Le langage des répétitions : observation ethnographique des

publicité
Serge Katz
Centre de Sociologie Européenne/Campus Pouchet
59, rue Pouchet
75017 Paris
sergekatz@yahoo.
Le langage des répétitions : observation ethnographique des interactions
verbales au cours de l’apprentissage du comédien
Une enquête sur les écoles de théâtre qui ne s’appuierait que sur une série d’entretiens ou qui
mobiliserait une observation ethnographique trop rapide pourrait conduire à surestimer la
virtuosité pratique requise de l’élève-comédien dans les salles de classe. Quand, au cours Florent
à Paris, au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris ou à la Hochschule für
Schauspielkunst « Ernst Busch » de Berlin, on ne porte l’attention que sur les aspects les plus
insolites des répétitions, tout semble indiquer que l’apprentissage de l’acteur - exposé aux regards
de ses camarades, sommé de réagir rapidement aux indications du professeur et peu encouragé à
discuter des gestes qu’il s’apprête à exécuter - procède d’une « transmission (…) sur le mode
pratique, sans passer par la médiation d’une théorie, sur la base d’une pédagogie largement
implicite et peu codifiée. » L’enquêteur peut alors facilement croire assister à la transposition
dans ces écoles de la « prise de pouvoir du metteur en scène sur le corps de l’acteur ». Cependant,
une telle conception du travail de l’élève-acteur suppose de ne prendre en compte que les phases
les plus spectaculaires de la pratique et, au contraire, de minimiser le rôle des discussions, des
essais, des ajustements et des corrections. Tout en se gardant de rechercher dans le langage des
répétitions une intention première « inscrite en germe dans une inspiration originelle », il s’agit
dès lors de souligner la diversité des formes et des fonctions des médiations langagières utilisées
au cours de l’interaction. L’enquête ethnographique ne délivre certes pas « une "vérité", une
"essence" des pratiques, des représentations, des opinions, des enquêtés qu’il faudrait pouvoir
observer in situ ("entre eux" ou "dans leur for intérieur") et à leur insu », mais elle est alors un
moyen décisif pour restituer – autant que faire se peut – le rapport dialectique et continu entre les
objets matériels et symboliques que les acteurs produisent, les intentions qui les guident et les
interactions que ces objets focalisent.
Un langage performatif : le « sous-texte »
Je commencerai l’exposé des techniques langagières utilisées au cours des répétitions par
la description d’un problème rudimentaire qui se pose régulièrement aux élèves des trois écoles
observées : celui de la correction des gestes et des intonations puis de leur fixation. On relève tout
particulièrement ce type de problème lorsque le professeur cherche à corriger l’élève pour lui
insuffler un type de jeu qu’il pense plus approprié. Dans ce genre de situation, le professeur
reprend les intonations ou propose une gestuelle à son élève, de façon parfois très démonstrative.
Le langage a bien évidement ici un rôle décisif à travers les commentaires qui accompagnent
l’exposition par le professeur du modèle qu’il propose à son comédien. Cependant le rôle décisif
du langage ne concerne pas seulement la communication du metteur en scène vers le comédien. Il
intervient aussi dans la recréation par ce dernier des actions qu’il doit réaliser.
En effet, entre la démonstration du professeur et la correction du geste ou de l’intonation par
l’élève, on assiste très souvent à un phénomène moins anodin qu’il n’y paraît au premier abord :
la formulation très rapide par l’élève d’un énoncé alternatif au texte qu’il doit jouer. Un exemple
permettra de clarifier ce procédé utilisé par les élèves. Une réplique telle que : « Pouvez-vous me
répéter, je n’ai pas bien entendu ? » ne signifie pas obligatoirement que la personne demande
véritablement à son interlocuteur de répéter ce qu’il vient de dire. En dehors de tout contexte, un
tel énoncé est susceptible d’une multitude de significations. L’accentuation de certains mots dans
la phrase contribue alors grandement à l’exprimer. Si l’élève cherche à signifier un étonnement, il
remplace alors sa réplique par une phrase plus courte du type : « Je ne le crois pas ! » ou
« Impossible ! », « Non ? », etc., phrases censées retraduire de façon personnelle l’incrédulité
implicite signifiée par le texte original. Cet énoncé alternatif, qui n’est pas le texte lui-même, est
une traduction personnelle de sa signification avec les mots propres de l’élève. Cette traduction
lui sert à transposer rapidement l’intonation ou les gestes qui l’accompagnent sur la phrase du
texte original, de façon à en accentuer les éléments significatifs.
Cette objectivation verbale, transcription quasi-simultanée du geste (au sens large) en mot
d’ordre, peut, à un certain niveau d’observation, se présenter comme déjà synthétique dans sa
forme : elle ne s’apparente pas à une explication analytique ou à un commentaire du geste, mais
se concrétise déjà sous la tournure d’une recréation verbale analogue dans son contenu à ce que le
geste exprime. Dit autrement, le geste n’est pas alors analysé – du moins pas visiblement pour
l’observateur -, il est soutenu par un modèle verbal équivalent dans son sens.
Ce type de phases montre néanmoins que l’élève doit reconnaître les intentions de jeu avant de
les interpréter. La profération rapide de ces médiations langagières simples lui servent en premier
lieu à objectiver sa compréhension, avant de le guider, quasiment simultanément, dans la
nouvelle action à effectuer.
Ce genre de procédé, qui est en général très bref au moment de la correction en répétition,
est également utilisé pour reproduire un geste ou un arrangement de gestes que l’élève a trouvé
par lui-même. On voit alors l’élève se guider par une phrase mot d’ordre qui dirige le sens de son
mouvement. Plus généralement, le rôle décisif de ces formules motrices peut s’étendre à d’autres
phases de la répétition. Ce procédé est particulièrement visible à la « Ernst Busch », l’école
berlinoise, car il est systématisé dans une méthode, celle du « sous-texte », méthode héritée du
metteur en scène russe, Constantin Stanislavski. Il s’agit alors, à coup d’essai, de mises en place
et de corrections, de procéder au remplacement progressif du texte de théâtre par une série de
reformulations personnelles, propres à l’élève et à sa perception de la situation dramatique. Puis,
au fil des jours, au fur et à mesure que les actions de la scène sont arrangées, les éléments du
sous-texte cèdent à nouveau leur place au texte original.
D’une certaine façon, le sous-texte, cette trame langagière qui sous-tend les actions sur scène,
joue alors le même rôle qu’une liste, un plan ou un brouillon. Une fois élaboré, il décharge
l’élève de l’effort de compréhension du texte, l’assure de ses intentions de jeu, et lui permet de
passer à l’action effective. Cependant, ce plan a un caractère évolutif : les parties de sous-texte
changent au fur et à mesure de la répétition. Ce plan est également fragmentaire : seules certaines
parties de la scène sont effectivement soutenues par des bribes de sous-texte. Enfin, ce plan n’est
pas arrêté avant de jouer mais est constamment recréé et modifié par le jeu qu’il supporte.
De plus, le degré et la forme d’objectivation du sous-texte sont également variables. Certaines
phases des répétitions font complètement appel à un remplacement du texte original par des
formules de sous-texte, d’autres ne le font émerger qu’à des moments temporaires, quand l’élève
s’assure de la bonne compréhension du texte, d’autres enfin, ne le font pas apparaître, du moins
sous une forme verbalisée que l’enquêteur pourrait recueillir. De même, si le sous-texte
s’extériorise le plus souvent sous une forme orale, perceptible pendant les répétitions, il prend
également une forme écrite, lisible sous forme d’annotations sur les textes des élèves, à côté des
biffures et des commentaires. Enfin, on peut également avancer que le sous-texte est activé sous
une forme pensée, bien qu’alors, l’observateur ne puisse le confirmer qu’à froid, après son usage,
pendant les entretiens.
Le degré et la forme de l’objectivation du sous-texte sont ainsi dépendants des fonctions qu’il
remplit au cours de la répétition. Le sous-texte est d’autant plus objectivé qu’il sert à assurer la
détermination des intentions. Il l’est d’autant moins que le jeu lui-même et les objets matériels et
symboliques dont l’acteur se sert comme repères de son action - à commencer par le texte – sont
investis des valeurs accordées auparavant au sous-texte et, dès lors, tendent à le remplacer.
On le voit bien : le sous-texte est à certains moments le produit de la répétition, quand il sert à
objectiver la compréhension de la situation dramatique. Il est à d’autres un moyen d’action, un
instrument, qui sert de support aux gestes de l’élève. Enfin, cet instrument est amené à
disparaître, au moins partiellement, quand il est progressivement remplacé par d’autres repères de
l’action dramatique (texte, objets sur scène, partenaires, etc.).
Le sous-texte entre action et communication
Tel que je viens de le décrire, le sous-texte apparaît comme un instrument performatif et
personnel, mobilisé par l’élève-acteur pour accomplir ses actions. Mais il a également une autre
fonction, essentielle : la communication entre l’élève et le professeur.
En effet, pour le professeur, la connaissance du sous-texte de l’élève permet d’accéder à ses
intentions. Le professeur s’assure de leur détermination et de leur contenu en obligeant l’élève à
expliciter les énoncés de sous-texte qui guident son action. Ceci est encore particulièrement le cas
à la « Ernst Busch », quand les professeurs exigent de leurs élèves qu’ils jouent une scène entière
en substituant leur sous-texte au texte original. La discussion du sous-texte élaboré par les élèves
permet alors une intervention sur leur interprétation, non pas en critiquant frontalement les
actions, les gestes ou les attitudes que ceux-ci ont produits, mais en discutant des motifs qui les
guident.
L’intervention sur le sous-texte n’est d’ailleurs, la plupart du temps, pas aussi volontaire. En
effet, si j’ai décrit l’utilisation systématique de la méthode du sous-texte au sein de la « Ernst
Busch », cette méthode est également spontanément utilisée par les professeurs des écoles
françaises, sans qu’ils le revendiquent pour autant. Ainsi les professeurs du Conservatoire qui, au
cours des entretiens, réfutent très souvent toute utilisation d’une quelconque méthode, ont
cependant, tout comme leurs collègues allemands, constamment recours à des traductions
personnelles des dialogues, traductions très assimilables à des propositions de sous-texte que
l’élève peut s’approprier comme motif de jeu.
Pour illustrer cette idée, je donnerai l’exemple d’une direction de Richard III de Shakespeare par
un professeur du Conservatoire. Il s’agit de la scène 2 de l’acte I. Dans cette scène fameuse,
Richard, qui a assassiné Henry VI et son fils Edouard, arrête le cortège funèbre du roi pour
séduire sa belle-fille, Lady Anne. Au cours de la répétition, le professeur commente les
dialogues, afin d’en faire comprendre le sens à la comédienne qui interprète Lady Anne. Ainsi la
réplique : « Démon infect, de par Dieu, hors d’ici, ne nous trouble pas »que Lady Anne lance à
Richard quand ce dernier ose stopper le convoi mortuaire du roi, est traduite par : « Pourri,
dégueu ! », formule plus apte à être immédiatement saisie par la comédienne. Le professeur
compare Lady Anne à un enfant qui cherche à confondre son adversaire par l’insulte, mais qui
échoue. Il commente : « C’est un ratage dans la nomination. Comment nommer l’innommable ?
Au fond, il l’infantilise. Elle est comme un enfant quant aux injures. Elle n’a pas les mots,
comme un petit garçon qui dit : "méchant !" ». Ici aussi, cette formule (« méchant ! ») peut être
saisie comme élément de sous-texte par l’élève. Plus loin dans la scène, Richard se prétend
innocent des crimes qu’il a commis : « Accorde-moi, divine perfection de femme, de me
disculper par le menu de ces prétendus crimes ». La réponse de Lady Anne dans le texte original
est : « Accorde-moi, difforme infection d’homme, d’inculper par le menu ta maudite personne de
ces crimes avérés ». Le professeur traduit l’étonnement de Lady Anne : « De ces "prétendus
crimes"? De ces crimes connus ! Comment ça on suppose ? On suppose rien du tout ! Connus,
nom de Dieu ! » et ajoute un commentaire qui, lui aussi, peut être assimilé comme sous-texte par
l’actrice qui interprète Lady Anne : « Encore une évidence qu’il remet en cause ! ». Puis
interprétant la stupeur de Lady Anne devant le ton qu’adopte Richard, il transpose encore une
autre formule sur celle du texte original : « On était venu jouer une scène, il en joue une autre ! Il
me joue une scène d’amour ! ».
Cette description des commentaires d’un professeur dans une salle du Conservatoire est très
partielle. Mais elle montre ce phénomène très ordinaire au cours du travail de répétition : la
réitération par le metteur en scène de motifs langagiers, susceptibles d’être réintégrés par le
comédien comme formules motrices pour guider son jeu. La forme « sous-texte » qui, à
proprement parler, est une traduction des répliques, est une formulation spontanée du professeur,
qui accompagne les commentaires plus analytiques et distanciés. Et si, en règle générale, le soustexte est expressément nommé comme tel à partir du moment où il soutient le jeu du comédien, le
metteur en scène est néanmoins celui qui a le plus recours au sous-texte sous une forme
clairement verbalisée, étant celui qui parle le plus au cours des répétitions.
Intimement liées aux commentaires du metteur en scène, les formules de sous-texte sont, de
même, intimement liées, pour le comédien, à l’action qu’elles accompagnent. De ce point de vue,
le sous-texte est véritablement le point de rencontre entre les analyses du metteur en scène et le
jeu du comédien. Les professeurs interviennent ainsi sur le corps de l’élève, non pas directement,
mais en modifiant ou en créant, souvent involontairement, les motifs qui guident son action, ceci
sans désigner les gestes ou les qualités physiques que l’élève devrait être capable de figurer.
La déconstruction des situations de jeu
En décrivant la technique du sous-texte, j’ai voulu montrer que l’appropriation pratique du texte
de théâtre par l’élève-acteur suppose « la présence polymorphe et plurifonctionnelle du langage »
au cours des répétitions. D’une part, le sous-texte prend des formes diverses, plus ou moins
objectivées. D’autre part, la fonction performative du sous-texte est, comme on l’a vu,
indissociable de sa fonction communicative, quand le professeur-metteur en scène discute de la
signification des motifs de l’élève ou propose ses propres mots d’ordre.
Or pour toute répétition, l’intervention du metteur en scène va au-delà d’une scansion de mots
d’ordre dont l’élève se saisirait aussitôt. L’assimilation des dispositions et stratégies fictives du
personnage nécessite aussi une analyse des dialogues, un travail de déconstruction des situations
dramatiques et de mise en rapport progressive de ces situations avec l’expérience propre des
élèves. Ce travail d’analyse s’effectue au cours des phases de lecture collective « sur table »,
avant la phase pratique des répétitions. Il est répété régulièrement pendant et après les répétitions,
tout au long de leur avancement, pendant les pauses, parfois même, pendant les repas. À
nouveau, quand le travail d’explicitation a lui-même avancé, les discussions prennent pour objet,
parfois expressément, parfois involontairement, les formules de sous-texte que chacun a
échangées pour commenter le texte.
Plus distanciées des enjeux directement pratiques, ces discussions font intervenir des arguments
« théoriques » plus élaborés. Elles mobilisent un langage plus analytique que les formules de
sous-texte qui, elles, plus synthétiques, économisent le discours pour s’appliquer immédiatement.
Ces discussions constituent donc une autre dimension des échanges verbaux entre élèves et
professeur.
Certes, selon les écoles observées, le temps accordé aux discussions entre professeurs et élèves
est inégal. Ainsi, au sein de l’école allemande, le nombre réduit d’élèves par salle de répétition et
par professeur – rarement plus de quatre élèves – permet une régularité dans l’explicitation
collective des situations dramatiques et l’examen de la performance de chacun. À partir des
lectures à l’italienne - avant la mise en place pratique du texte – jusqu’à la représentation finale,
les discussions rythment l’élaboration des scènes et s’intègrent à l’évaluation générale des élèves.
Au Conservatoire ou au cours Florent, où les élèves sont deux à trois fois plus nombreux, les
professeurs éprouvent bien plus de difficultés à s’attarder également sur tous les travaux en cours.
Il faudrait ici développer pour montrer que la capacité inégale de ces écoles à intensifier les
interactions entre professeurs et élèves et, par conséquent, à mobiliser les échanges langagiers
comme moyens d’élaboration des situations dramatiques, ne renvoie pas seulement à
l’organisation des répétitions, mais, de façon plus générale, s’articule avec l’organisation des
classements scolaires, de l’évaluation et de l’objectivation des apprentissages. Cependant, quelles
que soient l’extension et la régularité de l’objectivation des intentions de jeu, l’observation
comparée des répétitions dans chaque école montre que les méthodes employées empruntent des
voies similaires. Dans chaque école en effet, l’objectivation langagière et l’engagement dans
l’action ne sont pas deux logiques opposées. La « réflexivité » et le « sens pratique » de l’acteur
correspondent à des moments dialectiques qui, tour à tour, définissent les instruments et
produisent les résultats de l’activité artistique.
Téléchargement