Chapitre 4 La marque comme narration Objectifs 1. Définir en quoi et sous quelle forme la marque se présente comme un contrat narratif. 2. Préciser les notions de cible marketing, de cible de communication et de cœur de cible de la marque. 3. Développer le contenu des valeurs narratives et le rôle de l’histoire et de la géographie de la marque. 4. Analyser les dernières tendances publicitaires. 5. Expliquer et développer le niveau narratif de la marque en analysant l’efficacité de son schéma fondé sur les travaux des linguistes. C omme l’exprime J.-N. Kapferer1, « une marque qui resterait trop longtemps muette […] serait déchue. Si la marque est discours […], elle peut donc être analysée comme tout discours, toute communication ». La marque, son identité et les éléments qui la composent sont autant de messages, de discours condensés et représentés le plus synthétiquement possible. Ces multiples discours nécessitent d’être mis en forme et surtout d’être hiérarchisés. La marque deviendra alors le repère mental, le vecteur de sens souhaité, un principe général – concret et abstrait – susceptible d’être décliné selon les objectifs de l’entreprise et les nécessités du marché. 1. J.-N. Kapferer, Les Marques, capital de l’entreprise, Éditions d’Organisation, 1998, p. 114. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 135 22/05/12 10:08 136 Branding management Le discours de la marque s’appuie sur un certain nombre de valeurs tangibles – les caractéristiques des produits, le savoir-faire de l’entreprise, son métier –, et de valeurs intangibles faisant référence à l’univers mental de l’entreprise ou de la marque – l’histoire, la saga publicitaire, la base line, les actions citoyennes, la sensorialité, les valeurs de l’entreprise. La synthèse de cet ensemble de messages compose la narration de la marque qui est, avant tout, dans l’esprit de nombre de clients, un être de discours. Un produit, même lorsque son nom est connu, ne raconte pas d’histoire ; une marque est toujours narration. 1. La marque est narration Cette narration est soumise à la « censure » – souvent sévère – de l’auditeur, qui jauge sa crédibilité. Le risque de décalage entre le message émis et le message perçu est sérieux, d’où la nécessité pour les entreprises de construire pour leurs marques un message qui doit être : 1. Légitime. Celui qui parle doit avoir l’autorité nécessaire pour le faire. 2. Crédible. Le message annoncé doit pouvoir être vérifié et être digne de confiance. 3. Cohérent. L’ensemble des messages doit concourir au même objectif : la compréhension et la mémorisation d’un élément fort de distinction par rapport aux marques concurrentes. 4. Pertinent. Le message doit être « jugé » comme ayant un intérêt pour le consommateur ; chacun des signes doit être approprié et perçu comme conforme aux besoins et aux attentes des consommateurs. 5. Unifié. La marque est un ensemble discursif et tautologique où chaque élément est une pièce du puzzle qui concourt à l’unité du tableau final. Le premier talent d’un bon narrateur consiste à faire penser à son auditeur qu’il ne raconte que pour lui. Dans la relation émetteur/récepteur, seul le récepteur compte vraiment. Cette règle de la communication est le fondement même de la marque. Chaque auditeur du discours de marque est un consommateur unique : ce qu’il a entendu, retenu et compris individuellement fera de lui un futur client ou non. Avant de développer la façon dont la marque doit communiquer pour atteindre le maximum d’efficacité, il convient de prendre conscience de l’exclusivité de la perception du discours de marque, ce que l’on peut nommer les valeurs attributives de chaque marque. Le packaging d’un produit de marque (voir application 4.1) est un véritable metteur en scène du discours de la marque. C’est le packaging qui va hiérarchiser et théâtraliser les messages, qui va organiser la « parade de séduction2 ». 2. C. Sordet, J. Paysant, C. Brosselin, Les Marques de distributeurs jouent dans la cour des grands, Éditions d’Organisation, 2002, p. 71. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 136 22/05/12 10:08 Les messages narratifs d’une boîte de Canderel Canderel est la marque leader de l’aspartam, l’édulcorant sucré généralement appelé « faux sucre ». La marque appartient à la société Merisant, société qui développe au niveau international les marques « d’édulcorants de table », au premier rang desquelles Equal et Canderel. Le produit a été découvert par hasard par un scientifique du laboratoire Seanle, James Schlatter, en 1965. Alors qu’il menait une étude sur les acides aminés, il lécha par inadvertance son doigt et s’aperçut du goût doux et sucré de la substance : il avait découvert par hasard un sucre sans calories. 137 Application 4.1 Chapitre 4 – La marque comme narration Le texte au dos du packaging est le suivant : « Canderel vous permet d’accéder au plaisir du goût sucré, tout en vous aidant à mieux gérer vos apports caloriques, au quotidien, en toute légèreté ». Équivalent à la saveur sucrée d’un morceau de sucre, un comprimé Canderel contient 60 fois moins de calories. Tableau 4.1 : La valeur énergétique du sucre et de l’aspartam Pouvoir édulcorant équivalent 1 Canderel 1 morceau de sucre Poids Valeur énergétique 0,085 g 0,3 Kcal 5 g 20 Kcal Canderel peut être consommé par tous, y compris les femmes enceintes ou celles qui allaitent. Le conseil Canderel Prenez le temps de prendre un petit déjeuner équilibré. Profitez-en pour faire le plein de vitamines et bien démarrer la journée avec un fruit frais ou un jus de fruit, une boisson chaude (thé ou café) avec 1 ou 2 comprimés de Canderel, une petite tartine et un yaourt nature avec du Canderel en poudre (soit un petit déjeuner d’environ 275 Kcal). Collectionnez les points Canderel (avec une icône à découper de 3 points) pour bénéficier d’offres spéciales. Pour tout renseignement, appelez le numéro Azur ou connectez-vous sur le site Internet Canderel. » Comme nous le voyons, le nombre de messages d’une simple boîte de Canderel est important : • plaisir du goût ; • gestion des apports caloriques ; © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 137 22/05/12 10:08 Branding management Application 4.1 (suite) 138 • légèreté ; • caractéristiques concrètes de la valeur énergétique ; • pas de contre-indication, en particulier pour les sujets les plus fragiles comme les femmes enceintes ; • le cœur de la narration avec la description du petit déjeuner idéal, à faire saliver à n’importe quelle heure de la journée ; • jeu et fidélisation. Ces sept messages développent des valeurs tangibles (les valeurs énergétiques, la collection de points, la non-contre-indication pour mamans et bébés), et des valeurs intangibles (le goût, le bien-être, le plaisir gustatif). La forme de la boîte et son logo sont mémorisables. Le nom de la marque vient de « candy » (bonbon) et « airelles », ces petites myrtilles au goût sucré mais toujours légèrement amer. Les publicités ont longtemps fait appel aux « Parisiennes » du dessinateur Kiraz, ces « snobs filiformes » qui contemplaient le monde avec la distance d’une entomologiste observant ses consœurs. 2. La marque est un contrat narratif La construction de l’univers de la marque se fait par paliers, par hiérarchisation des messages, par degré de lisibilité (c’est-à-dire de visibilité perçue). À propos d’un texte littéraire, on utilise l’expression de « contrat de lecture » pour qualifier l’échange sémiotique entre un auteur et son lecteur : l’échange n’est pas unilatéral, mais il est le reflet d’interactions souvent implicites, d’une convention de coopération qui font du lecteur le coauteur du texte. De la même façon, le principe narratif de marque répond à une convention codifiée entre l’entreprise et son consommateur, un contrat narratif reposant sur trois niveaux : 1. le niveau axiologique ; 2. le niveau discursif ; 3. le niveau narratif. 2.1 Le niveau axiologique ou les fondations de l’acte narratif de la marque Le niveau axiologique (la fondation des valeurs de la marque) repose sur un nombre limité de valeurs fondamentales qui orientent et structurent la place de la marque dans la société : la vie, la sécurité, la santé, la générosité, la confiance, la justice, l’humour, la force, la passion, le futur… © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 138 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 139 Comme nous l’avons vu, ce sont les valeurs fondatrices, qui structurent à jamais l’identité de la marque, qui donnent du sens à la marque et la développent comme un projet à long terme. Il s’agit de son noyau fondateur, fait d’imaginaire et de symbolique profonde. C’est ce qui permet à tout un chacun de dire : Darty, c’est la confiance ; Coca-Cola, l’éternelle jeunesse ; Levi’s, l’aventure ; Orange ou Sony, l’innovation et l’avenir, etc. Ce niveau axiologique assure la continuité et la permanence de la marque dans le temps. La légitimité, la crédibilité, la cohérence de la marque auprès de ses publics dépend du choix initial de ces valeurs clés. Toucher à ce noyau axiologique est une opération délicate car cela revient à remettre en cause les fondements du rayonnement initial, autrement dit de la réussite de la marque. Si Canderel devait porter atteinte à son discours sur les valeurs énergétiques, même au profit du goût et du plaisir (on perçoit dans le discours cette tentation face au poids décroissant des marques de distributeur dans les ventes du produit générique aspartam, la molécule de Canderel), ce ne serait pas sans risque. La recette du petit déjeuner, notamment, est symptomatique du numéro d’équilibriste de la communication de la marque : du plaisir, bien encadré par la présence non calorifique de Canderel. 2.2 Le niveau discursif ou la partie la plus visible de la marque Tout récit met en scène, c’est-à-dire en discours, des éléments figuratifs, immédiatement compréhensibles et identifiables. Il les dispose ensuite de façon particulière, les articule pour développer le niveau discursif. Le discours de la marque est alors plus facile à « voir », à imaginer et nous donne une impression référentielle. Les valeurs de base sont souvent enrichies dans la communication de la marque par des figures emblématiques (acteurs, personnages, objets, situations répétitives…) qui deviennent réalité aux yeux du public et sont inséparables de la marque. Elles permettent souvent, grâce à leur pouvoir de mémorisation et d’assimilation, une grande économie de moyens narratifs et souvent de ressources. Que serait Michelin sans son Bibendum, Marlboro sans son légendaire cow-boy, McDonald’s sans Ronald, Disney sans Mickey, Darty sans la petite voiture de dépannage… ? Mais la cristallisation des valeurs fondamentales d’une identité de marque et de la narration à travers des symboles ou des personnages conduit quelquefois l’entreprise à des choix difficiles. Ces éléments « adjuvants » de la marque peuvent être sujets au vieillissement, quelquefois à la mort pour les personnages réels, ou au rejet de la part du public. Ils doivent alors faire l’objet de changements, toujours difficiles à aborder. Faut-il laisser apparaître Alain Afflelou comme personnage de chaque spot TV de la marque ? Comment Vedette va-t-elle survivre à la mère Denis, icône publicitaire préférée des Français ? Que devient la marque Marie sans Jean-Claude Dreyfus ? Faut-il supprimer définitivement le personnage de Jean Mineur, symbole vieillissant de la publicité au cinéma ? Panzani a des difficultés à maintenir ses parts de marché face à Barilla. Le personnage de Don Patillo, si proche du bon Don Camillo, défenseur infatigable de ses paroissiens, ne fait-il pas défaut à la marque ? © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 139 22/05/12 10:08 140 Branding management L’abandon ou le renouvellement d’une figure emblématique représente toujours un passage délicat dans le cycle de vie d’une marque. En e-branding, la narration est souvent perçue comme plus complexe à mettre en œuvre. Certes, l’utilisation de longs messages vidéo est possible, mais le public pressé va souvent immédiatement à l’essentiel : le produit, le service, le prix, le délai de livraison. L’identification humaine est plus difficile, même si les marques parviennent à créer des « avatars » du consommateur, comme K de Kellogg’s qui fait choisir au candidat à la minceur le coach qu’il souhaite. Cependant, pour rester sur le marché de la minceur, des médecins, comme les docteurs Dukan et Cohen, ont ainsi pu, grâce à Internet, faire de leur personne des marques et développer, au-delà des visites de prise en charge, un business d’accompagnement sur le Web et de vente de produits. À l’instar d’Afflelou, Dukan et Cohen sont des marques sans point de vente, mais qui jouissent d’une notoriété sans équivalent pour un investissement inexistant ! Internet possède cette vertu de « faire du buzz » et d’accompagner un positionnement bien construit ainsi qu’une narration bien menée, sans bourse délier et en un temps record. Comme nous le verrons dans l’analyse des valeurs et du schéma narratif, le niveau narratif et ses règles peuvent être comparés à la charpente du discours de la marque. Le niveau narratif permet à la marque de mettre en scène ses valeurs en leur attribuant des fonctions et des structures narratives, et en précisant quel type de narration la marque s’octroie. Le niveau narratif permet de donner aux valeurs de la marque qui sont souvent implicites une forme montrable, racontable, et par conséquent explicite. Les différentes agences de publicité en charge de la communication de la marque s’approprieront au fil des ans cette ligne directrice, tout en racontant la même histoire, mais adaptée aux nouvelles situations et aux nouvelles cibles. Ainsi, ces trois niveaux de contrat narratif – axiologique, discursif et narratif – vont permettre de faire de chaque marque un « être de discours » et de déterminer une convention discursive entre l’entreprise et son consommateur. Même si la logique marketing de cibles – toujours massifiante – existe dans le marketing des marques, la convention discursive émane toujours d’un dialogue « one-to-one », objet de communication privilégiée, d’individualité et de préférence. Comme nous le voyons à la figure 4.1, les trois niveaux d’un discours de marque se structurent comme un « entonnoir de perception » en partant des matériaux les plus immédiatement visibles jusqu’aux idées qui se laissent découvrir à la fin d’une vision d’ensemble. Selon les auteurs qui développent l’approche de Jean-Marie Floch3 dans l’analyse sémiologique des discours publicitaires, la marque, dans la perspective narratologique, est le fruit d’une « pensée bricoleuse alliant éclectisme et syncrétisme ». Elle est, dans l’esprit du consommateur, le résultat de ces trois niveaux qui représentent une expérience personnelle intime forte à 3. J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, PUF, 1990. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 140 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 141 travers un récit. Celui-ci concerne le « producteur » du récit, mais aussi son récepteur. Chaque individu a un rapport intime, une « exigence intime » avec « ses » marques. Chacun interprète « sa » marque dans un contexte évolutif qui résulte de l’orchestration de ces trois niveaux. Niveau de surface (discours) Niveau narratif Niveau axiologique Matériaux et couleurs Forme des produits Figures de représentation de la marque Mise en récit des valeurs profondes Mode énonciatif Thèmes de communication Ton Vision du monde Mission Éthique Déontologie Compétences et savoir-faire Figure 4.1 La marque dans une perspective sémiotique. Source : B. Heilbrunn et P. Hetzel, « La pensée bricoleuse ou le bonheur des signes », Décisions marketing, n˚ 29, janvier 2003. 3. Les valeurs attributives de la marque : le passage du marketing à la communication, de la cible au cœur de cible Une marque pour tous n’est une marque pour personne. Chaque marque doit viser une partie définie de la population : son cœur de cible. Lorsque les valeurs, les qualités de la marque ont une résonance forte auprès d’une catégorie de consommateurs, celle-ci forme le cœur de cible de la marque. Il est nécessaire pour une marque de l’identifier et d’évaluer sa cohérence avec la stratégie de la marque. Ces consommateurs sont par définition plus sensibles et donc plus fidèles aux valeurs de la marque. Mais attention, cette sensibilité est à double tranchant ; une déception, et ces « ambassadeurs » de la marque pourraient en devenir les pires détracteurs. Un fidèle déçu est une véritable tragédie pour une marque. On estime qu’il transmet volontiers sa déception à plus de dix consommateurs, car la marque est d’abord un élément de discours social. Une marque, pour naître, s’adresse à une minorité – un cœur de cible – qui va se trouver immédiatement et intuitivement en « fraternité » avec la marque. Pour s’imposer et croître, la marque doit poursuivre son discours d’origine, ses relations très privilégiées avec sa cible © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 141 22/05/12 10:08 142 Branding management initiale. Mais elle devra s’assurer que ses paroles sont suffisamment universelles pour que de nombreux individus s’y reconnaissent. C’est pour cela que l’on différencie deux types de cibles : la cible marketing et la cible de communication. La cible marketing est beaucoup plus large que la cible de la marque, elle englobe l’ensemble des consommateurs auxquels les produits de la marque sont destinés. En revanche, la cible de la marque est l’ensemble des consommateurs auxquels s’adresse directement la communication (publicité, promotion…). Ce cœur de communication est étroit. Car il s’agit toujours de dialoguer avec des individus, avec quelques « élus » qui porteront plus loin le sens profond et le discours de la marque. Application 4.2 Ainsi, la célèbre marque Coca-Cola s’adresse exclusivement dans ses communications aux « jeunes » de 12 à 25 ans alors qu’il est établi aujourd’hui que cette boisson est consommée par l’ensemble des générations de jeunes et de moins jeunes. Le positionnement marketing de Coca-Cola est résolument familial, elle s’adresse aux jeunes de 7 à 77 ans. Le positionnement de marque est volontairement « régressif » (voir application 4.2). Cible de marque/cible marketing La segmentation du cœur de cible s’opère très souvent au niveau du pôle aspirationnel : aimer ou non l’American way of life, rechercher le goût unique de Coca-Cola, ou se suffire d’un goût « cola » plus générique, voir sa vie comme une partie de plaisir ou être conscient de toutes les incertitudes… Une partie du même segment sera Coca-Cola, une partie pourra être anti-Coca-Cola, et une dernière partie indifférente à la marque du cola, voire du soft drink consommé (voir figure 4.2). Cœur de cible Consommateurs partageant fortement les valeurs : américanité, jeunesse, rafraîchissement, « Enjoy », goût unique Cible marketing Jeunes, familles, enfants Population totale Consommateurs de 7 à 77 ans Figure 4.2 L’exemple Coca-Cola. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 142 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 143 Dans un autre domaine, Nespresso est un exemple de réussite de l’application de la théorie du cœur de cible. Les campagnes de publicité se révèlent, chose rare pour un système de café, plus féminines par la présence de George Clooney, mais les efforts marketing sont beaucoup dirigés vers les hommes, qui conservent la « maîtrise » de ce produit aux arômes corsés, dont le marketing de « connaisseurs » s’apparente à celui du vin. En e-branding, les deux paramètres du prescripteur et du consommateur se rapprochent, car la différence entre « user » et « shopper » est souvent moins marquée. L’internaute achète souvent pour lui directement. Il y aura sans doute à terme un rapprochement entre ces deux notions écartelées par la parole publicitaire. C’est pourquoi les nouveaux métiers de category manager et de community manager travaillent souvent davantage ensemble que les anciens métiers de direction marketing et de direction communication. La marque fait le lien entre l’ensemble des paramètres et, ainsi, cette fonction de brand manager peut-elle prétendre à devenir une fonction transverse et stratégique. Pour « attribuer » une marque à une cible, encore faut-il avoir segmenté celle-ci en critères marketing et en critères de marque. 3.1 La segmentation au cœur du marketing Le premier concept clé analysé dans l’ouvrage de référence de Philippe Kotler4 est celui du marché cible et de la segmentation : Un responsable marketing ne peut satisfaire l’ensemble du marché. Tous les gens n’aiment pas forcément les mêmes boissons, hôtels, automobiles… Il faut donc procéder à une segmentation du marché. Segmenter consiste à identifier des groupes distincts de clients… Les segments peuvent être définis à partir des caractéristiques sociodémographiques, psychologiques ou comportementales de leurs membres. Les approches classiques utilisées en segmentation marketing consistent à établir les matrices produits/marchés afin d’estimer pour chaque segment les éléments distinctifs, l’intérêt offert au groupe de consommateurs identifié et les avantages concurrentiels que l’entreprise peut en tirer. La plupart du temps, la segmentation marketing relève de deux types de critères : Les critères sociodémographiques. On considère que les besoins et comportements des clients sont liés à leur âge, leur sexe ; leur lieu d’habitation, leur catégorie socioprofessionnelle, leur revenu. Ces critères factuels sont assez faciles à obtenir, ils se révèlent souvent suffisants. Les femmes majoritairement achètent de la lingerie féminine, les cadres supérieurs utilisent plus de pouvoir d’achat que le consommateur moyen, il faut avoir certains revenus pour s’acheter une voiture haut de gamme… Les critères d’achat et d’usage. Il s’agit non pas de définir les groupes par ce qu’ils sont, mais par ce qu’ils font. La segmentation s’opère alors à partir d’un critère à spécifier : le nombre 4. P. Kotler, B. Dubois, édition française réalisée par Delphine Manceau, Marketing Management, 11e édition, Pearson Education, 2004, p. 13. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 143 22/05/12 10:08 144 Branding management d’achats opérés dans le segment, le renouvellement de l’achat, la rentabilité du client… Ces critères sont plus difficiles à obtenir car ils passent par des études précises sur la consommation dans le segment analysé. Le choix du critère initial déterminera le type de segmentation : les gros consommateurs, les clients rentables… Mais, dans tous les cas, ces types d’études de segmentation marketing donneront une image statique et ne pourront pas prévoir les évolutions comportementales, les tendances, et encore moins les réactions devant l’innovation. Des études avaient ainsi déconseillé à Renault de lancer son Espace, et à Chrysler son Voyager. Car le client futur ne pouvait, avant le lancement de ces modèles, s’imaginer rouler dans une « fourgonnette », forme de voiture apparentée aux véhicules utilitaires. Les cibles marketing sont quantifiables mais assez statiques. Elles accompagnent un style de vie, mais pas un projet de vie ni les tendances en constantes évolutions. 3.2 Le cœur de cible, outil stratégique de la marque Selon une étude récente, « les entreprises n’exploiteraient que 10 % des données commerciales et marketing qui sont stockées dans leur SIM (système d’information marketing). Quelles sont les tendances des ventes, les comportements d’achat des clients, les raisons qui les fidélisent à la marque ou les attirent vers la concurrence ?5 » Il s’agit donc de mettre en place, à travers le data mining (la gestion de base de données), des processus les plus automatisés possibles pour comprendre quels sont les moteurs en acquisition clients, les produits de conquête, les zones et cibles à potentiels et de monter les stratégies liées à cette connaissance. En fidélisation, les outils de « cœur de cible » issus du data mining doivent permettre de déterminer des segmentations complexes, de vérifier la contribution de chaque segment de clientèle à la rentabilité de l’entreprise… L’analyse du « cœur de cible » est destinée à l’action. Au-delà de l’analyse statistique des données, elle permet d’en tirer les enseignements pour anticiper les évolutions de comportements des consommateurs. Le marché du luxe subit une évolution surprenante avec la concentration des acteurs, la fin des « griffes » au profit des marques, et l’arrivée d’une nouvelle génération qui a les moyens de s’acheter certains produits des marques de luxe, mais qui ne comprend plus les codes de ce marché. Pour elle, luxe et grande marque se confondent aisément. Les études « cœur de cible » ont permis de montrer à quel point cette cible était spécifique et combien les études marketing classiques sur les clients existants étaient inopérantes (voir application 4.3). Comme nous le montre l’étude cœur de cible menée par le cabinet Allegoria, la cible jeune pour les marques de luxe offre quatre segments distincts. Ces segments sont indépendants du pouvoir d’achat, du lieu de résidence ou de comportements d’achat antérieurs. Ces segments résultent d’attitudes mentales qui peuvent inquiéter les maisons de luxe. Celles-ci, par leur volonté fréquente de développer un marketing de marque, voire un marketing de masse, ont montré à la jeune génération que luxe et marque sont des concepts équivalents et que, pour 5. Marketing Magazine, n˚ 79, juin 2003, « Data mining : pour une analyse intelligente des données », Catherine N. China. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 144 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 145 Les jeunes et le luxe : quatre clés à l’usage des marketeurs Le luxe n’est pas une valeur. Le mot « luxe » ne correspond pas aux aspirations luxueuses qui intéressent les jeunes (des moments, du plaisir intense, de l’argent pour que ça se voie). La marque, c’est déjà du luxe. Les marques sont un ensemble de signes plus ou moins identifiables, dont le dosage conditionne leur pouvoir d’attraction. Ces signes peuvent être des signes de condition sociale, de niveau d’innovation reliés à un ancrage urbain, à un style de vie… Application 4.3 développer des concepts de luxe, les marques doivent développer un « marketing de la rareté et de la pénurie ». Le luxe, c’est posséder l’objet rare avant les autres. Pour les marques, des stratégies de pénurie pour le lancement d’un produit, de séries limitées, de marketing viral ou street marketing sont de véritables opportunités. Le luxe « jeune » est le produit de plusieurs carambolages culturels. Avec l’univers du sport : apparition de produits co-brandés : baskets Fila/Ferrari, Sketchers/Vuitton… Avec la technologie : Nokia et ses coques, housses de portables Hermès… Avec le design : nouvelle culture graphique des marques pour le packaging, la communication et les sites Internet des marques cosmétiques destinées aux jeunes. Source : A. Attia (directrice d’Allegoria) et A. Michalowska, « Comment mieux comprendre la cible jeune ? », Marketing Magazine, n˚ 79, juin 2003. Mais le vrai luxe pour le dernier de ces quatre segments est de « customiser » ses produits, c’està-dire, comme le font les bikers d’Harley-Davidson, de personnaliser son look et chacun de ses produits en mélangeant plusieurs marques, en créant des segments presque individuels où le consommateur recrée avec des « matériaux marque » un univers de référence qui lui est propre. Cette nouvelle approche autorise certains spécialistes comme Gilles Marion à attribuer au marketing un nouveau rôle de « co-construction » des offres entre les marketeurs et les consommateurs, dépassant ainsi la critique et la dialectique de la manipulation : Le marketing déconstruit et reconstruit en permanence non seulement ses offres et leur environnement, mais aussi le consommateur lui-même. La pratique de la segmentation n’a cessé d’affiner les critères : des classes sociales au one-to-one en passant par les styles de vie… Plus le client souhaite des offres personnalisées, plus le marketeur s’efforce de construire des différences. Ce processus permet aux consommateurs plus d’opportunités pour construire leur identité et aux marketeurs plus d’occasions de différencier leurs marques… L’introduction des discontinuités issues des technosciences consiste à inventer en même temps de nouveaux objets et de nouveaux clients, elle l’anticipe et la stimule6. 6. G. Marion, « Le marketing expérientiel : une nouvelle étape ? Non, de nouvelles lunettes », Décisions marketing, septembre 2003. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 145 22/05/12 10:08 146 Branding management L’interaction accrue entre l’analyse du cœur de cible de la marque et la segmentation marketing souligne pour les entreprises le besoin de vigilance car, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, elles doivent désormais savoir marier les données quantitatives et la gestion du symbolique. Le concept clé de cette approche de très forte proximité entre la marque et son cœur de cible est le « faire ensemble », la réalisation d’une co-construction et d’une nouvelle relation dont les exemples les plus symboliques sont les réunions, les « concentrations » de possesseurs de HarleyDavidson où se retrouvent clients passionnés, salariés de la firme, dirigeants et aficionados de toute origine désireux d’améliorer et de personnaliser sans cesse les motos de la marque. Mais cette approche d’un cœur de cible, très préservé mais aussi très rentable chez HarleyDavidson, ne peut se développer qu’à partir de l’histoire de la marque, magnifiée par une narration savamment entretenue. 4. Les valeurs narratives Essayons de pénétrer au cœur même de la marque et d’analyser chacun de ses éléments constitutifs. La qualité narrative de la marque est essentielle. Par narration de la marque, il faut comprendre le récit de la marque, son origine, son histoire, sa géographie et sa « saga » publicitaire. Ce sont tous ces éléments qui racontent la marque, éléments évidemment chargés de vraisemblance, et qui accréditent l’histoire, la saga de la marque. Ces points clés développent le niveau discursif de la marque, l’aspect le plus visible. Le rôle du niveau discursif de la narration est de permettre au public de se relier à la marque, de pénétrer dans son histoire et d’y participer. Elle représente le point de cristallisation d’une relation marque/consommateur qu’il faut entretenir, enrichir, adapter et maintenir dans le temps. Créativité, connivence et fidélité sont les maîtres mots de cette nouvelle relation. Cette narration est développée à travers la publicité. C’est elle qui va différencier la marque, la rendre pertinente et enrichir l’imaginaire de son histoire. Mais, avant de bâtir un niveau discursif purement imaginaire, pourquoi ne pas utiliser les matériaux existant réellement : l’origine, la géographie de la marque, et son histoire, présentée sans fard ou enjolivée ? 4.1 La géographie de la marque La narration de la marque ne se limite pas à la saga publicitaire. Elle se construit autour de plusieurs pôles : la grande et les petites histoires, la géographie. Sans histoire et sans géographie, l’homme n’a plus de repères. La marque, comme son consommateur, possède une histoire et une géographie : une origine familiale, nationale, ethnique. Elle doit toujours être de quelque part. Le consommateur s’approprie un peu de ce « quelque part » en devenant fidèle à la marque. La marque Reflets de France, création récente et très commerciale de Carrefour, affirme son origine géographique et s’approprie ainsi les valeurs gastronomiques, de terroir et de qualité attachées à notre pays. Ce nom prometteur a été renforcé par une stratégie de développement de produits « terroir ». La marque Reflets de France signe ainsi un camembert de Normandie, un kouign amann breton, une tartiflette au reblochon de Savoie, de la tapenade provençale… © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 146 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 147 De nombreuses marques alimentaires tirent leur crédibilité de leurs origines géographiques naturelles. La marque est située en un lieu, résultat de l’enracinement et d’un savoir-faire collectif. De nombreuses marques ont inscrit une dimension géographique dans leur communication : l’huile d’olive Puget est le sud de la France, Martini et la « botte italienne », Neutrogena et sa formule norvégienne ou encore Stimorol et son goût danois… On pourrait citer des milliers de marques dont l’origine géographique est inscrite dans le nom : Badoit, Mont-SaintMichel, Volvic… mais aussi Rive Gauche, 124 Faubourg, etc. Dans ce dernier exemple, on voit bien l’importance de l’essence géographique liée à l’artisanat ou à la « fabrique », c’est-à-dire au métier et au savoir-faire à l’origine du concept même de marque : empreinte du fabricant sur son produit, c’est ainsi que le philosophe Michel Serres compare la marque à un éphémère pas sur le sable (voir lecture 4.1). Marque d’essence géographique et AOC (Appellation d’origine contrôlée) entretiennent d’ailleurs un rapport ambigu et intéressant. Les deux affirment les origines locales de leurs produits. Une appellation d’origine contrôlée est un label officiel pour les produits agroalimentaires qui assure, juridiquement, la conformité d’un produit à un cahier des charges, local ou régional, préalablement négocié entre les pouvoirs publics, les producteurs et les consommateurs. Pour une AOC, le premier critère est naturellement la provenance géographique clairement et souvent étroitement limitée. Les vins d’appellation contrôlée Chablis et Nuits Saint Georges correspondent à cet état d’esprit de respect de la tradition viticole locale. Les producteurs défendent collectivement cet acquis de l’AOC. Le critère induit dans l’attribution d’une AOC est le respect de la tradition. Il est généralement incompatible avec une stratégie de marque, et d’extension vers d’autres produits et d’autres savoir-faire. Dans les années 2010, naît la tendance dite « locavore » : manger des produits de proximité. Les grands distributeurs, à commencer par Système U, se sont approprié cette proximité sollicitée par les consommateurs. Ceux-ci, en effet, n’apprécient guère le grand écart proposé entre des produits dits biologiques et provenant d’Amérique du Sud ou d’Afrique, générant ainsi un impact carbone important, alors même qu’ils étaient censés par leur caractère « bio » respecter les équilibres de Dame Nature. Après des années de promesses multiples et souvent contradictoires, le consommateur retrouve progressivement son bon sens ; ainsi, se développent de nouvelles logiques, comme les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), ces points de rencontre où les producteurs locaux apportent leur production du moment où le consommateur accepte la « cargaison » et s’en accommode. Internet a facilité la multiplication de ces nouveaux comportements, avec un site national qui renvoie aux sites régionaux et locaux. Voici la façon dont ce site (reseau-amap.org) décrit le mode de fonctionnement de ce nouveau type de relation fondée sur la proximité : Une AMAP naît en général de la rencontre d’un groupe de consommateurs et d’un producteur prêts à entrer dans la démarche. Ils établissent entre eux un contrat pour une saison (on distingue en général deux saisons de production : printemps/été et automne/ hiver), selon les modalités suivantes. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 147 22/05/12 10:08 148 Branding management Ensemble, ils définissent la diversité et la quantité de denrées à produire pour la saison. Ces denrées peuvent être aussi bien des fruits, des légumes, des œufs, du fromage, de la viande… La diversité est très importante, car elle permet aux partenaires de l’AMAP de consommer une grande variété d’aliments, d’étendre la durée de la saison et de limiter les risques dus aux aléas climatiques et aux éventuels problèmes sanitaires. Pendant la saison, et ce de manière périodique (par exemple, une fois par semaine), le producteur met les produits frais (par exemple, les fruits et légumes sont récoltés le matin même de la distribution) à disposition des partenaires qui constituent leur panier. Le contenu de ce dernier dépend des produits arrivés à maturité. Il est possible, dans une certaine mesure, d’échanger les produits entre eux selon ses préférences. Contrairement à la grande distribution, les consommateurs en AMAP accordent moins d’importance à la standardisation des aliments ; tout ce qui est produit est consommé (alors que, dans l’autre cas, ce peut être jusqu’à 60 % de la récolte qui reste au champ). Ce principe est d’une part très valorisant pour le producteur et, d’autre part, il permet de diminuer le prix des denrées en reportant les coûts sur la totalité de la production. La marque a d’autres obligations : celle qui affirme sa géographie dans son nom se doit, naturellement, d’être présente sur le site indiqué, mais elle n’est pas limitée par les critères juridiques. Être présent dans la bataille marketing signifie structurer le marché et innover sans cesse. Les contraintes juridiques sont naturellement moins pesantes. En 2011, est lancé le label « Origine France garantie », présenté et décrit comme dans la figure 4.3. Figure 4.3 Le logo du label « Origine France garantie ». La marque « Origine France garantie » a été dévoilée à l’Assemblée nationale le 19 mai 2011. Elle s’appuie sur un cahier des charges clair : le produit labellisé a ses racines ou ses caractéristiques essentielles en France et au moins 50 % de sa valeur correspond à des activités conduites en France. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 148 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 149 « Marquer ? Le plus vieux métier du monde » – Michel Serres, membre de l’Académie française Qu’est-ce que la marque ? C’est la trace d’un acte corporel vivant. Marche, démarcation… là est l’origine du droit de propriété. Lecture 4.1 La démarche est louable mais difficile à mettre en œuvre, car, comme on le voit, dans les toutes premières entreprises éligibles, on trouve Coca-Cola, entreprise qui fabrique certes son célèbre Cola proche de ses consommateurs (pour des raisons de coûts de transport), mais qui est loin de faire l’unanimité sur la symbolique d’une marque « made in France ». Les putains laissaient leurs initiales sur le sable de la plage. Leurs clients éventuels pouvaient les suivre à la trace, car elles se chaussaient de sandales dont la semelle, imprimée, portait en relief la marque de leur première entreprise. Cela se passait jadis sur les rives méditerranéennes d’Alexandrie, à la fin de l’Antiquité. Cette ancienne anecdote sur l’un des plus vieux métiers du monde incite à remonter vers l’origine pour découvrir une réponse à la question : qu’est-ce donc qu’une marque ? De la ville vers le domicile où elles exerçaient leur art, ces péripatéticiennes marchaient. Ce verbe marcher signifie moins que le déambulateur avance qu’il ne signe son passage de la marque de son pas. Marche ou marque : la ressemblance des mots désigne une même conduite, voilà l’origine de votre métier (de brand manager). Ainsi mille mâles, en marchant, marquent leur niche. Quand vous dites, aujourd’hui, « territoire de la marque », prenez-vous conscience que vous inversez ce que l’étymologie nomme le « marquage du territoire », que ces animaux laissent derrière eux en urinant ou par quelque autre déjection ? Si certains marquent ainsi leur niche, tous, assurément, femelles ou petits, au moins ceux qui jouissent de pieds, impriment leur pas, leur fuite, leur quête d’amour, sinon leur corps dans le cas des reptiles, sur le sol ou le sentier de leur chasse. La marque équivaut donc d’abord à la marche, racine, étymologie, origine de votre métier. Je remonte à ses origines, dans la langue ou l’anthropologie, pour vous persuader que l’on ne comprend une perspective globale, dans l’espace du monde, que si l’on a compris au préalable une perspective aussi globale dans le temps. Source : La Revue des marques ? n˚ 43, juillet 2003. Texte prononcé lors du colloque du 6 mars 2003 organisé par l’association Prodimarques sur le thème « Quelles stratégies de marque pour une croissance pérenne ? » À l’heure de la mondialisation et des problèmes endémiques de taux de chômage important, ces initiatives se comprennent mais restent difficiles à mettre en pratique et surtout à crédibiliser, tant l’économie est désormais « globalisée ». © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 149 22/05/12 10:08 150 Branding management La Bretagne a lancé cependant avec un certain succès son « Produit en Bretagne », aux contours plus nets que le label national « Origine France garantie ». Le risque de confusion existe vraiment et chaque confusion éloigne davantage les consommateurs des objectifs initiaux. Mais que se passe-t-il quand AOC et marque se croisent ? Roquefort Société, né en 1863, premier producteur de roquefort AOC, fait aujourd’hui le lit de ses concurrents. L’appellation AOC, décernée récemment, crée une contrainte supplémentaire à la marque. Le nom même de la marque (Société) peut entraîner une image industrielle non compatible avec une AOC. L’un de ses concurrents, le Roquefort Papillon, bénéficie a contrario d’une image champêtre plus conforme à la valeur induite dans une AOC. La marque Roquefort Société tente de renforcer son image authentique d’AOC, notamment grâce à une saga publicitaire fondée sur le savoir-faire du maître affineur de Société. Dans ce débat comme dans celui du vin français par rapport à ses concurrents, « règles d’origine » et « règles marketing » peuvent s’opposer. Il est fait grief aux AOC françaises d’être « illisibles », incompréhensibles pour un non-initié. C’est pourquoi les vins du nouveau monde ont simplifié les codes autour de quelques cépages connus. Ils « font marque ». L’approche marketing a développé des goûts bien identifiés que le consommateur retrouve au fil du temps sous les noms de cépages. La constance de la qualité et du goût est le fait de cette approche. De l’autre côté, le maintien de la revendication des AOC est lié à une authenticité, un terroir, une origine, un château, un négociant. Mais, si la provenance est assurée, la pérennité de la qualité et du goût ne l’est pas. Certes, la narration sera plus facile à construire à partir d’une terre et d’un château, mais le consommateur, surtout s’il est inexpérimenté, pourra avoir tendance à rechercher un produit « sûr et stable ». Les vins du Sud sont particulièrement engagés dans cette démarche explicative et narrative, avec de nouvelles approches comme « Mythique Languedoc » ou le « Sang des Cailloux » près de Vacqueyras. Des organismes régionaux, comme le Comité économique des vins du Sud-Est (CEVISE), ont été créés pour faire avec les vignerons ce travail de marque. L’origine « France » et les origines géographiques n’en demeurent pas moins des atouts. La collective des foires (FCSEF) a créé le label « Foires de France », en insistant sur plus de 80 critères de qualité, de sincérité et de sécurité pour aider à redonner du lustre aux foires, manifestations commerciales, identitaires et festives qui viennent du haut Moyen Âge. Appellations et marques « locales » pour apaiser l’anxiété des consommateurs La création des labels locaux et régionaux a développé, dans l’esprit d’un public urbain déboussolé et devenu attentif suite aux nombreux scandales alimentaires (vache folle, listériose, les poulets à la dioxine ou encore la fièvre aphteuse des moutons, les poissons sous antibiotiques, les OGM…), une association d’idées du type « géographie prouvée = qualité »… La logique de label s’est progressivement superposée à celle des marques. De nombreux labels ont ainsi vu le jour dans le but de rassurer les consommateurs et de pallier la chute des ventes : VF (Viande française), AB (Agriculture biologique), Spécialité © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 150 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 151 Traditionnelle Contrôlée (cette mention ne fait pas référence à une origine mais a pour objet de mettre en valeur une composition traditionnelle du produit ou un mode de production traditionnel), l’Appellation d’Origine Protégée (dénomination d’un produit dont la production, la transformation et l’élaboration doivent avoir lieu dans une aire géographique déterminée avec un savoir-faire reconnu et constaté)… Ces labels ont été créés par des organismes de contrôle indépendants français ou encore par l’Union européenne. Certaines entreprises n’hésitent pas à surfer sur cette vague anxiogène en adoptant des labels comme par exemple Candia Grandlait et ses « fermes sélectionnées » certifiées par l’AFAQ. Le texte de l’étiquette commence par ces mots : « Avez-vous franchi la porte d’une ferme sélectionnée par Candia ? » Marques et labels cohabitent généralement de façon harmonieuse, à condition que la marque ne se laisse pas « évincer » par le label et que la superposition des signes n’encourage pas le consommateur à douter encore plus. À trop vouloir prouver… Ainsi, une grande marque, même quand elle n’est pas issue du monde agroalimentaire (où la légitimité géographique s’impose), s’abstient rarement de faire référence à son origine, symbole d’authenticité. La deuxième coopérative agricole de France, Terrena lance en 2012 son label « Nouvelle Agriculture » pour affirmer son exigence qualitative. On n’insiste jamais suffisamment sur la géographie de la marque, élément de vérification de l’authenticité de son savoir-faire. Mais, en l’absence de localisation identifiée, les marques laissent quelquefois planer le doute sur leur origine. Ainsi, Nivea, marque du groupe allemand Beiersdorf, ne communique absolument pas sur son origine. Mais les consommateurs pensent généralement que cette marque est française en France, américaine aux États-Unis… Bic, marque mondiale d’origine française, est perçue comme américaine par 2/3 des Américains. Une marque qui changerait de territoire géographique, sous un effet de mode, risquerait de commettre une trahison aux yeux des consommateurs. Stimorol, en abandonnant les fjords danois dans sa communication publicitaire, prendrait le risque de décevoir et de perdre une partie de son sens. Le rajeunissement souhaité risquerait alors de se transformer en vieillissement accéléré. Imagine-t-on le cow-boy Marlboro en kimono ou revêtu d’une djellaba ? L’image de Sony est indissociable de celle du Japon, Mercedes de celle de l’Allemagne et celle Dior, Chanel ou Veuve Clicquot de la France. Manquer de géographie est souvent perçu comme plus dramatique que manquer d’histoire. Dans un univers où la distribution s’opère de plus en plus en linéaires d’hypermarchés que l’on peut qualifier de « non-lieux », une marque sans géographie prend le risque de se désincarner ! Il semble qu’il y ait un réel besoin de connaissance de l’origine géographique chez les consommateurs. Le réflexe que nous avons de chercher l’origine géographique sur l’étiquette du produit et le succès du concept de traçabilité en attestent, comme notre propension à attribuer certaines qualités propres à des localisations géographiques. Ainsi a-t-on pu donner comme synonyme de l’expression BCBG (bon chic, bon genre), définissant un style vestimentaire et connotant une couche sociale, l’expression NAP (Neuilly Auteuil Passy), zone chic de l’Ouest parisien. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 151 22/05/12 10:08 152 Branding management 4.2 L’histoire de la marque et son storytelling L’histoire de la marque, autre composante de son origine, a souvent été plus travaillée, plus respectée. Les inventeurs industriels ont pour la plupart conservé leur patronyme et créé des dynasties, usant et quelquefois abusant de la mythologie d’origine. Depuis les années 2000, la communication s’est enthousiasmée pour un nouveau mot : le « storytelling », la façon à l’américaine de raconter la belle histoire de la marque ou de l’entreprise. Le storytelling repart du mythe fondateur des événements héroïques de la marque pour tracer une ligne directrice pour le consommateur ou le client. Empruntant aux travaux des mythologues et des linguistes, cette approche remet au goût du jour la force de l’histoire dans la vie d’une marque. En 2010, HP crée un film publicitaire mondial sur les débuts, mettant ainsi en valeur la créativité originelle de la marque. Qui ne connaît, désormais, l’histoire des deux étudiants ingénieurs William Hewlett et David Packard, cofondateurs de HP, qui ont inventé leur premier produit, un oscillateur audio, dans leur garage ? Danone fête les quatre-vingt-dix ans de son célèbre yaourt en rappelant son origine de vente en pharmacie et mettant par conséquent l’accent sur l’intérêt de la société pour la santé de ses consommateurs depuis toujours et sans doute pour toujours ! Les consommateurs connaissent bien les sagas familiales des Ford, Peugeot, Dassault, Ricard, plus récemment Benetton… Ils admirent, derrière les « griffes », l’histoire des créateurs comme Saint-Laurent, Christian Lacroix, Jacques Dessange. Karl Lagarfeld cultive toujours l’esprit de « Coco » chez Chanel. Le temps fabrique de la notoriété au même titre que la publicité – dans la vente de châteaux et l’immobilier de prestige, Mercure, 75 ans, est aussi connu que Sotheby’s. On parle désormais de « corporate mythology », de mythologie d’entreprise, pour désigner cet appel à l’histoire « mythique » des marques et des entreprises dans leur narration contemporaine. Quand l’histoire n’existe pas, les consommateurs ne boudent pas les contes qui viennent remplacer l’histoire inexistante. Une des dernières sagas du N˚ 5 de Chanel a revisité le conte du Petit Chaperon rouge pour la plus grande joie des consommatrices. De nombreuses marques ont récemment ressuscité ou recréé leur fondateur. Les consommateurs ont notamment fait la connaissance de Giovanni Panzani, de Charles Gervais, de maître Rodolphe Lindt apparemment garants de la qualité de leurs produits. Danone déclare que « toujours soucieuse de la qualité et de l’authenticité de ses produits7 », l’entreprise a fait revivre en 1993 la marque Charles Gervais, née en 1850, symbole de tout un savoir-faire historique dans l’élaboration de recettes, inspirées de traditions anciennes. Les ancêtres et fondateurs de ces marques deviennent les porte-étendards des valeurs de tradition, de savoir-faire et de qualité. 7. www.danone.fr. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 152 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 153 Les marques ont, structurellement, besoin d’inscrire leurs produits dans une origine. Elles doivent pouvoir raconter leur origine géographique, historique et peuvent ainsi s’inscrire dans une « nouvelle mythologie contemporaine ». Après le niveau axiologique, celui des valeurs et de l’identité de la marque, le niveau discursif de l’histoire, de la géographie et des personnages, nous allons voir comment développer le troisième niveau, le niveau narratif et son schéma. L’histoire de la marque, magnifiée par la magie des publicitaires et souvent relayée par les journalistes, permet de construire patiemment ce contrat narratif. Journalistes et publicitaires sont des « opérateurs mythiques », nous rappelle Baudrillard : Ils mettent en scène, affabulent l’objet et l’événement. Ils le « livrent réinterprété » à la limite, ils le construisent délibérément8. Que serait Levi’s sans les chercheurs d’or qui avaient besoin de rivets aux poches, que serait Coca-Cola sans le bon docteur Pemberton qui se trompe de mélange et les GI’s qui distribuaient ce breuvage curieux en Europe en 1945, Post-it sans l’erreur d’Arthur Fry qui n’avait pas « réussi » sa colle, Carambar sans la machine qui se dérègle et sort un caramel dur ? Il y a contrat narratif car, par le recours aux techniques du narrateur, la relation est rendue intelligible entre l’entreprise et son consommateur. Sans discours, sans dialogue, il n’y a pas de contrat. L’histoire de la marque relève de la sphère du logos, du discours et de la raison. C’est en tant que narration historique que la marque va pouvoir engager une relation contractuelle avec son consommateur, c’est-à-dire une relation de fidélité. Comme le montre l’application 4.4 concernant le fameux « Maître Kanter », la distinction entre la vérité historique et la réalité narrative de la marque n’est pas toujours facile à faire, tant les entreprises ont compris le pouvoir de la narration historique sur le développement de leurs marques. Quant aux marques sur Internet, elles sont fondées sur la logique de communauté, c’est-à-dire sur la communication interactive. Cela soulève quelques questions de fond : la marque dont on s’occupe fait-elle parler d’elle ? Suscite-t-elle des conversations ? Or, la parole sur une marque n’est pas la parole d’une marque. Pour devenir une marque narrative sur le Web, il faut de l’action. Les marques narratives sont des marques qui agissent et suscitent de ce fait des réactions. Puis, devant les réactions, le community manager (l’animateur de ceux qui s’intéressent à sa marque) doit répondre ; le dialogue est alors engagé comme il se fait encore heureusement sur la place du village ou du marché. Ne parlait-on pas encore récemment d’un « village mondial » à propos de la toile et des nouveaux modes de vie et de pensée internationaux ? Twitter est encore plus rapide que Facebook et ressemble davantage à ces conversations hachées et lapidaires de la vie quotidienne. Plus que jamais, on croit revenir à l’origine du commerce sur l’agora à Athènes ou le forum à Rome et on se dit que « les marchés sont des conversations », selon l’expression des auteurs du Cluetrain Manifesto. 8. J. Baudrillard, La Société de consommation, Denoël, 1970. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 153 22/05/12 10:08 Branding management Application 4.4 154 Kanterbräu, bière créée par Hans Kanter (1874-1937) « Kanterbräu, la bière de Maître Kanter ». Info ou intox ? Info car Kanter a bien existé. Prénom : Hans. Docteur en chimie, il délaisse la cimenterie familiale pour la bière. Fort d’une brasserie, la Walsheim, achetée dans la Sarre, il ouvre des cafés dans toutes les villes d’Alsace, de Lorraine, de Belgique, à Paris et même en Algérie et au Maroc. En 1935, il quitte la Sarre qui vient d’être rattachée à l’Allemagne nazie pour Charmes, dans les Vosges. Il s’associe avec Jean Hanus, propriétaire de la Brasserie de Charmes. C’est sous le nom de Kanterbräu qu’il dépose un brevet exploité par la société : KB Kanterbräu pour la blonde et KB Kantator pour la brune. Mais il faut attendre 1971 pour que la marque Kanterbräu sans KB soit véritablement lancée. Un an auparavant, le groupe BSN (Danone depuis 1994) avait racheté la Société européenne de brasserie, propriétaire de la Brasserie de Charmes. La signature « Kanterbräu, la bière de Maître Kanter » apparaît dans les années 70 et ce pour célébrer la mémoire du fondateur. Son nom figure également sur les 57 Tavernes de Maître Kanter (revendues depuis par les nouveaux propriétaires de la marque), dont la première ouvrit ses portes en 1974, sur les Comptoirs du même nom ; nouveau concept de petits restaurants rapides inaugurés, comme les deux Chalets du même nom, en 1999. La marque utilise ses « comptoirs » également dans une campagne presse et affichage « Au bar du soleil », orchestrée en 2000 par l’agence Devarrieuxvillaret. Ironie du sort, la même année, la marque aux accents de terroir français entre dans le giron de l’anglais Scottish & Newcastle, puis en 2008 dans celui du groupe danois Carlsberg. Source : J. Watin-Augouard, Histoires de marques, Éditions d’Organisation & TM Ride, 2006. Au-delà de l’histoire, pour qu’il y ait communication, la maîtrise commune d’un même code est nécessaire. Sinon, il y a incompréhension, perte de signification. La marque sujet de discussion, la marque relationnelle, c’est celle qui entre en résonance avec son cœur de cible. Le produit entre dans le quotidien du consommateur par son usage. Au lien physique lié au produit vient s’ajouter le lien symbolique de la marque et de sa narration. On pourrait s’étonner du recours à l’analyse narratologique pour rendre compte de l’évolution du discours de la marque. Pourtant, des histoires destinées à accompagner le sommeil des enfants à celles qui occupent les adultes, des fictions littéraires aux paraboles religieuses, des fables politiques à la publicité, les figures les plus diverses du récit ponctuent nos existences. Il serait restrictif de limiter les théories narratives aux œuvres littéraires. Cette « fertilisation croisée » nous permettra de poser un regard nouveau sur le rôle que joue la publicité pour les marques. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 154 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 155 5. Les tendances publicitaires actuelles : la marque apprend à parler Nicolas Riou présente dans son ouvrage Pub Fiction9 l’évolution des tendances publicitaires. Les années 60 ont été marquées par l’explosion de la consommation. Celle-ci répondait à un besoin fonctionnel, l’équipement des ménages. Elle remplissait en parallèle une fonction sociétale : témoigner de l’ascension sociale des consommateurs. La décennie a vu le débarquement en force de la publicité, encore appelée réclame : elle annonçait le lancement de tel ou tel produit ou innovation « révolutionnaire ». Les années 70 ont marqué la complexification de la société de consommation avec une segmentation du consommateur toujours plus fine, correspondant à un développement rapide de l’offre. La publicité commence à valoriser l’individu. Elle sophistique ses scenarii et cherche à épouser les tendances sociologiques. Elle développe la notion d’« aspirationnel », autrement dit, elle utilise des professions en vue, dans lesquelles le consommateur se projette volontiers. Les années 80 poursuivent le mouvement. L’individu n’était plus satisfait par une consommation de masse, il lui fallait des produits spécifiques, correspondant à une tonalité plus individualiste. La publicité a alors souvent présenté des modèles sociaux archétypaux. La mécanique était simple : « Regardez-les, ils sont beaux, ils sont riches, ils sont jeunes. Même sans l’avouer, vous rêvez de leur ressembler. » En présentant des situations, des activités ou des personnes idéalisées, les publicitaires cherchaient à créer un phénomène d’identification du consommateur, flattant par là même son narcissisme. On parle alors pour les marques de publicités modernes. Les grandes marques ont changé de registre publicitaire. Elles ont abandonné les vieux standards de la pub pour explorer une nouvelle dimension, celle de l’humour. Pas du spectaculaire, façon Séguéla années 80, mais du divertissement, de la créativité. Après s’être longtemps contentées de proposer des modèles dans lesquels les consommateurs s’identifiaient, certaines marquent fuient délibérément le réalisme. Elles composent leurs campagnes de petites scènes originales et décalées visant à surprendre, divertir et donc séduire le consommateur. Pour ce faire, elles n’hésitent pas à fragmenter leurs campagnes en multiples exécutions, abandonnant les principes de cohérence formelle. Chaque nouveau film se différencie des autres. L’effet de campagne est simplement assuré par le respect rigoureux d’un nombre limité de valeurs centrales. Le discours central de la marque développant son identité doit donc être encore plus fort. Les marques ont compris que les consommateurs sont habitués aux médias. Ce constat sonne le glas du modèle premier degré dans lequel le consommateur se projetait volontiers. Désormais, les marques doivent faire évoluer leur discours vers plus de connivence. C’est en changeant de ton, en n’hésitant pas à prendre le produit en autodérision ou encore en multipliant les références à des émissions TV connues ou des magazines, que la marque va s’installer dans l’air du temps. Il est alors question de publicités postmodernes. 9. N. Riou, Pub Fiction, société postmoderne et nouvelles tendances publicitaires, Éditions d’Organisation, 1998. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 155 22/05/12 10:08 156 Branding management 5.1 Expertise La culture médiatique ne présente quasiment plus de secrets pour le grand public. Les publicitaires ne peuvent négliger ce fait. Comprenant le degré d’exigence de leurs cibles (qui connaissent bien les mécanismes publicitaires et refusent de se laisser prendre par les vieux schémas), ils décident de décaler le discours pour continuer à surprendre. Et ils n’hésitent plus à puiser dans le merveilleux réservoir que constitue cette culture commune. Utiliser ce qu’il y a en commun avec les consommateurs, partager les mêmes références, jouer avec ses références pour créer une complicité, tel est le nouveau challenge des marques. À force de baigner dans cette culture, le consommateur finit par les connaître à fond, sait l’analyser, la décrypter, bref devient expert. Un nouveau type d’articles ou d’émissions apparaît, sur le ton de l’autoréférenciation. On s’éloigne progressivement des référents réels pour entrer dans un stade avancé de la culture médiatique : celui où les consommateurs développent une expertise des médias eux-mêmes, leurs styles, leurs tons, leurs figures emblématiques. La publicité est passée au crible devant des millions de téléspectateurs dans Culture Pub. Le succès de l’émission souligne combien les spectateurs en ont assez d’être confinés au statut peu valorisant de « ménagères de moins de 50 ans » et veulent en savoir plus sur les rouages du monde marketing et de la publicité. 5.2 Communautés L’ère moderne proposait une vision universelle de la société et un système de valeurs qui opérait comme un fort ciment social. Les clivages sociaux étaient donc plutôt liés à une classique division de la société en classes sociales qu’à des systèmes de valeurs différenciés. À ces logiques de clivages verticaux succèdent de nouvelles logiques horizontales. Dans Le Temps des tribus 10, le sociologue Michel Maffesoli explique que la société se divise en multiples communautés. La vision moderne de la société était universelle et globalisante. Elle est remplacée par une pluralité de micro-visions spécifiques à chacune de ces tribus. Ces dernières ne se constituent plus en fonction d’éléments rationnels. La dimension affective est extrêmement importante dans la formation des tribus. La logique rationnelle fait place à une logique émotionnelle. Ce sont des aspirations communes, des centres d’intérêts partagés qui président à la formation des nouvelles tribus. La société bourgeoise de l’ère moderne impliquait le développement de l’individualisme. La postmodernité est, quant à elle, dominée par la notion de communauté, par la recherche de lien social. Cette logique de rétrécissement sur le groupe a une contrepartie positive, l’approfondissement des relations à l’intérieur de la communauté. Naissent alors de nouveaux réseaux de solidarité. Ce point de vue est partagé par de nombreux acteurs de la recherche marketing. Ainsi, Bernard Cova précise à la revue Futuribles11 que, si jusqu’alors les produits servaient avant tout à se forger une identité (« je suis ce que je consomme »), on leur demande aujourd’hui de créer du lien social. Il constate le retour du désir de se relier aux autres, de participer à des communautés diverses. Et la consommation est un des théâtres de cette évolution. Les marques « postmodernes » mettent en lumière une nouvelle facette du 10. M. Maffesoli, Le Temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Éditions Méridiens Klincksieck, 1988. 11. Futuribles, n˚ 214, novembre 1996. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 156 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 157 marketing qui consiste à créer du lien (clubs d’utilisateurs, soirée d’échange…), intégrer de nouvelles tribus. Quels sont les nouveaux ressorts narratifs derrière ces nouvelles stratégies de marque ? 1. L’éloignement du produit. Le fait qu’on ne vende pas un bénéfice est un point de différenciation importante par rapport aux anciennes campagnes issues des « copy-strategies » traditionnelles. Si l’on en croit Calvin Klein, les promesses de sentir bon, de se sentir bien, la fraîcheur ou la séduction ne semblent plus suffire à faire vendre un parfum. 2. On ne vend pas non plus une image de marque. De nombreux parfums des années 80 et 90 se sont vendus sur leur image. Ils construisaient une image aspirationnelle, dans laquelle les gens avaient envie de se projeter : le monde de la nuit, du jazz, de la fascination de l’Orient, le mystère… Plus de 1 000 parfums sont lancés et font appel à la notoriété de telle ou telle marque depuis la fin des années 2000, chaque année avec très peu de succès ! En 2007, Loana, la première héroïne d’un jeu de téléréalité en France, lance son parfum. À la suite de cette annonce, une blogueuse, sans doute marketeuse, déclare sur le site Beauté-test.com : Je l’imagine d’abord chez Auchan, mais le problème c’est que la cible (les jeunes filles de 12 ans) ne doit pas forcément se rappeler Loana. Elles avaient 5 ans à l’époque du Loft. Donc, il finira certainement chez Tati. 3. Après le produit, puis l’image, on vend désormais des idées. Cela implique un changement d’interlocuteur : on ne parle plus dorénavant à un consommateur pour le convaincre de la supériorité du produit. On s’adresse désormais à une personne, dont on cherche à partager le système de valeurs. La relation entre la marque et la personne se densifie. La notion de partage implique l’appropriation par les cibles des valeurs de la marque. Une fois que le consommateur a adopté ses valeurs, la marque qui les diffuse devient plus qu’une marque, un véritable emblème. La mécanique marketing travaille à la communion avec son consommateur. Il ne s’agit pas de faire venir occasionnellement l’individu à la marque, mais de devenir une de ses marques cultes. Il ne se trouve plus dans les institutions, les systèmes politiques, les débats de société, il partage en revanche les valeurs de quelques marques. Et il construit avec elles, à travers leur structure narrative complexe, une relation privilégiée. En proposant des visions de l’individu, des systèmes de valeurs, nombre de marques cherchent avant tout à créer une relation privilégiée avec leurs consommateurs. Plutôt que de proposer leur produit et de décrire ses avantages, elles cherchent à faire partager des valeurs fondamentales. Quel meilleur moyen de fidéliser et de créer une relation de proximité que d’avoir des valeurs communes et de partager des points de vue ? La fonction même de conviction de la marque est fondée sur l’enchaînement problème/solution/ résultat. Autrement dit, pour reprendre la terminologie du récit mythique, dégradation/ amélioration possible/amélioration obtenue/coda ou morale. La rhétorique traditionnelle est donc réadaptée au discours de marque à travers ses trois niveaux axiologique, discursif et narratif. Mais la force de la marque, issue de sa narration, n’est possible qu’à travers le respect des règles du récit analysées par les linguistes et les mythologues. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 157 22/05/12 10:08 158 Branding management 6. Structure comparée du récit légendaire et du récit de la marque Le schéma narratif proposé par les linguistes est un modèle logique de l’action racontée, action d’un personnage dans le récit ou action de la marque sur un marché. 6.1 Ordre binaire du récit mythique C. Brémont, dans La Logique du récit12, propose un schéma narratif repris par les spécialistes de l’analyse des récits, des contes et des légendes anciennes et de la mythologie classique. Le récit « classique » se réduit à une double relation qui constitue les deux solutions possibles d’un même problème. Deux perspectives s’affrontent, celle du héros et celle de l’agresseur. La méthode d’analyse de C. Lévi-Strauss consiste à ramener tous les ingrédients du récit mythique à un nombre relativement restreint d’oppositions binaires. Cette logique binaire est peut-être ce qui contribue à maintenir actuelles ces antiques légendes si lointaines dans les faits, si présentes dans les esprits. Depuis notre plus jeune âge, en fait, « on » nous raconte la même histoire : celui du héros qui lutte contre un méchant pour une bonne cause. Le schéma narratif (voir figure 4.4) se fonde sur une succession d’états et de transformations opérées au cours d’une histoire. Toute narration ainsi organisée révèle le caractère du récit et maintient le « suspens » jusqu’à la sanction finale. Destinateur (émetteur - le narrateur) Destinataire (récepteur - le consommateur) Sujet (héros - la marque) Objet (action - le positionnement de marque) Adjuvant (aide du héros) Opposant (le méchant) Figure 4.4 Les phases du schéma (ou programme) narratif d’un récit. Ce schéma est naturellement une évaluation générale fondamentale d’un récit. Mais ce n’est pas un plan type comme le montre le récit de l’Iliade, plus complexe, aux héros plus nombreux et aux intentions moins évidentes que dans la narration des marques où tout est tourné vers la conviction à obtenir du futur consommateur (voir lecture 4.2). 12. C. Brémont, La Logique du récit, Seuil, 1973. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 158 22/05/12 10:08 La structure narrative de l’Iliade in Les Marques, mythologie du quotidien * Depuis les années 70, avec Vladimir Propp **, Lévi-Strauss, Greimas, Brémont… ont mis en évidence une structure linéaire, quasi unique, de l’écriture du mythe à travers les continents et les âges. Le déroulement discursif des personnages principaux se révèle être le maillon fondamental de l’histoire, avec une succession de dégradations et d’améliorations jusqu’au dénouement. 159 Lecture 4.2 Chapitre 4 – La marque comme narration L’Iliade, à la base des récits mythiques occidentaux, est un ensemble de constructions binaires où le héros est tour à tour doux, humain ou agressif. Cette écriture moderne accrédite la thèse de la suprématie de la structure du récit sur la cohérence même des personnages. Le mythe est d’abord un récit à la structure fixe, binaire. L’Iliade raconte en vingt-quatre chants les deux derniers mois d’une guerre qui a duré près de dix ans L’action tient pour l’essentiel en quatre jours, tendant à l’unité de temps chère aux classiques. Agamemnon, chef de l’expédition, plutôt mal engagée, doit vaincre la colère d’Achille pour le ramener au combat. Les dieux l’ont dit : seul Achille peut battre le héros troyen Hector. Sinon, dix ans de guerre auront été inutiles, et la Grèce sera défaite. Première amélioration à obtenir. Patrocle, ami d’Achille, obtient l’autorisation de partir au combat à sa place. Amélioration. Hector tue Patrocle. Dégradation. Achille doit venger Patrocle. Il retourne au combat. Amélioration possible. La Grèce sera peut-être sauvée. Achille tue Hector. Première amélioration obtenue. Achille ne veut pas restituer le corps d’Hector. Les dieux grondent. Deuxième dégradation possible. Priam, roi de Troie et père d’Hector, se présente devant le vainqueur. Amélioration possible. Achille accepte de restituer le cadavre de son fils à Priam. Amélioration obtenue. L’Iliade se clôt sur les funérailles d’Hector. Les Grecs, vainqueurs, peuvent rentrer chez eux après avoir incendié Troie, emmenant les vaincus en esclavage. Coda ou morale : l’ordre des dieux et des hommes est sauf ! La fonction même de conviction publicitaire, celle de la marque, est fondée sur l’enchaînement Problème – Solution – Résultat. Autrement dit, pour reprendre la terminologie du récit mythique : Dégradation – Amélioration possible – Coda ou morale, c’est-à-dire réaffirmation finale de la confiance en la marque. * G. Lewi, Les Marques, mythologie du quotidien, Village mondial, 2003. ** V. Propp, La Morphologie du conte, Le Seuil, 1970. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 159 22/05/12 10:08 160 Branding management 6.2 Les fonctions clés de la constitution des récits mythiques et des marques-mythes Dans la composition d’un récit « qui veut durer », deux impératifs doivent être honorés : l’ordre de la narration et les fonctions de la narration, autrement dit le rôle de chacun. Sans l’observation de ces structures élémentaires de narration, le bilan de la perception narrative risque d’être décevant. Trop de marques croient communiquer pour améliorer leur image et ne comprennent pas les résultats négatifs de leurs campagnes. Trop de publicitaires, dont la fonction est précisément d’être des conteurs, ne se sont jamais intéressés à la structure du récit. L’école structuraliste qui a travaillé sur la structure idéale (définie à partir de l’analyse de centaines de récits) a mis en évidence quelques règles intangibles. En premier lieu, le cadre chronologique doit être respecté : 1. d’abord l’orientation (le décor est planté dans tous ses aspects) ; 2. la complication ; 3. l’action ; 4. la résolution ; 5. le résultat. C. Brémont, dans sa Logique du récit, demande aux auteurs de récit de « ne jamais poser une fonction sans poser en même temps la possibilité d’une option contradictoire ». Il n’y a pas de récit crédible linéaire. Sans opposition, sans crainte pour l’issue positive de l’histoire, il n’y a pas d’histoire. C’est encore une des grandes différences entre la communication d’un produit et celle d’une marque. D’un côté, une simple démonstration efficace suffit ; de l’autre, un récit structuré, souvent complexe doit être construit. Mais le récit se définit surtout par six fonctions précises pour faire aboutir la vérité, « six pôles actanciels » selon la formule des linguistes. Ceux-ci ont été frappés par la récurrence de personnages identiques. Ces fonctions semblent être au centre du déroulement de toutes les intrigues, notamment celles qui « marchent » depuis longtemps, au premier rang desquelles nous trouvons mythes et marques. Dans le schéma type issu des recherches sémiotiques narratives, le modèle intègre six pôles actanciels, six fonctions, combinant trois relations : 1. Une relation de désir à la base des énoncés narratifs. Le vouloir du sujet, du héros et de son « aide magique », l’adjuvant. 2. Une relation de communication. C’est l’objet du contrat. Ce qui doit être réalisé. 3. Une relation de lutte. L’opposant tente d’empêcher la relation de désir de se réaliser. De façon simplifiée : un conteur raconte pour un public l’histoire d’un héros qui a une mission à accomplir. Un opposant, un « méchant », va tenter de l’en empêcher et un auxiliaire, une « aide magique », va aider le héros à réussir. Après de nombreuses péripéties… Comme le montre la figure 4.5, il est possible de mettre l’accent sur l’action de la marque en faveur de ses consommateurs. Les linguistes ont ainsi parlé de « schéma actanciel » ou de « sujet actant ». © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 160 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration Destinateur Destinataire (émetteur - le narrateur) (récepteur - le consommateur) Sujet (héros - la marque) 161 Objet (action - le positionnement de marque) Adjuvant Opposant (aide du héros) (le méchant) Figure 4.5 L’enchaînement des fonctions du récit mythique. Source : G. Lewi, Mythologie des marques, Pearson Education, 2009. Il n’y a pas de récit, et encore moins de récit universel pouvant conduire à une fonction de mythe structurant nos pensées et nos relations, sans intention. Le héros – ou la marque – a une mission à accomplir. C’est en cela – et les publicitaires l’ont bien compris en proposant aux entreprises de travailler sur la plate-forme de marque (voir chapitre 12), sa mission, sa vision du monde, ses valeurs, son ambition – que la marque est souvent placée dans une position anthropomorphique. La réussite de la mission du héros ou de la marque est contrariée par un opposant. Généralement un adjuvant moins héroïque, plus proche de l’auditeur du récit, plus incarné ou plus visible, quelqu’un du peuple, un enfant, un don ou encore une fée viennent « donner un coup de main au héros au moment difficile ». Il y a, bien sûr, le narrateur et le récepteur du récit. Ce schéma typique des épisodes de westerns s’applique à la lettre au feuilleton Zorro avec : 1. Un héros qui a toutes les qualités : le sens de la justice, l’intelligence, la bravoure, la courtoisie, l’humour, la beauté… 2. Une mission ou un objet : l’amélioration de la justice sociale en Amérique latine. 3. Un opposant : le sergent Garcia représentant la bêtise au service de gouvernants corrompus ; 4. Un adjuvant : Bernardo, sourd, muet et dévoué, qui ne peut et ne veut voler la vedette au héros Zorro. 5. Un émetteur : une présentation objective, quasi datée de chaque épisode, comme si c’était le récit d’un historien. 6. Des récepteurs : les spectateurs, mais, au-delà, le message semble être dédicacé sous forme d’avertissement à tous les despotes. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 161 22/05/12 10:08 162 Branding management Tous les contes de notre enfance sont fondés sur le même schéma actanciel, celui d’une narration en action : le Petit Chaperon rouge, le loup et le chasseur, Blanche-Neige, la sorcière et les sept nains, Cendrillon, la marâtre et la marraine… Dans toute grande marque, la mission est possible grâce à un adjuvant bien identifié. La raison du succès de Coca-Cola, élixir de jeunesse et de mieux-être (pour donner un coup de fouet ou pour mieux digérer) repose sur sa formule inventée par Pemberton, le pharmacien. Le marketing a fait le reste… Décortiquons deux exemples mis en parallèle avec le schéma narratif de Zorro : le premier infocommercial de la lessive Ariel, avec Christine Bravo et Patrick Hamelle, président de Jacadi (spot de 1997), et l’agresseur des petits hommes contre Germaine de Lustucru (voir tableau 4.2). Tableau 4.2 : Tableau narratif des spots Lustucru et Ariel/Jacadi comparé au récit des épisodes de Zorro Déroulement de l’histoire Ariel/Jacadi Lustucru Zorro Problème : amélioration à obtenir. Les « bouloches » dégradent Les Martiens enlèvent les vêtements après le lavage. Germaine. Une meilleure justice sociale. Processus d’amélioration. Jacadi, une bonne marque apparaît. On sait ce qu’ils veulent : ils ont faim des excellentes pâtes Lustucru Les impôts vont être assouplis. Dégradation possible. Ch. Bravo questionne « directement » le P-DG de Jacadi. Ils « embarquent » Germaine. Un nouveau gouverneur et une nouvelle garnison arrivent. Processus de dégradation. On imagine l’action des On imagine le pire. « bouloches » sur le vêtement de « Petit Paul ». Zorro va être démasqué. Dégradation obtenue. Le P-DG de Jacadi est un mauvais orateur. Germaine est sans doute Les soldats sont dans la perdue. maison de Zorro. Processus d’amélioration. Ch. Bravo, la « méchante », devient défenseur d’Ariel. Retournement de situation, deus ex machina. Les pâtes Lustucru aux œufs entiers non fêlés faites par Germaine les satisfont. Bernardo a préparé un cheval sur le toit. Amélioration obtenue. Les « bouloches » sont vaincues. Ils relâchent Germaine. Le méchant gouverneur est muté. Coda ou morale. Innovation Ariel. Bonheur. La vie peut être plus paisible jusqu’au prochain épisode. Les agressifs Martiens rentrent chez eux et redeviennent de « gentils petits hommes verts » grâce aux pâtes Lustucru et au savoir-faire de Germaine. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 162 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 163 Les agresseurs des vêtements d’enfants Jacadi, « les bouloches », sont vaincus grâce à Ariel et à son détective virulent et astucieux, la journaliste Christine Bravo. Les ventes de Lustucru (dont le nom créé en 1947 rappelle le récit incroyable « l’eusses-tu cru ») s’envolent. La marque avec 1 milliard de chiffres d’affaires et 40 % de parts de marché en France se félicite d’avoir adopté cette structure de récit mythique. Six mois après, les ventes d’Ariel, lessive qui a trouvé son combat avec la « technologie antibouloches », selon les termes du dossier de presse, vont bien. Mais ça va mal pour Jacadi. Six mois après cette saga télévisée, l’entreprise en faillite et la marque doivent être cédées. On peut s’interroger sur cette mauvaise coïncidence. Certes, il ne s’agit pas de dire que l’entreprise a été « coulée » par une campagne de publicité réalisée en co-branding avec une lessive. Encore que ce « mariage » de deux marques entraîne généralement un vainqueur et un vaincu. Du moins aurait-on pu penser qu’une campagne publicitaire de quelques dizaines de millions d’euros (payée entièrement par Procter & Gamble) avec une formule innovante, aurait pu enrayer la chute de la marque Jacadi, à défaut de la relancer. Quelle erreur a donc commise Jacadi ? La marque s’est retrouvée en position d’« opposant », de fabricant de mauvais vêtements qui « boulochent » au premier lavage. Les schémas qui suivent présentent les deux terminologies : celle des structuralistes du langage et celle de la communication. Les termes d’émetteur pour destinateur, de récepteur-consommateur pour destinataire, de marque ou de héros pour sujet, de positionnement ou mission pour objet sont plus appropriés à l’étude des marques. L’analyse poursuit et prolonge le parallèle établi entre les récits de l’Iliade, de Zorro, de Lustucru et de Jacadi. 1. L’émetteur. Porte-parole de la société, il émet le problème, c’est le narrateur. Pour l’Iliade, il s’agit d’Agamemnon qui exprime le souhait général. « En finir avec la guerre de Troie. » • La situation : les petits hommes verts envahissent l’espace Lustucru. • Christine Bravo narre un « problème de société » : l’attaque des vêtements Jacadi par les « bouloches ». 2. Le héros. Achille. • Ariel. • Lustucru. • Zorro. 3. L’adjuvant. The reason why. Celui qui aide le héros. Patrocle, l’ami d’Achille. • Germaine pour Lustucru. • La « technologie anti-bouloches » d’Ariel. • Bernardo. 4. L’objet. Le positionnement. Ce qu’il faut faire, obtenir, réussir. • La victoire des Grecs. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 163 22/05/12 10:08 164 Branding management • La réussite du projet de la marque : repousser les Martiens ou détruire les bouloches. • L’injustice en Amérique latine. 5. L’opposant. Hector, le Troyen à abattre. • Les Martiens. • Un « générateur » des bouloches. – Tiens, c’est Jacadi ! Bizarre ! • Le gouverneur local. 6. Le récepteur. Le bénéficiaire de toute cette action qui reconnaît que le héros ou la marque a bien rempli son contrat. • Agamemnon et les Grecs. • Les consommateurs, les téléspectateurs, les clients ou, du moins, le cœur de cible des clients qui sont en « résonance » avec la marque. • Le spectateur. La chute, Coda, est généralement représentée par la gratitude du destinataire envers le sujet. Pour les marques, la morale est généralement représentée par la « base line », seconde signature et prise de position de la marque. En se trouvant, bien malgré elle, dans la « mauvaise position », Jacadi en a payé le prix fort. On analyse aisément tout l’intérêt de cette narratologie comparée. Le respect de la structure du récit n’exclut pas la créativité. On l’a vu pour Lustucru. On le voit en 2003 pour Chocosui’s avec Maurice et son petit poisson rouge, ou Spontex et son hérisson, adjuvants surprenants mais efficaces du message narratologique des marques. Lorsqu’une série de spots publicitaires d’une même marque respectent sans créativité la structure nécessaire du récit, ils demeurent efficaces. Mais la marque ne deviendra pas un mythe, faute d’histoire et de « contenu humain ». Lorsque, au nom de la créativité ou de l’ignorance, ne sont pas respectées la structure et les fonctions du récit, ce sera l’échec. Le message de la marque sera rapidement brouillé et les ventes ne seront pas au rendez-vous. Pour que le renversement de situation soit possible, le héros du mythe n’est jamais seul. Il est représenté par une « force positive » plus humble, plus proche, plus visible. La marque comme le héros sont des « montages complexes ». L’adjuvant qui représente l’essence de son pouvoir et de la valeur fondamentale (les points bleus des enzymes, le contrat de confiance, la formule Coca, Germaine ou Bibendum) est une unité simple, presque archétypique. 6.3 Marque-sujet et marque-narrateur : schémas narratifs Voyons maintenant comment la marque vient prendre place dans un schéma où le destinateurnarrateur est un personnage, comme c’est le cas dans la publicité Ariel déjà citée. Christine Bravo narre le problème de consommation : avec les lessives traditionnelles, il y a, après passage à la machine à laver, des « bouloches » sur les vêtements. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 164 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 165 La résolution du problème est généralement du ressort de la marque. Le développement du programme narratif s’articule autour de la mise en place, dans un premier temps, du sujet opérateur, de la réalisation, dans un second temps du programme et enfin de l’évaluation des états transformés et des performances réalisées. De ces phases de transformation dépend la conformité au contrat de marque. C’est dans la transformation d’une situation que la marque éprouve son action. Les pôles actanciels de l’adjuvant, de l’opposant et de l’objet du récit sont tenus respectivement par le produit, le problème et l’objet de la quête. Il n’existe pas de héros sans adjuvant, sans aide, qui permette au héros, au moment le plus désespéré, de s’en sortir et de remplir sa mission ou son objectif. C’est l’auxiliaire magique. Les contes, les récits mythiques regorgent de ces petits auxiliaires. Ces adjuvants sont la symbolisation du fait que le héros n’est pas seul. Il faut ici examiner les rapports entre les objets magiques et les auxiliaires magiques. Les objets agissent comme des êtres vivants. Une qualité fonctionne comme un être vivant. Par conséquent, les êtres vivants, les objets et les qualités doivent être considérés comme des valeurs équivalentes du point de vue d’une morphologie fondée sur les fonctions des personnages13. L’objet, le produit « fonctionne » comme cet être vivant fait à l’image du héros, de la marque. Il acquiert ses qualités en endossant son marquage, sa marque. Objet et opposant vont de pair. L’opposant, c’est le tracas lié à la situation problématique. L’objet, ce que cherche à obtenir le destinateur-consommateur grâce à la marque, c’est la satisfaction de ses attentes. Les principales propriétés qui caractérisent ces attentes sont une tension qui résulte d’un état de déséquilibre, et le sentiment de manque ou de privation (recherche d’une homéostasie, d’un équilibre). L’opposant cherchera à contrarier cette « quête du bonheur ». Tout ce qui complique la vie en constitue un formidable vivier. C’est aussi pour cela que les marques sont tellement inscrites dans notre quotidien. En prenant appui sur des situations que chacun a pu expérimenter et dont il se souvient, le publicitaire trouve le moyen d’impliquer directement le lecteur-auditeur. Pour modéliser, l’acteur-consommateur (destinateur) porte au grand jour un problème lié à une situation de la vie quotidienne. Ce problème entraîne un manque (objet). Le consommateur fait appel à la marque (sujet) pour résoudre ce problème. Celle-ci se fait aider par son adjuvant. Bien sûr, pour mettre fin au manque, il faut combattre tous les tracas de la vie quotidienne (opposant). Une fois que la marque a fait son travail, il reste au principal intéressé, ce même consommateur, instigateur et bénéficiaire de la quête (donc destinataire), à évaluer la situation (respect du contrat de marque). C’est le sujet qui va exercer un acte persuasif auprès du destinateur pour obtenir la reconnaissance de la bonne réalisation de son action et c’est ce destinateur qui va exercer un acte interprétatif, qui va examiner si la mission est bien remplie. Bref, quand nous parlons de consommateur, il s’agit, bien sûr, du personnage idéal tel qu’il est imaginé par l’agence et l’annonceur. Dans l’exemple d’Ariel, le rôle de destinateur, de narrateur, est tenu par Christine Bravo. Personnage-énoncé-publicitaire, mais aussi personnage-signe, existant en « réalité ». A priori, 13. Ibid. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 165 22/05/12 10:08 166 Branding management son rôle de « détective virulent et astucieux », de journaliste, brouille les pistes, elle accéderait au statut de destinateur grâce à son aptitude à parler en public. D’un point de vue actanciel, Christine Bravo incarne également une mère de famille et, en définitive, une consommatrice comme une autre. Adjuvant et opposant entrent dans une lutte dont l’issue décidera du succès (ou non) de la marque. La valeur de la marque dépend donc pour beaucoup de l’innovation produit. Celui-ci doit mettre en œuvre une technique efficace pour résoudre le problème. Les marques sont ainsi extrêmement liées à leurs produits. On comprend ainsi comment ce type de narration publicitaire s’adapte surtout aux marques pouvant, visiblement, mettre en avant les bénéfices produits. Le rôle de la communication est alors de valoriser, généralement par le biais de démonstrations à caractère technologique ou scientifique, cet avantage tangible. Ainsi, la supériorité de la lessive Ariel sur ses concurrents passe par une animation de synthèse dans laquelle on voit comment, au contraire, des lessives traditionnelles endommagent les fragiles tissus des fabricants de vêtements, là où la marque Procter & Gamble respecte la nature du linge. Lecture 4.3 L’adjuvant du récit est l’expression d’une « raison de croire » à la mission de la marque et à sa capacité à agir avec efficacité selon les attentes des consommateurs. Il est de différentes natures et se retrouve même dans les marques de luxe, comme le démontre la lecture 4.3. Finish tout en 1 • « Nettoyant : la tablette est une association d’un nettoyant puissant et de substances de trempage qui aident à éliminer même les salissures tenaces, séchées et incrustées. • Rinçage : Finish tout en 1 avec la technologie Powerball contient une fonction rinçage et des agents actifs brillants pour un éclat rayonnant sans rayures. • Fonction sel : la fonction sel est intégrée dans la phase blanche de la tablette et aide à prévenir les dépôts calcaires… • Protection du verre : la substance protectrice du verre Protector spécialement conçue aide à prévenir l’apparition d’opacités du verre (corrosion du verre). • Action Powerboost : les incrustations tenaces d’amidon, comme le riz séché ou les restes de plats de pâtes ou de pommes de terre, sont efficacement éliminées par l’action Powerboost. • Éclat de l’acier inoxydable : la nouvelle fonction éclat de l’acier inoxydable rend superflu le polissage ennuyeux des couverts – pour des couverts éclatants de propreté après chaque lavage. » Comme on le voit, la narration dite « lessivielle » veille au luxe de « preuves » et de détails technologico-scientifiques pour assurer le consommateur de l’efficacité supérieure de la marque. Source : site Internet de la marque, www.calgonit.fr, janvier 2012. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 166 22/05/12 10:08 Chapitre 4 – La marque comme narration 167 Actimel, une histoire de science Un ferment exclusif « Des années de recherche ont permis aux scientifiques de Danone d’identifier un ferment prometteur parmi la souchothèque de Danone : le L. casei Danone. Ce ferment exclusif et breveté L. casei Danone est associé aux deux ferments traditionnels du yaourt, le Lactobacillius bulgaricus et le Streptococcus thermophilus, pour offrir un produit novateur : Actimel. Application 4.5 En e-branding, l’usage d’un adjuvant est simplifié par la place narrative. La marque Actimel du groupe Danone en fait un usage complet sur le site www.actimel.fr. Chaque bouteille d’Actimel contient plus de 10 milliards de ferments actifs L. casei Danone. Depuis son lancement, Actimel et son ferment L. casei Danone ont fait l’objet de 49 études scientifiques. 27 publications d’études cliniques, parues dans des revues scientifiques internationales, ont mis en avant les effets de la consommation quotidienne d’Actimel, contenant le ferment L. casei Danone. » Actimel et l’Institut Pasteur « Depuis 2004, Danone Research mène de nouveaux projets de recherche avec l’Institut Pasteur de Paris, afin d’étudier les mécanismes d’action des ferments en interaction avec la flore intestinale dans trois domaines liés au fonctionnement du système immunitaire : la résistance aux infections virales et bactériennes, la prévention des allergies et les modulations de l’inflammation. Autant de connaissances mises ensuite au service de l’innovation. Actimel, depuis 2007, est un partenaire privilégié du Pasteurdon, événement annuel de sensibilisation et d’appels aux dons pour soutenir la recherche. » Source : site Internet de la marque, www.actimel.fr. Comme on le voit, la marque insiste sur le caractère scientifique de son adjuvant, le ferment L. casei en citant le nombre d’études scientifiques, les milliards de ferments actifs, l’Institut Pasteur… Pour ce géant de l’industrie agroalimentaire, la narration de la marque Danone (marque portée vers la santé) est le fer de lance de sa réussite. Comme la promesse de la marque est de nature « médicale », elle doit être prouvée. La marque-produit Actimel du groupe Danone apporte non seulement une rentabilité exceptionnelle pour le secteur des produits lactés, mais elle renforce aussi la crédibilité du groupe dans sa promesse santé en démontrant que celui-ci a su développer des produits reconnus pour leurs caractéristiques d’alicaments. Par ailleurs, dans le domaine des lessives, l’adaptation « 2010 » d’Ariel et ses adjuvants est faite par la marque de produits pour vaisselle Calgonit et, plus globalement, par Calgon, © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 167 22/05/12 10:08 168 Branding management Lecture 4.4 dont le héros est depuis des décennies un réparateur désolé de l’encrassement des machines à cause du calcaire. La marque qui définit son action comme « la perfection du diamant » touche ainsi à la pensée magique, appuyée sur de « solides » preuves scientifiques : « technologie Powerball », « action Powerboost », etc., comme preuves de l’efficacité des adjuvants du récit de la marque. Le rôle de l’adjuvant Il n’existe pas de héros mythique sans adjuvant, sans aide, sans « gadget » qui permette au héros, au moment le plus désespéré, de s’en sortir et de remplir sa mission ou son objectif. C’est l’auxiliaire magique. Il s’agit de Patrocle qui dénoue la situation, sauve la face d’Achille et y laissera la vie. Les contes, les récits mythiques par excellence regorgent de ces « petits auxiliaires ». Ce sont les nains de Blanche-Neige ou des Trois Nains dans la forêt de Grimm ; les fées déguisées en indigentes… Ces adjuvants sont la symbolisation du fait que le héros n’est pas seul, ce qui serait la négation du rôle fédérateur du héros mythique. Les marques-mythes ont su trouver leurs adjuvants. Si l’on admet – le contraire paraît difficile – que le héros est automatiquement la marque, il faut bien admettre que les « autres » ont simplement fonction d’adjuvant : Michael Jordan ou Carl Lewis pour Nike, Tina Turner pour Pepsi Cola, Germaine pour Lustucru, Ronald pour McDonald’s, Bibendum pour Michelin, mais aussi les stars de Lux, de Marlène Dietrich à Brigitte Bardot en passant par Michèle Morgan et Mathilda May (2 000 stars pour Lux). L’adjuvant est interchangeable. Ces adjuvants de la marque, ces aides ou ces stars ne sont que des fairevaloir de la marque ! Interchangeables, mais indispensables. Les « enzymes gloutons » et les « anti-bouloches » sont d’aussi efficaces faire-valoir que telle ou telle star dont la seule présence est déjà une preuve de l’efficacité de la marque. L’analyse de la structure du récit conduit à voir le rôle que jouent les top models pour les marques de luxe. On imagine quelles économies réalise l’entreprise quand son P-DG, son créateur, son directeur artistique peuvent jouer avec humilité ce rôle d’adjuvant et s’en contenter. Il n’y a pas de grandes sagas de marques sans ces « auxiliaires magiques », ces « gadgets », les cadeaux Bonux, les petits berlingots Dop, les enzymes gloutons d’Ariel avant les « anti-bouloches », les singes d’Omo, le Monsieur Marie, le Monsieur Plus de Bahlsen, ou… Jacques Maillot de Nouvelles Frontières, Bill Gates pour Microsoft, Alain Afflelou pour sa marque… Mais attention, le « héros » du mythe doit demeurer la marque ! Quelquefois, l’« auxiliaire magique », si pratique dans les périodes de rajeunissement d’une marque, se prend pour la marque elle-même. Karl Lagerfeld travaille-t-il pour Chanel ou pour lui-même ? Avec le mannequin Inès de la Fressange devenue créatrice, on peut avoir l’impression qu’il y a confusion entre la marque-mythe et ses serviteurs qui l’incarnent un temps et se prennent à rêver aussi à l’immortalité. Quelquefois, la marque a la chance d’avoir inventé dès l’origine un Bibendum ou un Monsieur Plus… Cela a si peu coûté ! Source : Extrait de G. Lewi, Mythologie des marques, Pearson Education, 2009. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 168 22/05/12 10:08 Bibliographie du chapitre 169 Résumé La marque est narration ; une marque muette serait rapidement déchue. Mais cette fonction narrative est soumise à la « censure » sévère du consommateur pour qui chaque élément du discours doit être perçu comme légitime, crédible, cohérent, pertinent et unifié. Le discours de marque ressemble à un puzzle dont toutes les pièces s’emboîtent parfaitement, à commencer par le packaging des produits de la marque. Ce support nécessite un réel travail de hiérarchisation des niveaux discursifs entre le niveau axiologique (la fondation des valeurs de la marque), le niveau discursif (la scénarisation des éléments emblématiques et figuratifs) et le niveau narratif (la structure du récit). Tout narrateur s’exprime pour quelques oreilles privilégiées. Une marque qui serait censée parler à tout le monde serait, sans doute, une marque pour personne, mal attribuée, et sans cœur de cible. La segmentation est au cœur du marketing ; l’analyse des bases de données (le data mining) est une préoccupation permanente pour les gestionnaires de marques. L’attribution géographique de la marque et son origine constituent un des moyens les plus efficaces de séduire un cœur de cible sensible « au terroir » ou du moins aux valeurs locales, comme le montrent les AOC, les labels et l’utilisation du terroir dans la narration de nombreuses marques, surtout agroalimentaires. La proximité géographique apporte une réponse à l’angoisse des consommateurs quant à la qualité des produits. L’histoire de la marque, surtout quand elle est vraie, participe à la force de celle-ci, à sa crédibilité ou à son mystère, lorsque l’histoire a été tourmentée. La publicité est le haut-parleur naturel de la fonction narrative de la marque. Même si les publicitaires feignent, au nom de la créativité, de s’en éloigner, ils retrouvent souvent la structure des récits légendaires fondés sur un ordre binaire et une organisation logique et fondamentale du récit. Tel un héros, la marque a pour son consommateur une mission à accomplir, une bataille à mener, un « job à réaliser ». Le schéma narratif doit déterminer précisément la mission de la marque, le fléau ou les difficultés à combattre, la raison objective et rationnelle de croire en la réussite de cette mission. Car les erreurs de narration peuvent se payer très cher. Bibliographie du chapitre Ouvrages cités Baudrillard (Jean), La Société de consommation, Denoël, 1970. Brémont Claude, La Logique du récit, Le Seuil, 1973. Floch (Jean-Marie), Sémiotique, marketing et communication, PUF, 1990. Kapferer (Jean-Noël), Les Marques, capital de l’entreprise, Éditions d’Organisation, 1998. Kotler (Philip) et Dubois (Bernard), édition française réalisée par Manceau (Delphine), Marketing Management, 11e édition, Pearson Education, 2004. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 169 22/05/12 10:08 170 Branding management Lewi (Georges), Mythologie des marques, Pearson Education, 2009. Maffesoli (Michel), Le Temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Éditions Méridiens Klincksieck, 1988. Propp (Vladimir), La Morphologie du conte, Le Seuil, 1970. Riou (Nicolas), Pub Fiction, société postmoderne et nouvelles tendances publicitaires, Éditions d’Organisation, 1998. Sordet (Claude), Paysant (Judas), Brosselin (Claude), Les marques de distributeurs jouent dans la cour des grands, Éditions d’Organisation, 2002. Ouvrages complémentaires Galey (Bernard Claude), De mémoire de marques ; dictionnaire de l’origine des noms de marques, Tallandier, 1997. Le Figaro Entreprises, 60 cas d’école en stratégie et marketing, Dunod, 2004. Kapferer (Jean-Noël), Remarques, les marques à l’épreuve de la pratique, Éditions d’Organisation, 2000. Montigneaux (Nicolas), Les marques parlent aux enfants grâce aux personnages imaginaires, Éditions d’Organisation, 2002. Watin-Augouard (Jean), Petites histoires de marques, Éditions d’Organisation et TM Ride, 2006. Articles de presse China (Catherine N.), « Data mining : pour une analyse intelligente des données », Marketing Magazine, n˚ 79, juin 2003. Cova (Bernard), Futuribles, n˚ 214, novembre 1996. Heilbrunn (Benoît), Hetzel (Patrick), « La pensée bricoleuse ou le bonheur des signes », Décisions marketing, n˚ 29, janvier 2003. Marion (Gilles), « Le marketing expérientiel : une nouvelle étape ? Non, de nouvelles lunettes », Décisions marketing, septembre 2003. La Revue des marques, n˚ 43, juillet 2003, Texte prononcé lors du colloque du 6 mars 2003 organisé par l’association Prodimarques sur le thème « Quelles stratégies de marque pour une croissance pérenne ? ». Publicité Liérac, Le Figaro Madame, 24 juillet 2004. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 170 22/05/12 10:08 Activités Questions 1. Développez un autre exemple que Canderel démontrant les cinq critères d’un discours de marque : légitimité, crédibilité, cohérence, pertinence, unicité. 2. Recherchez une marque développant de façon harmonieuse les trois niveaux axiologique, discursif et narratif du contrat narratif. Mettez chaque niveau en évidence et en perspective avec les autres. 3. Recherchez une marque où vous percevez des incohérences dans le contrat narratif. 4. Recherchez trois marques attributives. Expliquez, pour chacune d’entre elles, la raison de ce choix marketing. 5. Réalisez trois schémas narratifs : • Un pour une marque de lessive, • Un pour un modèle automobile, • Un pour une marque de luxe. 6. Que constatez-vous ? 7. Imaginez une publicité avec un schéma narratif pour le relancement de la Twingo de Renault. Étude de cas Bleu, orange et blanc : les tonalités de la publicité Liérac Illustration : une jeune femme assise de profil, très bronzée, les seins nus, au grand sourire sur un fond bleu « piscine ». Elle occupe toute la page et « sort même du cadre ». En bas, à droite, au premier plan, 3 flacons de Liérac solaire. Texte : dans un carré de couleur orange : Liérac soleil couleur épice. Texte en lettres blanches sur fond bleu : Un bronzage de rêve, une peau sublime [signature]. Pour que notre peau se laisse séduire cet été par le soleil, les Ultra-Solaires Liérac conjuguent filtre high-tech, auto-réparation et bronzage couleur épice. ULTRA-PROTECTION assurée par le Tinosorb M, issu des dernières recherches dermocosmétiques, qui s’impose comme un des meilleurs filtres UVA/UVB. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 171 22/05/12 10:08 172 Activités ULTRA-PROTECTION avec l’opuntia G, extrait de la figue de Barbarie, qui active la production d’HSP, protéines de défense et de réparation naturelle de la peau. ULTRA-SÉDUCTION grâce à la présence de 3 épices qui accélèrent le bronzage et subliment la peau au soleil : le safran d’Océanie, la cannelle et la vanille. Les Solaires, Après-Solaires et Auto-Bronzants Liérac sont disponibles en pharmacie et parapharmacie. Coordonnées de Liérac. Source : Le Figaro Madame, 24 juillet 2004. Questions 1. Recherchez l’histoire de la marque et les autres produits de la marque : cette publicité répond-elle à des critères de légitimité, de crédibilité, de cohérence, de pertinence et d’unicité ? 2. Pouvez-vous identifier et développer les niveaux axiologique, discursif et narratif de cette publicité des produits solaires de Liérac ? 3. Y a-t-il un ou plusieurs schémas narratifs dans cette publicité ? Pouvez-vous faire le(s) schéma(s) et le(s) décrire ? 4. Faites une analyse critique de cette publicité et faites une proposition d’une marque concurrentielle. Montrez en quoi son schéma narratif est différent de celui de Liérac Solaire. © 2012 Pearson France – Branding management, 3e éd. – Georges Lewi, Jérôme Lacœuilhe 7622-LIVRE-BrandingManag.indb 172 22/05/12 10:08