Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
Mais, suis-je et serai-je toujours le même moi-même ? En d’autres termes, mon
moi restera-t-il toujours le même ? Cette dernière question pose alors
inévitablement le problème de la stabilité de mon ipse5 dans le temps. C’est en
effet avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre
ces deux versions de l’identité nous interroge. Si ce que je suis aujourd’hui ne
correspond plus à ce que j’étais hier, comment penser mon identité ? Pour
répondre à cette problématique, Ricœur élabore de son côté une dialectique de
l’ipséité et de la mêmeté.
L’équivocité du terme « identique » (l’idem ou l’ipse ?) alimente les réflexions de
Ricœur sur l’identité personnelle et l’identité narrative, en lien avec la
temporalité. L’identité-idem, synonyme de mêmeté, s’oppose au différent, au
changeant, au variable, impliquant la question de la permanence dans le temps. La
notion d’identité-idem a deux composantes irréductibles l’une à l’autre : l’unicité
(identité numérique) et la ressemblance extrême (identité qualitative). Or, la
faiblesse du critère de similitude dans le cas d’une grande distance dans le temps
nécessite de faire intervenir une troisième composante, celle de « la continuité
ininterrompue entre le premier et le dernier stade de développement de ce que
nous tenons pour le même individu » (Ricœur, 1990, p. 141). Seul un principe de
permanence dans le temps peut conjurer la menace que le temps fait peser sur
l’identité. En conséquence, « toute la problématique de l’identité personnelle va
tourner autour de cette quête d’un invariant relationnel, lui donnant la signification
forte de permanence dans le temps » (Ricœur, 1990, p. 143). Ni la théorie de
l’action ni la philosophie du langage n’avaient permis d’appréhender l’identité
personnelle en relation avec la dimension temporelle de l’existence humaine.
L’ipséité du soi implique-t-elle une forme de permanence dans le temps
qui soit une réponse à la question « qui suis-je ? ». La thèse de Ricœur est que
l’identité, au sens d’ipse, n’implique pas un noyau non changeant de la
personnalité. En étudiant le caractère et la parole tenue, l’auteur fait l’hypothèse
que l’intervention de l’identité narrative est nécessaire pour maintenir la polarité
entre le pôle du caractère où idem et ipse coïncident presque et le pôle du maintien
de soi où l’ipséité s’affranchit de la mêmeté. Du côté du caractère6, en effet, par
des processus d’intériorisation et de sédimentation des habitudes, préférences,
appréciations, qui annulent l’effet initial d’altérité ou du moins le reportent du
dehors dans le dedans, le caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité
qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement et la permanence dans
le temps qui définissent la mêmeté : « le caractère, c’est véritablement le « quoi »
du « qui » » (Ricœur, 1990, p. 147). L’ipse est ici recouvert par l’idem. Or, le
caractère a, malgré tout, une histoire, même si celle-ci est contractée. Le pôle
stable du caractère revêt alors une dimension narrative : « ce que la sédimentation
a contracté, le récit peut le redéployer » (Ricœur, 1990, p. 148). Du côté de la
parole tenue, la persévérance de la fidélité à la parole donnée signifie un maintien
de soi qui est une identité polairement opposée à celle du caractère. La tenue de la
promesse, justifiée éthiquement, semble constituer un défi au temps, un déni du
changement : là, ipséité et mêmeté cessent de coïncider.
En opposant la mêmeté du caractère au maintien de soi-même dans le temps,
Ricœur crée ainsi une « béance » de signification ouverte par la polarité entre deux
5 « Ipséité », du latin ipseitas, dérivé de ipse, moi-même, toi-même ou lui-même
(FOULQUIE, 1962).
6 L’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain
comme étant le même (Ricœur, 1990, p. 144) ; l’ensemble des dispositions durables à quoi
on reconnaît une personne (Ricœur, 1990, p. 146).