L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité
intérieure ?
Résumé
La question de l’identité est inséparable d’un questionnement sur l’altérité et sur l’Autre en
soi. Lorsque Lévinas affirme que seule l’altérité enseigne, ne s’agit-il que de celle
d’autrui ? En faisant référence à Ricœur , Hegel et Sartre notamment, nous montrerons que
non seulement la voie est ouverte vers une altérité plus intime, mais aussi que le sujet est
soumis à des altérations qui remettent en question la permanence de son identité dans le
temps. De plus, nous verrons que l’identité se dissout et n’a de réalité qu’en opposition
avec l’altérité, cette dernière se logeant au cœur de la conscience et prenant la forme d’un
Désir absolu, voire un désir d’Absolu. Qu’est-ce donc que cette altérité intérieure pourrait
enseigner à l’être humain exilé en lui-même et tourmenté par sa propre étrangeté ?
Mots clés : identité altérité ipséité mêmeté enseignement.
Abstract
The question of identity is inseparable from that question of otherness and the Other in
itself. But when Lévinas says that "only otherness teaches"-is it just that of others? By
making reference to Ricœur, Hegel and Sartre notably, we will show that not only the way
towards a more intimate otherness is opened, but also that the subject has to change that
call into question the permanence of its identity over time. In addition, we will see that the
identity disappears and becomes real only in opposition with otherness, the latter will stay
at the heart of consciousness and taking the form of an absolute desire, even a desire of
Absolute. Accordingly, what could this inside otherness teach human being exiled in itself
and tormented by his own oddity?
Keys-words: identity otherness subject sameness teaching.
Sciences-Croisées
Numéro 2-3 : L’Identité
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité
intérieure ?
Muriel Briançon
Université Provence
(Département des Sciences de L’éducation ; UMR ADEF)
muriel.briancon@laposte.net
Muriel Briançon
L’altérité au cœur de l’identité : que peut enseigner l’altérité intérieure ?
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orsqu’Emmanuel Lévinas énonce que « seule l’altéri enseigne »
(Lamarre, 2006, p. 69), ne pense-t-il qu’à l’altérité extérieure, autrement dit
celle d’autrui (Briançon, sous presse) ? Cette affirmation est-elle
transposable dans le cas d’une altérité plus intime ? Ce qui est autre n’est-il pas
d’abord logé en soi plutôt qu’en autrui, affectant le caractère, l’identité et la
conscience même ? Et dans ce cas, que peut enseigner cette altérité intérieure ?
Nous verrons dans un premier temps que Lévinas n’exclut nullement une altérité
propre au sujet. Abandonnant ensuite Lévinas, nous montrerons, avec Paul
Ricœur, que le sujet est soumis à des altérations qui posent la question
problématique du maintien de l’identidans le temps. Si je ne suis plus assuré
d’être moi-même à l’avenir, suis-je déjà pour autant certain d’être moi-même
maintenant ? Nous verrons avec Hegel que l’identité n’a de réalité qu’en
opposition avec l’altérité et que cette dernière se loge au ur de la conscience. Si
l’identité et la conscience intègrent l’Autre, qu’est-ce que cette altérité intérieure
pourrait nous enseigner ?
1. L’être-enjoint ou la voix de l’autre soi-même
Selon nous, l’impossible transmission de l’idée de l’Infini dans l’expérience du
Visage (Lévinas, 1961) conduit inévitablement le sujet à opérer un retour sur lui-
même ; or, une première lecture de l’œuvre lévinassienne pourrait nous induire à
exclure cette réflexivité.
1.1. L’inévitable retour sur soi
Dans cet article, allant à l’encontre des commentaires traditionnels sur Lévinas,
nous tenterons de défendre l’idée que Lévinas évoque malgré tout l’altérité
intérieure.
1.1.1. L’inquiétude du sujet
A première vue, Lévinas n’envisagerait d’altérité qu’extérieure : l’autre est
premier, l’autre nous oblige, chacun est responsable devant l’autre (Lévinas,
1961). Une différence essentielle entre Sartre et Lévinas reposerait notamment sur
la priorité donnée à autrui par rapport à soi (Cohen, 2006). Alors que, dans
l’existentialisme, le pour-soi sartrien n’est jamais responsable pour ce qui ne lui
appartient pas, notamment l’autre, Lévinas donne la priorité à l’autre, ce qui
semble exclure un retour du sujet sur sa propre intériorité. P. Hayat l’énonce
d’ailleurs très clairement : « Ici, l’aventure du désir n’annonce pas un retour à soi »
(Hayat, 2006, p. 89). Pour J.-M. Lamarre également, « la subjectivité n’existerait
alors pas préalablement à la proximité » (Lamarre, 2006, p. 73) et la distinction
que fait Ricœur entre identité et ipséité n’aurait alors pas de sens chez Lévinas,
puisque le Moi du sujet lévinassien reste identique jusque dans ses altérations.
Rejetant en bloc une philosophie du Même et de la totalité, Lévinas semblerait
refuser le sujet, son intériorité ainsi que son altérité propre.
Nous souhaiterions montrer que Lévinas n’exclut pas, loin de là, non seulement la
subjectivité mais aussi une altérité plus intime. En effet, certains passages de son
œuvre suggèrent que le sujet, tourné dans un premier temps vers l’extériorité, est
L
Muriel Briançon
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amené à effectuer dans un second temps un retour sur lui-même : « c’est
logiquement que la singularité surgit à partir de la sphère logique exposée au
regard et organisée en totalité par le retournement de cette sphère en intérioridu
moi, par un retournement, si on peut dire, de la convexité en concavité » (Lévinas,
1961, p. 322). Ce mouvement de bascule de l’extériorité en intériorité annonce une
remise en question du sujet et la fissure de l’être au contact avec l’altérité
extérieure devient une inquiétude du sujet : « L’Autre dans le Même de la
subjectivité, est l’inquiétude du Même inquiété par l’Autre » (Lévinas, 1974, p.
47). Cette inquiétude intériorisée et assimilée n’est pas un simple sentiment
d’angoisse. Elle est pour Lévinas une brisure de l’être.
Ricœur, malgré ses critiques, reconnaît également que l’œuvre de Lévinas est
l’indispensable pendant de la phénoménologie, puisqu’après être allée du moi vers
l’autre, la pensée va de l’autre à moi et « ce mouvement d’autrui vers moi est
celui qu’inlassablement dessine l’œuvre d’E. Lévinas » (Ricoeur , 1990, p. 387).
Ainsi, bien que Lévinas soit généralement compris comme le penseur de l’altérité
extérieure absolue dans le cadre d’une relation du sujet à autrui, il a, nous semble-
t-il, indiqué la voie d’un retour réflexif du sujet sur lui-même. La relation à
l’altérité extérieure n’était donc que le moteur d’une inquiétude plus profonde et le
point de départ d’une remise en question du sujet. En d’autres termes, nous
délaisserons maintenant Lévinas pour envisager avec d’autres auteurs une altérité
plus intérieure.
1.1.2. De l’altérité d’autrui aux altérations identitaires
La relation à autrui oblige en effet le sujet à prendre conscience de lui-même et à
changer. L’autre entraîne le sujet dans un phénomène d’altération. L’altération est
un processus à partir duquel un sujet change et devient autre, en fonction
d’influences exercées par un autre, sans pour autant perdre son identité.
L’altération est un véritable processus de connaissance de soi qui commence
lorsque le sujet prend conscience que l’autre échappe à toute tentative de maîtrise :
« l’autre reste alors l’évidence de ce sur quoi je n’ai pas maîtrise » (Ardoino, 2000,
p. 194). Notre ambition de maîtrise1 s’oppose à l’expérience de l’hétérogénéité,
imposée à travers la rencontre avec autrui. En conséquence, la reconnaissance et
l’acceptation de l’autre, « altération (phénoménale, conçue comme jeu dynamique
et dialectique de l’autre, inscrite dans une durée), beaucoup plus encore qu’altérité
eidétique (seulement « idée » de l’autre) » sont inéluctables (Ardoino, 2000, p.
125). La reconnaissance de l’autre devient le moteur de l’altération. Faisant
référence justement à Lévinas, mais aussi à Freud, Lacan, M. Scheler, J. Ardoino
montre donc la différence entre altérité et altération. Si le langage courant connote
négativement le terme « altération », souvent associé à la perte de l’identité, de la
pureté, de l’intégrité et à l’aliénation, l’altération est pour J. Ardoino, comme pour
Lévinas, un processus éminemment temporel, synonyme de transformation, un
concept nécessaire pour rendre compte de l’action éducative et plus généralement
de toute forme de relation.
1 A noter que la notion d’ « effet pervers » change alors de signification : « si l’autre est
explicitement défini par sa capacité d’échapper à notre volonté de maîtrise, les effets
inattendus contrariants ne sont en rien pervers. Ils sont la chose la plus naturelle du monde,
ils sont la norme […] » (Ardoino, 2000, p. 194). L’altération s’accompagne nécessairement
de « négatricité » (Ardoino, 2000, p. 203).
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Mais, J. Ardoino se distingue de Lévinas, en faisant de l’altération un processus
intérieur dynamique d’invention-production du sujet qui se fait lui-même, à travers
notamment son projet et en reconnaissant son altérité intérieure. Tout sujet doit en
effet se situer par rapport à une bipolarité (identité-altération) avec tous les
déchirements, écartèlements, angoisses et résistances que cela suppose. Les
phénomènes d’identification, de transfert ou de forclusion en constituent autant
d’avatars. Il s’agit donc de reconnaître et d’accepter l’autre, qu’il soit externe
et/ou surtout interne : « la découverte de ce qui de moi m’est étranger est tout à fait
fondamentale, ou plus exactement fondatrice. Je ne suis pleinement moi-même
qu’avec la conscience de ma pluralité et de mes divisions » (Ardoino, 2000, p.
191). L’altération est alors la condition de l’affirmation de l’identité du sujet et de
son autorisation. L’identité, est alors largement plus « altération (mouvement,
processus, action, valeur en acte, dynamique, « modification », transformation,
formation) que simple reconnaissance de l’altérité (état, statut, potentialité,
essence) » (Ardoino, 2000, p. 191).
Pénétrons plus avant sur la piste de ces altérations fondatrices de l’identité du sujet
que J. Ardoino nous indique et que Lévinas ne faisait qu’évoquer.
1.2. L’altérité au sein de l’identité
Avec Ricœur, nous pourrons découvrir les paradoxes de l’identité qui nous
mèneront à envisager une altérité au sein même de l’identité du sujet. En
envisageant tour à tour trois traits grammaticaux du discours philosophique, il
développe l’herméneutique du soi selon trois axes majeurs que sont l’analyse, la
dialectique de l’ipséité et de la mêmeté et celle de l’ipséité et de l’altérité. Sans
reprendre tous les apports de Ricœur pour la philosophie du langage2 et la
philosophie de l’action3, nous essaierons seulement de comprendre comment la
dialectique de l’ipséité et de la mêmeté, point d’intersection entre la philosophie
analytique et l’herméneutique, conduit à introduire l’altérité au cœur de l’ipséité.
1.2.1. La dialectique de l’ipséité et de la mêmeté
Le face-à-face avec l’autre me renvoie à moi-même. Qui suis-je, sinon rien d’autre
que moi-même ? Ce moi-même dans lequel je suis enfermé et qui m’empêche de
rencontrer la totalité d’autrui pose tout d’abord le problème de l’identité. Qui suis-
je donc devant l’autre ? « Si mon identité perdait toute importance à tous égards,
celle d’autrui ne deviendrait-elle pas, elle aussi, sans importance ? » (Ricœur,
1990, p. 166). L’eccéité4, ce qui fait que je suis moi-même, est usuellement pris
dans le sens d’individualité, c’est-à-dire d’une identité relative. Ricœur dissocie
deux significations majeures de l’identité et nous rappelle les termes de la
confrontation. D’un côté l’identité comme mêmeté (latin : idem ; anglais :
sameness ; allemand : Gleichheit), de l’autre l’identité comme ipséité (latin : ipse ;
anglais : selfhood ; allemand : Selbstheit) : « l’ipséité, ai-je maintes fois affirmé
n’est pas la mêmeté » (Ricœur, 1990, p. 140).
2 Les études I et II de Soi-même comme un autre relèvent de la philosophie du langage sous
le double aspect d’une sémantique et d’une pragmatique.
3 Les études III et IV de Soi-même comme un autre relèvent d’une philosophie de l’action.
4 « Eccéité », du latin ecceitas et haecceitas, terme créé par Duns Scot pour signifier ce qui
fait qu’un individu est lui-même et se distingue de tout autre (LALANDE, 1926).
Muriel Briançon
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Mais, suis-je et serai-je toujours le même moi-même ? En d’autres termes, mon
moi restera-t-il toujours le même ? Cette dernière question pose alors
inévitablement le problème de la stabilité de mon ipse5 dans le temps. C’est en
effet avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre
ces deux versions de l’identité nous interroge. Si ce que je suis aujourd’hui ne
correspond plus à ce que j’étais hier, comment penser mon identité ? Pour
répondre à cette problématique, Ricœur élabore de son côté une dialectique de
l’ipséité et de la mêmeté.
L’équivocité du terme « identique » (lidem ou l’ipse ?) alimente les réflexions de
Ricœur sur l’identité personnelle et l’identité narrative, en lien avec la
temporalité. L’identité-idem, synonyme de mêmeté, s’oppose au différent, au
changeant, au variable, impliquant la question de la permanence dans le temps. La
notion d’identité-idem a deux composantes irréductibles l’une à l’autre : l’unicité
(identité numérique) et la ressemblance extrême (identité qualitative). Or, la
faiblesse du critère de similitude dans le cas d’une grande distance dans le temps
nécessite de faire intervenir une troisième composante, celle de « la continuité
ininterrompue entre le premier et le dernier stade de développement de ce que
nous tenons pour le même individu » (Ricœur, 1990, p. 141). Seul un principe de
permanence dans le temps peut conjurer la menace que le temps fait peser sur
l’identité. En conséquence, « toute la problématique de l’identité personnelle va
tourner autour de cette quête d’un invariant relationnel, lui donnant la signification
forte de permanence dans le temps » (Ricœur, 1990, p. 143). Ni la théorie de
l’action ni la philosophie du langage n’avaient permis d’appréhender l’identité
personnelle en relation avec la dimension temporelle de l’existence humaine.
L’ipséité du soi implique-t-elle une forme de permanence dans le temps
qui soit une réponse à la question « qui suis-je ? ». La thèse de Ricœur est que
l’identité, au sens d’ipse, n’implique pas un noyau non changeant de la
personnalité. En étudiant le caractère et la parole tenue, l’auteur fait l’hypothèse
que l’intervention de l’identité narrative est nécessaire pour maintenir la polarité
entre le pôle du caractère où idem et ipse coïncident presque et le pôle du maintien
de soi l’ipséité s’affranchit de la mêmeté. Du côté du caractère6, en effet, par
des processus d’intériorisation et de sédimentation des habitudes, préférences,
appréciations, qui annulent l’effet initial d’altérité ou du moins le reportent du
dehors dans le dedans, le caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité
qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement et la permanence dans
le temps qui définissent la mêmeté : « le caractère, c’est véritablement le « quoi »
du « qui » » (Ricœur, 1990, p. 147). L’ipse est ici recouvert par l’idem. Or, le
caractère a, malgré tout, une histoire, même si celle-ci est contractée. Le pôle
stable du caractère revêt alors une dimension narrative : « ce que la sédimentation
a contracté, le récit peut le redéployer » (Ricœur, 1990, p. 148). Du côté de la
parole tenue, la persévérance de la fidélité à la parole donnée signifie un maintien
de soi qui est une identité polairement opposée à celle du caractère. La tenue de la
promesse, justifiée éthiquement, semble constituer un défi au temps, un déni du
changement : là, ipséité et mêmeté cessent de coïncider.
En opposant la mêmeté du caractère au maintien de soi-même dans le temps,
Ricœur crée ainsi une « béance » de signification ouverte par la polarité entre deux
5 « Ipséité », du latin ipseitas, dérivé de ipse, moi-même, toi-même ou lui-même
(FOULQUIE, 1962).
6 L’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain
comme étant le même (Ricœur, 1990, p. 144) ; l’ensemble des dispositions durables à quoi
on reconnaît une personne (Ricœur, 1990, p. 146).
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