François Besset, Il était une fois le mal. La fracture ontologique 11/02/10 En tant que catholique pratiquant et professeur de philosophie, F. Besset s’est confronté à la question du mal. Le mal est un enjeu considérable, une source de scandale. En effet, pourquoi le mal, si Dieu existe ? Le problème du mal a été débattu par d’éminents philosophes, aussi bien des penseurs de l’Antiquité que des philosophes de la modernité comme Spinoza ou Leibniz. Il demeure néanmoins un mystère inépuisable qui touche à la foi. La question du mal est une question qui hante. S’attaquer au problème du mal est pour F. Besset une question de loyauté sur le plan intellectuel. Il s’agissait pour lui d’aborder la question du mal en se gardant d’une lecture chrétienne. Il a néanmoins été amené à adopter une perspective théologique. De fait, sur la question du mal, le discours philosophique est impuissant. Il y a une déloyauté ou une inadaptation de la philosophie à l’égard du mal. Le mal est-il un scandale pour le chrétien ? Plus exactement, c’est une question qui a passé l’âge d’être un scandale puisque le mal est assumé dans le sacrifice du Christ. L’homme n’est pas à la mesure de l’énigme du mal et du mystère de la rédemption qui s’offre à lui. Ainsi, le mal n’est plus tout à fait un scandale. Par contre, pour un homme qui fait usage de sa raison, le mal est le scandale absolu de la pensée, le moment où la pensée trébuche pour ne plus se relever. Les philosophes ont tenté d’occulter ce problème. La première partie du livre consiste en une approche du mal sur le plan ontologique. Il s’agit d’une approche de l’être qui se veut rationnelle, intellectualisée. Le mal fait-il ou non partie de l’être ? Est-il une réalité à part entière ? Pour Paul Claudel, le mal est ce qui ne compose pas. Le mal est alors considéré comme ce qui ne peut entrer dans aucun système d’intelligibilité ou de rationalité. Dès que le mal s’intègre dans un discours explicatif signifiant, il ne fait plus scandale et ce n’est le mal à proprement parler. La tentative philosophique pour aborder la question du mal aboutit finalement à la dissoudre. Sitôt que j’essaie de signifier le mal, de lui donner une raison d’être, le mal n’est plus le mal puisqu’il a sa place dans l’ordre du monde, dans la pensée de Dieu. Le mal ne peut pas être placé dans la totalité du projet divin. Toutes les fois que la raison humaine tente de s’emparer du mal, elle connaît un scandale aussi grand, sinon plus grand, que l’événement malheureux qui s’est produit. Le mal rend la raison scandaleuse dans sa tentative pour l’expliquer et pour s’en emparer. La question du mal est une déroute perpétuelle de la pensée. L’émergence du mal est une déroute annoncée de la raison. Face à quelque chose d’inattendu, la raison développe une rationalité qui s’efforce de faire face à cette surprise afin de dissoudre ce que l’inattendu a d’anxiogène. Il y a ainsi une déficience de la raison face au mal qui est comme une ombre d’anxiété jetée sur la pensée. Plus la raison cherche à résoudre la question du mal, plus elle s’en angoisse et plus elle s’appauvrit. Dans la perspective leibnizienne, le mal a sa place, comme une ombre qui rehausse la lumière. Le mal revêt alors une connotation esthétisante. Leibniz inscrit ainsi le sens du mal dans une perspective esthétique. Il opère une justification du mal en le présentant comme ordonné au bien voulu par Dieu. Les choses rentrent ainsi dans l’ordre pour satisfaire la raison. Il y a là un principe de raison suffisante qui affirme que tout conspire au meilleur. Le mal est intégré dans cette perspective. 1 Dès lors qu’il n’y a pas d’objectivité du mal, il est facile de le décliner en de multiples formes subjectives. Chez Spinoza, le mal est considéré comme une représentation de l’imagination. Cette production de l’imagination résulte du fait que les hommes sont insatisfaits de leur sort et passent leur temps à démoniser le réel et à insulter la nature humaine. Cela nous conduit à nous tranquilliser sur la question du mal. Il y a aussi l’idée de se convaincre que ce qui nous arrive de mal n’en est pas. Celui qui s’élève à un haut degré de conscience échappe au mal. On en arrive à évacuer la question du mal. Il y a ainsi beaucoup d’astuces rhétoriques de la raison pour se débarrasser du problème du mal. Le mal est ramené à une réalité strictement subjective et temporelle. Selon Spinoza, le tremblement de terre a sa place dans la nature. Les hommes ont néanmoins une responsabilité dans la gestion des catastrophes naturelles dont il s’agit de limiter l’impact. On peut aussi supposer que l’événement a un sens dans l’économie du monde. Au-delà du mal physique se pose le problème du mal métaphysique. Le monde dans lequel nous vivons est un monde imparfait. Dieu a voulu que nous vivions dans ce monde afin d’aspirer au ciel. En effet, heureuse est la faute d’Adam qui nous a valu un tel rédempteur ! Le véritable problème est finalement le mal moral. Comment un cœur, une âme, une conscience peuvent délibérément vouloir le mal pour lui-même ? C’est le problème de la damnation. Il n’y a pas de philosophie pour comprendre la damnation. Pour Leibniz, le problème de la damnation ne se pose pas parce qu’on est tous damné. Le Christ ne viendra d’ailleurs en sauver que quelques-uns. Leibniz joue à la fois sur un tableau théologien et sur un tableau culturel. On rejoint ici la thèse calviniste originelle de la prédestination selon laquelle Dieu a décidé dès le départ de qui sera sauvé et de qui sera damné. C’est l’idée centrale du mouvement quiétiste. Il s’agit d’insister sur la nécessité de s’en remettre à la grâce de Dieu. Cependant, on est dans le cadre d’une vision quasi fataliste du salut qui vient nourrir un christianisme mortifère et morbide. On voit finalement que le problème du mal est évacué dès lors qu’il est partout et que tout le monde est perdu. Suivant la vision philosophique, le mal ne peut s’inscrire dans aucune ontologie. Ou bien il s’ordonne à la raison mais s’il devient compréhensible, ce n’est plus du mal. Ou alors il émarge à côté de l’être, dans le non-être ou l’imagination. Puisque le mal n’est pas pensable dans une ontologie, comment y réfléchir ? Il convient de ne plus rechercher une philosophie de l’être mais de penser le mal dans une réflexion de la relation. On entre alors dans une nouvelle perspective selon laquelle le mal caractérise la relation et on s’oriente ainsi vers une dimension théologique. L’intuition est la suivante : deux instances x et y sont en relation. Il y a alors trois possibilités : ou bien ils sont de concorde, ou bien ils sont indifférents l’un envers l’autre, ou bien ils sont en discorde. La discorde est une relation qui va dans un seul sens et qui n’est pas honoré de l’autre. Dans cette perspective, le mal est la figure d’une relation brisée. L’image la plus commune et la plus forte pour illustrer cette idée est la relation amoureuse vécue dans un sens unique. On est alors dans la souffrance. On peut transposer cette image à la relation de Dieu avec l’humanité pécheresse. Pour réfléchir sur le mal, nous pouvons nous appuyer sur le texte de Saint Anselme De casu diaboli, c’est-à-dire De la chute du diable ou Du cas du diable. Cette réflexion est orientée dans la direction d’une entité personnalisée. On n’est plus dans le cadre de catégories qui peuvent faire l’objet d’une relativisation. On est passé à un mode majeur de pensée du mal. A l’époque de la deuxième croisade au XIème siècle, Saint Anselme 2 développe l’idée que le mal se pense dans les termes de la relation. Il l’explique au moyen d’un dialogue entre un maître et son disciple qui lui demande : si Dieu créateur est bon, comme expliquer, non pas qu’il y ait du mal, mais qu’il y ait un diabolus, c’est-à-dire une créature qui s’est détournée de Dieu alors même qu’elle a tout reçu de Dieu ? D’où vient le diable dès lors qu’aucun mal ne l’a précédé ? Comment le diable a-t-il fait l’expérience du mal ? D’où lui vient sa volonté perverse, alors que la volonté de chaque créature est fondamentalement bonne ? Lucifer, porteur de la lumière de Dieu, est avisé de la gloire de Dieu. Dans une perspective chrétienne, on ne peut pas douter un instant qu’il s’agit d’une entité personnalisée. L’enjeu est très fort. En effet, à ne tenir le mal que comme une image, on ne rejoint plus le mystère de la relation de l’homme à Dieu. Le mal nous éveille au problème de l’altérité. Le mal est le signe que Dieu n’a pas plaisanté avec l’altérité. En quoi est-il décisif de faire du mal une entité personnalisée et non une entité générique ? Comment expliquer l’émergence du mal à partir de rien qui ne le préfigure ? Dieu est créateur de créatures qu’Il veut élever à sa dignité. Toutes les créatures sont invitées à rejoindre la grandeur de Dieu. Il y a alors deux temps : celui où l’on donne la vie, l’existence, l’être, et celui où l’on attend que le créé naisse à la relation, vienne à la relation, s’empare de la relation ou la désire. La création de Dieu ne cesse d’appeler la créature à dépasser son rang de créature et à s’élever à la relation avec le Créateur. La création divine se double d’une dimension de pédagogie. L’image de l’enfant est à cet égard très éclairante. En effet, les parents attendent que l’enfant s’empare de la relation qui a préfiguré sa venue au monde, qu’il aime l’amour dont il est aimé. C’est là que la possibilité est donnée à la créature de s’en détourner. Prenons l’exemple d’une scène de catéchisme. Le catéchiste cherche à intéresser les enfants, à les faire entrer dans la relation. Il choisit de leur donner un bonbon qui doit faire le lien entre les enfants et la personne qui leur donne des bonbons. Les enfants sont ainsi invités à partager l’intention du catéchiste qui est de les éveiller au message dont il est porteur. Dans les Evangiles, le Christ commence par faire des miracles mais le miracle n’est qu’un signe. Celui qui se laisse conduire par l’intention pédagogique et charitable reconnaît que le miracle n’est pas important, bien plus c’est la promesse qui l’est. A l’inverse, la réaction peut aussi être de redemander des bonbons. Le vrai sens du bien, c’est d’entrer dans la relation avec celui qui donne. Satan n’a pas pu haïr Dieu puisque la haine n’existait pas. Il y a cependant deux types de mouvement d’amour : un mouvement spontané et un mouvement lent, où le merci est donné à contre cœur. C’est dans ce décrochage que le mal commence à se produire, comme une ardeur amoureuse qui s’est refusée au don, à la relation. Le mal devient alors une entité en personne et non pas une généralité. Il est très important de porter un regard de loyauté sur le mal en posant la question de son origine comme la question du mal en personne. Le mal porté en personne est aussi le mal qui se double d’un pouvoir incroyable, celui de la parole qui l’amène à nier ou mentir. On en arrive à blesser la relation en la faisant mentir. Le mensonge apparaît en effet comme la possibilité en parole de détruire un monde et d’en faire naître un autre. Satan s’est proposé un univers nouveau par la parole. Cela s’appelle se mentir à soi-même. Le vertige naît lorsqu’on en arrive à se persuader de la vérité de son mensonge. Notre Dieu n’est pas un Dieu solitaire mais un Dieu qui veut l’altérité. La figure trinitaire de Dieu l’annonce. Mais l’altérité se joue dans l’espace de la parole. Quand la 3 parole peut faire l’objet d’un mensonge, la relation est pervertie et l’agent du mal a sa place, en regard de Dieu. Le personnage de Satan éveille deux modalités du discours humain : une modalité logique, le logos, qui consiste à expliquer et à comprendre, et une modalité narrative, le mythos, qui raconte une histoire. La question du mal confronte ces deux modalités discursives de l’homme. De fait, on a toujours un discours double et il ne s’agit pas de dissoudre l’un par l’autre. Le problème est que le discours de Satan cesse d’être explicatif pour être narratif. Le mal nous renvoie ainsi à deux fonctions irréconciliables de la pensée. Il nous permet de balayer l’étendue de ce dont notre pensée est capable dans ces deux modalités discursives irréductibles. L’homme est à la fois rationalité et narration. Il faut également bien voir que la dimension de l’histoire, du temps est une dimension humaine fondamentale à travers laquelle Dieu nous parle. L’évocation du mal dans la pensée chrétienne est la démonstration que Dieu ne plaisante pas avec l’altérité, en lui permettant de se détourner de Lui. Le mal est une sorte de démonstration par l’absurde que l’altérité est voulue par Dieu. Dieu nous a créé libre, d’une liberté scellée dans une relation, relation que l’homme peut refuser. Dieu a pris le risque d’être rejeté par l’homme. Il nous invite à une dignité qui n’est à vivre que dans la relation qu’Il nous propose. F. Besset considère qu’il ne peut pas penser le mal sans Dieu. Sinon, on développe une vision relativisée qui donne lieu à toutes les postures possibles et imaginables. On en arrive à une époque qui a nié Dieu et le mal mais qui apparaît comme le siècle des génocides. Qu’adviendrait-il de l’homme s’il n’existait pas un diable pour en justifier ou en comprendre le mal ? Si le diable est évacué, l’homme est responsabilisé par le mal, alors que l’homme n’est que blessé par le mal à l’origine. La présence d’une origine satanique, même symbolique, sauve l’homme de l’angoisse et de la névrose. L’homme n’est plus le juge de son frère qui n’est pas l’auteur du mal qu’il commet. Certes, l’homme fait un choix mais sa décision est toujours prise de façon plus ou moins passionnelle, jamais en pleine conscience. Parler du mal sans parler de Dieu, c’est se heurter à une lecture relativisée du mal. La réflexion de Hannah Arendt à propos du procès Eichmann met en évidence une stratégie du mal, en opposition à la découverte de l’altérité qui est d’abord la découverte d’un visage. Levinas affirme en effet que le visage de l’autre correspond à l’espace éthique infini. La stratégie du mal, c’est alors de parvenir à un mode de réalisation anonyme, organisationnel où l’homme n’est plus qu’un fonctionnaire déresponsabilisé qui fait ce qu’il a à faire sans se préoccuper du reste. C’est faire preuve d’inconscience. En effet, on ne doit obéissance que dans la mesure où cela ne heurte pas notre conscience. H. Arendt a mis en avant l’idée de barbarie ordinaire. De fait, on a civilisé la barbarie, on l’a anonymée, banalisée et ainsi presque autorisée. Eichmann s’est revendiqué d’un droit de conscience. En tant que fonctionnaire nazi, il a affirmé n’avoir fait que son devoir. Il considère ne pas avoir seulement assumé une fonction mais avoir précisément accompli son devoir jusqu’au bout, en son âme et conscience. Il s’est en outre réclamé de l’impératif catégorique kantien selon lequel il faut agir de telle sorte que la maxime de l’action valle comme loi universelle. Mais dans le cas d’Eichmann, le principe de l’universalité de la maxime est incompatible avec la Shoah. On ne sort pas indemne à la fois du rejet de Dieu et de la relativisation du mal qui nous blessent en profondeur. De fait, nous avons besoin de Dieu pour mettre un frein au 4 mal. Le fait de rejeter Dieu rend perméable et vulnérable au mal. L’expérience la plus immédiate de cette idée est celle de l’offense subie et de la réponse en pardon à lui opposer. On est tous blessé par le mal et on se blesse sans le savoir et souvent sans le vouloir. Comment réagir au mal ? Par le devoir du pardon qui n’est possible qu’en regard de Dieu, j’arrête la contagion du mal. Nous ne pouvons pas y arriver par nous-mêmes. Nous devons jouer une croyance sur un autre mode qui est celui de Dieu. Pour Hume, les vérités dans le domaine de la pensée humaine font leurs preuves, c’est-à-dire qu’elles délivrent de la névrose. La pratique du pardon libère de la névrose de l’offense. Sans Dieu, je ne peux pas pardonner à mon frère qui m’a blessé. Le mal ne vient pas de l’homme alors quel est le poids de sa responsabilité ? L’homme est dans le temps. La responsabilité de l’ange est immédiate car il a tout vu et tout voulu en un instant. Pour l’homme, le péché a occulté son intelligence. Il faut du temps à l’homme pour cheminer dans son vouloir. Celui qui dit non et qui finit par faire ce qui est juste fait la volonté de Dieu. Nous éprouvons des situations de révolte, de faiblesse, de péché mais cela ne veut pas dire que nous en avons l’entière responsabilité. La vie nous rattrape dans notre responsabilité. La responsabilité s’apprend d’elle-même, elle apprend à se vouloir elle-même, à se déclarer dans le temps. Il y a plein de facteurs que nous ne maîtrisons pas sur le moment. L’homme fait cette expérience unique de l’espérance, tandis que les anges sont d’ores et déjà dans l’amour. La question du péché originel pose le principe d’une humanité solidaire, dans le bien comme dans le mal. Dieu a créé mais il n’a pas achevé sa Création. Il laisse l’humanité l’achever. L’humanité est marquée par la solidarité entre les individus d’une même génération et entre les générations. Le péché originel, c’est la remise en cause de la confiance qui entoure la relation. L’homme est en lui-même porteur de ce doute à l’égard de toute relation. Nous doutons de notre rapport à Dieu, à ceux qui nous entourent, à notre vie. Nous doutons que notre existence soit associée à un bonheur que Dieu veut pour nous. Il nous est finalement difficile de faire confiance à ce que nous ne voyons pas. 5