Introduction : la demande d`accompagnement TCC Classification ou

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Éric GRAFF
psychologue scolaire
[email protected]
Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté
École Émilie du Châtelet
9 avenue de Lyon — 57 070 METZ
CONDUITES ET COMPORTEMENTS — POUR Y VOIR MOINS
« TROUBLE »
Document servant de base à mes interventions dans la formation des auxiliaires de vie
scolaire pour traiter la question des troubles des conduites et des comportements.
Introduction : la demande d’accompagnement TCC
Lorsque vous arrivez pour la première fois dans une école pour un élève qui présente un
trouble des conduites ou des comportements, vous ne connaissez rien ou presque de l’histoire
qui précède.
Vous savez seulement que c’est la MDPH qui a reconnu le besoin et l’Éducation nationale qui
vous nomme sur le poste. Qui dit MDPH dit handicap et compensation. Or les enfants atteints
de TCC se considèrent rarement comme « handicapés ». Leurs parents voient bien les
difficultés. Mais ils sont généralement réticents à les inscrire dans le champ du handicap.
En réalité, le handicap, c’est l’enseignant(e) qui le vit. C’est lui ou elle qui se plaint de la
conduite d’un enfant qui perturbe, c’est-à-dire qui « trouble » littéralement la classe. Au
départ du processus, le trouble et le handicap ne sont donc pas du côté de l’enfant. C’est
l’école qui éprouve le besoin d’une compensation.
Avant la loi de 2005, il était possible à un enseignant de « signaler » son élève difficile à des
instances chargées de traiter le handicap. Aujourd’hui, seuls les parents sont qualifiés pour
déposer une demande.
On arrive de la sorte assez souvent à une situation paradoxale : l’enfant se sent très bien
comme ça, les parents plus ou moins, et c’est l’équipe enseignante qui déploie beaucoup
d’énergie pour les convaincre de contacter la MDPH. Dans certains cas, les parents mettent
longtemps à se décider. Et même quand ils se décident, ils ne s’approprient pas forcément
cette demande qu’ils ont déposée sous la pression.
Au bout de la chaîne, vous pouvez vous retrouver avec un enfant qui, lui, n’a rien demandé du
tout. Vous allez lui dispenser un service qu’il perçoit non pas comme une aide, ni même un
accompagnement, mais comme une entrave.
Pour travailler auprès d’un enfant qui n’a rien demandé, et dont les parents n’ont fait que
céder à la pression de l’école, vous allez déployer des trésors de diplomatie…
Tout ce que vous savez de lui, c’est qu’il présente un « trouble », et que ce trouble, ce n’est
pas lui qui le ressent, mais son entourage. De plus, comme on va le voir, la catégorie
« troubles des conduites et des comportements » (TCC) n’est pas facile à définir.
Classification ou « Nosologie »
Il faut cependant que nous nous accordions sur un minimum. Je vous propose de partir d’une
classification. De la sorte, nous délimiterons les genres.
Il existe différentes classifications, inutile de les détailler. Retenons pour l’exemple celle de la
CFTMEA (Classification Française des Troubles Mentaux de l'Enfance et de L'Adolescence).
Procédons par élimination. La classification comporte 9 chapitres :
1. Autisme et troubles psychotiques
2. Troubles névrotiques
3. Pathologies limites
4. Troubles réactionnels
5. Déficiences mentales (arriérations, débilités mentales, démences)
6. Troubles du développement et des fonctions instrumentales
7. Troubles des conduites et des comportements
8. Troubles à expression somatique
9. Variations de la normale
Les troubles des conduites et des comportements sont détaillés au chapitre 7 :
7.0 Troubles hyperkinétiques, avec ou sans troubles de l’attention.
7.1 Troubles des conduites alimentaires : anorexies, boulimies, troubles des conduites
alimentaires du nourrisson et de l'enfant, troubles alimentaires du nouveau né, pica1,
mérycisme2, potomanie.
7.2 Tentatives de suicide
7.3 Troubles liés à l'usage de drogues ou d'alcool
7.4 Troubles de l'angoisse de séparation
7.5 Troubles de l'identité et des conduites sexuelles
7.6 Phobies scolaires
7.7 Autres troubles caractérisés des conduites : pyromanie, kleptomanie,
trichotillomanie, fugues, violence contre les personnes, conduites à risques, errance,
etc.
7.8 Autres troubles des conduites et des comportements
7.9 Troubles des conduites non spécifiés
Vous voyez qu’il s’agit d’un simple catalogue de conduites. À y voir de près, c’est même
franchement du bric-à-brac : quoi de commun entre la potomanie, la phobie scolaire et la
violence contre les personnes ? Comment comprendre ces catégories vagues telles « autres
troubles… » ou « non spécifiés » ? Un peu comme si dans une classification des gastéropodes
on vous mettait les escargots, les limaces et « autres gastéropodes ». La classification s’appuie
sur des faits observables qui ne disent rien de la psychologie des enfants concernés. Par
exemple, que dire d’un enfant qui ingurgite tout ce qui se trouve à sa portée ? Il peut agir ainsi
pour toutes sortes de raisons : provoquer l’entourage, trouver du plaisir à mettre les choses en
bouche, expérimenter des sensations inédites, rechercher une automutilation, etc. Et puis cette
conduite n’a pas la même signification à deux ans qu’à six ans.
1
Pica : du latin pica, la pie. Appétit morbide pour des substances non comestibles.
2
Mérycisme : du grec mêrukismos, rumination) Comportement pathologique de rumination
d'aliments d'abord déglutis, puis régurgités et mastiqués sans arrêt.
2
Nous ne pouvons donc pas nous contenter du simple constat des conduites et comportements
présents dans une liste. Il faut nous donner les outils d’un discernement entre le normal et le
pathologique.
Entre le normal et le pathologique, une frontière floue
Homo homini lupus : « L’homme est un loup pour l’homme
On serait tenté de tracer une ligne entre les gens qui se conduisent bien et ceux qui se
conduisent mal. Ce n’est pas pertinent. Pourquoi ? Pour la simple raison que nous voyons
toutes sortes de gens se conduire très mal — des escrocs, des voleurs, des tortionnaires, des
bureaucrates, des élus politiques, des militaires et toutes sortes d’agités — en excellente santé
mentale. On peut les critiquer au regard de la morale. Mais ils ne relèvent pas du soin
psychologique.
D’ailleurs, ce qu’on appelle « bonne conduite » n’est pas franchement naturel aux être
humains. Je vous conseille la lecture du Malaise dans la culture de Sigmund Freud. Il faut
une grande naïveté pour voir en l’homme « un être débonnaire, au cœur assoiffé d'amour ».
Rien de plus naturel au contraire que la tentation « de satisfaire son besoin d'agression aux
dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser
sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger
des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en
face de tous les enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet
adage ? »
Tout l’effort de la civilisation consiste à contenir dans des limites raisonnables « cette hostilité
primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres ». Considérez l’énormité de cet
arsenal de morales, de religions, de psychologies, etc. visant à nous imposer cet idéal
vertigineux « d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est
précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive ».
Critères de bon sens : fréquence, gravité, adéquation aux circonstances,
âge…
Ce n’est donc pas la bonne conduite qui peut nous servir de norme. Il nous faut rechercher
d’autres critères. Certains sont évidents. Une conduite problématique mais occasionnelle est
normale. Une cuite de temps à autre, ce n’est pas l’alcoolisme (même si l’alcoolique est
quelqu’un de convaincu qu’il ne l’est pas, qu’il prend juste une cuite de temps à autre), une
colère occasionnelle, ce n’est pas la psychopathie, etc. On parlera de trouble si ça se répète
trop souvent. On peut également se baser sur la gravité. Un enfant de six ans qui tape sur le
dos d’un camarade qui l’embête, cela n’a rien de préoccupant. S’il le menace avec la pointe
des ciseaux, on va s’inquiéter. On peut également prendre en compte le rapport entre la
mauvaise conduite et les circonstances. Ce n’est pas la même chose de taper son camarade
dans le cadre d’une dispute que comme ça, sans motif. On relativisera aussi les conduites
selon l’âge. Des crises de colère quotidienne à deux ans, c’est normal, à six ans ça l’est moins.
Des caprices à six ans, c’est normal, à quarante ans aussi !
Ces données du bon sens sont généralement suffisantes. Cependant je voudrais vous rendre
attentifs à une évolution récente. Il y a moins de dix ans encore, les enfants atteints de TCC
étaient accueillis soit dans des établissements appelés « Instituts de Rééducation », les I.R.,
soit dans des « Centres d’Observation ». Les termes de rééducation et d’observation sont
certes moins violents que ceux que l’on utilisait encore auparavant : maisons de correction ou
de redressement. C’est moins violent, mais cela reste centré sur la conduite de l’enfant ou du
jeune. En quelque sorte, on avait du mal à savoir si ces établissements avaient pour fonction
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de soigner la personne ou de protéger la société contre leur présence indésirable. Le
changement de dénomination (ce sont les mêmes établissements, avec le même personnel)
vise un but : que l’on se centre sur l’enfant. Que l’évaluation s’abstraie au moins en partie des
plaintes de la société pour tenter de comprendre la psychologie de l’enfant ou du jeune.
Quelle signification donner à la conduite décrite ? Et la finalité du soin est plus affirmée
qu’elle ne l’était avant. Mais cela suppose désormais qu’on se donne d’autres critères, ce
qu’on appelle des données cliniques.
Critères cliniques (basés sur l’observation, l’écoute et l’inteprétation)
Prenons l’exemple de Pierre. Il a cinq ans. Il vient de baisser la culotte de Déborah dans les
toilettes. On est tous d’accord pour dire que ce n’est pas bien. Du point de vue de la morale, il
va falloir lui apprendre à respecter les filles. Il y a au minimum un travail éducatif à assurer.
Pour autant, faut-il emmener Pierre en consultation chez un psychologue ? Pour répondre à
cette question, nous devons trancher non pas au regard du bien et du mal, mais du normal et
du pathologique. Pour évaluer cette conduite, nous allons nous appuyer sur cinq critères :
l’image de soi, la capacité d’introspection, la capacité d’empathie, le sens moral et l’ouverture
au dégagement.
Image de soi
Le premier critère, c’est l’image que se fait l’enfant de lui-même. Pierre se considère-t-il déjà
comme une sorte de vicelard programmé à se conduire de la sorte ? Ou bien s’agit-il, de son
point de vue, d’un moment d’égarement dont il se sent capable de se ressaisir ? Au passage,
vous saisissez l’importance des mots qui vont être utilisés pour lui reprocher sa conduite. Si
on lui dit : « Tu es un sale petit cochon, ça commence dans les toilettes des filles et ça finit
aux assises pour viol », on lui suggère une identité définitive dont il n’a aucune chance de
sortir. Un destin tracé. Si, au contraire, on ne pointe que le geste — ce que tu as fait n’est pas
bien — on préserve l’image qu’il a de lui-même et on lui donne des chances de s’amender.
Et s’il s’agit d’un moment d’égarement, il est peut-être capable de remonter le fil de sa petite
histoire. Est-il en mesure de dire quelque chose sur ce qui a motivé son geste ? Comment une
telle envie lui est-elle venue ? Qu’a-t-il éprouvé ?
Introspection
C’est ce qu’on appelle la capacité d’introspection, voir en soi-même, connaître les
mouvements psychiques qui se passent en nous. C’est le second critère. Les enfants atteints de
véritables troubles du comportement sont souvent comme aveugles à eux-mêmes. Ils
éprouvent des sentiments, des désirs, mais sont incapables de les identifier et, a fortiori, d’en
dire quelque chose. Ils sont étrangers à leur propre monde intérieur. Le fait que l’enfant se
taise quand vous lui demandez ce qui lui a pris de faire la vilaine chose ne signifie pas
nécessairement qu’il soit incapable d’introspection. Cela peut venir d’un sentiment de honte,
surtout si vous le regardez d’un air méchant. Si l’enfant a honte, encore une fois, du point de
vue psychologique, rien n’est perdu.
Récemment, la petite Laura, 10 ans, me raconte ceci : « L’autre, là, elle arrêtait pas, elle
m’énervait exprès. Alors je lui ai fichu un coup de poing. Ça m’a fait du bien. C’est comme
mon père quand il était en pension, il a appris à se défendre. » La conduite de Laura est
inacceptable du point de vue moral et réglementaire. Mais reconnaissons que du point de vue
de l’introspection, il n’y a rien à redire. Elle est capable de décrire exactement ce qu’elle a
ressenti. Je note, en plus, le petit élément d’identification à son père, qui me semble également
de bon pronostic. Rassurez-vous, je ne l’ai pas encouragée à recommencer, je ne vous fais
part que des réflexions qui me venaient en l’écoutant.
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Dans nos examens cliniques, nous évaluons cette capacité en demandant à l’enfant de raconter
librement des histoires à partir d’images. Dans une des épreuves utilisées par les
psychologues cliniciens, il y en a une qui représente un enfant accoudé à une table, l’air
songeur avec un violon posé devant lui. Voici deux exemples de récit. Le premier, Arthur,
sept ans. « C’est un petit garçon. Il a pas envie de jouer du violon… ses parents l’obligent…
Il en a marre. » Arthur prête au personnage des sentiments qui correspondent bien à ce qu’on
voit sur la planche. Voici maintenant Adeline, même âge : « C'est un enfant... Ben il
téléphone… J'ai rien à dire, il y a un papier et un sac, et c'est tout. Et il va au lit (rire) au
dodo ! » Aucun sentiment n’est prêté au personnage, aucune vie intérieure n’est exprimée.
Peut-être aussi, peut-on déceler dans le rire gêné et la dérision quelque chose de défensif. On
dirait qu’Adeline s’interdit d’entrer dans son propre monde intérieur de peur d’y faire de
mauvaises rencontres. Adeline est en voie d’être orientée en Itep (Institut thérapeutique,
éducatif et pédagogique) en raison de ses nombreuses colères démesurées et ses crises
d’insolence. Entre deux crises, c’est une fillette sérieuse, trop sérieuse, qui semble se
contrôler. Elle raconte ses crises comme des anecdotes qui ne la concernent pas. J’ai traité la
maîtresse de pute, je lui ai donné un coup de pied. Point. Tout se passe comme si son monde
intérieur était soigneusement relégué dans l’ombre et le silence, entre deux explosions.
Mieux l’enfant est au clair avec ce qui se passe en lui, mieux il est capable de sentir aussi ce
qui se passe chez les autres.
Empathie
C’est ce qu’on appelle l’empathie, troisième critère. Oui, Pierre a compris que Déborah était
mal à l’aise quand il lui a descendu la culotte, qu’elle a eu très peur. Ou bien ça lui échappe
complètement. Se mettre à la place de l’autre. Voir dans ses expressions des analogies avec ce
qu’on peut ressentir soi-même. Si Pierre est doué d’empathie, il comprend que Déborah
éprouvait une peur analogue à la sienne quand Théo, Tom et Jules l’avaient serré dans un coin
de la cour…
L’introspection et l’empathie sont des facultés indispensables à la vie sociale. Elles ne
garantissent pas une bonne conduite. Supposons que Pierre soit conscient de l’excitation
sexuelle qu’il ressent face à la nudité de Déborah. Il est donc sain au regard de notre second
critère. Imaginons que de surcroît, il soit capable de se mettre à la place de sa victime. Il
comprendrait qu’elle souffre, qu’elle a peur, qu’elle est impressionnée. Il le comprendrait si
bien que ça ne serait pas loin de l’exciter un peu. Donc rien à redire au regard de l’empathie,
notre troisième critère.
Sens moral
Vous avez deviné ce qui lui fait défaut. C’est le sens moral. Le fait qu’il trouve du plaisir à
déculotter Déborah, et plus encore à l’affoler, ne suffit pas. Il faut qu’il assume cette réalité
supplémentaire : ça ne se fait pas. Ce n’est pas bien. On n’a pas le droit de forcer une
camarade à des jeux pareils. Nous développerons plus loin la question de la morale. Mais je
vous donne tout de suite un aperçu. Quatre possibilités se présentent. Première possibilité :
Pierre se fiche de la morale comme d’une guigne. Cela existe. On voit des enfants et des
adultes de tous âges afficher une superbe indifférence aux conséquences de leurs actes sur les
autres. Certains justifient leurs actes par des circonstances extérieures. Ce n’est pas de ma
faute si Déborah portait un short échancré… Cela peut motiver une consultation chez un
psychologue, lequel n’aura pas la partie facile. Seconde possibilité : Pierre s’auto accuse des
pires infamies. Je suis un misérable, etc. La complaisance dans les délices du masochisme
moral pourrait également motiver une consultation. Troisième possibilité : Pierre comprend
que ce qu’il a fait n’est pas bien. Il promet de ne plus recommencer. Ensuite, il recommence
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ou pas, mais son cas ne relève pas, ou pas encore, de la psychologie. On reste dans le domaine
éducatif. Quatrième possibilité : Pierre voulait vérifier une hypothèse scientifique relative à la
différence entre les garçons et les filles. Cela ne relève ni de la psychologie, ni de l’éducation,
mais de la pédagogie : ce sont des contenus du programme inscrits aux instructions officielles
que Pierre est prêt à aborder.
Ouverture au dégagement
Dans ce dernier cas, contrairement à ce qu’un jugement sommaire laisserait supposer, Pierre
n’est pas forcément obsédé par des histoires de culotte. Son affaire avec Déborah n’est qu’un
détail dans une affaire plus vaste. Il est à la découverte du monde. Il faut donner à sa curiosité
matière à satisfaction. La différence sexuelle existe chez tous les animaux sous diverses
formes. On est loin d’une fixation pathologique à la pulsion. Pierre est capable de s’intéresser
à autre chose. C’est notre cinquième critère, l’ouverture au dégagement. Pour juger de la
normalité ou de la pathologie d’une conduite, il faut évaluer l’aptitude du sujet à se déprendre
de la pulsion pour aller vers d’autres horizons.





Vous avez donc compris que les actes, conduites et comportements problématiques ne sont
pas suffisants à définir le trouble. Il faut se pencher sur leur signification. La psychologie n’a
pas pour finalité de protéger la société contre l’envahissement par des troubles du
comportement. Sa mission est de donner la parole à ceux dont la société se plaint à tort ou à
raison afin de leur apporter une aide si nécessaire. Il s’agit de comprendre ce qui motive ces
conduites problématiques, indésirables, pathologiques ou immorales.
Étiologies : « D’où ça vient ? »
La notion de « cause »
On nous demande souvent si le problème d’un enfant provient de causes précises. Par
exemple, si l’enfant est violent, est-ce de naissance ? Est-ce héréditaire ? Et si c’est
héréditaire, de qui ça vient ? Ou alors, vous ne croyez pas que c’est l’éducation ? La
démission des parents, le laxisme, etc. ?
Ce genre de question m’embarrasse toujours car dans le domaine de la psychologie, la notion
de « cause » est très complexe.
Une cause, c’est une chose qui en entraîne nécessairement une autre. Par exemple, vous jouez
au croquet. La façon dont votre maillet frappe la boule sera cause de la direction qu’elle prend
et de sa vitesse. Mais supposons que vous jouiez au croquet sous l’eau. Avec les courants, les
tourbillons, etc. ça devient déjà plus complexe. Donc si par exemple vous pensez que c’est
l’éducation que reçoit l’enfant dans sa famille qui détermine sa bonne conduite ou ses troubles
à l’école, reconnaissez tout de même que cette cause n’agit jamais seule.
Maintenant, remplacez le maillet par un flamant rose et la boule par un hérisson. Vous
connaissez cet épisode d’Alice au pays des merveilles où la reine de cœur impose ce jeu
débile à toute sa cour. Il est évident que votre façon de manier le flamant rose aura des effets
sur le hérisson. Mais quels effets ? Difficile à prévoir.
Moi, cette image d’Alice me fait penser aux mamans d’enfants atteints de TCC. C’est
exactement ce qu’elles vivent quand elles viennent voir les enseignants qui leur reprochent
l’inconduite de leur enfant. Il a encore fait ceci, ou cela. Implicitement, la mère est tenue
responsable. Si elle lui avait donné une bonne éducation, son gamin saurait se conduire. Si
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elle avait serré plus fermement son flamant rose et tenu son hérisson à l’œil, il n’aurait pas
baissé la culotte de Déborah dans les toilettes.
Les TCC sont une épreuve souvent terrible pour les parents, essentiellement les mères, qui se
démènent comme elles peuvent. Consultations spécialisées, démarches administratives,
réunions de toutes sortes, etc. Que récoltent-elles comme reconnaissance ? Peu de choses,
comme si c’était normal. Celles qui sont épargnées par les remarques blessantes peuvent
s’estimer contentes. Or il s’agit d’un travail énorme qui suppose de l’énergie, du temps, de
l’intelligence et de la sensibilité. Ce travail social est totalement ignoré.
Donc, je ne voulais pas aborder la question des « causes » sans cette précaution. Il n’y a
jamais, dans ce domaine, de cause univoque. Une même cause peut produire des effets
différents. Un même effet peut résulter de causes différentes. On ne peut ni prévoir ni
expliquer le trajet du hérisson à partir des mouvements d’Alice.
Nous allons évoquer trois séries de causes. Les causes primaires sont celles qui sont présentes
avant ou pendant la naissance. Les causes secondaires sont celles qui apparaissent plus tard.
Les causes occasionnelles sont celles qui peuvent entraîner un trouble temporaire des
conduites et des comportements.
Causes primaires
Causes génétiques, héréditaires et congénitales
Comme vous le savez, dès la fécondation de l’ovule par un spermatozoïde, le bagage
génétique de l’individu est constitué. La question est de savoir si dès la fécondation peuvent
se déterminer des causes de TCC. Le trouble est-il programmé dans l’ADN ? La réponse est,
comme précédemment, à la fois oui et non. À la fois oui, car certaines malformations
cérébrales, même légères, et certains déséquilibres endocriniens ont des répercussions sur la
conduite ultérieure de l’individu à naître. Et à la fois non, car en grandissant l’individu va
vivre des expériences de nature à aggraver ou amoindrir le trouble.
Je vais vous donner un exemple parmi d’autres. On appelle ça le Syndrome de Brunner, du
nom de celui qui l’a mis en évidence en 1993. Sa découverte fut la suivante. Il y avait, aux
Pays-Bas, une famille tristement connue. La plupart des hommes, exactement 14 d’entre eux,
— aucune femme, notez bien — y étaient décrits comme agressifs, violents, instables et
insomniaques. Ils ne supportaient pas la moindre frustration ou contradiction. Ils étaient
capables de foncer comme des bêtes dans une bagarre, ou paniquer pour n’importe quoi. Une
partie d’entre eux s’était rendue tristement célèbre par des conduites de viol, pyromanie et
exhibitionnisme. Enfin, ces tristes sires présentaient tous des QI nettement inférieurs à la
moyenne. Certes, on trouve des gens comme ça dans toutes les familles, même les meilleures.
Mais Brunner se demandait pourquoi justement, dans cette famille hollandaise on en trouvait
un si grand nombre. Il constate alors chez tous ces individus un déficit d’une molécule
appelée « Mono Amine Oxydase » (MAO). De plus, il découvre que ce déficit est causé par la
mutation d’un gène présent sur le chromosome X. C’est ainsi qu’on pouvait expliquer
l’absence du syndrome chez les femmes. Mais elles pouvaient cependant le transmettre de
mère à fils par le chromosome X.
Je vous cite cet exemple parce qu’il est spectaculaire et rarissime. Même chez les animaux, on
ne trouve pas de transmission génétique ou héréditaire du caractère ou du comportement aussi
limpide. Pourquoi ? Toujours pour les mêmes raisons : ces facteurs n’agissent jamais seuls. Ils
entrent en interaction avec d’autres facteurs qui auront pour effet d’en augmenter ou d’en
amoindrir les effets.
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Dans cette famille hollandaise de Brunner, certes, les sujets mâles sont désavantagés par
l’hérédité. Mais en plus de ça, ils vivent ensemble. Vous imaginez la vie d’un garçon qui naît
dans ce milieu. Le père, les frères et les oncles complètement déjantés. Même si le petit
garçon est épargné par l’hérédité, ce n’est pas anodin de vivre parmi une bande de brutes. A
contrario, si pour une raison quelconque, il est élevé dans une autre famille, personne ne sait
de quelle façon s’exprimera son hérédité.
Causes somatiques
On peut appliquer le même raisonnement par rapport à des causes dites « somatiques » c’està-dire liées au corps, à l’organisme, le système nerveux.
Nous n’allons pas épuiser le sujet, nous raisonnerons juste sur un exemple, à savoir
l’épilepsie. Un grand nombre d’enfants atteints de TCC sont épileptiques. Mais tous les
épileptiques, loin s’en faut, ne sont pas atteints de TCC. Et même si l’enfant atteint de TCC
est épileptique, ça n’a pas forcément de rapport.
Quoi qu’il en soit, on a pu observer quelques corrélations. Certains épileptiques deviennent
agressifs juste avant de faire une crise, c’est ce qu’on appelle « agression prémonitoire ».
D’autres le sont pendant la crise (agression ictale), d’autre encore après la crise (agression
péri-ictale), d’autres enfin entre deux crises (agressions intercritiques). Le lien avec l’épilepsie
existe donc bel et bien. Par contre il est très difficile de savoir quelle est la nature de ce lien.
Est-ce le désordre électrique du cerveau qui détermine l’agressivité ? Ou est-ce un moment de
colère qui influence l’activité électrique du cerveau ? Ou bien s’agit-il d’une lésion cérébrale
ayant des conséquences à la fois sur l’activité électrique du cerveau et sur le comportement ?
Ou encore, s’agit-il d’un effet des médicaments antiépileptiques ?
Reconnaissez que la question est complexe et inépuisable. Retenons donc simplement ceci :
même si la science poursuit inexorablement ses avancées, abstenons-nous de toute conclusion
hâtive quant à l’origine génétique, héréditaire ou somatique d’un TCC. Les causes primaires
ne programment pas une conduite donnée, mais des prédispositions plus ou moins sensibles à
l’éducation et au soin.
Causes secondaires
Et quand bien même on arrive à déceler de telles causes, chaque individu va vivre sa propre
histoire, dans un milieu plus ou moins favorable, parsemé d’événements heureux et
malheureux qui tous influent sur son caractère et, par conséquent, ses conduites.
Traumatismes
Certains de ces événements peuvent avoir un effet traumatisant. Les traumatismes se
produisent toujours en deux temps. Le premier temps, c’est un événement pas forcément
catastrophique, mais qui provoque une blessure psychique. Dans le cas des névroses, il s’agit
le plus souvent d’une excitation sexuelle trop forte que l’enfant n’a pas les moyens de
contenir. Mais cela peut consister en une simple vexation à un moment de vulnérabilité. Le
second temps, qu’on appelle « après-coup » consiste en un événement plus tardif qui réactive
le précédent. L’un des symptômes les plus courants consiste en une « hypermnésie », une
impossibilité de dégager le traumatisme de sa mémoire.
Ambre a dix ans. Elle est arrivée dans cette école l’année précédente pour redoubler le CE1.
Cette année, au CE2, elle vomit tous les matins avant la classe et revient généralement en
larmes. Pendant les vacances, tout va bien. Alors qu’elle avait cinq ans, elle a entendu la
maîtresse dire à sa mère : « Votre fille, vous savez, elle ne deviendra jamais médecin. » Cette
remarque avait blessé la mère et l’enfant qui ont eu du mal à digérer. Cette année, Ambre est
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en butte aux moqueries de certains camarades qui la traitent de redoublante (on se demande
d’ailleurs par quelles indiscrétions ils le savent). Ces moqueries sont vécues comme la
répétition quotidienne de la première humiliation subie en maternelle.
Quand on parle de traumatisme, on a toujours en tête la notion de victime — Ambre est
victime de ses camarades et d’une maîtresse malveillante — victime d’une agression, d’une
catastrophe, d’une violence, etc. Or l’on oublie trop facilement qu’un agresseur peut luimême, la première fois qu’il commet un acte grave, s’en trouver traumatisé lui-même. Se
découvrir capable d’une horreur constitue une grave atteinte de l’image qu’on se fait de soi.
Quand un petit enfant commet une bêtise, il convient certes de le gronder, voire de le punir.
Mais il faudrait éviter d’en faire trop. Car si la sanction revêt un caractère traumatisant, elle
peut déclencher le besoin compulsif de recommencer indéfiniment l’acte incriminé.
Les traumatismes engendrent toutes sortes de pathologies, notamment les angoisses et surtout
les dépressions.
Dépression et réactions hypomaniaques
Chez l’adulte, on repère facilement la dépression à des signes de tristesse et de lassitude
extrêmes. L’adulte déprimé exprime une faible estime de soi et un retrait du monde. Plus rien
ne l’intéresse, il rentre dans sa coquille.
On a du mal à imaginer que les enfants et adolescents puissent traverser de tels états. On a
d’autant plus de mal à le concevoir que les signes ne sont généralement pas les mêmes que
chez l’adulte. Chez l’adolescent, la dépression se traduit souvent par des conduites
pathologiques. Les fugues, les vols, les conduites addictives, les passages à l’acte agressifs ou
suicidaires, etc. peuvent servir de défense contre la dépression. Ils procurent une certaine
excitation qui apaise la souffrance. Ils peuvent également avoir une valeur relationnelle,
comme ces fameux « appels au secours ».
J'ai souvent observé chez des enfants qui vivent une situation difficile — par exemple une
période de deuil — des signes d'exubérance, de vantardise, d'agitation et d'instabilité. Ces
signes trompent l'entourage qui les interprète soit comme une joie de vivre, soit comme des
inconduites à corriger. Or il s'agit, souvent d'une défense contre la dépression et l'angoisse
qu'il faut prendre au sérieux.
Lorsque dans une famille un événement tragique survient, tout le monde va vivre une période
de deuil. Le problème que rencontrent beaucoup d’enfants, c’est que dans cette période
l’entourage adulte leur prête moins d’attention. Ils vivent le malheur d’une façon à eux, dans
la solitude. Souvent, ils s’interdisent d’importuner les grandes personnes par des larmes et des
pleurs. Les conduites exubérantes peuvent alors servir à tromper l’entourage, voire le rassurer.
Enfin, on cherche souvent l’explication de la conduite chez l’enfant. Or il n’est pas rare,
concernant les enfants difficiles, de constater que leurs parents vont mal. Une réaction banale
des enfants lorsque leur maman déprime, c’est de la provoquer, de l’énerver, lui désobéir,
voire franchement l’agresser. Pendant que la maman est énervée, elle est moins abattue, elle
reprend du poil de la bête. Au lieu de pleurer dans son coin, elle crie, elle menace, elle tape
parfois, mais à tout prendre, c’est mieux que de la voir prostrée dans un lit ou un fauteuil les
yeux dans le vague.
Facteurs éducatifs
De façon générale, l’analyse des conduites et des comportements d’un enfant est inséparable
du milieu familial ou institutionnel. C’est une question de bon sens.
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Je ne vous apprendrai rien de neuf. Les enfants qui vivent dans un cadre à la fois souple,
contenant et rassurant ont tendance à se conduire plutôt bien. Quand le cadre est imprévisible,
sans limites, sans règles autres que l’humeur des parents, etc. les enfants se conduisent plutôt
mal. Vous trouverez ça dans les magazines de vos salles d’attente préférées, avec des conseils
pratiques et des avis d’expert.
Dans la réalité, l’éducation ne consiste pas à définir des principes pour ensuite les mettre en
application. — Tiens, et si je donnais une éducation stricte à mon gamin ? Oh, non, moi je
préfère le laxisme… — Les parents font face à la croissance de leurs enfants avec les moyens
du bord. Ils se dépatouillent, ils bricolent avec plus ou moins de bonheur.
Du point de vue sociologique les TCC n’épargnent aucun milieu social. Pourtant, certains
milieux sont plus concernés que d’autres. Est-ce un hasard ?
Facteurs sociaux et économiques
Je ne dispose pas de chiffres précis. Mais comme par hasard dans certains quartiers et
certaines écoles on trouve plus de TCC que dans d’autres. Ces inégalités s’expliquent par un
grand nombre de facteurs. Quelle que soit l’éducation qu’on reçoit, il n’est pas indifférent de
vivre à quatre dans un deux-pièces que dans une grande maison. Certains enfants passent des
journées éprouvantes, levés tôt le matin, de nourrice en périscolaire, en passant par l’école et
la cantine. D’autres, retirés de leur famille pour des raisons souvent traumatisantes se
retrouvent 24h/24 en collectivité.
Bref, il n’est pas nécessaire d’élaborer de grands modèles neurologiques pour comprendre que
certains enfants sont exténués par leurs conditions d’existence. Leur comportement est à
l’image d’un mal-être plus général.
On peut d’ailleurs se poser des questions sur une société qui ne répond à ce mal-être que par
la voie psychiatrique. Ne serait-il pas de la responsabilité des pouvoirs publics de se pencher
sur la réalité vécue par les enfants de façon concrète et matérielle ?
La tendance à « psychiatriser » les troubles de la conduite fait l’impasse sur les conditions
matérielles. Elle fige l’enfant dans une identité pathologique. Il est important de saisir aussi
les dynamiques de changement.
Causes occasionnelles
En effet, certaines conduites problématiques peuvent se rapporter à des circonstances
provisoires liées à l’environnement.
Conduites antisociales (Winnicott)
Le pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais Donald Woods Winnicott décrit une
« tendance antisociale » qui se traduit par toutes sortes de conduites parfois spectaculaires :
mensonges, vols, destructions, gloutonnerie, énurésie, etc.
Cette tendance antisociale s’observe chez des enfants qui, jusque là, présentaient un bon
développement. Voilà que soudain cela tourne mal. Il convient alors de repérer ce qui dans
l’environnement de l’enfant s’est modifié.
Il peut s’agir d’un déménagement, une naissance, un changement dans les rythmes
quotidiens… quelque chose se brise dans une situation jusqu’ici plutôt satisfaisante.
La conduite antisociale attire l’attention de l’entourage. Elle l’oblige à prendre en compte le
malaise de l’enfant.
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Winnicott distingue nettement cette tendance des conduites plus pathologiques qu’on observe
chez des enfants carencés. La tendance antisociale exprime non pas une privation, mais une
déprivation. C’est l’histoire d’un enfant riche devenu pauvre.
La conduite antisociale exprime de la part de l’enfant l’espoir qu’il sera entendu. Les réponses
à lui apporter sont banales. Elles consistent d’abord en paroles apaisantes : « Oui, mon loup,
on a bien entendu que ça ne va pas fort pour toi en ce moment… » Ensuite, il faut considérer
que les objets qu’il vole ou qu’il dégrade n’ont pas de valeur en soi. Ce sont des substituts qui
servent à dire qu’il a perdu autre chose de plus important. Enfin, il reste à le chouchouter et le
bichonner, le temps qu’il retrouve sa joie de vivre.
Vous comprenez l’importance des réponses adressées à un enfant réduit à s’exprimer par la
voie des conduites antisociales. Car, enfin, jusqu’ici, tout lui donnait à penser que c’est bien
de grandir. Et voilà que quelque chose se brise dans le fil du temps. Grandir devient une
calamité.
Régressions et fixations infantiles
Grandir n’est pas qu’une affaire de taille et de poids. La croissance psychique des enfants
passe par différents stades. Dans les moments difficiles, les enfants peuvent reprendre des
conduites habituelles à un âge plus précoce. Cela peut consister à reprendre le biberon ou la
totoche alors qu’on s’en était déshabitué depuis des mois. Cela peut consister à refaire pipi au
lit alors qu’on avait acquis la propreté depuis des années.
On appelle « régression » ce retour à des conduites propres à un âge plus jeune. On appelle
« fixation » l’impossibilité pour l’enfant de passer d’un stade à l’autre. Cela peut se traduire
par des difficultés comportementales. Les régressions et les fixations remplissent différentes
fonctions. Elles peuvent servir à retrouver des plaisirs perdus à des moments de traumatisme
ou de frustration excessive. Elles peuvent également servir à attirer l’attention.
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On a vu que les causes n’agissent jamais seules. Mais de plus, vous ne pouvez rien prédire à
partir d’une cause que vous auriez repérée. Une même cause (par exemple un traumatisme)
peut entraîner des effets très variés. Inversement, une même conduite peut s’expliquer par des
causes très diverses. La prudence est de règle dans les interprétations.
Vous remarquerez que jusqu’ici nous recherchons des causes, comme l’on rechercherait les
origines d’une maladie. Or une conduite et un comportement, même extrêmement
pathologique, ce n’est jamais tout à fait involontaire. Il entre dans l’affaire, de façon variable,
une part de décision chez l’enfant. Il peut soit laisser libre cours à sa conduite — je tire les
cheveux de Déborah, elle m’a trop gonflé quand elle m’a cafté à la maîtresse — soit la
suspendre au moins provisoirement ou en partie.
Il faut donc nous demander quels sont les facteurs qui entrent en jeu dans la décision que
prend l’enfant de se conduire d’une certaine façon, ou de se retenir. Dans quelle mesure
l’enfant est-il conscient du mécontentement voire des dommages qu’il cause ? Et s’il est
conscient, sera-t-il plutôt enclin à en faire moins ou à en faire plus ? Dans presque tous les
cas, le problème qui se pose est celui de donner libre cours à son agressivité, de l’inhiber ou
de la retourner contre soi.
Ensuite, cette agressivité, il sait bien qu’il ne peut pas la laisser indéfiniment déferler. Il faut
bien des barrières. À quel moment faut-il les respecter ou les renverser ? Parmi ces barrières,
il en est une omniprésente qu’on appelle la morale.
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Nous allons donc creuser un peu la question de l’agressivité, puis de sa régulation par le sens
moral.
Considérations sur l’agressivité
On appelle agressivité toute disposition de l’esprit qui prépare à une attaque. Ce n’est pas
forcément physique. Il s’agit essentiellement du besoin de produire un effet brusque sur les
autres. Un adolescent qui se scarifie en public ne fait de mal qu’à lui-même. Mais il peut
entrer dans son geste une intention de frapper l’attention de manière agressive.
L’agressivité n’est pas donc pas la violence. Il est en effet toujours possible de retenir son
geste, voire de le retourner contre soi. Inversement, il peut exister de la violence sans
agressivité. Par exemple vous pouvez très bien dératiser votre cave sans éprouver le moindre
sentiment de haine ni de pitié pour les bêtes que vous exterminez. Et pourtant, reconnaissez
que vous exercez envers ces pauvres bêtes une violence inqualifiable.
L’agressivité est présente dans tous les organismes vivants. Elle remplit des fonctions vitales
de conquête du territoire, de défense et de prédation. Notre cerveau, dans ses couches les plus
profondes, est identique à celui d’une grenouille ou d’un lézard. Il assure exactement les
mêmes fonctions nécessaires à notre survie.
L’instinct violent fondamental
On trouve, à la racine de l’agressivité, quelque chose de plus fruste encore que le psychiatre
Bergeret qualifie d’instinct violent fondamental. Il s’agit d’une violence élémentaire sans
haine ni amour. Elle consiste à détruire ce qui se trouve sur notre chemin sans discernement.
J’observais récemment dans sa classe le petit Mathéo âgé de quatre ans qui, sans raison,
tendait ses bras en avant et serrait les poings pour frapper les enfants se trouvant à sa portée.
J’ai d’abord interprété cette conduite comme relevant de la violence fondamentale. Il me
semblait que Mathéo se réduisait à une machine brute. Une sorte de pur mécanisme qui frappe
là où il y a quelque chose à frapper. Et puis, sa maîtresse m’a fait remarquer ceci : « En fait,
regarde bien, Mathéo ne frappe pas à l’aveuglette. Il cogne exclusivement sur les filles. »
L’agressivité est sélective
C’est ce qui fait la différence entre la violence fondamentale et l’agressivité. La conduite
agressive choisit sa cible. Et ce choix n’est pas motivé que par la haine. Il entre dans sa
composition une dose d’amour. Si Mathéo cogne de préférence sur les filles, ce n’est pas une
simple lâcheté. Il est assez fort pour terrasser tous les garçons de la classe. Il cogne sur les
filles parce que, en attendant mieux, cogner sur une fille, c’est plus intéressant que de cogner
sur un garçon. La violence est aveugle, l’agressivité est sélective. L’enfant agressif éprouve
des sentiments — mitigés, certes, mais des sentiments — pour les personnes auxquelles il
s’attaque.
Les pulsions sadiques
Par la suite, l’enfant découvre que l’exercice de son agressivité est source d’un certain plaisir.
Vous connaissez le nom de ce plaisir : le sadisme. Oui, très tôt les enfants font cette
expérience troublante : faire souffrir les autres est jouissif. On a quelque mal à l’admettre. On
voudrait que les enfants soient des anges de pureté. Il n’en est rien. Sigmund Freud les
qualifiait de « pervers sexuels polymorphes ». Cela commence très tôt, chez les bébés. Dès
que poussent leurs premières dents, ils éprouvent du plaisir à s’attaquer au sein maternel, avec
l’idée de le couper en morceaux. Cela se poursuit entre un et deux ans avec le pouvoir
qu’exerce sa majesté le bébé d’expulser ou de retenir les selles. Mais surtout, du haut de son
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trône, ou de son modeste pot, il découvre que, ce faisant, il produit un effet sur son entourage.
On le félicite, pour avoir fait caca sur commande. Ou on le blâme parce que ça sent mauvais,
parce qu’il a tout sali.
Aux alentours de deux ans, les enfants sont à la fois très charmants et insupportables. Leurs
pulsions sadiques les rendent tyranniques. Avez-vous déjà fait l’expérience de tenir tête
frontalement à un enfant de deux ans qui a décidé, littéralement et vulgairement parlant, de
faire chier ? Aucun adulte n’arrive à la cheville d’un enfant de deux ans en matière de
sadisme. Nos pulsions sont érodées par l’éducation, le sens moral, la civilisation et la peur des
représailles. Chez ces petits salopards, elles s’exercent à chaud, sans retenue.
Origines de l’agressivité
Mais revenons aux origines de l’agressivité. Elle est présente dans les stades précoces du
développement de l’enfant. L’agressivité vise les personnes les plus proches de son entourage.
Elle remplit plusieurs fonctions. D’abord, elle sert d’exutoire à la frustration. Très tôt, le
nourrisson est capable de ressentir contre sa mère une haine féroce. Cela se produit chaque
fois qu’il éprouve quelque insatisfaction. Le bébé rend sa mère — ou toute personne chargée
de ses soins — directement responsable des douleurs de la faim, de la soif ou des maladies
dont il souffre. De puissantes pulsions destructrices émergent alors. Observez un bébé en crise
de pleurs : l’on est impressionné du caractère extrême des manifestations émotives. C’est que
dans son jeune âge il ne dispose pas encore des ressources nécessaires à contenir son
excitation dans des limites supportables.
Par la suite, l’agressivité se différencie. L’enfant peut haïr le parent de même sexe en tant que
rival dans l’amour du parent de sexe opposé. D’autres haines, tout aussi cruelles, vont se
porter contre les frères et sœurs. Dans l’esprit du très jeune enfant, les rapports humains sont
essentiellement des rapports d’agression. Il développe sur ce thème une activité fantasmatique
intense. Il associera les actes agressifs à des interrogations sur la façon dont les enfants
viennent au monde. Dans son jeune esprit, il imagine les adultes si puissants qui l’entourent se
livrer en cachette aux pires horreurs. Et si papa et maman se cachent, c’est qu’ils en font de
belles…
À défaut de connaître la vérité sur la façon dont les enfants viennent au monde, il échafaudera
ses propres théories. Il établira des associations d’idées personnelles entre ces pulsions
agressives et l’activité procréatrice des adultes.
Maintenant, mettez-vous à la place du petit bonhomme ou de la petite bonne femme en proie à
des sentiments agressifs envers les personnes les plus précieuses de son existence : sa mère,
son père, ses frères et sœurs. C’est lourd à porter. Comment se dépatouiller d’un désir qui
pousse à détruire ce qu’on aime ?
C’est là que se constitue très tôt la nécessité d’une morale. Cette morale ne consiste pas en
leçons et préceptes. Elle s’impose à l’enfant comme un problème crucial. Il s’agit de protéger
les autres contre lui-même. Il s’agit également de se protéger contre les retours de manivelles
de ses propres pulsions. Cet instinct de survie est au fondement du sens moral
Le sens moral et ses déviances
Le sens moral conscient : Jiminy Cricket
Dans la vie courante, il nous arrive d’hésiter entre deux conduites. Une conduite vertueuse
mais sans joie. L’autre vicieuse mais tentante. Nous sommes alors la proie de dilemmes. En
général, nous en sommes conscients, ou nous croyons l’être. Dans les traditions religieuses et
les livres d’enfant, cette force morale est représentée sous les traits d’un ange gardien qui
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s’interpose entre nous et quelque démon tentateur. Voyez ici, le chien Milou partagé entre
deux forces. L’ange lui prescrit la sobriété, le démon l’induit en tentation. Dans Pinocchio,
cette force morale est incarnée par le grillon Jiminy Cricket. Ce personnage sympathique et
énervant prend place dans le cœur de l’enfant pour l’encourager au bien et le détourner du
mal. À l’âge adulte, le débat moral s’aligne sur la raison et la Loi, c’est du moins ce que nous
croyons.
Mike, cinq ans, GS maternelle. Il aime venir à l’école. Il y a de quoi. Voyez : son réseau de
copains, sous ses ordres, impose sa loi dans la cour. Il a mis les maîtresses dans sa poche. Il
est puissant. Mais voici venir Ilana. Une peste. Une saleté. D’un battement de cils, elle te
retourne la situation. Elle t’embrouille les maîtresses comme rien. Quelques insinuations bien
placées, et Mike tombe de son piédestal.
Dans les tragédies, nous voyons le héros déchiré entre deux choix. Rodrigue doit-il tuer Don
Gomès pour venger son père ou l’épargner par amour pour Chimène ? Dans la Traviata,
l’héroïne reçoit la visite du père de son fiancé Alfredo qui lui demande de mettre fin à cette
relation qui ternit l’honneur de sa famille et fait obstacle au mariage de la sœur, etc. Don José
est partagé entre sa fidélité à la douce Micaela et sa passion sulfureuse pour une Bohémienne,
la Carmencita. Dans ces situations, le héros est conscient de ce qui lui arrive, il le déclame, il
le chante. Les autres personnages qui ont tout compris y vont de leurs commentaires. Les
violons, les cuivres et les timbales guident vos émotions. Et le héros se contorsionne sur la
scène pour asséner sa vérité au spectateur indifférent ou distrait. Pareillement, Mike est
déchiré entre l’envie de régler son compte à cette peste d’Ilana qui lui a pourri la récré et la
crainte de l’engueulade qui en résulterait s’il allait au bout de son idée. Le Jiminy Cricket tapi
au fond du cœur de Mike réussira-t-il à le convaincre de n’en rien faire ?
Il existe un trouble des conduites et des comportements que l’on appelle « psychopathie ». Ce
trouble apparaît à l’adolescence et peut se poursuivre à l’âge adulte. Il se caractérise
précisément par une absence apparente de tout sens moral. Le psychopathe est capable des
pires actes de délinquance et d’agression sans manifester la moindre culpabilité.
Petite remarque en passant. Le sens moral n’a pas seulement une fonction régulatrice. Il est
source de toutes sortes de plaisirs. Plaisir de transgresser, — tant de choses ne sont
intéressantes que parce qu’elles sont interdites — ou, au contraire, de se conformer de façon
stricte à la loi, devenir un parangon de vertu. Plaisir aussi de dénoncer, s’offusquer — voyez
avec quelle délectation les enfants jouent à être scandalisés : « On n’a pas le droit ! ». À l’âge
adulte, vous trouvez ces personnages toujours prompts à vous rappeler une règle morale.
Tout cela est déjà très compliqué. Mais au moins c’est transparent. Tout est donné à voir. Les
enjeux sont intelligibles à notre conscience.
Le sens moral à notre insu : le « Surmoi » œdipien
Mais certaines tragédies font exception à cette règle de transparence. Prenez Œdipe, roi de
Thèbes, à la fois glorieux parce qu’il a débarrassé la ville du Sphynx — et pitoyable car il
ignore tout de sa propre vie. C’est à son insu qu’il a tué son père. C’est à son insu qu’il a
épousé sa propre mère. Il est tombé dans tous les pièges en s’efforçant de ne surtout pas tuer
son père et surtout pas épouser sa mère. À force de ne surtout pas faire d’enfant adultérin à sa
jolie maman, il va lui en faire quatre, Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène. Et l’histoire finit
très mal, car découvrant la vérité, il se crèvera les yeux.
La psychanalyse s’inspire de ce drame qui exprime deux vérités. La première, c’est que nous
sommes ignorants d’une grande part des sentiments, désirs, pensées et même souvenirs qui
sont en nous. Nous sommes prêts à nous crever les yeux, tel Œdipe, plutôt que de les assumer.
La seconde, c’est que nous conservons quelque chose du désir infantile qui nous poussait vers
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le parent du sexe opposé et nous faisait désirer la mort de l’autre. Ce que nous en conservons
est inconscient, et continue d’agir en nous à notre insu. Ce qu’on appelle complexe d’Œdipe
se joue dans la petite enfance, mais laisse des traces inconscientes tout au long de la vie.
Les processus psychiques qui nous agitent sont pour la plupart inaccessibles à notre vie
consciente. Il existe en nous-mêmes une instance morale d’interdiction et de prescription à
laquelle la psychanalyse donne le nom de Surmoi. L’activité du Surmoi est essentiellement
inconsciente. Le Surmoi est une sorte de Jiminy Cricket. Mais contrairement au brave
personnage de Disney, vous ne le verrez pas faire des moulinets avec son parapluie au grand
jour. Il agit dans l’ombre. Il nous guide à notre insu.
Tout irait bien si le Surmoi se contentait de faire un peu le flic pour mettre de l’ordre. Le
problème, c’est qu’il pose également ses propres exigences qui peuvent différer de la loi
commune. Je vous conseille d’y penser lorsque vous observez certains enfants dont la
conduite pathologique semble dirigée par une sorte de force intérieure qui les domine. On
dirait qu’ils obéissent aux ordres d’un personnage mystérieux qui leur impose sa volonté. Un
conspirateur animé d’intentions occultes. Un Jiminy Cricket masqué qui invente d’autres lois
que celles de la société.
Le refoulement et le retour du refoulé
Le Surmoi sert à réfréner le désir du garçon pour sa mère et le désir de la fille pour son père.
Il réfrène également l’agressivité qui pousse l’enfant à faire du mal à ses rivaux bien-aimés.
Mais le Surmoi en fait toujours un peu trop. En effet, il ne retient pas seulement les actes. Plus
qu’un flic, le Surmoi est un censeur qui barre à la conscience l’accès des sentiments et des
pensées associées au sexe et à l’agressivité.
Ce mécanisme porte un nom : le refoulement. Là encore, tout irait bien si le refoulement
pouvait faire simplement disparaître les éléments gênants de notre vie psychique. Le
problème, c’est que le refoulé revient à la charge. Il insiste, il veut vaincre la barrière. Freud
comparait les éléments psychiques refoulés à des étudiants chahuteurs que le professeur aurait
chassés de l’amphithéâtre et qui continueraient de tambouriner à la porte en criant dans le
couloir.
Mais dans la vie psychique, c’est encore pire. Car les éléments refoulés font surface sous des
formes méconnaissables. Ils reviennent sous la forme de rêves, de cauchemars, de symptômes
et surtout — et nous revoilà dans le vif de notre sujet — sous la forme de conduites et de
comportements pathologiques. Encoprésie, énurésie, trichotillomanie, onychophagie,
difficultés scolaires, bégaiements, agitation, inhibition, etc. Parfois, l’élément refoulé se
déguise en son contraire. Voyez cette adorable puce si pleine de sollicitude pour son petit
frère. Comment se fait-il que cinq secondes exactement après que le photographe a tourné le
dos on retrouve le petit par terre avec une bosse ? Pourtant, elle a fait tout ce qu’elle pouvait
la sœurette pour ne surtout pas le faire tomber sur le carrelage, parce qu’elle sait que ça lui
ferait mal, qu’il pourrait même se fracasser en mille morceaux et que ce serait horrible si son
petit frère mourait, son petit frère a qui elle a si bien pardonné d’avoir pris sa place dans le
cœur de maman.
Le Surmoi en demande toujours plus
Cette fillette a toujours été extrêmement sage. Elle aide sa maman dans les tâches
quotidiennes. Elle travaille bien à l’école, c’est un modèle de discipline. Quand un de ses
camarades bavarde, elle le rappelle à l’ordre. Malgré cela, on la sent crispée, peu naturelle. À
son écoute, on découvre qu’elle se sent toujours coupable de quelque chose. En fait, plus sa
conduite est exemplaire, plus elle voudrait la perfectionner encore. C’est une des
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caractéristiques du Surmoi : plus vous lui en donnez, en matière de vertu et d’exemplarité, et
plus il vous en redemande. Il vous torture par un moyen irrésistible : le sentiment de
culpabilité. En principe, le sentiment de culpabilité nous retient de nous conduire comme des
monstres, il dissuade les loups que nous sommes pour les autres hommes, d’aller au bout de
notre appétits sanguinaires. Mais la psychanalyse met en évidence un fait étrange : en réalité
le sentiment de culpabilité taraude plus cruellement les gens qui se conduisent bien que ceux
qui se conduisent mal. Cette culpabilité est au fondement de certaines névroses où le sujet
retourne contre lui-même toute l’agressivité que son désir porterait à l’encontre d’autres
personnes. Vous me direz qu’il est rare qu’on fasse appel à un AVS pour des enfants qui se
conduisent trop bien. Et pourtant…
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Avant d’aller encore plus loin dans l’horreur, reprenons le souffle et récapitulons. Le
sentiment moral se présente sous deux couches. Au niveau conscient, première couche, ce
sont nos délibérations rationnelles entre le désir et la loi. Chacun se débrouille comme il peut
en respectant, en contournant ou en transgressant les interdits. Au niveau inconscient,
deuxième couche, c’est l’instance du Surmoi qui agit en nous comme un flic, un petit chef et
un censeur, voire comme un gourou qui en demande toujours plus. Il impose ses volontés au
nom de la morale. Il prétend nous protéger contre les vieux démons que le complexe d’Œdipe
nous laisse en héritage. Et au passage, il nous cause des misères puisqu’il nous rend aveugles
à nos propres désirs qui refont surface sous des formes incontrôlables.
Le monde du nourrisson
Maintenant, poursuivons notre plongée dans l’horreur. Pour cela, essayons de comprendre
l’univers du nourrisson aux âges les plus précoces. Le monde du nourrisson se structure d’une
façon différente de la nôtre. Nous, normalement, à moins d’être un peu schizophrènes, nous
distinguons sans peine un monde intérieur et un monde extérieur séparés par une barrière, la
peau. Nous sommes également capables de distinguer ce qui est bon, c’est-à-dire agréable, de
ce qui est mauvais, non pas au sens moral, mais au sens du déplaisir, du désagrément, du
manque ou de la douleur. Le nourrisson ne fait pas les mêmes distinctions. Son univers se
compose d’abord de choses agréables qui tournent autour du plaisir de manger, boire,
éprouver la satiété et se faire dorloter. Il se compose ensuite de choses désagréables : la faim,
la soif, et toutes sortes de douleurs et picotements. La première distinction n’est donc pas
entre le dedans et le dehors, mais entre le bon et le mauvais. Ensuite, il considérera que le
bon, c’est lui, ça se passe en dedans, même si ça vient de dehors. Le sein maternel, par
exemple, ça lui appartient parce que c’est bon, ça fait partie de lui. La sensation de faim, au
contraire, ce n’est pas lui, ça vient du dehors, et ça le menace.
Ainsi va le monde du nourrisson. Ne soyons pas trop condescendants avec lui. Car nous,
adultes sains et cultivés, lui ressemblons parfois. Lorsque nous avons faim, par exemple, nous
savons que cette sensation désagréable nous vient du dedans. C’est l’hypoglycémie de notre
sang et l’amertume de nos sucs gastriques qui nous indisposent. Alors, pourquoi faisons-nous
passer notre mauvaise humeur sur nos enfants, nos conjoints et nos collègues qui ne nous ont
rien fait ?
Mais nous avons les moyens de nous ressaisir. Le nourrisson, lui, est entièrement pris dans
cette façon de structurer le monde. Vous comprenez que ça pose un problème. Car les
éléments mauvais qui l’envahissent à certains moments sont impossibles à évacuer, puisqu’ils
sont internes à son corps. Et, en même temps, des éléments agréables qu’il considère comme
partie intégrante de lui-même échappent à son contrôle. Il en résulte une sensation horrible de
morcellement. Certains enfants ne dépassent jamais ce stade et développent alors des
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psychoses infantiles. C’est ainsi qu’avant d’identifier sa mère comme une personne extérieure
à lui, il va la cliver en deux personnages distincts : une bonne mère, gratifiante et comblante,
en fusion avec lui, et une mauvaise mère, frustrante et menaçante, à l’extérieur de lui.
On retrouve la trace de ces deux figures inconscientes de la mère dans les contes et les
mythes. Dans beaucoup de contes l’on voit une bonne mère, douce et aimante, morte de
préférence, ayant laissé la place à une affreuse marâtre. Il y a les bonnes fées et les ignobles
sorcières.
Contre cette mauvaise mère, le nourrisson éprouve de terribles rancœurs. Il rêve de la mettre
en pièces, la piétiner, l’anéantir. Mais en même temps, il a horriblement peur que la mauvaise
mère se venge, lui rende la pareille. Cela se conclut par une découverte attristante : ce que le
monde comporte de bien n’est pas intégralement inclus en moi. Ma survie, mon bien-être et
ma croissance dépendent de la présence et du bon vouloir de personnes extérieures. Il n’y a
pas deux mères, l’une bonne, l’autre mauvaise. Il n’y en a qu’une, pas toujours présente, pas
toujours bienveillante.
Ce stade est nécessaire au développement de l’enfant. Il se découvre comme un être incomplet
et dépendant des autres. Il en conserve des traces tout au long de sa vie. Certains enfants
restent fixés au sentiment de toute-puissance et supportent très mal l’idée qu’ils ont besoin des
autres. Vous le repérez facilement chez ceux qui abordent le travail scolaire en refusant les
aides et explications, qui veulent y arriver seuls sans se donner les moyens et qui envoient tout
promener à la première difficulté. Ils vous disent alors que « C’est nul ! ». C’est exactement
ce qu’ils ressentent, tel le nourrisson. Ça ne peut pas être moi qui défaille par mon ignorance
et mon inexpérience, c’est les choses qui sont mal fichues, c’est toi qui ne sais pas expliquer,
c’est à cause des autres qui font du bruit, etc.
Le Surmoi préœdipien
De cette peur du nourrisson à l’égard de la mauvaise mère, et de sa soumission à une mère
comblante, va émerger le tout premier Surmoi. Comme il apparaît bien avant le complexe
d’Œdipe, on l’appelle « Surmoi préœdipien ». Plus rien à voir avec un ange gardien ou un
criquet sentencieux, c’est un monstre qui hante les fantasmes, les cauchemars et les terreurs
les plus archaïques de l’enfant.
C’est un Surmoi qui préexiste à toutes les lois et toutes les morales. Ensuite, il occupera
moins le devant de la scène, il laissera la place au Surmoi plus civilisé du complexe d’Œdipe.
Pour autant, il ne disparaît jamais. Lisez les journaux et vous verrez de quoi sont capables des
adultes sous l’injonction de cette instance cruelle et sans autre loi que son propre
assouvissement.
Paradoxalement, pour lutter contre les menaces du Surmoi préoedipien, certains sujets
commettent des actes répréhensibles de valeur autopunitive. Pourquoi ? C’est que les
punitions réelles, même les plus rudes, sont moins angoissantes que les punitions imaginaires
du Surmoi. Le temps de la punition, l’angoisse baisse un peu… jusqu’à la prochaine bêtise.
Vous mesurez, en conclusion, la difficulté essentielle de l’éducation. Sans Surmoi, rien ne
nous retiendrait de commettre les actes les pires. Mais le Surmoi est un contrôleur imparfait
qui peut même se dérégler et pousser à des conduites complètement pathologiques.
Voies de résolution : l’appareil à penser
Ce monde fantasque, cruel et imprévisible demande à être apprivoisé. L’enfant ne peut y
parvenir par ses propres forces. Il lui faut l’aide d’un entourage adulte suffisamment
compréhensif qui puisse lui donner les armes.
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Quelles sont les armes de l’enfant contre l’horreur du monde ? Ces armes sont celles de la
pensée. Elles lui sont données par sa mère, ou par toute personne prenant soin de lui. Ce sont
des armes ordinaires que vous connaissez bien. Des petites paroles — « Alors, mon loulou,
oh ! ça ne va pas bien, on a faim, maman prépare un bon biberon… Viens que je te
dorlote… » — accompagnées de rythmes et de musiques très répétitives. Ces répétitions, ces
rituels, ces jeux informels et ces bercements ont des effets rassurants. Certaines d’entre vous
accompagnent des enfants qui présentent des traits psychotiques. Vous avez remarqué que le
jour où l’enfant vous réclame tous les jours la même histoire, la même image, le même rituel,
etc. vous avez marqué un point.
On a donc d’un côté le nourrisson qui lance autour de lui de véritables roquettes de
frustration, d’agressivité et d’angoisse. Et de l’autre, quelqu’un lui répond par des paroles, des
gazouillis, des bercements, des caresses, des trucs et machins de toutes sortes. Et tout cela va
composer, entre la mère et l’enfant, une drôle de langue compréhensible d’eux seuls. C’est
littéralement, la langue « maternelle », celle que Lacan écrit en attachant l’article au nom —
Lalangue — et que le psychiatre Hervé Bentata appelle langue mamanaise.
Par la suite, vont se constituer toutes sortes d’échanges dans un espace que Winnicott qualifie
de transitionnel : des objets, des doudous, des chansonnettes, des rituels de manger, coucher,
lever, etc. Et cela se poursuit et s’élargit dans un monde progressivement plus vaste : famille,
crèche, école… Et petit à petit, l’enfant quitte la langue mamanaise pour entrer dans la
culture. Il lui faut pour cela l’intervention d’un personnage qui vient dire : ce petit monde de
bisounours était indispensable à ta croissance. Mais il n’est pas éternel. Ce personnage, dans
les familles traditionnelles, s’appelait un papa. Mais le rôle peut être joué par un compagnon
de la maman, ou même par toutes sortes d’abstractions : maman va travailler, et toi, tu vas à
l’école te préparer à devenir une grande personne.
Remède : développer les aptitudes à l’introspection et à l’empathie
Grâce à cette complicité entre l’enfant et sa mère (ou toute personne qui lui est proche) les
émotions et les sentiments qui l’agitent à l’état brut vont trouver leur langage. L’enfant
apprend à mettre les affects à distance et même à en jouer. Les personnages de contes, des
livres et des films lui donnent matière à s’identifier. La curiosité pour les dinosaures, par
exemple, outre les effets instructifs qu’il en retire, lui permet de donner une forme culturelle
et échangeable aux angoisses héritées du Surmoi archaïque. Quand on est le plus petit dans
une famille où tout va mal, ça fait du bien de se prendre pour le Petit Poucet. Quand on a
passé la journée à se faire engueuler par sa maîtresse, puis par la maman, puis par des grandes
sœurs, ça fait du bien de se prendre pour Cendrillon, car la revanche ne saurait tarder.
Toutes ces expériences, agréables ou non, enrichissent la capacité d’introspection, et par
conséquent, d’empathie. Lorsque ces capacités font défaut, l’enfant en est réduit à exprimer
ses problèmes par les voies plus directes du comportement et du passage à l’acte.
Les enfants atteints de TCC dont vous vous occupez sont souvent fragiles de ce côté. Dans les
moments difficiles, ils se sentent tendus, énervés, agacés, découragés, etc. sans pouvoir mettre
de mots sur ce qu’ils ressentent. C’est là que vous pouvez jouer un rôle important.
Nous allons donc aborder les recommandations pratiques concernant l’accompagnement des
enfants atteints de TCC.
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Recommandations pratiques
Tenir sa place, toute sa place
On vous l’a sûrement dit et répété. Vous n’êtes là ni pour éduquer ni pour soigner. On vous
demande d’accompagner. Comme si c’était simple. Il m’arrive de rêver qu’un jour l’acte
d’accompagnement sera qualifié comme un véritable geste professionnel, avec une formation
et une reconnaissance, etc. Que l’on développe cette pratique comme un art qui suppose des
qualités, des talents et de la création. Avec une rémunération à la mesure des attentes sociales
correspondantes.
Nous avons le droit d’y croire et de nous y préparer. Comment ? Par exemple, même si ça ne
suffit pas, en affinant les pratiques au fil des jours et de l’expérience.
Au niveau le plus élémentaire, on vous demande d’abord de contenir les effets de la conduite
ou du comportement pathologique. Il faut que la vie de l’école se poursuive normalement.
Une grande partie de votre énergie est utilisée à intervenir physiquement pour éviter les
dégâts sur les biens et les personnes.
Mais si vous ne faisiez que ça, quelle utilité ? L’accompagnement suppose que vous
établissiez avec l’enfant, même le plus difficile, une relation de qualité. Cela signifie que vous
lui parlez même s’il n’a pas encore accès au langage. Vous établissez avec lui un lien de
complicité. L’enfant vous dira ce qu’il ne peut dire à personne d’autre, pas même à ses
parents. Voire, surtout pas à ses parents.
Vous serez donc, en diverses circonstances, son porte-parole. Vous aurez à faire entendre des
besoins qui échappent à d’autres experts. Vous développerez l’expertise singulière portant sur
cet enfant, valable pour lui et personne d’autre.
Abandonner le vocabulaire expert
On reconnaît les experts à leur langage. Les experts en pédagogie avec leurs grilles
d’évaluation. Les experts en psychologie avec leur jargon — vous me rendrez justice des
efforts que je fais pour limiter les dégâts. Les experts médicaux, psychiatriques,
administratifs, etc.
Votre expertise se distingue des autres en ce qu’elle ne dispose pas encore de codes
spécifiques. D’où la tentation d’utiliser le code des autres. Et c’est exactement ce que je vous
déconseille. Cultivez l’art de parler de l’enfant avec les mots qui vous sont propres, au plus
près de votre vécu.
Parlez votre langue. Traduisez dans votre langue ce que l’enfant vous a dit dans la sienne. Je
ne parle pas de telle langue — française ou étrangère — construite avec sa syntaxe et son
lexique. Je parle de cette langue intime qui est celle de vos pensées, et de la langue —
française ou autre — dans laquelle l’enfant s’adresse à vous. Cette langue brute, faite de
contacts, d’incidents, et parfois faite de coups et de crachats qui vous est adressée, et que vous
seuls saurez transcrire.
Abandonnez le langage psychiatrique : trouble de la conduite, hyperactivité, psychopathie,
autisme… Rien ne vaut la richesse de notre langue commune avec son pouvoir évocateur et
ses finesses. Exemple, les adjectifs « chieur » et « chiant ». Ils dérivent tous deux du même
verbe et désignent des réalités distinctes. Un enfant chiant ne fait pas exprès. Un enfant chieur
fait exprès. Souvent, les experts s’y perdent, alors que vous savez faire le distinguo. C’est à
vous qu’on demandera de trancher : il fait exprès ? c’est un chieur — ou pas ?, il est chiant.
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Il y a aussi l’enfant « azimuté » c’est-à-dire pris dans la logique d’un désir qui l’oriente dans
des directions inattendues. Azimuté, ou « à l’ouest », ce qui n’est certes pas gentil, mais lui
laisse des chances. Christophe Colomb aussi était à l’Ouest. Tant que la terre sera ronde, il
pourra toujours revenir par l’Est.
Voyez le diagnostic d’ « hyperactivité ». Les diagnostics ont leur utilité. Très peu d’enfants
sont hyperactifs. La preuve, c’est que la Ritaline3, à ce que je sache, soulage une minorité
d’enfants dits hyperactifs. Vous me direz, il y en a chez qui ça produit des effets. Tant mieux
pour eux, mais s’agit-il d’un soulagement ? Peut-être que ça leur fait simplement du bien.
Comme ces adultes qui prennent de la cocaïne. Ils vont très bien, mais grâce à la cocaïne, ils
vont encore mieux.
C’est quand même un peu drôle comme diagnostic, l’hyperactivité. Comme si ces enfants
étaient des sortes de machines qu’un dérèglement interne agitait de soubresauts. Ça bouge, ça
gigote, ça grimpe au mur, et en face, il y a quelqu’un ou pas ? Allô ? Il y a quelqu’un ?
C’est peut-être justement parce qu’il n’y a personne au bout du fil que certains enfants en sont
réduits à s’agiter comme ça. L’hyperactivité est une invention récente. Avant, on parlait de
casse-bonbons et autres casse-c… . C’était plus mignon. On supposait au moins à l’enfant une
motivation relationnelle, le désir d’adresser quelque chose à son entourage.
Ces mots simples disent ce qu’il en est de votre rapport complice ou conflictuel avec l’enfant.
Au contraire, les terminologies expertes figent la réalité sur un diagnostic, avec souvent à la
clef, la prétention de lire l’avenir.
Abandonner les postures de voyance
Quand vous prendrez de la bouteille dans le métier — je ne sais s’il faut vous le souhaiter ou
pas — vous serez frappées par la quantité d’énoncés prédictifs qui portent sur l’avenir de
l’enfant. À quatre ans, il tire les cheveux d’Ilana, à cinq il baisse la culotte de Déborah, ça
promet…
Les équipes éducatives et les équipes de suivi de la scolarisation sont peuplées de
Nostradamus qui prédisent à l’enfant chiant, chieur, excité, azimuté ou déjanté, un avenir tout
tracé.
Je vous mets en garde contre deux pièges. Le premier piège, c’est la surenchère : oh, oui,
Madame Nostradamus, oh, oui, Monsieur Nostradama, il est évident que cet enfant court à sa
perte, à un an il est comme ci, à deux, il est comme ça, à trois, je vous dis pas la cata, et à
trente… Le second piège consiste à concurrencer Madame Nostradamus et Monsieur
Notradama sur le terrain où ils excellent, la prédiction — en opposant à leurs prédictions les
vôtres.
Abstenez-vous de prédire quoi que ce soit. Laissez à l’enfant toutes ses chances de déployer
au fil du temps le meilleur et le pire de ses potentialités, et restez ouverts à la surprise. Restez
dans le présent, dans l’ici et maintenant, à l’écoute de l’enfant. Ce n’est pas du luxe, pour
l’enfant, un adulte vraiment à son écoute.
L’enfant ne comprend pas la raison des autres tant qu’on n’a pas compris la
sienne
Quand un enfant se met en colère, ou quand il se conduit mal, les leçons de morale ne tardent
pas, sous toutes les formes : rappel de la règle, recadrage, invitation à se mettre à la place des
3
Méthylphénidate, classé dans les neurostimulants.
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autres (tu te rends compte qu’Ilana, quand tu lui tires les nattes, ça lui fait mal ?)… et en
général, la portée de ces règles morales est très limitée, même avec des enfants non étiquetés
TCC. Avec les adultes, ça ne donne généralement pas grand-chose non plus. Allez demander
à des responsables politiques de se mettre à la place des gens qui subissent les conséquences
de leurs décisions…
C’est facile à comprendre, mais je vais quand même expliciter un peu la question.
À quoi servent les leçons de morale ? Elles servent à dire qu’il faut savoir prendre en compte
la raison des autres. Exemples : la discipline nécessaire dans la classe, le respect du matériel,
la sensibilité du cuir chevelu d’Ilana, le travail exténuant des Atsem quand tu renverses les
pots de peinture, etc.
Pourquoi ces leçons admirables de justesse peinent-elles tant à se frayer un chemin dans
l’esprit des enfants ? Pour une raison très simple. L’enfant qui a renversé les pots, tiré les
cheveux d’Ilana ou meurtri les tibias de la maîtresse, a tort, certes. Mais il ne l’a pas fait sans
quelque raison qui lui est propre. Il se désole de ne pas savoir faire entendre sa raison
autrement qu’en en rajoutant du côté de la violence. Aussi longtemps que l’on oppose aux
raisons de l’enfant (raisons bizarres peut-être, que lui-même ne sait pas expliquer) la raison
des autres, l’enfant se sent acculé à répéter les gestes qu’on réprime au lieu d’entendre ce qui
les motive. Si, au contraire, vous cessez quelques instants de moraliser, et que vous écoutez,
vous le dispensez d’en rajouter du côté des signaux de comportement.
Supprimer du vocabulaire l’adverbe « encore »
Cet enfant avec lequel vous travaillez, tout le monde le sait qu’il résulte de son trouble des
actes indésirables qu’on lui reproche au fil des jours. Chaque incident résonne comme le
rappel de ce qui fonde votre mission auprès de lui : oui, décidément, c’est un cas
pathologique, on n’y changera rien.
Alors, on est bien d’accord, il n’entre pas dans vos missions de « guérir » l’enfant de sa
pathologie. Mais on peut quand même vous demander une chose en apparence simple qui
serait de ne pas aggraver son cas.
Observez ce qui se passe à chaque fois que l’enfant dont vous vous occupez se distingue par
son inconduite. Écoutez bien les réflexions qui lui sont faites. Vous serez frappés par la
fréquence de l’adverbe « encore ». Tu t’es encore bagarré, tu as encore tiré les cheveux
d’Ilana, tu as encore renversé les peintures…
Cet adverbe « encore » n’est pas anodin. Il inscrit chaque incident dans la série de ceux qui
l’ont précédé. Et surtout, il pronostique que ce n’est pas le dernier, d’autres suivront. En
quelque sorte, cet adverbe trace une ligne droite entre l’incident qui vient de se produire, ceux
qui le précèdent et ceux qui vont suivre. À trois ans, il tirait les cheveux des filles, à quatre
ans il les cognait, qu’est-ce que ça va donner à seize ans ?
Je vous propose de supprimer cet adverbe « encore » de votre vocabulaire. L’objectif est de
traiter chaque incident de façon singulière en oubliant ceux qui l’ont précédé et sans préjuger
de ceux qui suivront. Vous prenez un moment pour discuter à l’écart du groupe, vous dites,
par exemple, même si c’est la troisième fois qu’il tire les cheveux d’Ilana : « Bon, alors,
qu’est-ce qui s’est passé avec Ilana ? Raconte… » Et vous recentrez systématiquement la
discussion sur ce qui se passe ici et maintenant. Elle t’a embêté ? Tu aimes bien ses nattes ?
Quelqu’un t’a dit de les tirer ?
Vous oubliez les incidents de la veille et vous ne savez rien de ceux qui se produiront par la
suite. De la sorte, vous permettez à l’enfant de traiter au moins partiellement ce qui lui a posé
problème aujourd’hui, et pour la suite, on verra. On a le temps…
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Fignoler le sous-texte
Bien sûr, si vous suivez mon conseil de supprimer l’adverbe « encore » de votre vocabulaire,
je ne vous garantis pas le succès immédiat. Pourquoi ?
Parce que quand on parle, on dit toujours au moins deux choses à la fois. Il y a ce qui est
intelligible par les oreilles et il y a ce qui se comprend par en dessous. En théâtre, on appelle
ça le « sous-texte ». Quand un acteur récite son texte, il exprime en même temps quelque
chose de silencieux. Il l’a écrit quelque part dans sa tête au fil des répétitions. Ce sous-texte va
inspirer le ton de sa parole, ses gestes, la force de sa déclamation, les nuances, les insistances
et les contradictions. En principe les acteurs maîtrisent leur sous-texte. Nous, dans la vie
courante, on produit aussi du sous-texte, mais on ne le contrôle pas bien.
Pourquoi je vous parle du sous-texte ? Parce que le jour où vous cessez de dire « Tu as encore
tiré les cheveux d’Ilana » pour dire simplement « Tu as tiré les cheveux d’Ilana », il se peut
que l’adverbe ait disparu du texte mais soit resté présent dans le sous-texte. Et dites-vous bien
que les enfants sont très forts pour entendre le sous-texte, y compris dans des langues
étrangères à la langue maternelle.
Il y a deux sortes de sous-texte. Il y a les sous-textes qui confirment le texte et ceux qui le
contredisent. Par exemple, quand quelqu’un vous dit « Je suis calme », vous lisez dans le
sous-texte qu’il est très énervé. Quand un chef vous convoque et qu’il commence par « Vous
savez à quel point j’apprécie votre collaboration… » vous lisez dans le sous-texte que ça va
mal finir.
Donc, quand vous dites à un enfant « Calme-toi ». S’il se calme, c’est que le sous-texte ne
présentait pas de contradiction avec le texte. Il a entendu l’injonction de se calmer et, en
même temps, dans le ton de votre voix, quelque chose de sympa qui l’encourageait à se
déprendre d’un truc qui l’excitait à ce moment. S’il ne se calme pas, c’est qu’il a perçu dans le
sous-texte autre chose, par exemple votre propre agacement.
Je vous donne un autre exemple. Vous dites à un enfant : « Tu es intelligent. » La suite
dépend du sous-texte. Par exemple, si le sous-texte comporte une restriction du genre « Tu es
pourtant intelligent », l’enfant a vite compris qu’il vient de faire ou de dire un truc idiot. Ou
alors, s’il figure dans le sous-texte une exclamation d’enthousiasme « Ouah ! qu’est-ce que tu
es intelligent », par exemple parce que l’enfant vient de réussir quelque chose de difficile, il
comprend que jusqu’ici, cette intelligence, on ne la voyait pas très bien. Bref, dans les deux
cas, le sous-texte contredit l’idée du texte. En disant « Tu es intelligent », en réalité, vous
mettez en cause son intelligence. D’ailleurs en général, quand on est sûr de l’intelligence de
quelqu’un on ne passe pas son temps à s’extasier dessus. Si quelqu’un d’entre vous me disait
« Monsieur Graff, vous qui êtes intelligent… » bonjour le sous-texte…
Vous y penserez de temps à autre. Surtout dans les moments de crise et de conflit où l’on ne
maîtrise pas grand’ chose de nos modes de communication. Ces conflits, dont on dit qu’il faut
savoir les gérer.
« Gérer » les conflits
Gérer un conflit… Le verbe gérer signifie administrer, contrôler, etc. Exemples : je gère mon
stress, ou bien, les autorités gèrent la crise. Soyez gentils avec ceux qui gèrent le stress, ils
sont au bord du burn-out. Soyez indulgents avec ceux qui gèrent la crise, ils n’en mènent pas
large. Vous avez deviné le sous-texte. Que veut dire « gérer un conflit ? » Dans le texte, ça
veut dire qu’on a la situation en main. Dans le sous-texte, ça veut dire qu’on ne sait pas très
bien où on va.
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Comment voulez-vous gérer un conflit ? Par exemple, Jimmy a lancé tous les crayons aux
quatre coins de la salle. Vous lui demandez de les ramasser, il vous dit non. C’est insoluble. Si
vous insistez, Jimmy va vous tenir tête, c’est garanti. Et si vous cédez vous perdez la face.
Vous voilà face à un conflit à gérer. Qu’y a-t-il de gérable dans cette affaire ? À peu près rien
du tout, du moins aussi longtemps que le problème est posé de cette façon.
La méthode consiste donc, avant tout, à examiner le conflit sous quatre angles différents. Le
premier angle, c’est l’objet du litige : ramasse les crayons ! — non je ne les ramasse pas. Vu
sous cet angle, le conflit ne bouge pas beaucoup. Le second angle consiste à considérer que
les protagonistes d’un conflit, même très dur, peuvent avoir quelques terrains d’entente. Peutêtre que, par ailleurs, il vous aime bien, Jimmy, il existe entre vous une connivence faire de
jeux partagés, de souvenirs communs, etc. Vous pouvez donc, sans désarmer par rapport à
votre objectif, lui rappeler ce qui vous rapproche. Le troisième angle, c’est que vous pouvez
choisir votre attitude : douceur, fermeté, indifférence, colère, etc. Le quatrième angle, c’est de
garder à l’esprit que quoi qu’il arrive, c’est vous l’adulte et lui l’enfant. Concrètement, vous
pouvez donc rappeler à Jimmy qu’il est très fort dans la reconnaissance des couleurs. Vous
pouvez donc, avant de revenir à la charge, jouer un peu avec lui : quelle est la couleur du
crayon qui a roulé sous la chaise ? Où est passé le bleu ? Tu préfères ramasser d’abord le
carmin ou le vermillon ? Etc. Ensuite, à un moment propice, vous lui demandez de vous
rapporter le jaune, puis de vous dire la couleur du crayon qu’on ramassera juste après.
Je vous donne un autre exemple. Je vous parlais du petit Mathéo, celui qui fonçait sur les
filles à poings tendus. J’avais passé un moment avec lui à part. Il y avait dans la salle une
grande marionnette, très amusante. C’était un clown qu’on pouvait manipuler en mettant les
mains dans les siennes. Ça lui donnait un air de vie très étonnant, avec des mains démesurées.
Mathéo était très excité, c’était plus qu’un jeu. Et puis arrive sa mère venant le reprendre pour
rentrer à la maison. Mathéo ne veut plus lâcher le clown, il veut l’emporter à la maison.
Conflit : la marionnette appartient à l’école, pas question qu’il la prenne. On est parti pour un
incident pénible. Nous redoutons une colère de Mathéo. A ce moment, la directrice qui assiste
à la scène dit à Mathéo : « Il est rigolo, le petit clown, non ? Oh ! il me dit quelque chose à
l’oreille ! Ah, bon, tu es fatigué, petit clown ? Alors, viens, Mathéo va te mettre au lit. »
Enthousiaste, Mathéo installe le clown dans un petit lit, il lui fourre une totoche en bouche, lui
borde la couverture. Puis la directrice ferme les stores et invite Mathéo à quitter la pièce sur la
pointe des pieds, comme elle, pour ne pas réveiller le clown. En trois minutes, c’était réglé.
Vous ne réussirez pas toujours à régler des conflits de cette façon, et la technique utilisée par
cette directrice n’est pas infaillible. Retenez simplement l’essentiel. Dans un conflit, tant que
l’attention reste focalisée sur l’objet du litige, il est impossible de sortir du blocage. Il faut
considérer la situation sous trois autres angles : les points de convergence, la possibilité de
structurer son attitude selon des choix stratégiques, et, enfin, même si on est souple et
conciliant, tenir bon sur le rôle social qu’on joue.
Conclusion
En conclusion, qu’y a-t-il d’essentiel à retenir ?
Tout d’abord le flou des frontières entre le normal et le pathologique. Les conduites décrites
en termes de troubles existent chez toutes sortes de gens, à titre occasionnel ou habituel. De
plus, elles correspondent à des tendances qui n’épargnent personne, notamment l’agressivité
ou la cruauté. Qui peut se prévaloir d’en être dépourvu ? On ne peut pas les faire disparaître.
À chacun de s’en arranger pour qu’elles ne nuisent pas trop à la vie sociale. Une voie de
dérivation peut être la pratique sportive. Elle permet d’utiliser l’agressivité comme une force
qui nécessite au préalable d’être canalisée par des règles.
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Mais ces moyens ordinaires ne suffisent pas toujours. En effet, certains troubles de la conduite
sont le reflet de souffrances qui nécessitent une attention particulière. Dans ces cas, on va se
pencher sur l’image que se fait l’enfant de lui-même : se ressent-il ou non comme quelqu’un
qui pourrait se conduire autrement ? Quels sont les liens qu’il établit entre ses actes et les
sentiments qu’il éprouvait au moment où il agissait ? Est-il, ou non, sensible à ce
qu’éprouvent les autres ? Quel est le sens moral qui guide ses conduites ? La morale
commune, proche de la loi ? Ou la morale inconsciente du Surmoi de la psychanalyse ? Et
quelle version du Surmoi ? Le Surmoi conformiste du complexe d’Œdipe ? Ou le Surmoi
extravagant d’avant l’Œdipe ? Enfin, dans quelle mesure l’enfant est-il ouvert à d’autres
intérêts que ceux qui le motivent à se conduire d’une certaine façon ?
Certains des enfants que vous accompagnez souffrent de troubles bien ancrés. Ils peuvent être
de nature neurologique, voire génétique. Mais personne ne peut prévoir leur évolution. Car
dans tous les cas, la qualité de l’éducation, des soins et de votre accompagnement produit des
effets. Il ne faut donc jamais désarmer. Considérez que le propre des humains, c’est de
bouger, de se transformer, même si les changements sont parfois modestes en apparence.
Il convient également d’apprécier le contexte. Certaines conduites présentent ce qu’on appelle
un caractère « réactionnel », c’est-à-dire en réaction à des circonstances. La suite dépendra de
la capacité des adultes à établir un lien entre ces conduites et des événements qui ont pu
affecter l’enfant à bas bruit.
Votre accompagnement vous permet de tenir justement cette place de sentinelle. C’est vous
qui percevez avant tout le monde les signes d’alerte ou de changement. Vous savez, avant les
autres professionnels, et parfois avant les parents, mettre ces signes en relation avec le
contexte.
Vous saurez mettre des mots sur ce que vous observez et ressentez en présence d’un enfant
qui s’exprime par l’action directe. Grâce à vous, les autres adultes comprendront peut-être
mieux le sens de ces conduites. Grâce à vous aussi, ces enfants eux-mêmes disposeront d’un
langage qui les dispense de s’épuiser en actes répétitifs et désespérés.
Grâce à vous, les conduites et comportements d’un enfant peuvent devenir plus intelligibles
pour lui-même et pour les autres. Au lieu de simplement protéger l’entourage de ses
débordements, vous contribuez à des changements dont personne ne peut encore mesurer la
portée.
Travailler avec un enfant qui ne trouve pas dans le langage des humains matière à s’exprimer
ni à comprendre le monde, c’est partir à l’aventure dans des terres ingrates dont nous n’avons
pas encore dressé toutes les cartes. Mais nous avançons à petits pas, inexorablement, un peu
comme un certain cosmonaute… Que nos petits pas pour l’homme soient de grands pas pour
l’humanité…
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