. 30). 6 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? 1.2.4. De la passivité à l’altérité C’est en analysant trois formes de passivité que Ricœur va mettre en évidence trois formes d’altérité : il y aurait ainsi une passivité impliquée par la relation de soi à autrui inhérente à la relation d’intersubjectivité, mais aussi une passivité résumée dans l’expérience de la chair, ainsi qu’une passivité plus dissimulée, celle du rapport de soi à soi-même qu’est la conscience. Cette triple forme de passivité reflèterait la complexité de l’altérité, sa densité relationnelle et la force d’attestation de la conscience. Ricœur relie l’altérité d’autrui aux modalités de passivité que son herméneutique phénoménologique du soi a mises en évidence. Toutes les études de l’auteur convergent pour montrer que la passivité spécifique du soi est affectée par l’autre que soi. Mais, l’Autre n’est en effet pas réductible à autrui, car pour lui « ce que l’hyperbole de la séparation rend impensable, c’est la distinction entre soi et moi, et la formation d’un concept d’ipséité défini par son ouverture et sa fonction découvrante » (Ricœur, 1990, p. 391). En tenant pour dialectiquement complémentaires le mouvement du Même vers l’Autre et celui de l’Autre vers le Même, Ricœur annonce le caractère polysémique de l‘altérité qui implique que l’Autre ne se réduise pas à l’Altérité d’un Autrui. La polysémie de l’ipséité sert « de révélateur à l’égard de la polysémie de l’Autre, qui fait face au Même, au sens de soi-même » (Ricœur, 1990, p. 368). Ainsi, l’altérité n’est donc pas seulement extérieure : « au « comme », nous voudrions attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-même semblable à un autre -, mais bien d’une implication : soi-même en tant que…autre » (Ricœur, 1990, p. 14). Et pour Ricœur, la première figure de passivité-altérité, avant même l’altérité d’autrui, fait référence au corps propre ou à la chair, centre de gravité de l’altérité. Les êtres humains sont des corps dans le monde, tout en étant pour chacun son propre corps. Le corps désigne d’abord la résistance face à l’effort, mais aussi la variabilité capricieuse des humeurs, ainsi que la résistance du monde extérieur : « avec la variété de ces degrés de passivité, le corps propre se révèle être le médiateur entre l’intimité du moi et l’extériorité du monde » (Ricœur, 1990, p. 372). En faisant intervenir – comme Lévinas d’ailleurs – la souffrance de l’être, c’est-à-dire sa passivité10, Ricœur fait du corps propre le cœur de l’altérité : Dans une dialectique acérée entre praxis et pathos, le corps propre devient le titre emblématique d’une vaste enquête qui, au-delà de la simple mienneté du corps propre, désigne toute la sphère de passivité intime, et donc de l’altérité, dont il constitue le centre de gravité (Ricœur, 1990, p. 371). Obéissant à la nécessité de distinguer entre la chair et le corps, Ricœur est ensuite amené à conclure que la chair est le lieu de la passivité sur laquelle s’édifient toutes les synthèses actives, c’est-à-dire les œuvres. La chair est en effet à l’origine de toute « altération du propre » (Ricœur, 1990, p. 375). Il en résulte que l’ipséité implique une altérité propre dont la chair est le support. L’altérité de la chair est première, antérieure à l‘altérité d’autrui. Mais, réciproquement, comment comprendre que ma chair soit aussi un corps parmi les corps ? Ricœur se tourne vers Heidegger pour montrer que le soi comme chair pourrait devenir une 10 Merleau-Ponty qui a forgé le concept de « chair » en phénoménologie ne l’associe pas à la passivité mais plutôt à un agir potentiel de l’« être-au-monde ». 7 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? catégorie existentiale, celle d’être-jeté, jeté-là, faisant référence à la facticité à partir de laquelle le Dasein devient à charge de lui-même : On pourrait même dire que la jonction, dans le même existential de l’affection, du caractère de fardeau de l’existence et de la tâche d’avoir à être exprime au plus près le paradoxe d’une altérité constitutive du soi et donne ainsi une première fois toute sa force à l’expression : « soi-même comme un autre » (Ricœur, 1990, p. 378). Mais, le trépied de la passivité comprend un troisième fondement que nous allons maintenant développer : il s’agit de la conscience. Il a fallu ce long questionnement sur l’altérité extérieure pour en arriver à une altérité profondément intérieure, qui a remis en question notre identité dans le temps avant de s’attaquer à notre conscience. D’après Ricœur, ce long détour était essentiel et nécessaire. 1.3. Ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre… Ainsi, bien que l’entreprise soit « hérissée d’embûches », Ricœur nous invite maintenant à penser la dialectique de l’ipséité et de l’altérité au sein même de la conscience. 1.3.1. La voix de l’altérité Un premier défi consiste à dépasser les notions de « bonne » et de « mauvaise » conscience et à donner une version non morale de la conscience. Comment penser dans la conscience la problématique de l’ipséité et de l’altérité, si ce n’est en s’en méfiant ? L’attestation de l’ipséité, qui entremêle l’être-vrai et l’être-faux, est donc inséparable d’un exercice de soupçon. Il nous faudra donc à la suite de Ricœur entrer dans la problématique de la conscience par la porte du soupçon. Symptôme ou indice, la métaphore de la voix est la modalité spécifique de passivité – et donc d’altérité - rattachée à la conscience, permettant d’inscrire les concepts éthiques dans la dialectique du Même et de l’Autre. En effet, cette altérité est étroitement liée à l’émergence de l’ipséité, dans la mesure où la conscience rend le soi capable de s’arracher au « on » anonyme. Le soi est interpellé et affecté de façon singulière par cette voix verticale et intérieure : le phénomène de la conscience se réalise au travers du cri (Ruf) ou de l’appel (Anruf) dans la métaphore de la voix. Dénonçant à la suite de Hegel et de Nietzsche la vision morale du monde, Ricœur rappelle que le phénomène authentique de la conscience est solidaire d’une dialectique de degré supérieur qui oppose la conscience agissante et la conscience jugeante. En suivant le mouvement de dé-moralisation de la conscience, Ricœur cherche à rattacher le phénomène de la conscience au phénomène central de l’attestation de l’ipséité pour mettre à jour sa contribution à la dialectique du Même et de l’Autre. La conscience en effet s’appelle elle-même : « la conscience ne dit rien : pas de vacarme, ni de message, mais un appel silencieux » (Ricœur, 1990, p. 401). L’appelant est le Dasein heideggerien : « l’appel ne vient pas d’un autrui, il vient de moi et pourtant me dépasse » (Ricœur, 1990, p. 401). L’altérité entre dans la conscience par le biais du 8 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? rapprochement entre l’étrang(èr)eté11 de la voix et la condition déchue de l’êtrejeté. Mais, Ricœur abandonne ensuite Heidegger en critiquant le parti pris ontologique de celui-ci au détriment de l’éthique, pour proposer, à travers l’êtreenjoint, une nouvelle vision de la conscience qui intègre l’altérité. 1.3.2. L’être-enjoint En effet, Ricœur réinterprète toutes ses analyses à la lumière de l’altérité : « en fait, c’est la triade entière [éthique-moralité-conviction] mise en place dans nos trois études précédentes qui se donne ici à être réinterprétée en termes d’altérité » (Ricœur, 1990, p. 405). C’est parce que l’injonction rejoint le phénomène de la conviction que la passivité s’introduit dans la conscience : dans le tragique de l’action, je suis en effet toujours seul lorsque je décide et lorsque j’ai décidé, « ici je me tiens ! Je ne puis autrement ! » (Ricœur, 1990, p. 405). Or, la conviction est le terme d’un conflit de devoirs qui rattache la conviction à l’éthique. Par conséquent, Ricœur relie la conscience, en tant qu’attestation-injonction, à l’optatif du bien-vivre, en d’autres termes à la visée éthique de la « vie bonne » avec et pour l’autre dans des institutions justes, ce qui conduit à réintroduire la passivité au sein de la conscience. Une fois la dimension de passivité introduite dans la conscience par le biais d’une interpellation éthique intérieure, l’altérité prend toute sa place dans la conscience : « l’altérité de l’Autre est alors la contrepartie, au plan de la dialectique des « grands genres », de cette passivité spécifique de l’être-enjoint » (Ricœur, 1990, p. 406). Pour Ricœur, l’être-enjoint associant le phénomène de l’injonction avec celui de l’attestation, « constituerait alors le moment d’altérité propre au phénomène de la conscience, en conformité avec la métaphore de la voix. Ecouter la voix de la conscience signifierait être-enjoint par l’Autre » (Ricœur, 1990, p. 404-405). L’être-enjoint en tant que troisième modalité de l’altérité structurerait l’identité : A l’alternative : soit l’étrang(èr)eté selon Heidegger, soit l’extériorité selon E. Lévinas, j’opposerai avec obstination le caractère original de ce qui m’apparaît constituer la troisième modalité d’altérité , à savoir l’êtreenjoint en tant que structure de l’ipséité (Ricœur, 1990, p. 409). L’étrang(èr)eté de la voix de la conscience, qui n’est pas seulement la voix de la « bonne » ou de la « mauvaise » conscience mais une injonction éthique de l’Autre en nous, mène donc à une altérité beaucoup plus intérieure. Mais, le troisième défi que relève Ricœur l’oblige à se demander si le phénomène de l’altérité au sein de la conscience ne se rattacherait pas avec la conscience d’autrui ou avec l’inconscient psychanalytique. Dans un premier temps, nous allons alors tenter, comme Ricœur, de comprendre la vision hégélienne de la double conscience à travers la Phénoménologie de l’esprit. Dans un second temps, nous ferons une lecture philosophique de la théorie lacanienne. 11 Graphie d’E. Martineau, traducteur de Etre et Temps de Heidegger, et reprise par Ricœur. 9 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? 2. L’Autre au sein d’une conscience déchirée Hegel évoque une identité construite sur une contradiction pour développer une dialectique qui le mène jusqu’à la scission de la conscience et à un dépassement idéaliste. 2.1. Maître ou esclave, la dialectique de la conscience Contrairement à Ricoeur qui distingue l’identité-idem et l’identité-ipse, Hegel annonce que l’identité n’existe pas en soi. Il ne s’agit plus chez Hegel de l’identité personnelle, mais du concept d’identité lié au concept de différence, servant de point de départ à sa Science de la logique. 2.1.1. D’une identité qui n’existe pas… L’identité repose en effet sur une contradiction. L’identité n‘existe chez Hegel que par opposition à ce qui lui est différent. Le fondement de l’identité est l’unification contradictoire de ce qu’elle est avec ce qu’elle n’est pas : à l’identité abstraite qui prétend s’en tenir à la pure identité, Hegel oppose l’identité concrète qui est unité de l’identité et de la différence. Ce rapport à l’altérité, qui est à la base de l’identité, est appelé par Hegel « médiation ». Chaque chose finie n’a sa raison d’être qu’en fonction de tout le reste, de tout ce qui n’est pas elle, et sans quoi elle ne serait pas. Mon identité se construit donc dans l’altérité. Je ne suis moi que par rapport à ce qui n’est pas moi. En effet, toute chose est contradictoire en soi. Cette contradiction interne est la condition du vivant. Ce paradoxe qui m’engage dans le changement et me rend vivant, Hegel en trouve l’origine dans la double conscience. 2.1.2. …à la double conscience La dialectique commence en effet par une négation, un doute, une prise de conscience de ce qui n’est pas moi, de ce qui m’est étranger. Cette séparation de la conscience d’avec le monde sensible, un « décollement de l’immédiat, » est le début d’un long chemin de souffrance, de doute et de désespoir : « Au départ tout est être, et voici maintenant qu’apparaît une différence entre ce qui est en soi et ce qui est pour moi » (Hegel, 1807, p. 94). Car si la coïncidence totale avec l’Etre est le bonheur, cette première rupture est le premier malheur de la conscience. Contrairement au doute systématique du sceptique et au doute méthodique du cartésien, c’est un doute qui est négation d’un contenu déterminé et qui permet à la conscience de progresser de contenu en contenu. Or, la conscience est animée par le désir. Hegel décrit la conscience comme assoiffée d’elle-même, en quête d’une unité qui lui fait défaut et qu’elle recherche en vain dans un objet extérieur à elle : Cette conscience de soi est ainsi vouée à la possession de la vie dans sa totalité. Elle est ce désir inapaisé. Le désir est ce mouvement par lequel la conscience s’empare de l’objet en le niant comme tel, en niant son extériorité pour n’en faire qu’un moyen. Si bien que ce que la conscience désire dans l’objet sensible, ce n’est pas seulement l’objet sensible, c’est elle-même, l’unité avec elle-même (Garaudy, 1966, p. 51). 10 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Le désir insatiable de la conscience la pousse de manière répétitive d’objet en objet, de satisfaction en satisfaction, ce qu’Hegel appelle le mauvais infini, qui n’est qu’une négation du fini. L’espoir vain et désespéré de la conscience est en effet de trouver une confirmation d’elle-même, un autre désir qui lui serve de miroir. Les désirs se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement. C’est donc au contact d’autres consciences que la conscience cherche à se trouver : « L’autoconscience n’atteint sa satisfaction que dans une autre autoconscience » (Hegel, 1807, p. 187). Le monde extérieur et surtout autrui sont donc les objets de son désir et représentent l’Autre de la conscience. Cette recherche par la conscience d’un autre désir et d’une autre conscience qui la confirment dans ce qu’elle est explique pourquoi Hegel replace toujours la conscience dans une histoire, une culture et une réalité sociales. Or, le monde sensible se caractérise par l’aliénation culturelle. Car l’aliénation, synonyme de culture, c’est l’esprit devenu étranger à soi. Dans ce monde aliéné, la conscience est malheureuse. Mais, « l’aliénation est double : dans les rapports sociaux et dans la conscience. D’un côté l’essence sans existence, de l’autre l’existence sans essence » (Garaudy, 1966, p. 74). Nous n’approfondirons pas ici les aspects sociaux et culturels de l’aliénation, dont la théorie marxiste s’est largement inspirée. Par contre, nous nous proposons de comprendre comment l’aliénation peut envahir la conscience au point que l’altérité soit intériorisée. A l’aide de l’image métaphorique d’une conscience partagée entre un Maître et un Esclave, qui symbolisent deux forces antagonistes, Hegel illustre l’aliénation intérieure et la dialectique de la conscience : Les deux moments sont essentiels ; […] ils sont comme deux figures opposées de la conscience ; l’une la [conscience] autostante à qui c’est l’êtrepour-soi, l’autre la [conscience] inautostante à qui c’est la vie ou l’être pour quelque chose d’autre qui est l’essence ; celle-là est le maître, celle-ci le serviteur (Hegel, 1807, p. 195). Les deux consciences de soi se limitent et s’opposent. L’être pour soi exige la suppression de toute altérité et engage une lutte à mort, car pour Hegel il n’y a d’authentification de la conscience que par la mort. Dans ce combat mortel, les deux forces opposées, qui sont aussi deux moments de la dialectique de la conscience, provoquent la scission de la conscience : La lutte permet à chacun des adversaires de s’affirmer comme au-dessus de la vie, au-dessus de l’animalité, de son existence naturelle empirique, en mettant sa vie en danger. Dans cette épreuve cruciale, un nouveau dédoublement de l’un va se produire : les deux moments de la conscience de soi vont se scinder. L’un des deux antagonistes conduit le combat jusqu’au risque de la mort, s’affirmant ainsi comme pure conscience de soi. L’autre a peur de la mort. […] Le premier est devenu le Maître, pure conscience de soi, l’autre l’Esclave, qui a reconnu dans le Maître la conscience de soi, mais qui est demeuré attaché à la vie comme telle (Garaudy, 1966, p. 54). La dialectique de la conscience proposée par Hegel n’est plus comme certains ont voulu le croire une opposition entre la conscience et le monde aliéné, mais l’intériorisation d’une scission dans l’être lui-même. L’altérité intérieure naît alors de cette scission absolue de la conscience. L’expérience de cette scission, c’est-àdire de l’altérité intérieure, est vécue chez Hegel sur le mode de la tragédie. C’est 11 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? pourquoi la théorie de Hegel ne s’arrête pas à constater l’altérité au sein de la conscience : elle vise son dépassement dialectique avec la réconciliation des contraires. 2.1.3. Le dépassement de l’opposition La dialectique hégélienne comprend en effet trois moments : la négation du sensible avec l’affirmation comme pure conscience de soi (le Maître), l’attachement au sensible et l’aliénation (l’Esclave) et le dépassement de cette opposition par la pensée qui mène à l’unité des contraires : « la pensée est en effet l’unité des deux moments de la conscience de soi : celui de la pure conscience de soi et celui de la forme que la conscience de soi imprime aux choses par le travail » (Garaudy, 1966, p. 56). Le dépassement final, nécessité par le sentiment tragique éprouvé par la conscience de sa propre altérité, fonde l’être-pour-soi : « Attraction et répulsion n’existent et n’ont de sens que par leur conditionnement réciproque. L’unité des contraires, de l’un et du multiple, de l’attraction et de la répulsion, achève le développement de l’être pour soi » (Garaudy, 1966, p. 122). En redonnant une unité à la conscience, le dépassement dialectique de l’altérité intérieure construit l’identité concrète de l’esprit, synthèse de l’identité et de sa négation. Ce qui est visé par le dépassement dialectique hégélien, c’est la réconciliation de l’en-soi et du pour-soi par la Raison. Influencé par les évènements historiques de son époque, Hegel établit des parallèles entre la dualité de la société et de la conscience d’une part et la Révolution française et la Raison unificatrice d’autre part. Hegel affirme le salut par la Raison et s’oppose à toute transcendance. La Raison est la certitude de la vérité que ce qui est (l’en-soi) n’est que dans la mesure où il est pour la conscience (le pour-soi), et où ce qui est pour elle est aussi en soi. En accédant à la Raison, la conscience oublie derrière elle le chemin qui l’a conduite jusqu’à la compréhension de cette vérité immédiate et revient vers le monde. Ayant fait l’unité entre l’en-soi et le pour-soi, entre le monde et ellemême, la raison devient l’Esprit. Comment accède-t-on à la Raison ? En d’autres termes, comment dépasse-t-on l’altérité intérieure dans la théorie hégélienne ? 2.1.4. Par la pensée, travail de la conscience sur elle-même Pour Hegel, le dépassement dialectique de l’altérité intérieure passe tout d’abord par la prise de conscience, par la conscience servile, de sa propre aliénation. Le travail est la deuxième étape de cette libération : « Mais c’est par le travail qu’elle [la conscience] vient à soi-même » (Hegel, 1807, p. 198). Le travail est ce par quoi le serviteur dit sa maîtrise sur le monde et une figure concrète de l’acte de sursumer, c’est-à-dire un mode de dépassement. En effet, « le travail ne transforme pas seulement le monde naturel : il transforme, ou plutôt il forme, l’Homme luimême » (Garaudy, 1966, p. 56). Le désir insatiable de la conscience qui la conduit vers des objets extérieurs est inutile, car seul le travail conduit la conscience à se construire et à se transformer. Le travail qui fait œuvre permet seul l’unification de la conscience déchirée : « dans l’action, dans l’œuvre de ce moi, se réalise l’unité de l’être et de la conscience de soi » (Garaudy, 1966, p. 69). 12 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Michel Fabre a explicité ce que Hegel entend par travail. Le travail est expérience et l’expérience, formation. L’expérience désigne chez Hegel la sphère totale de la conscience s’examinant elle-même, dans un mouvement de réflexion dialectique. Dans la pensée hégélienne des médiations, la vie n’est expérience qu’élaborée réflexivement, transformée en conscience et extériorisée dans des œuvres : « l’expérience désigne ainsi le travail de la conscience sur elle-même : l’acte de s’outrepasser soi-même » (Fabre, 1994, p. 144-145). Ce « travail », qui n’en est évidemment pas un au sens commun du terme, consiste en un mouvement dialectique par lequel la conscience pose un objet, l’examine et l’évalue, ce qui produit un savoir de l’objet, lequel savoir devient un nouvel objet de savoir, et ceci jusqu’au savoir absolu comme coïncidence du sujet et de l’objet, comme conscience de l’absolu ou absolue conscience. Le travail de la conscience est donc négation, négation de la négation puis dépassement, en d’autres termes l‘expérience faite sur elle. Le travail de la conscience est ainsi une expérience qui la forme et la transforme : « la formation désigne donc la vie même de la conscience qui, en faisant l’expérience de la réalité, s’aliène dans ses œuvres et fait retour sur elle-même » (Fabre, 1994, p. 146). Le travail de formation de la conscience sur elle-même apparaît sous le terme allemand de Bildung. D’après M. Fabre, c’est la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie qui détermine la Bildung comme travail. La notion de Bildung intervient aussi comme monde de la culture12 : avec la culture, le sujet accède à l’universel où il se perd d’abord et devient étranger à lui-même, avant de se retrouver chez lui dans le monde de la culture et d’en faire son œuvre propre. Enfin, l’idée de Bildung intervient une troisième fois dans la figure de l’esprit certain de lui-même. Il s’agit du troisième moment dialectique, celui de la réconciliation, lorsque l’esprit, par-delà l’aliénation, se retrouve. Pour M. Fabre, la Bildung relève d’un savoir herméneutique d’ordre réflexif et d’une aventure de la conscience de soi, que seule la forme narrative peut rendre intelligibles. L’esclave s’évade donc de sa servitude par le travail qui libère sa pensée : « Il se donne l’illusion d’échapper à ses chaînes en élaborant une idée abstraite de la liberté : il identifie la liberté avec la pensée » (Garaudy, 1966, p. 57). Avec le travail, (trans)formation et libération de la conscience, la pensée devient en effet liberté : « dans le penser, Je suis libre, parce que je ne suis pas dans un autre » (Hegel, 1807, p. 202). 2.1.5. Une réconciliation par trop idéaliste ? Les critiques de Hegel sont nombreuses. R. Garaudy souligne par exemple les inversions logiques historiques propres13 à l’idéalisme hégélien. Ricoeur reste quant à lui sceptique sur le dépassement dialectique et la réconciliation de l’en-soi (l’Esclave) et du pour-soi (le Maître) au sein de la conscience : il se demande d’ailleurs si cet ultime pardon ne marquerait pas plutôt l’entrée dans la sphère de la religion. Si de son côté l’idéalisme hégélien propose avec optimisme une conscience libérée de son altérité par le travail, la pensée et la possibilité du 12 « Par là, Hegel désigne la figure de l’esprit devenu étranger à lui-même, dans cette crise de civilisation qui survient à la période de l’Empire romain et se poursuit jusqu’au XVIIIème siècle » (Fabre, 1994, p. 147). 13 « Hegel considère ainsi cette subjectivité du désir comme une originelle réelle, comme un point de départ, alors qu’elle est un résultat, un moment d’une évolution déjà longue. Cette inversion est au principe de toute l’inversion idéaliste : mettre au départ ce qui est au terme » (Garaudy, 1966, p. 53). 13 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? pardon, il nous semble quant à nous nécessaire d’explorer plus avant les terres inconnues où l’altérité se fait de plus en plus intérieure et mystérieuse. En inscrivant la conscience dans l’Histoire, Hegel rattache en fin de compte la dialectique de la double conscience à l’aliénation du monde extérieur. Ce faisant, il ne ferait qu’effleurer l’altérité intérieure et sa signification profonde. Au contraire, aux côtés de Jean-Paul Sartre et de Jacques Lacan, qui se sont pourtant tous deux inspirés de la théorie hégélienne, nous interprèterons l’Autre en soi comme quelque chose d’intrinsèquement intime, de l’ordre de l’élan vital ou du symbolique. 2.2. Du désir d’être à l’exil de soi 2.2.1. Une intériorisation inachevée ? En partant du désir envers le monde sensible et les autres consciences, en établissant des analogies entre l’aliénation sociale et l’aliénation intérieure, Hegel ne se serait pas totalement débarrassé du lien avec l’altérité extérieure (Ricœur, 1990). L’altérité intérieure, chez Hegel, ne serait-elle finalement que l’intériorisation de l’altérité extérieure ? Le retour sur soi du sujet nous paraît donc inachevé. L’opposition du Maître et de l’Esclave s’arrête sur le seuil d’une scission de la conscience, déchirée entre l’en-soi et le pour-soi, sans que le lien du sentiment d’étrangeté avec le monde sensible ne soit véritablement coupé. En inscrivant la dialectique de la conscience dans le réel social, Hegel perdrait le sens profond de l’altérité intérieure, qui pourrait n’être pas seulement celui d’un combat à mort entre deux types de consciences, la conscience fût-elle unique et le combat intérieur. Sartre lui aussi conçoit l’altérité au niveau de la relation entre les consciences de soi. La relation à autrui reste l’étape incontournable pour appréhender l’Autre en soi : « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même » (Sartre, 1943, p. 260). Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut donc en passer par l’autre. En effet, tout d’abord j’apparais à autrui comme objet : autrui est l’être par qui je gagne mon objectité. Et je reconnais que je suis comme autrui me voit et parallèlement je deviens conscient que « ce que je vise en autrui ce n’est rien d’autre que ce que je trouve en moi-même » (Sartre, 1943, p. 264). Le regard de l’autre ne reflète que moi-même et se manifeste par les yeux. Ainsi, le regard est d’abord un intermédiaire qui me renvoie de moi à moi-même. Finalement, le fait d’être confronté à autrui me confirme dans mon identité tout en me faisant prendre conscience de mon altérité irréductible, puisque « l’ipséité se renforce en surgissant comme négation d’une autre ipséité » (Sartre, 1943, p. 323). Il faut avant tout que je sois celui qui n’est pas l’autre. C’est dans cette négation que je me fais être moi et qu’autrui surgit comme autrui. En termes sartriens, la présence de l’autre confère au pour-soi un être-en-soi-au-milieu-du-monde comme chose parmi les choses. Ainsi, Sartre penserait encore et comme Hegel l’altérité au sein de la conscience comme un rapport avec la conscience d’autrui. Or, ne pouvons-nous pas concevoir une altérité si profondément intérieure qu’elle en perdrait tout lien avec l’altérité d’autrui ? Une confrontation entre Sartre et Lacan nous paraît opportun pour éclaircir la position de l’un et l’autre sur l’altérité, car leurs pensées permettent de nombreux rapprochements. Pour Sara Vassallo, qui tente la comparaison entre le philosophe et le psychanalyste, leurs théories 14 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? s’éclairent l’une l’autre mais restent malgré tout différentes, un point de différence majeur étant justement le caractère d’extériorité ou d’intériorité de l’Autre. 2.2.2. Le désir d’être ce que je ne suis pas Chez Sartre, l’Autre aurait pour caractéristique d’occuper une place extérieure à une conscience réflexive qui veut récupérer son unité : « l’altérité est toujours appelée à être pensée comme « voleur » de la conscience. La relation de cette dernière à ce qui n’est pas elle ne sera pas conçue dans une relation interne à l’Autre mais dans une relation d’extériorité » (Vassallo, 2003, p. 204). Sartre différencie en effet le « néant d’extériorité », espace qui sépare le cogito de son Autre, et la « négation d’intériorité ». Ce que le sujet ne perçoit pas dans l’autre et qui demeure inatteignable serait une fuite vers un dehors, cet « échappement » du Pour-soi vers l’Autre rendant impossible la réciprocité de la négation interne. La pluralité des consciences demeure irréductible. Le néant sartrien crée un Autre étranger à la réflexivité, ce qui implique que l’être-pour-autrui ouvre un au-delà de l’image, élaborée comme hallucination dans La Nausée (Sartre, 1938). Cependant, la lecture faite par S. Vassallo de l’Etre et le Néant nous semble partisane. Reconnaissons qu’un pas est fait par Sartre en direction d’une intériorisation radicale de l’Autre. Sartre rattache en effet l’altérité intérieure au désir d’être. Ce que le sujet n’est pas, autrement dit l’altérité intérieure, provoque l’émergence et la mise en mouvement du désir d’être. Sartre définirait l’homme par son pour-soi, hanté par la perpétuelle absence d’être : il n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas. La réalité humaine ne coïncide pas avec elle-même et « ce manque dont elle est affectée ne lui vient pas du dehors, mais bien d’elle-même. Le pour-soi est le manque qu’elle a » (Marietti, 2005, p. 33). Ce déchirement peut s’entendre comme le malheur d’un être fini qui souffre de ne pas être infini. Le désir humain serait, au fond, désir « d’être Dieu » (Sartre, 1943, p. 654). Hanté par une totalité qui ne lui sera jamais donnée, le sujet désirant ne se referme pas dans un désir partiel. Le manque conduit ainsi à ce que Sartre nomme « la valeur », qui fonde chacun des désirs. […] la valeur est « le manqué de tous les manques » (Hayat, 2006, p. 87). On voit que le désir, tel qu’il est pensé par Sartre, ne se referme pas sur son idéal. Il est appel, tension, projet du sujet pour se rapprocher de son être propre, de ce qu’il n’est pas, en somme de sa propre altérité. La nausée, que S. Vassallo interprétait comme une hallucination en face d’un Autre à jamais extérieur et impalpable, deviendrait alors plutôt une angoisse ressentie par l’homme séparé par le néant de son essence. C’est par l’action et l’engagement que l’homme sartrien affrontera le désir d’être qui le hante tout comme le néant hante son être. L’altérité devient intérieure à la conscience au point d’être constitutive de son essence. Si la pensée sartrienne reste ancrée dans la réalité, elle nous a néanmoins conduit à intérioriser l’altérité de manière définitive. Ce faisant, elle nous a aussi préparé à passer du réel à la représentation et à suivre Jacques Lacan dans une réflexion symbolique sur l’altérité intérieure. P. Hayat ne dit-il pas que Sartre aurait pensé, avant Lacan, le désir comme la quête d’un objet absent et aurait repéré dans les désirs empiriques la manifestation symbolique du désir d’être (Hayat, 2006) ? En en proposant un nouveau formalisme, Lacan rattache l’altérité intérieure à un Désir symbolique. 15 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? 2.2.3. L’Autre est désir Lacan dépasse l’équivocité de l’altérité sartrienne en distinguant la réalité du réel et en élaborant le regard comme objet qui divise un sujet déjà inclus dans l’Autre symbolique. S’il rejoint Sartre dans l’affirmation de l’impossibilité de l’unité de la conscience de soi, Lacan abandonne l’idée de conscience individuelle ou séparée et fait surgir l’ordre du signifiant pour y loger le sujet. Si l’aliénation sartrienne était encore pensée selon l’opposition extériorité (Autre) / intériorité (Conscience), l’aliénation lacanienne est totalement interne au sujet. En conséquence, alors que toute relation à l’Autre est conflit chez Sartre, la lutte devient inutile chez Lacan puisque le sujet est lui-même Autre. Lacan inverse même la formule de Sartre : « Si l’enfer est quelque part, c’est dans le Je », déplaçant l’enfer vers le Je, sujet de l’inconscient qui se constitue en simultanéité logique avec le manque de l’Autre (Vassallo, 2003, p. 224). L’inconscient est un axiome. Pour Lacan, l’inconscient ne peut pas être appréhendé directement. C’est une hypothèse de travail « aussi intangible que le nombre imaginaire i. Il est insaisissable, mais nous lui donnons un nom » (Nasio, 1992, p. 67). Si l’inconscient nous échappe, il nous apparaît « structuré comme un langage » (Lacan, 1973, p. 227). Que nous apprend-il ? Il faut revenir aux principes fondamentaux de la psychanalyse pour apprécier la distance qui le sépare de la théorie freudienne et qui le rapproche de la philosophie. Alors que Freud considérait que la pulsion de voir et de savoir était concrètement suscitée par l’éveil de la sexualité chez l’enfant de trois ans, le fantasme œdipien et la « scène » primitive, elle serait au contraire pour Lacan dirigée vers un manque halluciné : l’enfant œdipien rechercherait certes la jouissance absolue lors d’un rapport sexuel incestueux, mais ce leurre est appelé par Lacan jouissance de l’Autre. L’être humain n’aspirerait en fait qu’à une illusion, « mirages envoûtants et trompeurs qui entretiennent le désir » (Nasio, 1992, p. 35). Lacan caractérise tout désir comme foncièrement insatisfait ne se réalisant qu’à travers des fantasmes et des symptômes. Le sujet veut la jouissance de l’Autre, sait qu’il ne peut pas et simultanément qu’il ne veut pas de cette jouissance. L’énergie psychique de l’homme est jouissance. Lacan respecte la dynamique et la tripartition freudienne de l’énergie psychique (énergie déchargée, énergie conservée et but idéal impossible) mais se dégage, grâce au mot jouissance, de l’explication mécaniste et économique du fonctionnement psychique. Ainsi, à la suite de Jung qui avait désexualisé le concept freudien de libido, Lacan ne s’intéresse qu’à cette énergie psychique humaine qui pousse l’homme vers une hallucination, objet même de la cure psychanalytique. La jouissance est l’énergie de l’inconscient et la jouissance résiduelle, celle du « plus-de-jouir », est le moteur de la cure analytique. A « l’horizon du parcours de la cure et des moments d’expérience ponctuels qui la jalonnent, s’étend notre réel, lieu obscur de l’impensable jouissance » (Nasio, 1992, p. 42). La jouissance n’a donc pas de représentation signifiante précise, mais elle a une place, celle d’un trou. Cet inconnu inconnaissable est l’Autre en moi. Lacan nomme l’Autre halluciné objet a, symbolisant le mot « autre », manière de nommer la difficulté et venant à la place d’une non-réponse et d’une absence. De quelle absence s’agit-il ? L’absence même de réponse à une question qui insiste sans cesse. Lacan montre le leurre d’un regard qui se voit se voir et dénonce la division entre la vision et le regard, de laquelle résulte l’objet a, image d’un manque par rapport à une plénitude imaginaire et illusoire (Vassallo, 2003). Aucune réponse ne vient combler cette absence que l’objet a représente. Il est donc inutile et vain de chercher la cause inconsciente du désir. Pour pouvoir identifier l’objet a au trou dans la structure de l’inconscient, il faudrait concevoir 16 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? le trou non pas dans une vision statique, mais comme un vide aspirant. L’être humain hallucine à chaque fois l’objet de son désir (par exemple, le placenta, le sein, les excréments, le regard, la voix etc…) : « l’autre élu est cette partie fantasmatique et jouissante de mon corps qui me prolonge et m’échappe » (Nasio, 1992, p. 119). Le désir manque chaque fois son objet et reste à jamais déçu. 2.2.4. L’exil de soi Le sujet est donc intérieurement aliéné. Mais, contrairement à Hegel qui semble n’y voir que l’intériorisation de l’aliénation culturelle du monde, Lacan rattache l’aliénation à la division intérieure du sujet, qu’il nomme vel et qui oppose d’un côté le sens produit par le signifiant et de l’autre l’aphanasis, la disparition ou fading du sujet : « il n’y a pas de sujet sans, quelque part, aphanasis du sujet, et c’est dans cette aliénation, dans cette division fondamentale, que s’institue la dialectique du sujet » (Lacan, 1973, p. 246). Le vel de l’aliénation, illustré en logique mathématique par l’intersection de deux ensembles, existe réellement dans le langage, en un choix en termes de ni l’un ni l’autre, comme par exemple : la bourse ou la vie ? En choisissant la bourse, on perd la vie ; en choisissant la vie, on a une vie amputée. Appliqué à l’être du sujet, ce vel aliénant est le suivant : l’être ou le sens ! En choisissant l’être, le sujet disparaît et tombe dans le non-sens ; en choisissant le sens, le sens ne subsiste qu’écorné de cette partie de non-sens qu’est l’inconscient et qui constitue le sujet : « lorsque le sujet apparaît quelque part comme sens, ailleurs il se manifeste comme fading, comme disparition » (Lacan, 1973, p. 243). L’intersection de ces deux ensembles, l’être (le sujet) et le sens (l’Autre), est aussi le champ du transfert et fait intervenir la notion de séparation : « c’est là que rampe, c’est là que glisse, c’est là que fuit, tel le furet, ce que nous appelons le désir » (Lacan, 1973, p. 239). Le désir de l’Autre est suscité par les manques du discours : « tous les pourquoi ? de l’enfant témoignent moins d’une avidité de la raison des choses, qu’ils ne constituent une mise à l’épreuve de l’adulte, un pourquoi est-ce que tu me dis ça ? toujours re-suscité de son fonds, qui est l’énigme du désir de l’adulte » (Lacan, 1973, p. 239). Pour répondre à l’objet inconnu, la crainte de sa propre perte, le fantasme de sa mort et de sa propre disparition, le sujet va d’objet en objet dans une dialectique sans fin dans l’espoir de combler les manques qui se succèdent issus du désir du sujet au désir de l’Autre. Contrairement à Hegel, Lacan ne propose ni dépassement dialectique ni promesse d’une médiation qui permettrait de recouvrir cette béance au cœur du sujet : la visée hégélienne d’un savoir absolu est un leurre, qui repose sur le désir de certitude issu de la tradition cartésienne. Pour Lacan, le chemin de certitude mène « à ce point même du vel de l’aliénation, auquel il n’y a qu’une issue - la voie du désir » (Lacan, 1973, p. 249). Cette ligne du désir se retrouve dans le trajet de l’analyse. Elle a précisément pour objet « le manque central où le sujet s’expérimente comme désir. Elle a même statut médial, d’aventure, dans la béance ouverte au centre de la dialectique du sujet et de l’Autre » (Lacan, 1973, p. 296). L’analyse serait un chemin en expansion, un chemin limité mais infini : limité par une limite qui arrête, infini parce que cette limite se déplace à l’infini (Nasio, 1992). Dans ce cadre, Lacan appelle exil la séparation radicale, la perte essentielle réorganisatrice de la réalité psychique du sujet. Il s’agit de rencontrer l’étranger en soi. La psychanalyse viserait à créer les conditions pour que le sujet rencontre « comme venant du dehors, étranger à lui-même, la chose la plus intime de son être. Cette rencontre avec l’étranger qui est en chacun de nous, l’instance la plus impersonnelle de notre être … » (Nasio, 1992, p. 110). Atteindre l’Autre en soi, autrement dit appréhender 17 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? son altérité intérieure, serait « s’exiler de soi-même » et constituerait le but d’une analyse. Après nous être questionnés sur l’Autre qui affecte notre identité et notre conscience, les perspectives sartrienne et lacanienne réduisent à néant toute possibilité de satisfaire notre désir d’être et de plénitude. Ne pouvons-nous donc rien attendre de l’altérité intérieure ? 3. Que peut enseigner l’altérité intérieure ? Des auteurs aussi différents que Lévinas, Ricœur, Hegel, Sartre ou Lacan, ont tenté d’apporter leur propre contribution à la définition de l’altérité intérieure. Mais le caractère parfois inconciliable de leurs systèmes théoriques rend toute synthèse artificielle et improbable. Dans ces conditions, que peut enseigner l’altérité intérieure ? En essayant d’articuler des éléments de réflexion sensiblement hétérogènes, nous tentons ici de montrer que l’altérité intérieure enseigne à partir du questionnement qu’elle induit. 3.1. Se hâter vers l’infini Le premier enseignement de l’altérité intérieure est certainement la prise de conscience puis l’acceptation de notre profonde, inaccessible et infinie étrangeté. L’être humain est étranger à lui-même jusqu’à l’exil intérieur. En effet, le face-àface avec autrui a conduit le sujet à faire un retour sur lui-même : l’Etranger n’est donc pas en l’autre mais bien en lui-même. Ayant intériorisé l’Autre en soi, le sujet doit réinventer sans cesse son caractère et son identité, dans le temps d’abord par le biais de la parole donnée et tenue et de l’identité narrative, mais en chaque instant également, car l’altérité intérieure surgit au travers de la voix de la conscience. Ce que je croyais être Moi m’échappe toujours. En fait, l’identité n’existerait même pas en soi : je ne suis ce que je suis que parce que je me différencie de ce que je ne suis pas. L’identité est paradoxale, intrinsèquement liée à la différence. La conscience, séparée du monde sensible et culturellement aliénée, est mue par une soif d’unité qu’elle recherche dans des objets extérieurs. Mais, l’aliénation est aussi et avant tout intérieure car la conscience est déchirée entre deux forces contraires symbolisées par les figures métaphoriques du Maître et de l’Esclave. Cette scission intérieure, vécue tragiquement par la conscience, nécessite un dépassement dialectique, qui réside dans la réconciliation de l’en-soi et du pour-soi par la Raison grâce au travail libérateur ou à l’engagement dans l’action. L’altérité intérieure, essence de la conscience, apparaît dans le désir d’être ce que je ne suis pas et accède à une dimension symbolique avec le désir de la jouissance de l’Autre, énergie psychique infinie qui pousse l’homme à l’exil intérieur. La problématique du désir rend l’Autre en soi inaccessible. Désir d’être ou désir de jouissance de l’Autre… l’altérité intérieure résiderait dans le rapport du sujet à son propre désir. Contrairement à la réconciliation finale proposée par l’idéalisme hégélien, la problématique du Désir continue de se poser : « la question peut se poser du rapport du désir du maître et de l’esclave. Hegel la dit résolue, elle ne l’est en aucune façon » (Lacan, 1973, p. 283). De Platon jusqu’à aujourd’hui, le défi reste éternellement et étonnamment moderne : après quelle étrange béance intérieure notre Désir court-il ? Quelle que soit sa dénomination, projet d’être ce 18 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? que je ne suis pas ou demande inconsciente et hallucinée, reflet de son propre désir et à jamais inaccessible, ce Désir du sujet de toucher du doigt sa propre altérité intérieure reste à jamais insatisfait : l’Autre est inaccessible. Devons-nous une fois de plus conclure que ce que nous apprend l’altérité intérieure est une impossibilité ? Non seulement l’impossibilité d’appréhender véritablement l’Autre en soi, mais aussi l’impossibilité de connaître véritablement cette béance ou ce néant intérieur qui suscite notre désir ? A la recherche de son altérité intérieure, l’être humain ne peut alors que se hâter vers l’infini. La conscience de soi, stimulée par la présence d’autrui, s’en est finalement détachée pour se développer de manière autonome au contact de sa propre étrangeté : « ce rapport [du désir au désir] est interne. Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre » (Lacan, 1973, p. 261). C’est par un changement de regard et de perception que l’altérité s’est totalement intériorisée, nous invitant à partir dans une aventure intérieure : Ce changement de perception est en soi-même processus, d’abord timide puis plus radical, à mesure que la perception et la représentation de notre expérience d’être au monde s’accommodent d’un moi plus interactif, susceptible d’altérations non maîtrisées et d’un cheminement où la finalité se découvre à chaque pas, se dévoile sans cesse, instable et incertaine. C’est un cheminement d’explorateur ; c’est un billet sans retour vers une destination inconnue, où la mort est quotidienne, mort à nos visions du monde successives, et par là-même à nos identités successives, à nos « moi » successifs, et nos conceptions successives du moi (Mallet, 1998, p. 44). Si J. Mallet rattache ce changement de perception à l’influence des théories de la complexité et à la sophistication de notre vision du monde, nous aimerions reprendre ses mots pour décrire précisément le voyage du sujet lorsque, entraîné par un autre sur le sentier de l’altérité, il explore les terres inconnues de ce qui lui est proprement étranger et se hâte sur un chemin infini pour ne rencontrer que luimême, son propre reflet, s’y perdre et renaître différent. Mais l’altérité intérieure reste opaque et la prise de conscience de son intime étrangeté ne fait qu’à peine avancer la compréhension de cette opacité. Lorsque Ricœur constate l’état de dispersion de l’altérité et son ambigüité, il choisit d’en faire une méta-catégorie. 3.2. De l’altérité intérieure au symbolisme 3.2.1 Une métacatégorie insaisissable Le deuxième enseignement de ce questionnement sur l’Autre en soi pourrait être que l’altérité intérieure, comme l’altérité extérieure, ne sont que des parties de la méta-catégorie altérité, qui reste un concept insaisissable dans sa totalité. Se plaçant au-dessus des différentes positions sur l’altérité, Ricœur rappelle14 les origines grecques de ce discours de second degré lié aux grands genres 14 « Or, la dialectique dans laquelle ces deux derniers termes [ipséité et altérité] s’opposent et se composent relève d’un discours de second degré, qui rappelle celui tenu par Platon 19 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? platoniciens (Cordero, 2005) et l’élève à une méta-catégorie. Il met en évidence le fait qu’au lieu de clarifier la notion, les différents discours ne font que la rendre plus ambiguë et dispersée. Ainsi, tout comme l’altérité extérieure pouvait être absolue ou relative, l’altérité intérieure au cœur de la conscience reste déchirée entre les perspectives lévinassienne et hégélienne. Ricœur décide de préserver l’interrogation sur son statut: « cette ultime équivocité quant au statut de l’Autre dans le phénomène de la conscience est peut-être ce qui demande à être préservé en dernière instance » (Ricœur, 1990, p. 407). De manière générale, l’altérité est dispersée car multiple. Ricœur a eu le mérite de mettre à jour trois modalités de l’altérité, mais apparaît incertain au moment de laisser la notion d’altérité dans un état de dispersion regrettable : « faut-il laisser dans un tel état de dispersion les trois grandes expériences de passivité, celle du corps propre, celle d’autrui, celle de la conscience, qui induisent trois modalités d’altérité au plan des « grands genres » ? » (Ricœur, 1990, p. 410). Après réflexion, Ricœur conclut avec prudence que cette dispersion lui paraît finalement convenir à l’idée même d’altérité : « seul un discours autre que lui-même […] convient à la méta-catégorie de l’altérité, sous peine que l’altérité se supprime en devenant même qu’ellemême… » (Ricœur, 1990, p. 410). Ainsi, tout discours sur l’altérité qui parviendrait à une réponse unique manquerait son objet. L’altérité par essence ne se laisse pas enfermer dans une totalité et empêche l’unicité du discours philosophique. En conséquence, Ricœur suggère d’accepter que le concept d’altérité soit multiple, équivoque, insaisissable. Concept opaque et dispersé, l’Autre en soi existe-t-il vraiment ? 3.2.2. Une limite symbolique Le troisième enseignement de l’altérité intérieure serait alors que paradoxalement l’Autre en soi n’existe pas en dehors du questionnement sur l’inconnu que cette limite symbolique suscite. Pour Lacan, en effet, l’Autre n’existe pas à proprement parler. L’Autre en soi acquiert une dimension symbolique : « l’Autre est le lieu où se situe la chaîne du signifiant qui commande tout ce qui va pouvoir se présentifier du sujet, c’est le champ de ce vivant où le sujet a à apparaître » (Lacan, 1973, p. 228). L’étrangeté intérieure nous semble être à la fois le Désir suscité par un manque et ce manque, le trou à propos duquel Lacan dit que « la relation du sujet à l’Autre s’engendre tout entière dans un processus de béance ». La structure du signifiant se fonde en effet sur la fonction topologique du bord ou de la coupure. Si tout désir est fondamentalement insatisfait et si la jouissance n’occupe qu’une place, celle du trou ou d’une vacance, comment penser cet Autre intérieur et symbolique ? Même si l’Autre en soi (au sens d’altérité intérieure) n’existe pas, le fait de nommer ce qui n’existe pas lui donne une existence symbolique : « nommer n’est pas simplement apposer un nom, nommer c’est un acte qui non seulement fait exister un élément mais donne consistance et engendre une structure » (Nasio, 1992, p. 67). Lacan symbolise par une lettre l’impossibilité de penser l’altérité intérieure : « nous marquons avec une notation écrite – une simple lettre – le trou opaque de notre ignorance, nous mettons une lettre à la place d’une réponse non donnée. L’objet a désigne donc une impossibilité, un point de résistance au dans le Théétète, le Sophiste, le Philèbe, le Parménide ; ce discours met en scène des métacatégories, des « grands genres », parents du Même et de l’Autre platoniciens qui transcendent le discours de premier degré […] » (Ricœur, 1990, p. 346). 20 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? développement théorique » (Nasio, 1992, p. 116). La béance ou l’objet a ne sont pas autre chose qu’une « Limite » du langage et du conceptuel, au-delà de laquelle se déploie l’inconnu : inconscient, néant, Autre… Tous ces noms se rejoignent pour exprimer l’Inconnu. Or, cet Inconnu demeure inconnaissable. La jouissance de l’Autre serait le lieu du savoir impossible pour la psychanalyse : « là même où l’enfant du mythe suppose la jouissance de l’Autre – volupté idéale du rapport sexuel incestueux -, la psychanalyse sait que l’Autre n’existe pas et que ce rapport est impossible à réaliser par le sujet et à formaliser par la théorie » (Nasio, 1992, p. 36). La philosophie reconnaît également la limite de son savoir : « Sur cette aporie de l’Autre, le discours philosophique s’arrête » (Ricœur, 1990, p. 409). Au terme de notre réflexion sur les enseignements du couple altérité-identité à partir des cadres théoriques hétérogènes voire opposés de Lévinas, Ricœur, Hegel, Sartre et Lacan, il semble que l’Autre en soi conduise le sujet à changer de perception et à prendre conscience de sa propre étrangeté, dans son identité à travers le temps d’abord, puis au sein de sa conscience même. Aliéné et exilé en soi, le Je apparaît comme un autre lui-même. L’altérité intérieure enseignerait alors au sujet à prendre conscience de son Désir infini et de ses manques, que rien ne peut absolument satisfaire. Ses multiples altérations identitaires masquent en effet une course éperdue et infinie vers ce qu’il n’est pas encore, ainsi qu’une quête d’objets de substitution pour combler un manque symbolique, que Lacan appelle béance ou trou du langage. Ce bord, vers lequel l’être humain se hâte en vain, serait une Limite symbolique qui sépare l’Inconnu du Connu. L’altérité intérieure se détache alors des problématiques de l’identité et de la conscience, pour finalement ressurgir sur un plan épistémologique comme une limite du discours et de la pensée. 21 Muriel Briançon L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ? Références Ardoino, J. (2000). Les avatars de l’éducation. Paris : PUF. Briançon M. (sous presse). Que peut enseigner l’altérité extérieure absolue à ces élèves qui se disent curieux du maître ? 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