HOMMAGE A HENRI MESCHONNIC Hommage à Henri Meschonnic Henri Meschonnic, linguiste, poète, penseur et théoricien du langage, devait intervenir dans le cycle d’information « Quelle culture dans un monde en mutation ? » sur le thème de: « La culture est ce qui bouleverse la culture: jeu de définition critique » Il est décédé le mercredi 8 avril 2009 à l’âge de 76 ans. Le GREP Midi-Pyrénées a décidé, avec ses amis toulousains, de transformer la conférence-débat du 25 avril 2009, prévue en clôture de cycle, en un hommage au penseur-poète hors-pair qu’il était. Au programme différentes interventions de personnes connaissant Henri Meschonnic ou son œuvre, des lectures et des vidéos-projections. Cinq interventions sont retranscrites ici, dans leur ordre de présentation : 1. Avec Henri Meschonnic, une œuvre multiple qui nous interpelle aujourd’hui par Jean-Marie Delorme, membre du GREP, sociologue 2. Rencontres dans le cadre du Forom des Langues par Claude Sicre, artiste, musicien, porteur d’initiatives civiques et culturelles 3. Ce que je dois à Henri Meschonnic par Monique-Lise Cohen, écrivain, auteur de recherches sur le judaïsme 4. Henri Meschonnic, un théoricien du langage intempestif par Élisabeth Rigal, Philosophe, directrice littéraire des Éditions É.E.R 5. La parole Meschonnic… (traduit Épour partie - de l’occitan) par Éric Fraj, philosophe et occitaniste (Le DVD « Jeux de massacre sur les clichés et les idées reçues » avec Henri Meschonnic, vidéo-projeté lors de l’hommage, est disponible chez son éditeur : le Carrefour Culturel Arnaud Bernard : [email protected]) 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 129 HommaGe a HenrI mescHonnIc 1. Avec Henri Meschonnic, une œuvre multiple qui nous interpelle aujourd’hui Jean-Marie Delorme, membre du GREP, sociologue L’invitation faite à Henri Meschonnic… et cet hommage aujourd’hui 130 Poète, traducteur, penseur et théoricien du langage, indissociablement, Henri Meschonnic. Nous l’avions simplement croisé lors d’un échange impromptu place du Capitole - à l’occasion du Forom des langues du Monde, à Toulouse - et grâce à la médiation de Claude Sicre. Nous l’avions invité au GREP dans les termes suivants : « Votre travail sur une pensée du langage - qui est souvent technicisé par les linguistes, ou instrumentalisé comme simple outil de communication - met en relation le langage (des discours), une réflexion sur le langage, la création ou les œuvres, l’éthique - faisant intervenir le sujet - et le politique. Cela peut contribuer à penser (poser) autrement de grands choix économiques, sociaux, politiques, culturels (sans préjuger d’une hiérarchie entre ces domaines). Cela concerne donc directement les domaines d’intérêt du GREP, la possibilité de porter les débats au-delà du convenu, de repérer des signaux faibles, de débloquer la pensée pour libérer l’action. » Il avait accepté notre invitation, à cette même date du 25 avril 2009, pour clore le cycle d’information sur « Quelle culture dans un monde en mutation ? » : la culture entre valeurs-refuge et valeurs de partage ou de réciprocité. Son intervention était prévue comme un jeu de définition critique à partir de propos recueillis tout au long de ce cycle. Je le dirais mieux avec ses mots : « La critique n’a rien à voir avec la polémique, qui est règlement de compte (mettre l’adversaire au silence, devoir de désinformer). Tout au contraire la critique fait parler l’adversaire, argumente et discute ; elle est la recherche même de la pensée et de la liberté… Ainsi la culture pourrait bien être ce qui bouleverse la culture. Et penser la culture, serait penser la pensée de la culture (à travers ce qui s’invente dans son langage) ». Il est mort le 8 avril dernier. Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc Nous avons souhaité, avec ses amis du Centre Culturel Arnaud Bernard, qui organisent le Forum des Langues de Toulouse, proposer une forme d’hommage, faire découvrir son œuvre à celles et ceux qui ne la connaissent pas - en quoi elle nous concerne, ses enjeux, proposer des jalons - et donner l’envie de la lire davantage à celles et ceux qui la connaissent un peu. Voir, mesurer que, en réalité, au sens littéral, « on ne sait pas ce qu’on dit… » Henri Meschonnic, une œuvre une et multiple Un colloque lui a été dédié à Cerisy en juillet 2007 : j’en reprends ici une partie de la présentation. Depuis plus de trente ans - il est né en 1932 - auteur de plus d’une cinquantaine d’ouvrages, Henri Meschonnic a construit une œuvre multiple autour de propositions fortes (comme la place qu’il est nécessaire de reconnaître à la poétique)… La théorie du langage, tout particulièrement, mais aussi la philosophie, la psychanalyse et les sciences sociales ne peuvent se passer de la poétique. Leur ignorance l’égard de la poétique est dommageable - notamment en termes éthiques et politiques - car le statut qu’elles donnent ainsi à la littérature, et plus généralement à l’art, est l’indice de celui qu’elles réservent au sujet et à la modernité. En effet pour la poétique, la littérature et les autres arts constituent des expériences de subjectivation des individus et donnent des outils capables de mesurer les enjeux du présent et de l’avenir. A travers sa pratique poétique, ses traductions, ses analyses et ses réflexions théoriques, Henri Meschonnic propose une pensée intempestive (ou à contretemps) qui est une critique des savoirs et des pouvoirs contemporains. Cette pensée est susceptible d’ouvrir de nouvelles voies à la recherche en sciences humaines. J’évoquerai, quant à moi, trois points qui m’ont plus particulièrement interpellé dans une première approche de son œuvre : le sujet du poème, une poétique de la société ; interpréter pour transformer le monde, pensée et utopie dans la pensée ; la modernité de la modernité. 1ère interpellation : Le sujet du poème, une poétique de la société Henri Meschonnic dans « Vivre poème » (aux Éditions Dumerchez, 2006) : « Un poème, pour moi, ne raconte pas d’histoires. Mes poèmes sont les condensations de sens de ma vie. C’est pourquoi ils tiennent moins de place que le reste de mon travail, mais c’est eux qui me font traduire la Bible comme je traduis, qui me font penser le langage, la poésie, la traduction comme je fais. Pour moi, un poème est ce qui transforme la vie par le langage et le langage par la vie. C’est mon lieu, et je le partage ». 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 131 HommaGe a HenrI mescHonnIc Et dans « Pour sortir du postmoderne », dans la collection Hourvari (Éditions Klincksieck, 2009), aux propos d’Alain Touraine écrivant que : « Le rôle des intellectuels devrait être d’aider à l’émergence du sujet… en augmentant la volonté et la capacité des individus d’être les acteurs de leur propre vie », Henri Meschonnic ajoute que « rien ne peut mieux conduire à cela que le poème. Une poétique de la société. » 2ème interpellation : Interpréter pour transformer, la pensée et l’utopie dans la pensée L’utopie est quelque chose qui n’a pas de lieu, à quoi il n’est pas fait de place, mais qui est dans cette mesure même une pensée nécessaire, pour transformer le monde comme il est, et la pensée comme elle va… En ce sens cette phrase d’Henri Meschonnic : « La pensée, sans utopie, n’est que maintien de l’ordre. » C’est aussi toute la question de la proposition de Marx sur le refus d’une acceptation des modes actuels de représentation. Mais là où celui-ci disait : « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer », Henri Meschonnic ajoute il y aurait à rétablir qu’interpréter c’est déjà transformer, c’est déjà commencer à intervenir… 3ème interpellation : Modernité de la Modernité Dans « Modernité Modernité », (paru aux Éditions Verdier, en 1988 et aujourd’hui en livre de poche, chez Gallimard) il écrit : « Dans une société qui va à reculons vers son avenir, en se contemplant dans son passé, selon la même raison qui lui fait privilégier l’aventure techno-scientifique et le court terme des plans de rentabilité plutôt que le long terme des projets de société, la modernité du sujet est peut-être ce qui empêche la collectivité de devenir la programmation de l’individu. » 132 Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc 2. Hommage à Henri Meschonnic: Rencontres dans le cadre du Forom des Langues par Claude Sicre, artiste, musicien, porteur d’initiatives civiques et culturelles Je vous remercie beaucoup d’être là, je remercie beaucoup le GREP d’avoir accepté de maintenir cette date et de transformer la conférence prévue en hommage, au dernier moment. Je voudrais vous dire aussi que Mme Meschonnic et les amis d’Henri qui l’entourent se sont montrés très sensibles à ce que nous faisons ce soir. Le titre d’un livre sur un étal à je ne sais plus quelle foire au livre, en 1983, me stupéfia : « Critique du rythme ». Je venais de finir mon mémoire d’ethnomusicologie et cela faisait 6 ans que je lisais sur la musique, et donc sur le rythme. Qu’on puisse « critiquer » le rythme, ça alors ! Je vis immédiatement le sous-titre « Anthropologie historique du langage » et je compris que c’était plus compliqué, ce que me confirma le texte de présentation du verso. Mais je me préoccupais aussi, en ces années-là, de la parole, puisque je chantais et que j’avais la prétention de vouloir inventer mon style de récitatif. Et la question des langues, puisque je chantais en occitan, m’occupait aussi. Feuilletant le livre, je tombais sur un chapitre « le rythme sans la musique » et, miracle, certains musicologues cités par Meschonnic faisaient partie de ceux que j’avais trouvé les plus intéressants - les plus critiques - dans mon propre travail. Bon, j’achète. Surprises. Plusieurs autres surprises m’attendaient quand je me mis à lire tranquillement : 1. C’était très dense, très difficile, et il me fallut le lire et le relire pendant plusieurs mois pour entrer un peu dans le propos de l’auteur, un certain Henri Meschonnic. Ayant fait des lettres et de la philo, ayant beaucoup lu, je n’étais pas désarmé, et je sentais que ce que je ne comprenais pas était très important. 2. Certaines thèses de l’auteur venaient légitimer certaines de mes intuitions et donner des arguments profonds et précis à ma propre critique - radicale - de certaines disciplines (philosophie, linguistique, sociologie…) et de certains modes de pensée (heideggerianisme, marxisme, structuralisme…). 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 133 HommaGe a HenrI mescHonnIc 3. Certaines autres thèses, sur la langue et les œuvres (nécessité d’étudier une langue dans ses œuvres, notamment littéraires) se trouvaient en plein accord avec celles du poète et théoricien du mouvement occitan, Félix Castan, qui était mon « maître », et avec qui j’œuvrais pour la pluralité et la décentralisation culturelle. 4. Mes propres réflexions sur les liens poésie-musique, récitatif-musique, accompagnant mon travail quotidien sur ces sujets, se trouvaient non seulement confirmées par des démonstrations dont j’étais incapable mais en plus me tiraient vers des horizons que je n’aurais jamais su aller voir tout seul. 5. Enfin toutes ces « proximités » m’entraînaient dans des ailleurs, les « ailleurs-Meschonnic », et j’y découvrais sans cesse de nouvelles questions. Quand on est complètement « marginal », étranger à toutes les théories, stratégies et polémiques intellectuelles de l’époque, quand on se sait « pas fou » car les événements viennent régulièrement confirmer vos idées, on se sent seul (heureusement on ne l’est pas dans les autres affaires de la vie), et puis tout à coup… 134 Le Forom Découverte fabuleuse, donc. Je m’empressai de lire tout ce que je pouvais trouver de Meschonnic. Et, comme je le fais toujours, de parler de lui partout, de prêter ses livres, de le citer abondamment dans mes articles, etc. C’est à la fin des années 80 que Serge Pey, à qui j’en parlais, me dit qu’il le connaissait bien, en tant que poète (il n’avait pas lu ses ouvrages théoriques) et qu’il le faisait venir parfois à Toulouse. Quelques temps plus tard, me voici, grâce à Serge Pey, face à Meschonnic, au restaurant Garona. Je l’étonnai par la précision des citations de son œuvre, je l’amusai comme on peut l’être par un « fan » studieux. Il me donna son adresse et je commençai à lui écrire pour lui poser des questions, d’une part à propos de mon travail de musicien-chanteur, d’autre part sur le problème des langues. Les choses se concrétisent en 1995, avec sa venue au Forom des Langues. Débuts rudes (petit ratage de la rencontre avec Castan : ils s’entendirent sur ce que j’avais vu entre eux de commun, mais aucun des deux ne modifia la pensée de l’autre ; ébahissement des militants des langues venus au débat et reproches de donner la parole à quelqu’un d’ « incompréhensible ») mais encourageants (sortie par le haut des éternels dialogues de sourds entre « régionalistes » et « tablerasistes »). Puis ce fut le tranquille voyage au long cours, avec des rencontres régulières au Forom, et des rencontres hors-Forom, nombreuses et insolites (Meschonnic et Régine au premier rang de mes concerts parisiens notamment), une amitié qui s’installe. Toulouse-Capitale Le sujet d’Henri n’était pas, quand nous le rencontrâmes, ni la pluralité des langues de France ni la pluralité des langues du monde. Le pont que nous avons bâti entre sa pensée et le Forom des langues l’a mené à y réfléchir (tout un travail Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc antécédent lui en avait donné les meilleurs outils) et il l’a fait avec une force à ma connaissance jamais atteinte. Sa Proposition de Déclaration des Devoirs envers les Langues et le Langage est difficile : comment en serait-il autrement ? Chaque phrase contient soixante ans de travail acharné et « monomaniaque » où se conjuguent humilité (devant les faits), sagesse (savoir qu’on sera longtemps tenu à l’écart) et ambition (aller au plus loin qu’on peut). Éthique, Poétique, Politique. Pour faire le lien avec ma conférence du GREP sur Toulouse-Capitale, je dirais que, grâce à Meschonnic, Toulouse, pendant 14 ans, a joué ce rôle de capitale intellectuelle, dans le domaine de la pensée des langues, de la langue, du langage. Et donc dans la pensée de ce qu’est penser. Au-delà des langues, la pensée du monde La pensée de ce qu’est penser. C’est à cela que nous entraîne Meschonnic : le « Jeu de Massacre des clichés (1) contemporains », de Platon à aujourd’hui (ceux qui se fabriquent à la « Maternelle Supérieure », comme il appelait l’Université). C’est bien à cela que nous voulions, par ce singulier alipte, être « entraînés » (au sens d’être « tiré vers », mais aussi au sens d’être « exercé ») derrière l’entraînement à penser les langues, dans le Forom. Passer des langues (problèmes très concrets) à la question du langage, et du langage (« l’interprétant générale de la société ») à la vie. C’est dans un exercice complet, comprenant toutes sortes d’épreuves théoriques (le « sens » des débats) mais aussi éthiques (ce qui se construisait comme rapports avec les représentants des langues-cultures, avec les organisateurs), civiques et politiques (pas de hasard si nous faisons nos débats sur la place publique, au vu et au su de tous, à la merci des interruptions les plus surprenantes, dans un acte majeur de concitoyenneté). Il faut avoir vu Henri répondre aux questions improbables des gens les plus divers, dans les rues du quartier Arnaud-Bernard ou sur la place du Capitole. Il faut l’avoir vu débattre de poésie avec les slammeurs/hip-hopeurs de la Capitada (2), il faut avoir résolu avec lui des questions pratiques, pour mesurer à quel point la pensée de Meschonnic n’était pas une pensée spéculative mais une aventure totale de l’homme, à quel point elle échappait, dans les moindres actes, à l’ « hétérogénéité des catégories de la raison ». C’était Socrate avec lequel nous déambulions, mangions et conversions sur l’Agora du Capitole, et nous partagions allégrement avec lui les verres de ciguë (le silence organisé sur son œuvre par les Assis de Paris, New York, Tokyo, etc.) (1) Jeu de massacre sur les idées premières et les derniers clichés est le titre d’une conférence qui s’est déroulée durant 5 h 30 à la salle du Sénéchal à Toulouse dans le cadre du Forom des Langues. Cette conférence a été éditée en DVD et est disponible au Carrefour Culturel Arnaud-Bernard. (2) La Capitada (traduction : la réussite en occitan) a lieu place du Capitole, la veille du Forom des Langues du Monde de Toulouse. Des centaines de performances ont lieu toute la soirée (un peu comme à la plage) en prenant soin de ne pas se gêner mutuellement (réussite de la convivialité). 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 135 HommaGe a HenrI mescHonnIc Continuer Il nous faut maintenant essayer, modestement mais avec persévérance, de continuer cette œuvre qui est un peu la nôtre. Dans la voie tracée de l’universalisme critique (je forge cette expression qu’il aurait peut-être « critiquée »), la seule voie intellectuelle, il me semble, souhaitable pour le monde. De nombreux Toulousains nous encouragent, ainsi que d’anciens élèves d’Henri, disséminés dans le monde, qui parlent de l’ « expérience toulousaine ». Les pouvoirs publics ont pris conscience de l’importance de ce qui s’est passé ici, avec leur soutien. Mon souhait est que le GREP et ses habitués viennent, le plus nombreux possible, et avec le plus de vaillance, porter leur pierre à cette « expérience ». J’espère, c’était mon but, leur en avoir donné envie, en leur donnant envie, au plus tôt, de lire Meschonnic. 136 Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc 3. Ce que je dois à Henri Meschonnic Monique-Lise Cohen, écrivain, auteur de recherches sur le judaïsme J’ai rencontré Henri Meschonnic à la croisée de mes études de philosophie et des études juives que je commençais dans un très grand enthousiasme. C’était en 1980, je venais de m’associer à un cercle d’études où se trouvaient Benny Lévy, ami et compagnon d’étude de Jean-Paul Sartre, et Charles Mopsik qui devint, les années suivantes, le principal traducteur des textes de la cabale en France. Nous étudiions alors sous la direction d’un cabaliste, Jean Zacklad, que Meschonnic connaissait également et avec qui il travailla par la suite. Je suivais également des cours avec un rabbin à Toulouse, Alain Lévy. C’est cette même année que je commençais un doctorat avec Gérard Granel qui avait été mon professeur de philosophie à l’université. Les événements que je raconte se produisirent au cours des années 1980. Les quelques lectures que je fis alors des textes d’Henri Meschonnic suffirent à calmer ou à rendre plus mesuré mon enthousiasme religieux. J’entrevoyais à sa lecture les risques graves encourus par certaines dérives religieuses, ce qu’il appelle le théologico-politique issu du dualisme du signe, la séparation du signifié et du signifiant à l’origine de tout pouvoir, et je mesurais, sans en avoir la clé, sa parole sur la religion : « ce qui peut arriver de pire au divin ». Henri Meschonnic fait une distinction que ne fait pas le religieux, que ne font pas les religieux. Il distingue le sacré, le religieux et le divin. Le sacré est le fusionnel avec le cosmique, mais aussi l’illusion de la fusion des mots et des choses. Il cite souvent cette parole d’Emmanuel Lévinas dans Difficile liberté : « La voilà donc l’éternelle séduction du paganisme, par-delà l’infantilisme de l’idolâtrie, depuis longtemps surmonté. Le sacré filtrant à travers le monde - le judaïsme n’est peut-être que la négation de cela. Détruire les bosquets sacrés - nous comprenons maintenant la pureté de ce prétendu vandalisme. Le mystère des choses est la source de toute cruauté à l’égard des hommes. L’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et étrangers. Et dans cette perspective la technique est moins dangereuse que les génies du Lieu… Socrate préférait à la campagne et aux arbres la ville où l’on rencontre les hommes. » Meschonnic définit le sacré comme le mythe de l’union originelle entre les mots et les choses, entre les hommes et les animaux, entre les hommes et la 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 137 HommaGe a HenrI mescHonnIc nature. Une union d’avant le langage. C’est, dit-il, dans Un coup de Bible dans la philosophie, « l’archaïsme premier ». Cet archaïsme est encore et partout présent. Dans la publicité par exemple avec ses artifices de magie. Le sacré est fusionnel, et il annule l’humain et sa liberté. Anti-humaniste, il rend impossible l’éthique et ne conçoit pas la « vie humaine ». Au sens où en parlait Spinoza. Non par le biologique seul, mais la force et la vie d’une pensée. Au début du livre de la Genèse, dans la Bible, le divin est le principe de vie qui crée et constitue toutes les créatures vivantes. Il est encore mêlé au sacré. Puis il s’en détache absolument dans le livre de l’Exode (3,14), lors de l’épisode du buisson ardent. Moïse demande à Dieu quel est son nom, et Dieu lui répond par un verbe. La disparition du sacré crée aussitôt la théologie négative, liée fondamentalement à cette séparation entre le sacré et le divin. Le divin est alors la puissance créatrice de la vie, dans sa transcendance absolue à l’humain. Il est inacceptable, dit Meschonnic, de confondre encore le sacré et le divin. Et le religieux, dit-il, est la captation, l’appropriation, la socialisation et la ritualisation du sacré et du divin dans le théologico-politique, et à son profit. Cette captation est éminemment grave et dangereuse parce qu’au nom du divin, le théologico-politique devient un culte de la mort, et la religion extrêmement dangereuse. Le religieux est le théologico-politique. 138 Comment nous sortir de ces dangers qui sont ceux des pouvoirs politiques inquisitoriaux et dictatoriaux ? Meschonnic nous enseigne que le dualisme du signe est à la source de tout pouvoir dictatorial. Selon l’optique dualiste, les livres ne doivent pas être lus selon une inspiration de type prophétique qui ouvre à l’écriture de nouveaux textes, mais à travers une grille conceptuelle. Par exemple la lecture de la Bible par Philon d’Alexandrie est une lecture dans le dualisme. Là où le récit biblique parle d’Abraham, Philon invite à entendre « forme », et là où il est question de Sarah, Philon parle de « matière ». Le récit s’efface, il ne reste qu’un squelette conceptuel sur lequel des pouvoirs politiques marqueront leur empreinte et leur dictat. Si vous vous aventurez à lire librement la Bible, alors le pouvoir inquisitorial religieux lié à l’État vous fera passer en procès, et si vous persistez dans votre lecture libre, vous serez traîné devant le bourreau des corps. L’histoire des traductions de la Bible a marqué l’histoire du pouvoir en Occident. Il ne s’agit pas que de la Bible dans l’histoire du signe, mais de tous les autres pouvoirs qui ont imposé leur mode autoritaire de lecture des livres et fait brûler les autres. Et puis cette histoire de brûler les livres n’a pas marqué que les seuls excès de pouvoir en Occident. Dans le reste du monde aussi. Nous en sommes toujours les témoins aujourd’hui. Car la lecture libre - en hébreu, on ne parle pas d’écriture sainte, mais de lecture sainte - rend possible et enfante de nouveaux écrits. C’est ce qu’on entend Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc dans la tradition juive par « torah écrite » et « torah orale ». La torah écrite, c’està-dire le Pentateuque, porte le nom de « lecture sainte » ; et cette lecture rend possible (c’est cela la prophétie) de nouveaux textes (talmuds, cabales, etc.) que l’on appelle « torah orale ». Ainsi l’écrit et l’oral ne se disent pas comme dans le Cratyle de Platon. L’oral n’est pas le parler, mais le livre qui est à venir, paraphrasant ainsi Maurice Blanchot. Le sens n’est pas garanti par des polices spirituelles et séculières, mais il est devant. Dans un nouveau livre. Benny Lévy parlait de la valeur séminale de la lettre. C’est cela la prophétie. Aucune inquisition ne vient oblitérer le livre à venir. Comment sortir de la prison spirituelle et séculière du dualisme ? Meschonnic parle de la radicalité du sujet, celui qu’il nomme comme sujet du poème. L’écriture poétique qu’il décrit comme une écriture ordinaire, quotidienne, est de la dimension de la parole prophétique. La parole prophétique, que Meschonnic définit comme une « praxis aveugle », n’annonce rien car elle n’est précisément pas un discours de voyant, mais elle ouvre l’avenir lorsque tout paraît impossible. Victor Hugo établissait ce lien entre poésie et prophétie, et il voulait que les poètes n’aient pas peur d’être des prophètes. Cet engagement éthique se fait dans l’écriture. Je voudrais raconter ici, en regard de ces problèmes, l’épreuve que fut l’écriture de mon doctorat que je fis sous la direction d’Henri Meschonnic. J’avais commencé une thèse avec Gérard Granel qui appréciait alors ma recherche. Mais ayant été malade, il accepta de transmettre ce travail à Henri Meschonnic qu’il connaissait déjà pour avoir publié, aux éditions T.E.R., Le Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, précédé de « La nature dans la voix » d’Henri Meschonnic. Un autre livre était en préparation pour l’année 1985 : Les tours de Babel : essais sur la traduction. J’avais déjà rencontré Henri Meschonnic grâce à Serge Pey. Et ces deux recommandations, celle de G. Granel et de S. Pey, avaient suffi pour que, en toute amitié, en toute confiance, Meschonnic acceptât mon travail. C’était au début de l’année 1985, il m’avait donné rendez-vous au café de Cluny à Paris. Il fut très sec et évasif. Il n’appréciait pas du tout. Après quelques remarques sur des fautes d’orthographe, de style et des références inexactes ou incomplètes, sur un mélange trouble entre écriture poétique et écriture théorique, il conclut ainsi : « Je ne suis pas le guide d’une égarée ». Puis il ajouta : « Je vous fais mal, n’est-ce pas ? ». Patiente, je secouais la tête. Pour dire non. Il ajouta encore : « Vous aurez mal ! ». Puis il partit sans un mot de plus. J’étais réellement égarée, mais j’avais du temps puisque ma profession de bibliothécaire ne m’enchaînait pas à l’obtention d’un doctorat. Je pris un peu de temps, et je lui proposais un nouveau travail, en juillet 1985. Au lieu des 150 pages dactylographiées, il n’y avait que 15 petites pages écrites à la main. Il trouva très bien. 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 139 HommaGe a HenrI mescHonnIc 140 Et tout le temps de cette recherche, il donna son agrément. Une seule fois il fit une remarque, m’invitant à chercher du côté de la différence entre antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme. C’est dans cette recherche que se déclara pour moi la question centrale qui fut celle du « cœur ». J’ai entendu quelqu’un traiter Henri Meschonnic de « serial killer ». C’est vrai que j’avais été vivement secouée par sa critique. Après qu’il m’eut annoncé : « Vous aurez mal ! » cette même nuit, je reçus comme un coup de couteau dans le dos. J’avais cependant intégré ses critiques au-delà de ce que je pouvais en comprendre. Après je ne connus que sa bonté. En 1989, nous choisîmes le titre de la thèse : « Le thème de l’émancipation des Juifs : archéologie de l’antisémitisme ». Il fallait alors déterminer un jury pour la soutenance. Nous pensâmes bien sûr à Gérard Granel. Mais il refusa, il n’appréciait pas ce nouveau travail. Il est vrai aussi qu’entre temps Meschonnic écrivait Le langage Heidegger qu’il publia l’année suivante aux PUF, et qu’il avait fait connaître sa réflexion à Granel. Mais je ne savais pas si c’était la raison essentielle de son refus. Cela est resté comme un mystère pour moi, Jusqu’à aujourd’hui. Car j’avais le sentiment d’avoir écrit deux fois la même chose. Je ne pouvais réconcilier ou rassembler mon professeur de philosophie et mon directeur de thèse. J’en aurais peut-être été trop heureuse. Aujourd’hui, j’ai compris, dans un dialogue avec Elizabeth Rigal, au fil de l’amitié qui nous lie depuis longtemps déjà. Oui, il y avait eu une querelle redoutable entre Granel et Meschonnic à propos de Heidegger. Le refus de Granel à mon égard venait de là. Et puis nous avons parlé, elle et moi, du dialogue entre eux deux, commencé et inachevé. Un dialogue qui reste comme une promesse. Je commençai, après la soutenance de la thèse, un long chemin aride et solitaire, jusqu’à ce que ce travail soit publié grâce à la lecture et aux soins attentifs de Jordi Blanc, aux éditions Vent Terral, en 1992, sous ce titre : Les Juifs ont-ils du cœur ? Discours révolutionnaire et antisémitisme. Précédé d’un texte d’Henri Meschonnic : « Entre nature et histoire: les Juifs ». Texte qu’il republia, dix ans plus tard, selon son contrat moral avec l’éditeur de Vent Terral, dans L’utopie du juif aux éditions Desclée de Brouwer. Cette recherche est une critique de la « religion du cœur » à l’époque de la philosophie des Lumières, où j’avais vu la naissance de l’antisémitisme à la différence de l’ancien antijudaïsme de l’Église. Ayant bien suivi l’invitation de Meschonnic à chercher du côté de la distinction entre antijudaïsme et antisémitisme. Non pas que la philosophie des Lumières soit intrinsèquement antisémite, mais j’avais lu dans l’apologie de cette « religion du cœur » appelée aussi « reliLes Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc gion rationnelle » ou « religion naturelle », dans les textes de Rousseau, Diderot et Kant, un refus de toute écriture au nom d’une prétendue fusion transparente et sentimentale avec le divin. En dehors de toute langue et de toute écriture. Les Juifs devenaient alors, dans le texte des Lumières, l’anti-modèle d’une humanité heureuse c’est-à-dire délivrée de l’écriture. Cette recherche correspondait à celle d’Henri Meschonnic. Et il était très content de ce travail. Mais, comme je vous l’ai dit, je n’avais pas réussi à rassembler Gérard Granel et Henri Meschonnic autour de cette problématique. Pourtant si cette fusion au lieu du cœur que je dénonçais avait des aspects du sacré, cela les réunissait dans leur critique commune. Granel avait pris ses distances avec les aspects du sacré dans le second Heidegger. Comme Lévinas. Et toute l’œuvre de Meschonnic retentissait du rejet du sacré. J’avais suivi par une voie originale cette maladie qui n’est pas seulement occidentale, et qui voulait la mort des livres, des langues et de l’écriture, au nom de la transparence absolue. Jacques Derrida en parlait dans ses premières œuvres, comme La pharmacie de Platon ou De la grammatologie. Meschonnic la voyait dans le dualisme mortel du signe. Je la rencontrais sur ce chemin du cœur préconisé par les Lumières qui associaient dans un même rejet les Juifs et l’écriture. Sombre écran à la divinité limpide que l’on aurait pu trouver au fond de son cœur. Les Juifs étant alors assimilés à l’hypocrisie et à la mauvaise foi consubstantielles à l’écriture. La bonne foi, pour les écrivains des Lumières, serait le mouvement du cœur, en dehors de tout texte, de toute langue, de toute écriture. Les Juifs étaient devenus alors l’anti-modèle de l’humanité parce qu’ils écrivent tout le temps des livres et des commentaires, en glose, à l’infini. De là à concevoir leur disparition, le pas allait bientôt être franchi. Ce que l’Église n’avait pas fait, puisque les Juifs restaient pour elle les porteurs du texte biblique initial. Par contre les Lumières, ou plus exactement cet aspect particulier des Lumières appelé « religion du cœur », ne voulaient plus de livre ni de porteur du livre. Il est important cependant de dire que la philosophie des Lumières est de façon générale plus grande et plus généreuse. Mais il y avait cet aspect que je découvrais dans un profond étonnement. La suppression du caractère juif de l’humanité, au nom du cœur, parce que les Juifs écrivent des livres. J’ai continué les études des textes de la tradition juive avec le pressentiment du risque du théologico-politique et du réalisme qui est, selon les termes de Meschonnic, le contraire d’une « vie humaine ». Meschonnic évoque et actualise une ancienne querelle médiévale autour du réalisme et du nominalisme. Le nominalisme considère que le monde réside dans le langage alors que le réalisme insiste sur l’autonomie du monde. Au début condamnées par l’Église qui y voyait une atteinte à La Trinité, les thèses nominalistes, après les échecs des doctrines matérialistes, semblent aujourd’hui prendre un essor, en redécouvrant et en affirmant la fonction première du langage dans la nomination et le dévoilement des mondes humains. 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 141 HommaGe a HenrI mescHonnIc 142 Le point de vue réaliste qu’il dénonce, suppose un lien de nature, un lien réel, entre le mot et ce dont il parle. Du point de vue réaliste, écrit Henri Meschonnic, l’humanité existe et les êtres humains ne sont que des fragments de la totalité. Le point de vue réaliste est celui des régimes totalitaires. Par contre, du point de vue nominaliste, seulement et uniquement les individus existent. Si l’humanité est la réalité, selon la thèse réaliste, les conséquences éthiques et politiques sont nécessairement graves. Ce sera, dit Meschonnic, une uniformisation. Quelles seraient les implications de la notion nominaliste d’humanité ? Le caractère de cette utopie, à la différence des utopies totalitaires, est « qu’elle contient une nécessité interne, logique, éthique et politique. Cette nécessité en fait quelque chose comme une prophétie… au sens d’un refus des pouvoirs en place… En quoi une représentation nominaliste de l’humanité implique un combat. » Le nominalisme, enseigne encore Meschonnic, rend seul possible le « sujet d’un poème », c’est-à-dire la transformation d’une forme de vie par une forme de langage et la transformation d’une forme de langage par une forme de vie. L’écriture dans ce contexte est un acte éthique. A l’instar du poème, elle est un enjeu du sujet. C’est donc « un universel ». Meschonnic nous apprend donc à penser la singularité du sujet avec l’universel. Un universel non pas englobant, mais peut-être par rayonnement, ainsi qu’Emmanuel Lévinas en parlait. Meschonnic citait souvent la notion de « vie humaine » selon Spinoza qui ici fait allusion à l’œuvre posthume d’Uriel Da Costa : « Exemplar humanae vitae » (Exemple d’une vie humaine). Excommunié comme l’avait été Spinoza, il s’était suicidé. Ainsi, écrit-il, dans sa conférence de 2003, « L’humanité, c’est de penser libre », qu’il fit pour la Bibliothèque de Toulouse, lors du Colloque Qu’est-ce que l’humanité? : « L’alliance de mots « une vie humaine » fait allusion par là au combat d’idées que porte l’ensemble de ces deux mots, et une allusion à la persécution religieuse dont il (Spinoza) avait été l’objet. C’est-à-dire l’exemple même de l’implication qu’une vie humaine, définie par la « vraie vertu » (vertu au sens de force) « et la vie de l’esprit » fait un tout. Et seulement ainsi. Sinon, c’est une vie au sens animal. La notion de « vie humaine » inclut par là même de l’anti-théologique. Elle est déjà elle-même une protestation autant qu’une postulation. Elle n’est pas donnée. Elle est à conquérir. Et comme il y a nécessairement une historicité de la pensée, sans quoi il n’y a pas la « vie de l’esprit », et j’appelle historicité pas seulement la situation historique, mais l’activité d’une invention qui continue d’être active sur la pensée, donc sur la vie, je pose qu’une vie humaine consiste dans la réalisation de sa propre historicité. Dans la reconnaissance de cette historicité. Je veux dire le travail indéfiniment à poursuivre pour la reconnaître. » Meschonnic dit alors que ce travail passe nécessairement par une pensée du langage sans laquelle il n’est pas possible de travailler à cette reconnaissance. Et c’est alors que nous rencontrons Spinoza d’une autre manière que la mythologie habituelle à travers laquelle on le voit comme un hyper rationaliste, ce qui le rend tout à fait illisible, et également comme une victime innocente, excommuniée par les méchants rabbins juifs d’Amsterdam. Sorte de réédition du procès du Christ. Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc Car Meschonnic lit Spinoza en latin, comme un « Poème de la pensée » selon le titre de son livre très extraordinaire publié chez Maisonneuve et Larose, en 2002. Toute l’œuvre de Spinoza est fondée sur cette identité du « concept » et de « l’affect », que l’on peut, que l’on doit penser en hébreu et à partir de l’hébreu. Comme l’on parle de connaissance « au sens biblique », ce que dit l’hébreu : « daat ». Rappelons que Spinoza était hébraïsant et qu’il avait écrit un Abrégé de grammaire hébraïque. Meschonnic nous apprend à lire Spinoza dans le rythme ou la signifiance de son écriture latine, ponctuée dans la cinquième partie de L’Ethique, par le mot « igitur » : « donc » qui entre « en consonance avec des passifs dans un entour immédiat ». Ces échos ont un effet important de signifiance. Igitur, un « motvaleur du système », dit Meschonnic, « un mot poétique ». Ce qui fait aussi penser à un poème de Mallarmé. Ici, je voudrais revenir vers les vives critiques qu’il m’adressa pour mon premier essai de thèse. Il me reprochait de mélanger écriture poétique et écriture théorique. La première compréhension de cette critique, je la faisais encore à l’intérieur du dualisme du signe. La théorie serait du côté du signifié et la poésie du côté du signifiant. Mais comment comprendre cette invitation à séparer les écritures, en dehors du dualisme du signe ? Meschonnic refuse la distinction de la poésie et de la prose issue du dualisme du signe. Mais j’étais à l’époque embarrassée dans ces conceptions dualistes, et cela apparaissait dans le mélange des écritures. La poésie venait comme une sorte de poétisation là où l’écriture théorique n’avançait pas vers son inconnu. Il avait immédiatement su le déceler. J’appris plus tard que l’on peut parler du « poème de la pensée » à propos des œuvres théoriques de Spinoza, et que cela ne relève pas de la distinction entre la poésie et la prose. Ni de leur mélange. J’appris encore que si la poésie et l’écriture théorique sont distinctes, elles participent cependant de cette même aventure que Meschonnic nomme ainsi : « On écrit ce que l’on ne sait pas ». Autrement ce n’est pas de l’écriture, mais un mode d’emploi, la langue du dictionnaire. Où avait-il trouvé la ressource de cette connaissance du rythme de l’écriture ? C’est dans sa lecture et sa pratique de la traduction de la Bible qui fait de lui, aujourd’hui, le plus grand traducteur de ce texte, en dehors des catégories dualistes qui en ont oblitéré la lecture. Comment lire la Bible ? La Bible est écrite dans sa version « massorétique », celle des Massorètes, illustres scribes et grammairiens de l’époque du VIe au IXe siècles de l’ère commune, avec des te'amim, c’est à dire des accents conjonctifs et disjonctifs, sur lesquels insistaient des commentateurs traditionnels comme Jehouda Halévi et Ibn Ezra, 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 143 HommaGe a HenrI mescHonnIc 144 et qui font sortir littéralement la Bible des logiques dualistes. Le texte est ainsi cantillé dans toute la tradition liturgique juive. Mais cela n’apparaît dans aucune traduction, sauf dans celle d’Henri Meschonnic. Cette cantillation est le rythme ou la signifiance du texte qui n’appartient plus alors à la logique du signe, mais s’ouvre, selon les termes de Meschonnic, comme une désacralisation et historicisation du divin. Tout le chemin est celui d’une désacralisation qu’il développe dans L’utopie du Juif et dans Un coup de Bible dans la philosophie. En Exode 3,14, lorsque Moïse demande à Dieu son nom, Il lui répond par un verbe : « éhié -- acher éhié », c’est-à-dire : « Je serai -- que je serai ». Le verbe est ici à l’inaccompli et non pas au présent. Ce n’est pas, comme a traduit saint Jérôme, « ego sum qui sum », « Je suis qui je suis », ou « ce que je suis », ou encore dans d’autres traductions « l’être suprême ». Dieu n’est ni philosophe ni théologien. Il ne fait pas une ontologie ni une onto-théologie. Meschonnic insiste sur le futur parce que c’est une promesse. Ceci dans la suite du verset 12. Et il dit que l’inaccompli est l’aspect de ce qui n’a pas de fin, dans le temps. C’est une promesse indéfinie. Meschonnic écrit que c’est le divin, comme puissance créatrice de vie séparée du sacré qui ouvre l’infini de l’histoire, infiniment : « C’est le divin qui fait l’historicisation radicale de l’histoire, et du sens. De l’histoire comme sens, du sens comme histoire. » Citant Yeshayahou Leibowitz, un grand penseur juif contemporain, Meschonnic dit qu’il n’y a pas de messianisme. Puisque le messianisme impliquerait la fin de l’histoire. Cela est rendu possible, pensable, en Exode 3,14. Il est donc question d’historicisation du divin. La première historicisation est la réponse de Dieu sous forme d’un verbe : « Je serai ». La seconde historicisation se trouve dans la deuxième partie de la réponse : « que je serai », séparée du début par un accent disjonctif. Cela indique la promesse d’une venue à venir. L’infinitisation du sens. La troisième historicisation du divin aurait lieu dans L’Ethique de Spinoza, là où le divin n’est plus compris avec la religion, là où l’athéisme n’est plus compris avec la mort de Dieu. Il écrit : « Une intégration maximale de l’infini à la pensée. En même temps que de l’éthique à la pensée, et que l’intégration maximale de l’affect et du concept l’un à l’autre. Cette double intégration réciproque fait la poétique du divin, et la poétique de l’affect. » La quatrième historicisation qu’il cite toujours dans L’utopie du Juif est la sienne : « Celle que je fais ici par la reconnaissance des trois premières et leur enchaînement. Parce qu’elle se fait dans le rythme comme organisation généralisée de la pensée, dans la prosodie comme pensée et la pensée comme prosodie, dans l’invention d’une subjectivation étendue à tout un système de discours qui fait qu’elle est son historicité radicale. C’est-à-dire l’expérience de pensée qui consiste à penser le maximum du corps dans le langage comme maximum de la pensée. Le continu de ce qu’un corps fait au langage. » Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc Je ne sais pas si je l’ai compris, mais je n’ai pas cessé de le lire. Comme une interrogation permanente, une exigence absolue pour le développement du discours contre la langue. L’historicisation du divin, c’est la désacralisation et le non religieux. Et je me souviens qu’il écrivait - mais où ? - que la désacralisation, dans la Bible et dans la torah orale, se poursuit dans le Cantique des cantiques et dans le Talmud. Et je voulais parler avec lui. J’avais essayé. Plusieurs fois. Je voulais lui dire qu’être juif - au sens talmudique - ce n’est pas avoir une religion. C’est une existence juridique et non pas ritualisée. Qui permet alors l’infini du sens. Comme les Hébreux avaient dit au Sinaï : « Nous ferons et nous comprendrons », en dehors des catégories de la philosophie politique ou de la religion qui identifient la pratique et la théorie, dans la transparence, sous l’œil inquisitorial des polices de l’esprit. La compréhension que nommèrent les Hébreux va au-delà du faire, elle est infinie ; c’est elle la « torah orale », l’écriture de nouveaux livres. Je voulais le lui dire, j’ai essayé. Et je crois, toujours aujourd’hui, que c’est lui qui me l’a enseigné. Henri Meschonnic a traduit : Les Cinq rouleaux : Le Chant des chants, Ruth, Comme ou les Lamentations, Paroles du Sage, Esther. Gallimard, 1970 Jona et le signifiant errant. Gallimard, 1981 Gloires. Traduction des psaumes. Desclée de Brouwer, 2001 Au commencement. Traduction de la Genèse. Desclée de Brouwer, 2002 Les noms. Traduction de l’Exode. Desclée de Brouwer, 2003 Et il a appelé. Traduction du Lévitique. Desclée de Brouwer, 2005 Dans le désert. Traduction du livre des Nombres. Desclée de Brouwer, 2008 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 145 HommaGe a HenrI mescHonnIc 4. Henri MESCHONNIC, un théoricien du langage intempestif Par Élisabeth RIGAL Chercheur au CNRS, Philosophe, directrice littéraire des Éditions T.E.R 146 Dans le cadre de l’hommage que le GREP rend à Henri Meschonnic, je n’interviendrai que ponctuellement, non seulement parce que je ne connais pas de façon suffisamment précise les différents aspects du vaste chantier qui était le sien, mais aussi parce que j’ai quelques réserves sur certaines des polémiques qu’il a engagées avec un certain nombre de philosophes et de poètes. Et j’interviendrai à la fois comme philosophe que ses travaux sur Wittgenstein ont conduite à travailler sur les questions de philosophie et de théorie du langage, et comme directrice littéraire des Éditions T.E.R. Les Éditions T.E.R., que Gérard Granel a dirigées jusqu’à sa disparition, ont en effet collaboré à deux reprises, il y a quelque 25 ans, avec Henri Meschonnic. D’une part, en 1984, elles ont réédité, à sa suggestion, le Dictionnaire raisonné des onomatopées de la langue française que Charles Nodier avait publié en 1808, et dont la dernière édition remontait à 1828 (!) - publication que Meschonnic a accompagnée d’une longue étude d’une centaine de pages, intitulée « La nature dans la voix ». D’autre part, et toujours à la suggestion de Meschonnic, les Éditions T.E.R. ont publié en 1985 un ouvrage collectif intitulé Les tours de Babel. Celui-ci s’ouvre par une nouvelle traduction du fameux passage de la Genèse sur Babel (XI, 1-9) co-signée par Henri Meschonnic et Régine Blaig, et il comporte également une étude de Meschonnic intitulée : « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivain de l’histoire ». C’est donc principalement en m’appuyant sur sa contribution à ces deux volumes que je me propose de saluer son œuvre, en tentant de déterminer ce que je crois être les traits les plus saillants de sa contribution à la théorie du langage. Les auteurs retenus par Meschonnic pour ces deux études quasi contemporaines sont en réalité des figures antagoniques : Charles Nodier est convaincu de l’universalité du langage, Wilhelm von Humboldt en revanche prête au langage une historicité radicale. Meschonnic les présente tous deux comme des « philologues », mais comme des philologues en des sens totalement différents. Pour Nodier, la philologie est ni plus ni moins « l’amour des lettres », et les étymologies le plus souvent fantaisistes qu’il propose dans son Dictionnaire n’ont aucun support historique ; elles sont animées par la rêverie, et non par les exigences scientifiques de la philologie qui se Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc constituera comme discipline en Allemagne dans des années 1830 - notamment sous l’impulsion des travaux de Humboldt sur les langues non indo-européennes. Nodier, explique-t-il, a pour ambition de faire entrer le langage dans la nature. Il conçoit l’onomatopée comme la source unique de toutes les langues et en fait un principe mimétique universel, quasi-cosmique. En quoi il se méprend entièrement, puisque Humboldt a mis définitivement un terme au mythe de la langue universelle, en même temps qu’à celui de l’origine. Mais alors pourquoi Meschonnic a-t-il tenu à sortir de l’oubli le Dictionnaire des onomatopées ? Et que veut-il dire exactement, lorsqu’il affirme que ce texte qu’« on pourrait prendre pour une impasse, une fin de XVIIIe siècle, à laquelle toute la science des XIXe et XXe siècles ont tourné le dos, en réalité ne nous a pas quittés (3) » ? À cette question, « La nature dans la voix » apporte trois éléments de réponse qui concourent à montrer que l’onomatopée, reléguée dans la « basse-cour » du langage (4) par la philologie comparatiste, puis par le structuralisme, est partie prenante de toute théorie du langage, et que Nodier s’est certes mépris en présumant qu’un mimétisme universel présiderait à la formation des langues et que l’onomatopée serait analysable en termes d’harmonie imitative, mais qu’il a néanmoins eu parfaitement raison de lier la question du langage à celle de l’onomatopée. S’il importe de relire aujourd’hui le Dictionnaire, c’est en effet parce que son objectif est, du propre aveu de Nodier, de « prouver qu’aucune expression n’a été formée sans motif (5) ». Bien qu’il ne puisse être lui-même considéré comme un linguiste au sens propre (6), Nodier explique en 1834, dans ses Notions élémentaires de linguistique, que la linguistique n’est pas la « science universelle du langage », mais l’« histoire de la parole et de l’écriture (7) » - thèse qu’illustre parfaitement son Dictionnaire. Dans le cadre de sa lutte contre le « centralisme linguistique » et de sa défense des patois, Nodier montre que toute langue a de « profondes racines dans le génie d’un peuple (8) », et que « l’alphabet, la grammaire et le dictionnaire sont l’expression complète du monde social (9) ». Sur ce point précis, il rejoint donc, par-delà le différend qui les sépare, Humboldt. 147 (3) Charles Nodier, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, précédé de Henri Meschonnic, « La nature dans la voix », Mauvezin, T.E.R., 1984, p. 14. (4) Cf. Henri Meschonnic, Des mots et des mondes, Paris, Hatier, 1991, p. 32. (5) Cf. Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, Meschonnic, p. 23, et Nodier, p. 237. (6) Nodier est néanmoins, note Meschonnic (cf. Des mots et des mondes, p. 31), l’un des premiers à avoir employé le terme même de « linguistique ». (7) Cf. « La nature dans la voix », in op. cit, p. 25 ; et Des mots et des mondes, p. 31 sq. (8) Cf. « La nature dans la voix », in op. cit, p. 31. (9) Cf. Nodier, Notions élémentaires de linguistique, cité par Meschonnic, Des mots et des mondes, p. 40. 2008-2009 - Les Idées contemporaInes HommaGe a HenrI mescHonnIc 148 C’est dire qu’en dernière analyse, une sorte de paradoxe traverse le Dictionnaire des onomatopées, et c’est ce paradoxe qui, selon Meschonnic, nous donne aujourd’hui encore à penser. Car, d’un côté, le naturalisme de Nodier - sa volonté de repousser la nature hors langage - est une impasse ; son projet d’exhumer un langage universel (non algébrique, mais naturel) et sa tentative d’aller chercher la motivation dans la nature même ne sont pas recevables ; et il n’en va pas autrement de l’idée de « peuple-nature », en référence à laquelle il pense le génie de la langue. Toutes ces thèses ont en effet été invalidées dès le XIXe siècle par les travaux de Humboldt sur le langage et l’histoire, puis au XXe siècle par le chantier ouvert par Saussure qui montre qu’on ne saurait trouver le fonctionnement du langage dans l’origine où Nodier le croyait enfoui, car « en matière de langage, le problème des origines ne diffère [pas] de celui des conditions permanentes (10) ». Ces trois thèses erronées témoignent donc de ce que le regard porté par Nodier sur le langage reste celui d’un bibliomane érudit du XVIIIe siècle, qui n’est pas parvenu à comprendre que c’est le langage qui nous fait nature, et non l’inverse, et que notre nature est histoire de part en part. Mais, de l’autre côté, Nodier reconnaît très clairement dans la motivation la question centrale et incontournable de toute enquête sur le langage, et il montre en outre que c’est dans le discours, et non dans la langue, que la motivation prend racine. Là est précisément la réserve d’avenir de son Dictionnaire, qui nous aide à toucher du doigt l’objectivisme abstrait et le scientisme étriqué dont souffrent les théories du langage qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Que l’auteur de contes fantastiques soit aussi celui d’un Dictionnaire des onomatopées où l’on retrouve toute la fraîcheur des contes et qui met la lexicographie en résonance avec le fantastique est en effet l’indice de ce qu’aucune théorie du langage conséquente ne peut légitimement faire l’économie de la littérature et de la poésie. Quant à Humboldt, il est l’une des figures tutélaires des recherches de Meschonnic en théorie du langage. On ne s’étonnera donc pas de voir ce dernier, dans « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivain de l’histoire », d’abord saluer la stratégie « anti-philosophique » - c’est-à-dire « anti-téléologique » et « anti-rhétorique » - qu’induit la thèse cardinale de Humboldt selon laquelle « il n’y a de langue que dans le discours lié, grammaire et dictionnaire p[o]uv[a]nt à peine se comparer à son squelette mort (11) », puis montrer que la vision dynamique et continuiste du langage qui est celle de Humboldt remet en cause, bien avant Saussure, le partage lexique(10) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1974, p. 24, cité par Meschonnic, « La nature dans la voix », in op. cit., p. 35. (11) Cité par Meschonnic, Des mots et des mondes, p. 9. Cette thèse humboldtienne manifeste ce que l’étude 1985 nomme « l’implication réciproque entre événement et système » qui est à la base de la théorie poétique de la traduction élaborée par Meschonnic, cf. « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivain de l’histoire », in Les tours de Babel, Mauvezin, T.E.R., 1985, p. 222. Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc morphologie-syntaxe, et qu’elle interdit de concevoir le langage comme une chose momifiée dont le matériau de base serait le « mot-sens » et d’ordonner la tâche du traducteur à la restitution du seul sens. C’est dire que Meschonnic crédite Humboldt d’avoir établi le primat du discours sur la langue et fondé sa théorie du langage sur trois axiomes qui sont les suivants : C’est la langue qui est motivée par le discours, et non l’inverse ; Le sens et la valeur passent autant par la prosodie que par le lexique ; Le seul ancrage possible pour une théorie conséquente du langage est la poétique du discours, et non la rhétorique de la langue. Et, dans son interprétation de l’articulé général des questions de Humboldt, Meschonnic insiste plus particulièrement sur le fait que ses recherches conjointes sur le langage et l’histoire suggèrent non seulement que la philologie et la linguistique théorique forment un seul et même corps, mais aussi que la théorie du langage se doit de jouer la valeur d’emploi contre l’étymologisme - aussi bien contre les étymologies fantaisistes à la Nodier que contre celles du comparatisme scientifique. Selon lui, c’est donc la détermination de la valeur par l’emploi qui permet de placer sous son vrai jour la thèse humboldtienne de l’historicité radicale du langage et de la dissocier de toute forme d’historicisme ; et c’est également elle qui a permis à Humboldt de déterminer les hommes comme des êtres indissolublement langagiers et historiques et de poser les jalons d’une anthropologie située à la croisée de la théorie du langage et de la théorie de l’histoire. Aussi est-ce au nom des enseignements Humboldt que Meschonnic entreprend de mettre en échec les linguistiques structurales et génératives contemporaines - c’est-à-dire de récuser toute interprétation de la différence lexiquegrammaire, langue-parole, diachronie-synchronie en termes de relation d’exclusion et de dénoncer les confusions dont ces linguistiques se nourrissent - au premier chef, l’assimilation de l’arbitraire à la convention, et celle du système à la structure. Or Meschonnic est par ailleurs convaincu que le structuralisme a imposé une vulgate qui travestit Saussure, non seulement parce qu’elle ne retient du Cours de linguistique générale que le jeu d’échecs (c’est-à-dire les composantes formalistes), et non le « fleuve de la langue (12) », mais encore parce qu’elle présume qu’il y aurait, entre le Cours et les Cahiers d’anagrammes, une « contradiction flagrante (13) » qui exigerait que l’on oppose purement et simplement Saussure à Humboldt. Aussi entreprend-il de relire Saussure tout autrement qu’il ne l’avait généralement été, afin de montrer que, dès lors qu’il n’est plus lu « selon la mode structuraliste, ni selon les diverses stratégies […] qui ramènent l’arbitraire au (12) Cf. Des mots et des mondes, p. 112. (13) L’expression est de Roman Jakobson. 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 149 HommaGe a HenrI mescHonnIc 150 conventionnalisme », mais qu’il est « lu philologiquement », « Saussure est en continuité avec Humboldt pour une pensée de la valeur, du fonctionnement (qui passe par le sujet parlant), et de l’historicité radicale (14) ». Certes, Meschonnic n’ignore pas que Saussure ne s’est jamais lui-même véritablement expliqué sur le « passage à la parole (15) », mais il est néanmoins convaincu que le Cours de linguistique générale indique la nécessité de ce passage, étant donné que, d’une part, il joue le « mot-valeur » contre le « mot-sens », et que, d’autre part, il conçoit l’arbitraire et la motivation comme « deux tensions inséparables (16) ». Et, selon lui, ce double geste du Cours témoigne de ce que le « vrai » Saussure n’est pas un penseur de la langue comme structure - ce qui est la thèse de la vulgate -, mais un penseur de la langue comme système, qui se refuse à réduire l’historicité et la subjectivité des faits de langue, et qui, loin de jouer l’arbitraire contre la motivation, comme le présume Jakobson, vise au contraire à établir que toute théorie du langage doit tenir ensemble arbitraire et motivation. À ses yeux par conséquent, le « radicalement arbitraire » saussurien (que les premiers éditeurs du Cours de linguistique générale ont malencontreusement transformé en « arbitraire » tout court (17) dit l’historicité radicale du langage, et donc aussi l’impossibilité d’isoler le synchronique du diachronique (18) - la nécessité de reconnaître que « toute synchronie porte en elle les germes de son destin diachronique ». Et si Jakobson (et d’une façon plus générale le structuralisme) a pu croire que la motivation était opposable à Saussure, ce n’est que parce qu’il a lui-même rabattu l’arbitraire sur la convention et le hasard et que, du fait même de cette confusion, il a déshistoricisé tout ce qu’il y avait de proprement historique chez Saussure. Or, il s’est ainsi rendu coupable d’une erreur analogue à celle des lecteurs du Cratyle qui ont confondu la question du nomos (usage, coutume) question qui implique celle de l’historicité et est, selon Meschonnic, la question conductrice de ce texte proto-fondateur - avec la question de la thesis (convention), et qui ont présumé, en transformant Socrate en simple porte parole de Cratyle, que le Cratyle jouerait sur l’antithèse physis (nature)/thesis, alors même que son objectif est de destituer la conception de la langue comme nomenclature et d’explorer l’opposition physis-nomos (19). Aussi, selon Meschonnic, le véritable héritier de Saussure n’est pas Jakobson, mais Benvéniste. Car ce dernier, bien qu’il parle de structure (notion dont il (14) « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivain de l’histoire », in op. cit., p. 215. (C’est moi qui souligne.) (15) Il faut en effet se souvenir que, pour définir la linguistique comme la science de la langue, le Cours de linguistique générale sépare la langue de la parole, et détermine la première comme « ce qui est social » et « essentiel », et la seconde comme « ce qui est individuel » et « accessoire », cf. op. cit., p. 30. (16) Cf. « La nature dans la voix », in op. cit., p. 45, en référence au Cours de linguistique générale, p. 185. (17) Cf. ibid., p. 45, note 23 (18) Des mots et des mondes, p. 112. (19) La ré-ouverture de la question du « cratylisme » est l’un des enjeux centraux des réflexions de Meschonnic dans « La nature dans la voix ». Voir plus particulièrement, in op. cit., p. 64-104. Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc remarque qu’elle est totalement absente du corpus saussurien (20) « n’a jamais été structuraliste (21) », et bien qu’il engage un débat avec Saussure sur la question de la motivation reste néanmoins, à la différence de Jakobson, dans la lignée saussurienne. Benvéniste, note Meschonnic, est « peut-être le seul continuateur de Saussure ». Et il est aussi « le continuateur de Humboldt (22) », puisqu’il a récusé la scission de la théorie du langage en une linguistique formelle et une linguistique mentaliste, qu’il s’est efforcé d’articuler, au sein même de sa théorie du langage, la philologie et le discours, et qu’en outre, il a posé au principe de ses analyses que « c’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme (23) ». Les deux études très riches que Meschonnic a publiées aux Éditions T.E.R. et dont je viens de rappeler succinctement et trop schématiquement les acquis les plus marquants permettent, je crois, de se faire une idée relativement claire des enjeux principaux de sa « Théorie du discours en tant que poétique ». Cette théorie, il faut le souligner, excède tout rationalisme linguistique sans pour autant verser dans l’irrationalisme, et elle est une théorie intempestive qui va à contre-courant du goût du jour, puisqu’elle destitue les présupposés discontinuistes du structuralisme et qu’elle fait apparaître l’impasse des tentatives générativistes de (re) psychologiser et de (re) biologiser le langage. Elle prend au pied la lettre l’affirmation de Humboldt selon laquelle « historiquement, nous n’avons jamais affaire qu’à des hommes en train de parler (24) », pour montrer que la théorie du langage n’est possible que comme théorie du discours, autrement dit - et selon le principe que Meschonnic qualifie de « principe de Benvéniste » - pour montrer que « rien n’est dans la langue qui n’ait d’abord été dans le discours (25) ». Elle pense donc le fonctionnement du langage à la lumière de la motivation, en le rapportant à l’activité du sujet parlant (en tant qu’il est pris dans le réseau de l’intersubjectivité et de la socialité) et à l’historicité de la signifiance. Et elle établit ainsi que le langage n’est « pas fait de mots, mais de ce que l’on sait mettre entre les mots, qui les tient ensemble », i. e. « ce qu’on appelle la littérature, et la poésie (26) ». Dans les mots, explique en effet Meschonnic, il ne peut y avoir que le sens, mais non le rythme (27), car « c’est le groupe de sens, la bouchée de sens qui a le rythme (28) ». 151 (20) Voir Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 92. (21) Des mots et des mondes, p. 12. (22) Ibid., p. 276. (23) Problèmes de linguistique générale, p. 31, cité par Meschonnic, Des mots et des mondes, p. 276. (24) Cité in « La nature dans la voix », in op. cit., p. 45. (C’est moi qui souligne.) (25) Cf. Des mots et des mondes, p. 84 (26) Ibid., p. 284. (27) Or la question du rythme est “ratée” par Humboldt. Cf. Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 419 : « Il n’y a pratiquement rien chez Humboldt sur le rythme. Allusions trop générales, situées dans un projet qu’on ne peut reprendre tel quel : “grâce à la forme rythmique et musicale inscrite au cœur des masses sonores, la langue exalte, en la transposant dans un autre domaine, l’impression de beauté produite par la nature”. » (28) Des mots et des mondes, p. 284. (C’est moi qui souligne.) 2008-2009 - Les Idées contemporaInes HommaGe a HenrI mescHonnIc 152 Le rythme au sens de Meschonnic est donc le « rythme du discours » en tant qu’il excède le « rythme de la langue (29) », le rythme en tant qu’« élément fondamental du dialogisme » - et d’un dialogisme qu’il faut concevoir comme « l’élément juif (30) » et penser de manière non religieuse. Et le dialogique, c’est l’« oralité », mais une oralité qui n’est pas assimilable au parler et qui recouvre tout « mode de signifiance où dominent la prosodie et le rythme ». L’oralité se réalise en effet dans l’écrit en tant que processus de « subjectivation maximale » qu’il convient de comprendre comme un principe de transformation et de réinvention (et donc aussi de trans-subjectivation) - processus qui montre que la poésie naît du langage quotidien qu’elle transfigure certes, mais dont elle ne se sépare jamais, et qu’elle est essentiellement interlocution, dialogue des hommes entre eux, qui témoigne de l’« infini du langage ». L’ambition de la théorie du discours en tant que poétique n’est donc pas seulement d’inscrire le dialogique dans les fondations du langage. Elle est de fonder la théorie du langage sur le dialogue - sur le reden que, dans son Entretien sur la montagne, Paul Celan distingue du sprechen et dont il montre, dans le Discours de Brême, qu’il est toujours adressé. Et le présupposé fondamental de cette théorie que le reden est dissociable du sprechen que Meschonnic identifie à la « langue immédiate des choses » promue par la tradition grecque, tradition qui a, selon lui, effacé le dialogique pour « mettre directement le sujet dans la langue (31) ». D’où l’axiome qui est au fondement de toutes ses recherches en théorie du langage: « Le mode de signifier compte au moins autant que le sens (32) ». Autrement dit: il faut cesser de lâcher la forme (entendue au sens non formaliste du terme) au profit du seul sens lexical; il faut tenir la valeur en plus du sens et considérer la matérialité comme un élément de la signifiance; et il faut aussi, et avant toute autre chose, reconnaître que l’effet de motivation peut être plus prégnant que le sens. C’est cet axiome qu’illustre la retraduction, co-signée par Henri Meschonnic et Régine Blaig, de la scène primitive de la théorie du langage qui ouvre Les tours de Babel. Aussi, en lieu et place d’une conclusion, me contenterai-je de citer cette traduction, en précisant que les espaces blancs qui y apparaissent restituent l’effet d’oralité induit par certains accents conjonctifs et disjonctifs de l’hébreu et que le néologisme « embabeler » y est introduit pour sa « valeur d’onomatopée » liée à la « répétition de la même consonne », et qu’il y est introduit en tant que « verbe fantôme pour le fantôme de la confusion (33) » : (29) Sur la distinction de ces deux « ordres » du rythme et celle, corrélative, des « valeurs de discours » et des « valeurs de langue », cf. Des mots et des mondes, p. 284. (30) Sur cette définition, cf. Critique du rythme, p. 456-457. (31) Cf. Critique du rythme, p. 291, et p. 455-456. (Soit dit en passant, c’est sur cette dissociation que reposent les critiques que Meschonnic adresse à l’approche phénoménologique du langage, et c’est sur la possibilité même d’une telle dissociation que portent les réserves que j’ai évoquées en commençant eu égard à la pertinence de ces critiques.) (32) « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivain de l’histoire », in op. cit., p. 208. (33) Ces précisions sont données par Meschonnic lui-même, dans « L’atelier de Babel » – étude qu’il a adjointe à la traduction citée ci-dessous et où il s’engage dans une analyse critique des traductions françaises existantes de ce fameux passage. Voir Les tours de Babel, p.15-28. Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc 153 (34) Les tours de Babel, p. 10-13. 2008-2009 - Les Idées contemporaInes HommaGe a HenrI mescHonnIc 5. La parole Meschonnic… Éric Fraj philosophe et occitaniste 154 Antimétaphysicien athéologique, Henri Meschonnic frappe fort et juste. En un geste salutaire qui dégage l’horizon et nous fait respirer plus librement. Plus librement, mais non sans douleur. Parce que penser fait mal, comme il aimait à le dire, tant les résistances à la pensée sont fortes, en nous et hors de nous. Plus librement mais non sans douleur, parce que la liberté est difficile, elle est un combat, et pour commencer un combat contre nous-mêmes. Avec lui, grâce à lui, j’ai appris, nous avons appris, que la liberté n’est jamais donnée d’emblée ni non plus définitivement acquise. Elle est, au contraire, un processus dynamique, toujours et avant tout une libération, par rapport aux corsets de l’esprit et du corps, elle est un quivive, une vigilance de tous les instants, une insurrection constante de la pensée contre ce qu’il appelait - à juste titre - le « maintien de l’ordre ». A sa manière, vive, intelligente, érudite mais jamais pédante, et jusques y compris dans ses bons mots, Henri Meschonnic nous rappelait sans cesse à cette injonction de Thucydide : « Etre libre ou se reposer, il faut choisir. ». Cette exigence critique qui est tout à la fois exigence éthique et politique - et qui ne se confond en aucun cas avec un pur et simple rejet de l’autre, nous amène à ferrailler contre les poncifs et illusions de tous les scientismes, y compris ceux de la philosophie, si chère à notre cœur. Mais, comme le disait Pascal, se moquer de la philosophie, n’est-ce pas encore philosopher ? Certes, cette exigence de pensée, donc de liberté, provoque des révisions déchirantes, de véritables séismes intérieurs qui bouleversent toute une vie de conforts intellectuels, la réorientent, l’engagent sur des chemins escarpés et imprévus ; certes, nous en viendrons à délaisser Descartes (l’oubli du corps) pour Spinoza (le langage-corps), à préférer Humboldt (le langage comme parole et multiplicité) à Hegel (une théologie du langage), mais y perdrons-nous au change ? Et la vérité n’est-elle pas à ce prix ? A commencer par la vérité du langage, telle qu’elle se manifeste dans le discours, et particulièrement dans ce discours qu’est le poème. Là où se manifeste la poésie, et nulle part ailleurs. Laquelle poésie n’est pas la chanson ni le simple fait de produire des vers. Laquelle n’est surtout pas cette mode de la poésie contemporaine à la française qui institutionnalise un culte rendu à la poésie, une poétisation, c’est-à-dire une poésie qui célèbre narcissiquement la poésie et, ainsi, en vient à programmer l’absence du poème. Il y a là une idolâtrie de la poésie qui fabrique des conformismes littéraires, des entassements d’académismes, qui ne font qu’esthétiser des amulettes sans voix qui se prennent pour de la poésie. Et le problème devient plus étouffant encore de ce que ce néoclassicisme ne se préLes Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc sente pas comme quelque chose d’arriéré mais comme une avant-garde expérimentaliste, alors que paradoxalement ce formalisme qui se veut extrême n’est qu’un extrême du néoclassicisme, à l’opposé de la modernité qui, justement, a défait toute définition formelle de la poésie. Du langage courant, parce que les deux se réalisent dans une inséparation du son et du sens. Dans toutes les activités du langage, c’est le discours qui est premier. Un exemple : la notion encore très en vogue de poésie pure, perçue comme la radicalisation d’une spécificité de la poésie - spécificité aussi opposée à toutes les formes de littérature qu’au langage dit « ordinaire ». Cette poésie pure est réputée être la poésie elle-même. Nous sommes complètement dans la poétisation de la poésie, qui faisait dire à Sartre : « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage ». Où l’on voit qu’il n’y a pas plus antipoétique que cette notion de poésie pure, parce que la réalité de la poésie, donc des poèmes, est juste le contraire : par rapport à cette pureté prétendue, la poésie n’est en rien distincte l’unité-mot (lieu de la séparation entre le son et le sens). En vérité, le poème ne commence que quand la continuité d’un sens travaille un discours, dans une inséparation de l’affect et du concept, alors que la notion de poésie pure les sépare radicalement et se présente sans le savoir comme la reconduite de l’opposition classique entre la poésie et l’éloquence (cette dernière étant caractérisée comme « l’art de parler pour dire quelque chose », comme le versant de la raison, le versant de « la succession logique des idées »). Mais qu’appelons-nous « discours » ? Celui-ci n’est pas le simple emploi des signes mais l’activité de langage des humains dans et contre une histoire, une culture, une langue. Cette activité est l’historicité du langage, ce qui veut dire que la prose et la poésie sont historiques (toujours en situation, toujours en conflit ; par exemple, la Pléiade française s’oppose à Clément Marot, au langage populaire). Ainsi, ce que nous disons n’est pas jamais dit en dehors d’un espace, d’un contexte, et d’un temps déterminés, au contraire ! Et la poésie n’échappe pas à cette règle du discours : « La poésie est une guerre, la poésie est en guerre » disait le poète Mandelstam. On peut ajouter que la poésie, c’est-à-dire ce que fait le poème ou la prose, est toujours de circonstance. Cependant, Henri Meschonnic(35) sait aussi nous rappeler que le discours - et la poésie n’y échappe pas - est organisé par un rythme d’ensemble, c’est-à-dire une organisation (une certaine configuration, une certaine disposition) du discours. Et comme le discours ne peut se séparer de son sens, le rythme est inséparable du sens du discours. Le rythme est organisation du sens dans le discours. Le sens se fait dans et par tous les éléments du discours, et le rythme dans un discours peut avoir plus de sens que le sens des mots, ou un autre sens. Par exemple : l’intonation, exclue jadis par les linguistes, peut avoir tout le sens, plus que les mots eux-mêmes. (35) Pour toutes ces questions, voir toute l’œuvre d’Henri Meschonnic, spécialement son Célébration de la poésie (Editions Verdier, Lagrasse, 2001, 266 paginas). Ces quelques lignes lui doivent presque tout… 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 155 HommaGe a HenrI mescHonnIc 156 Le rythme comme organisation du discours, donc du sens, remet au premier plan l’évidence empirique qu’il n’y a du sens que pour des sujets (= des humains qui parlent), que le sens est dans le discours, pas dans la langue. Le rythme fait sens en débordant des signes, il comprend le langage avec tout ce que ce dernier peut comporter de corporel. Le rythme montre que le poème n’est pas fait de signes, encore que linguistiquement le poème ne soit composé que de ça. Le poème passe à travers des signes, c’est un discours où le sujet peut s’inscrire au maximum et où il inscrit au plus sa situation. Ce discours fait l’unité d’un texte, une unité d’écriture, subjective, mais à la fois distincte des unités rhétoriques, narratives, métriques, qu’il contient et informe. C’est tout cela que la poésie contemporaine française oublie ; par exemple, dans l’expérimentalisme où la « performance » consiste souvent à pratiquer un dualisme du signe exacerbé (séparation radicale son/sens), ou dans le calculisme des contraintes (par exemple : s’obliger à écrire un poème sans telle ou telle lettre, avec tel ou tel mot, une figure de rhétorique répétée, etc.). Ce sont des programmations qui ne retiennent que les formes linguistiques et oublient les formes de vie. Donc ce sont des formalismes qui oublient le sujet et sa spécificité, sans lesquels il n’y a que l’imitation de la poésie… Mais ce sujet spécifique, qui est-ce ? Le sujet du poème, celui qui dit « moi » dans le poème. Attention : ce n’est pas seulement l’individu, l’auteur, une particularité psychologique. C’est l’activité même de subjectivation d’un discours. De Nerval à Rimbaud, la subjectivité n’est pas totalement un égotisme, le privé, le moi personnel. Au contraire, elle est interchangeable. Aragon écrit en 1925 : « Je ne me mets pas en scène. Mais la première personne du singulier exprime pour moi tout le concret de l’homme. Toute métaphysique est en première personne du singulier. Toute poésie également. La seconde personne, c’est encore la première ». Le poème, donc, est l’invention d’un soi dans un rythme, une invention qui fait du particulier un concret qui peut se généraliser, sa subjectivité est intersubjectivité, trans-subjectivité. Et l’écoute du sujet est autant l’écoute du social que de l’historique. Le sujet est l’individuation, c’est-à-dire le travail qui fait que le social devient l’individuel, que l’historique devient l’individuel. Alexandre Blok, en 1909, disait que les artistes se font « porteurs d’une musique » et d’une « rumeur intérieure » ; en effet, qu’est-ce qu’un poète ou un écrivain représentatif si ce n’est celui ou celle qui donne au mieux à entendre cet air, cette rumeur, qui s’en approche le plus ? Reverdy le sait bien, en son temps et à sa façon : « (…) pour aussi étrange que cela puisse paraître, ce sera la façon particulière de dire une chose très simple et très commune qui ira la porter au plus secret, au plus caché, au plus intime d’un autre et produire le choc. Car le choc poétique n’est pas de même nature que celui des idées qui nous apprennent et nous apportent du dehors quelque chose que nous ne savions pas ; [ce choc] est une révélation d’une chose que nous portions dans l’obscurité en nous et pour laquelle il ne nous manquait que la meilleure expression pour nous le dire à nous mêmes ». La personnalité, la singularité Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc du poète, c’est-à- dire précisément le discours et le rythme, voilà ce qui est évacué des expérimentations ludiques de tout un pôle poétique actuel, celui du lettrisme, du verbalisme, du jeu avec les lettres, les mots, les sons, etc. Mais écrire un poème, est-ce jouer ? C’est plutôt inventer un rapport à soi même, aux autres et au monde. Ainsi, le poème ne parle pas de… le poème dit. Il dit ce que le langage ne peut pas dire au sens courant, mais avec des moyens qui existent dans le langage non-poétique. Le poème fait quelque chose, fait quelque chose au langage, à la poésie, au sujet. Au sujet qui le compose, au sujet qui le lit, au sujet qui l’entend. Malheureusement, c’est toute cette subjectivation qui disparaît de la production poétique contemporaine qui s’amuse, par exemple, à « créer » des bouts de textes à partir de bribes de dialogues pris en passant dans les feuilletons standards de la télévision : « Téléphone à Alicia. La manie de l’aérobic. Hypercoabilité. Stase. Canal aberrant qui draine la bile de la patiente vous pensez d’accord Edson ». Nous n’y voyons que des intentions, aucun discours, aucun sujet, c’est seulement la monstration d’une intention, il n’y a pas de poésie. C’est seulement un jeu avec les formes, les rimes, les assonances. Exemple : « Gérard Dubois - rue Émile Dubois/Bruno Petit - rue Petit » ; encore : « La rue d’Amsterdam descend et remonte/Monte et redescend ainsi fait ma rue/Je monte ou descends la rue d’Amsterdam/Je descends ou monte d’Amsterdam la rue ». A ce jeu la publicité est plus forte, parce qu’elle a su préserver la rime active, avec sa valeur d’origine quasi magique : « Roquefort - le plaisir est plus fort ». Un des grands maîtres de ces jongleurs est Jacques Roubaud, grand amoureux de la poésie troubadouresque, qui nous explique que « la source pure de toute poésie [est] la contrainte ». Nous sommes à l’Oulipo, vous l’aviez compris. Avec un sujet qui ressemble étrangement à celui d’une certaine philosophie classique : unitaire, conscient, volontaire. Parce que Roubaud fait preuve d’un mépris tout scientiste pour le sentiment, l’émotion (chère à Reverdy), le discours de subjectivation. Seul le calcul volontaire et parfaitement conscient compte, l’idée de la poésie est pour Roubaud « appuyée sur l’idée de contrainte, associée aux notions abstraites de rythme et de nombre ». Le rythme, ici, est métrique. Roubaud oublie l’irrationnel majeur : la forme de vie ; il ne veut connaître que les formes linguistiques, que le mécano ludique. Mais qu’en est-il du sens ? Du discours subjectif ? Sa théorie poétique confond les intentions et le dire, promeut le calcul appliqué à des formes linguistiques. L’ironie de l’histoire est que cet « avant-gardisme » autodéclaré et autocélébré est en réalité un néo-classicisme, un formalisme (seule la forme prime). Cet impérialisme du signe, hérité d’une lecture erronée de la linguistique de Ferdinand de Saussure, aiguise le dualisme du signifiant et du signifié, du son et du sens, qui existent dans la langue - quand elle est prise comme objet d’analyse - mais pas dans le discours. Cela nous le savons depuis Humboldt et Benvéniste : la langue est mise en action par le discours, parce que s’y introduit la présence de la personne, car sans elle il n’y a aucun langage possible. Chacun s’approprie la langue - un système de références personnelles que je partage avec les autres - par l’acte du langage, c’est-à-dire par le discours. Bien sûr, la poésie 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 157 HommaGe a HenrI mescHonnIc 158 n’échappe pas à cela : certes, c’est un certain discours, parfois un discours incertain, mais c’est un discours. Evidence oubliée ou méprisée par ceux qui font de la poésie une fabrique de signes, tout en adoptant la posture de l’adoration de la poésie. Le poème finit par parler de la poésie, s’adresse à la poésie, ne dit rien mais parle de… L’autre pôle de la poésie française actuelle, où le poème se meurt d’un trop d’amour pour la poésie, est celui de l’Être, le pôle de la poésie philosophante qui, en tant que bonne fille spirituelle du philosophe allemand Heidegger, va elle aussi produire une adoration de la poésie en place de la poésie. La poétisation ne s’y distingue plus de la poésie, dans une célébration de l’Être, du monde, de la langue. Cette célébration est aussi une nomination : elle nomme, désigne. Seulement, décrire, nommer, désigner, tout cela ne vaut rien pour le poème. Parce qu’ils font croire que la poésie se trouve directement dans le mot, dans la langue. Heidegger disait que la langue est la demeure de l’Être : il y a chez lui, comme chez Ponge, confusion entre le signe et la chose. Comment croire que pour faire entendre les choses, « les choses muettes » comme dit Ponge, il suffirait de les nommer et/ou de les décrire ? Vision illusoire et infantile de la nomination e de la description, c’està-dire de la langue, comme de cela qui fait advenir la res (la chose, en latin), l’actualise et la détermine. Nous sommes plongés là dans la mystique heideggerienne de la demeure : l’être humain habiterait la langue, ce serait elle notre demeure. Ainsi, dit Heidegger, « En m’acheminant vers la fontaine, c’est vers le mot « fontaine » que je m’achemine ». J’y insiste : confusion à la fois infantile et mystique, où la langue tient le rôle du sujet. Cette école « poétique » du langage ne connaît que la notion de langue, place l’énergie du poème dans une « énergie de la langue, en langue (36) », donc la voix du poème n’est la voix de personne, discours et rythme sont perdus. Le poète, quand il est vraiment poète, sait toujours plus ou moins qu’il n’a pas affaire à la langue, cette étiquette vide, mais plutôt à un discours, une parole, quelque chose d’unique et d’universel. Un discours n’éclot pas à l’intérieur de la langue, au contraire : c’est la langue qui éclot dans un discours, dans un dire. C’est que la langue est toujours en réalité une langue, celle de quelqu’un ou de quelqu’une… Voilà la raison pour laquelle nous ne pouvons pas entrer dans une librairie et demander : « Donnez-moi la poésie » ou « Donnez-moi la langue ». Cela ne voudrait rien dire. Nous ne sommes en relation qu’avec une poésie qui ne se trouve pas ailleurs que dans des poèmes, comme le roman n’est pas ailleurs que dans des romans, toujours personnels, déterminés. Un poème, lui, est l’activité d’une voix qui fait le poème, c’est-à-dire l’oralité (37) et l’écoute, le rythme, la continuité du corps et du langage. Loin de prétendre donner une réalité à une abstraction, comme le font par exemple la propagande ou l’idéologie, le poème fait éclore une parole, jamais entière ni unitaire, une diction incarnée, prise dans l’hésitation d’un (36) dixit Michel Deguy, le grand prêtre, en France, de cette nouvelle religion. (37) L’oralité ne peut pas se réduire au son, elle doit se comprendre comme la subjectivation du langage (cf. supra). Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc vivre tissé également de silences. Dans ces conditions, ce n’est pas la langue qui parle, ce sont des humains qui parlent et qui ne parlent pas dans la langue. Tout au contraire : ils inventent une langue par le langage, par le dire, ils inventent leur langue. Il faut comprendre que la langue n’est pas un lieu en soi, il n’existe pas quelque chose ou un endroit qui serait le lieu de la langue. Le poème n’est pas ce lieu, c’est une invention, un discours subjectif, une historicité de langage où une langue s’invente, c’est-à-dire où une parole unique se manifeste, dans un rythme propre, une oralité donc, qu’aucun dictionnaire ne peut enclore. Et le dire poétique ne reçoit rien du monde et de la chose, c’est - à l’opposé l’activité subjective qui renouvelle les sens, refuse et/ou transforme le monde. Souvenons-nous du vers d’Eluard : « La terre est bleue comme une orange », où l’irreprésentable conteste à la fois le visible et l’image elle-même. Alors que dans la sacralisation de l’Être et de l’Étant, dans la sacralisation heideggerienne du visible et de son corollaire : l’invisible, dans la sacralisation de la présence et du mot réputé l’actualiser, les officiants d’une poésie heideggerianisée essentialisent, c’est-à-dire fixent dans l’abstraction, dans le non-historique, dans l’idéal. Écoutons Yves Bonnefoy : « Que je dise : le pain, le vin, ces deux mots seulement, et sur le champ nous vient à l’esprit (…) un certain type de relations essentielles entre les êtres, nous penserons à leur solidarité, sous le signe des grands besoins de la vie et de ses grandes contraintes ». Voilà la poésie définie par l’emploi des mots, voilà des évocations strictement culturelles et individuelles (le pain, le vin) posées comme des universaux, d’une façon anhistorique, « hors sol ». Alors que ce ne sont pas les mots qui font la force et l’unité du poème, mais le discours, le rythme, les phrases. C’est tout cela qui a quelque chose à voir avec la présence au monde. A la prétention du nommer, Reverdy avait répondu par avance : « (…) la poésie n’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas de mots plus poétiques que d’autres. (…) La poésie n’est pas dans l’objet, elle est dans le sujet ». Mallarmé ajoute explicitement, dans sa réponse à Jules Huret en 1891, que la poésie n’est pas dans la nomination mais dans la suggestion, la proposition, dans le fait de faire venir à l’esprit : « [la poésie est] modulation (…) individuelle, parce que toute âme est un nœud rythmique », « tout individu porte une prosodie nouvelle, participant de son souffle », « le poème est énonciateur » (dit, exprime), « tels rythmes immédiats de pensée ordonnent une prosodie (38) » (c’està-dire des sons, une durée, une intonation, une intensité, un accent, etc.). Il s’agit bien d’une forme de vie qui invente une forme de langage et réciproquement. C’est dans et par cette invention que le poète peut rejoindre les autres humains, pas dans un jeu formaliste et futile ou une célébration mélancolique qui s’enferme dans la tour d’ivoire du mot. La poésie est vitale et le désir profond du poète est d’être, et d’être autre, dans et par l’activité du discours, c’est-à-dire du rythme, du mouvant. On peut dire que la poésie c’est l’invention d’un poète. (38) Dans La musique et les lettres, 1894. 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 159 HommaGe a HenrI mescHonnIc 160 Quand celui-ci célèbre le lieu, c’est contre les morceaux d’abstraction que représentent les concepts de zones (franches, passantes, industrielles, etc.), territoires, pays, banlieues, etc. Loin de tout essentialisme, ce qui est célébré et revendiqué est le lieu, c’est-à-dire toujours un lieu, une présence et une circonstance uniques, un ici et maintenant, une proximité et une relation vécues subjectivement, charnellement, aux choses et aux êtres particuliers avec qui nous tissons l’étoffe du monde à un moment donné. Chanter le lieu ne peut être que chanter un lieu, distinct de tous les autres, spécifique, propre. Car le poète ne peut pas chanter l’abstraction, le concept. Ce dernier peut être présent mais ce n’est pas ce qui est chanté ni ce qui chante, ni non plus ce qui est sacralisé. Sinon, le poète n’est pas poète… En célébrant le lieu, c’est-à-dire - nécessairement - un lieu, le poète devient nominaliste. Cela ne veut pas dire qu’il nomme. Prenons un exemple : dans A Pech Verd, le poète occitanophone André Lagarde nous rappelle implicitement (39) que l’Histoire est un mot, un concept, et surtout pas un mouvement ou une énergie qui existerait en soi, indépendamment de notre pensée. Le réalisme, au sens philosophique, voudrait qu’il y ait une existence réelle de l’Histoire, comme si elle était une réalité à part de notre pensée. Le nominalisme, au contraire, pense que l’Histoire, avec la majuscule essentialisante et sacralisante qu’on lui met souvent, est une idée générale, universelle, un concept, qui n’a pas de réalité en dehors du langage. Par contre, il est vrai qu’il y a, dans la vie concrète des humains, des personnages et des moments historiques, des événements, des livres d’histoire. Pour le nominalisme, l’Histoire est seulement un signe, un nom, une étiquette. L’objet général que nous appelons « Histoire » n’existe pas, c’est seulement une idée générale. Comme l’idée de chien - qui n’aboie pas, comme l’on sait - ou l’idée de fromage (qui ne se mange pas ! C’est pour cela que nous ne mangeons jamais le fromage, le fromage en général, mais toujours un fromage en particulier : un Roquefort, un chèvre, un Cantal, etc.). Le vrai poète sait cela sans avoir besoin de se le dire, de l’expliciter. Parce que c’est ce que nous apprend le langage quand nous le pratiquons sans prisme idéologique, et aussi quand nous y sommes attentifs. En réalité, nous n’avons pas affaire à l’Histoire, à une hypostase, mais à une histoire, celle que nous faisons, que nous inventons, chantons, etc. En vivant cela nous nous rendons compte que parler d’histoire c’est également parler de son histoire propre, de l’idée qu’on s’en fait. Histoire et Lieu, essentialisations vides, sont alors des idées-prétextes qui servent à la création d’une histoire et d’un lieu, ceux qui font le poème. Et il semble donc que, pour toutes les raisons qui viennent d’être dites, le lieu du poème ne puisse pas être un lieu commun, une image passe-partout, connue et reconnue, mais leur totale subversion, leur antipode et antidote à la fois. En fuyant le topique, qui est le lieu de (39) Voir mon article: « Andriu Lagarda : poèta », dans le n° 496 de la revue Gai Saber, mai 2005, p. 285. Les Idées contemporaInes - 2008-2009 HommaGe a HenrI mescHonnIc tous, donc de personne, le poète authentique est toujours à contre-courant. Sans ce contre courant, il ne peut pas y avoir cette subjectivation maximale qui s’appelle un poème, cet individu (= cette expression subjective unique et indivisible). Par conséquent, si le vrai poète ne nomme pas, il est - cependant et par définition - nominaliste. Et comme le dit Henri Meschonnic dans une lettre au psychanalyste Charles Melmann, le fonctionnement nominaliste est radicalement éthique. C’est le fonctionnement de la Bible hébraïque, comme disent les chrétiens. Un exemple : « la vie », en hébreu, c’est d’abord « les vivants » : « vivant » c’est ‘hai, ; « les vivants » c’est ‘haïm, et ce pluriel a pris le sens de « la vie ». Le nominalisme permet de liquider le fascisme de la pensée des essences réelles : « le juif, la femme, le noir » ou « les juifs, les femmes, les noirs ». Mais aussi : « la poésie, le roman… ». Seul le nominalisme rend possible une éthique des sujets. Et, ajoute Meschonnic, la possibilité d’un bonheur. Car le totalitarisme, lui, est réaliste. Pour le marxisme d’État, par exemple, les masses sont l’unique réalité, et l’individu humain n’est pas un sujet. Le problème est que, pas plus qu’à l’Histoire ou à la Langue, nous n’avons affaire aux « Masses » dans notre vie quotidienne concrète. C’est cela que viennent nous redire le poème et sa pratique : il n’y a que des subjectivités historiques interdépendantes (ce qui nous économise la confusion entre subjectivité individuelle et individualisme). La poésie manifeste que l’humanité c’est l’individuation, la conscience d’être un individu, un sujet, et que le sujet est toujours pluriel, équivoque, ni entier ni unitaire. Où le réalisme produit un bloc, la poésie invente une parole. 161 2008-2009 - Les Idées contemporaInes