Évaluer la douleur vive - UTL

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COMMENT ÉVALUER LA DOULEUR ?
Charles Joussellin, Jean Becchio
Alliant le regard de la médecine et celui de la phénoménologie – ce qui se montre de
l’existant par une observation sans préjugés – nous pensons que la douleur de l’homme ne se
réduit pas à une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable.1 Sensations et émotions
sont des reconstitutions2 à chaque fois singulières et subjectives liées à l’histoire et
l’éducation de chacun. Nous en ressortons à chaque fois changés.3 Comment évaluer la
douleur alors que celle-ci est toujours subjective et inobjectivable ? Toute évaluation
dépendant en grande partie de l’évaluateur et du contexte, comment mettre en œuvre et rendre
compte de cette action de juger sans se départir de sa responsabilité et d’une vigilance
éthique ?
Auto évaluation
Demander à quelqu’un d’évaluer soi-même sa douleur ne simplifie pas la tâche et impose
des préalables : autant sur sa capacité à répondre aux questions qu’à recevoir des informations
pratiques. Ces explications et échanges influencent le patient devenu évaluateur par lui-même
pour lui-même. Dans l’exemple d’une évaluation à l’aide d’une échelle numérique simple,
l’observation d’un patient répondant pour la première fois la question « à combien évaluezvous votre douleur entre zéro et dix… ? » le montre hésitant et perplexe. La grande variabilité
des réponses obtenues dépend bien plus de l’interlocuteur, du contexte et des enjeux en
présence que de l’intensité de la douleur. Comparer différentes auto évaluations quantitatives
de la douleur d’un même patient nous semble peu fiable en pratique clinique, a fortiori chez
plusieurs patients dans le cadre de la recherche. Fort heureusement, dorénavant, l’utilisation
des échelles d’auto évaluation qualitative4 se développe au sein de la recherche ; celles-ci
recherchant l’inconfort d’une personne douloureuse plutôt qu’une intensité de douleur.
Hétéro évaluation
En traversant l’expérience de la douleur, nos idées, affects et comportements se
modifient et altèrent notre sens du réel. Au premier coup d’œil nous reconnaissons l’homme
qui éprouve la douleur. Ce n’est plus le même homme. Tout être humain au monde, quel qu’il
soit, malade ou en bonne santé, quelle que soit la qualité de ses possibilités de
communication, est transformé malgré lui par la douleur qui le saisit : grimaces, attitudes
antalgiques, gémissements etc. L’observation de cet homme douloureux, laquelle ne nécessite
pas d’explications préalables, nous semble moins influencée par les enjeux en présence. Si
indubitablement la douleur se montre nous devons privilégier l’hétéro évaluation sans nier
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que celle-ci s’effectue au risque de l’indifférence de l’observateur. Les malades douloureux
craignent cette indifférence et ceci se retrouve parfois dans leur regard. Il ne suffit pas de
regarder l’autre pour le voir.
Mise en récit
L’homme transmet à autrui ses expériences subjectives par son langage.5 Être de relation
et être de langage l’homme fera part de son expérience douloureuse par la narration de celle-ci
au cours d’une relation de confiance. Par la même occasion ceci lui permettra de mettre à
distance ce qu’il vit et souvent d’en tirer un certain apaisement. Pour mettre en œuvre cette
mise en récit une disponibilité réciproque et mutuelle est nécessaire : chez l’un pour élaborer
une narration, chez l’autre pour l’écouter. Ces disponibilités dépendent plus des possibilités
d’engagement des protagonistes que du temps nécessaire à la narration. C’est-à-dire de la
qualité de la relation établie et de celle des silences indispensables pour la parole de l’un et
pour l’écoute de l’autre. La mise en récit représente certainement la meilleure façon d’évaluer
la douleur même si celle-ci résiste à toute mesure objective. La mise en récit possède de
surcroît l’avantage de permettre au patient de mettre à distance un éprouvé : ce dont il tirera
bénéfice.
Quelle que soit l’évaluation de la douleur mise en oeuvre, celle-ci sera toujours
influencée par le contexte de la rencontre et la relation qui s’édifie lors de ce face-à-face.
Privilégier la mise en récit de l’éprouvé auprès de professionnels disponibles nous semble
possible et la meilleure façon de faire en pratique avec pour avantage :
-
de mieux percevoir la subjectivité du souffrant, certes complexe,
-
d’édifier une relation de confiance réciproque et de qualité,
-
de permettre le déploiement d’un sentiment de reconnaissance,
-
de mettre à distance un éprouvé qui déjà apaisera,
-
de respecter le langage d’autrui indispensable à toute démarche éthique.
Permettre à l’homme de mettre en récit son expérience douloureuse nécessite un
engagement supplémentaire, mutuel et réciproque, et répond à nos responsabilités dans un
cadre éthique.
1
. Définition de la douleur habituellement utilisée en France : expérience sensorielle et émotionnelle désagréable
liée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en termes d’une telle lésion.
2
. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 249.
3
. Claude Romano, L’événement et le monde, Paris, PUF, « Epiméthée », p. 195.
4
. Échelle COMI (Core Outcome Measures Index). Exemple : S. Genevay and all, « Reliability and validity of
the cross-culturally adaptes French version of the Core Outcome Measures Index (COMI) in patients with low
back pain”, European Spine Journal, 2011, sept. 1.
5
. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 90.
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