Isabelle Ville Psychosociologue, INSERM Identité, représentations sociales et handicap* Introduire en un seul titre les notions d’identité, de représentations ou encore de handicap, conduit tout naturellement à parler de ce qui unit ces trois objets, leur confère un sens : la culture de laquelle ils émergent. En effet, l’expérience d’un handicap a une signification sociale qui s’insère dans un contexte socio-historique et des pratiques sociales. PSYCHOLOGIE POPULAIRE ET REPRÉSENTATION DES PERSONNES HANDICAPÉES La pratique du sport offre une autre représentation des personnes handicapées. Chaque culture génère un ensemble de représentations, croyances, conventions qui permettent à ses membres d’interpréter les événements qu’ils observent et de communiquer avec leurs semblables. Ce système de « significations » constitue une psychologie que certains qualifient de « populaire » ou de « naïve » ou encore de « sens commun ». Ainsi, tel comportement d’un congénère pourra être « expliqué » par sa « personnalité », par ses conditions d’existence ou encore par l’emprise de forces démoniaques, selon le type de psychologie à l’œuvre. La psychologie populaire nous fournit donc un ensemble de « connaissances » sur ce qu’est une personne, la façon dont s’agencent les traits de personnalité, sur les différentes manières d’agir – bonnes et mauvaises – en différentes circonstances…, connaissances que nous utilisons aussi bien pour nous situer nousmêmes que pour définir d’autres personnes. En effet, c’est encore dans le cadre de la psychologie populaire que nous interprétons nos propres expériences individuelles et sociales et c’est donc à partir des mêmes représentations culturelles que nous donnons un sens à ce que nous sommes, que nous construisons notre identité. De nombreuses recherches en psychologie sociale ont montré que, dans les cultures occidentales, les individus surestiment le poids des caractéristiques personnelles et négligent les facteurs externes liés à la situation dans l’explication des comportements humains. C’est la raison pour laquelle les approches du handicap se sont majoritairement centrées sur l’individu plutôt que sur l’environnement. Si elle est biaisée, une telle conception est toutefois cohérente avec une représentation de l’individu libre, autonome et responsable de ses actes à l’œuvre dans notre psychologie populaire, représentation qui semble bien remplir une fonction sociale de maintien de l’ordre établi. En effet, considérer l’individu comme cause de son comportement permet de ne pas questionner les pratiques sociales. 48 *Source : "DEFICIENCES MOTRICES ET SITUATIONS DE HANDICAPS" - ed. APF - 2002 L’expérience d’un handicap n’échappe pas à la psychologie populaire qui l’interprète, en envisage les conséquences sur l’individu, sa vie, sa personnalité, ainsi que les différentes façons d’y réagir. Au début des années quatre-vingt, Paicheler et ses collaborateurs ont étudié la façon dont le grand public se représente les personnes handicapées. Leurs résultats montrent deux représentations divergentes des personnes se déplaçant en fauteuil roulant. L’une, majoritairement exprimée, leur attribue anxiété et introversion ; l’autre, au contraire, associe à la déficience un type de « personnalité » calme, contrôlée, rationnelle… Analysant ces représentations en regard de représentations plus générales véhiculées dans la psychologie populaire, les auteurs constatent que la représentation majoritaire coïncide avec celle de la « personne inadaptée », tandis que l’autre représentation correspond à la personne-type qui aurait « réussi sa vie sociale et professionnelle ». Une autre représentation, celle de la personne « bien dans sa peau », spontanée, confiante et insouciante, utilisée pour décrire des valides, n’est quasiment jamais attribuée aux personnes en fauteuil roulant. Une autre étude, réalisée à la même époque auprès de professionnels de la réadaptation (médecins, kinésithérapeutes, ergothérapeutes), fait émerger des représentations très proches des précédentes pour décrire cette fois les personnes handicapées qui ont « surmonté leur handicap » et celles qui n’ont « pas surmonté leur handicap ». Ainsi, pour les professionnels comme pour les profanes, il n’existe qu’un mode d’adaptation, qu’une façon de « surmonter son handicap », se traduisant par le fait de posséder un moi fort, caractérisé par le contrôle de soi, la stabilité et la persévérance. Ces résultats viennent étayer les « théories de l’étiquetage » (labelling) qui mettent en évidence les effets préjudiciables du processus de stigmatisation. Pour les tenants de ces théories, étiqueter une personne comme handicapée ce n’est pas seulement décrire un type de déficience, c’est lui attribuer un ensemble de caractéristiques qui sont culturellement associées à cette déficience. C’est la personne entière, sa « personnalité », qui sera interprétée à la lumière du handicap. En se conformant aux attentes inhérentes au stigmate, la personne entre alors dans une « carrière » de déviant et, à la déficience initiale, s’ajoute un handicap psychologique. Le fait que ce dernier soit considéré comme directement associé à la déficience vient entériner le processus. Dans cette perspective, la stigmatisation souvent reliée à l’institutionnalisation contribue à renforcer les stéréotypes et génère l’incompétence et la dépendance des personnes handicapées. PRATIQUES ET TRAITEMENT SOCIAL DES DÉFICIENCES Les représentations véhiculées par la psychologie populaire prennent leurs racines dans un contexte historique et socio-économique qui détermine des pratiques. Ainsi, Stiker (1982) montre comment la culpabilité et l’obligation morale à l’égard des victimes de la première guerre mondiale fait émerger une nouvelle conception de l’infirmité : l’assistance cède le pas à la réadaptation. Il s’agit désormais de remplacer ce qui manque, de faire « comme si » il n’y avait pas de différence. L’infirme qui indiquait l’exceptionnel, l’altérité, doit retourner à la vie ordinaire, être replacé dans le système du travail et de la consommation. Progressivement, le sort des mutilés de guerre va s’étendre à tous les types d’infirmité, IDENTITÉ, REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET HANDICAP 49 Le travail n’est plus aujourd’hui le seul mode de reconnaissance. provoquant une indistinction conceptuelle marquée par l’apparition d’un nouveau terme : le « handicap ». La réadaptation bat son plein dans les années cinquante, période de croissance économique au cours de laquelle aucune protection sociale n’est offerte aux personnes handicapées, la seule alternative à l’assistance étant l’insertion professionnelle que la réadaptation va donc s’efforcer de promouvoir. Les nouvelles législations qui apparaissent dans les années soixante-dix s’accompagnent d’une évolution dans le processus de réadaptation et le traitement social réservé aux personnes handicapées. Aux États-Unis, le handicap qui appartenait exclusivement au domaine médical, pénètre les sphères sociales et politiques avec, en particulier, le statut de « groupe minoritaire » accordé aux personnes handicapées. L’intérêt se déplace des incapacités et de la volonté de normaliser vers des préoccupations en terme de bien-être et de « qualité de vie ». Une évolution similaire est décrite en France par Ebersold (1991), où la gestion de la déficience qui, auparavant, privilégiait la dimension professionnelle et scolaire de l’insertion fait progressivement place à une démarche intégrationniste, prenant en considération l’ensemble des facteurs liés à l’environnement et à la place de l’individu dans la société. De nouvelles thématiques reposant sur l’exclusion sociale viennent ainsi remplacer les préoccupations relatives à la formation professionnelle et à l’emploi. Cette évolution du champ de la réadaptation est elle-même liée à des modifications du contexte socio-économique : fin de la croissance, augmentation du chômage et apparition des mesures de protection sociale. IDENTITÉ ET HANDICAP L’identité n’est pas seulement le fruit d’individus isolés et d’expériences personnelles, mais reflète également les représentations et les pratiques à l’œuvre dans la culture. En effet, nous interprétons nos propres expériences et interactions sociales à la lumière de la psychologie populaire. Ainsi, identité, représentations et pratiques forment un tout indissociable, comme l’illustrent les résultats d’une étude visant à comparer les descriptions que des personnes valides, paraplégiques ou présentant des séquelles de poliomyélite font d’elles. La présence d’incapacités motrices, quelle qu’en soit l’origine, conduit les personnes à se percevoir comme étant audacieuses et volontaires. Par ailleurs, les personnes « post-polio » se distinguent des autres personnes interrogées en mettant en avant des qualités de maîtrise de soi, de sens du devoir et de rationalité. Ces caractéristiques particulières se retrouvent quelles que soient les appartenances sociales, d’âge et de sexe, les personnes post-polio exprimant une identité homogène alors que les personnes valides et paraplégiques donnent des portraits d’elles-mêmes très diversifiés en fonction de ces mêmes appartenances. Le contexte socio-historique servant de fond à l’apparition des déficiences permet de comprendre les différences observées. C’est en 1950, en moyenne, que les personnes post-polio qui ont participé à l’étude ont acquis leur handicap. Cette moyenne est de 1973 pour les personnes paraplégiques. L’identité « spécifique » exprimée par les personnes post-polio semble pouvoir s’expliquer comme une réponse au processus de normalisation dans lequel elles se sont davantage engagées, compte tenu d’une part, de l’antériorité de leur handicap, et d’autre 50 I . INTRODUCTION AU HANDICAP MOTEUR part des longues périodes d’institutionnalisation imposées par le suivi de cette pathologie à cette époque. Mais la marche vers la normalisation a été coûteuse en énergie, fatigue… pour ceux qui s’y sont engagés – comme le laisse suggérer le débat actuel autour du syndrome post-polio. La « réadaptation réussie », aboutissement de ces durs efforts pour répondre à la demande sociale, illustre, érige en modèle la grande volonté et la grande maîtrise qu’ont d’elles-mêmes les personnes concernées ainsi que leur capacité à « faire face ». L’individualisme de notre psychologie populaire produit le renversement suivant : de termes génériques résumant un certain type de comportements, les caractéristiques de personnalité deviennent explicatives de ces mêmes comportements : « c’est grâce à ma volonté, mes capacités de contrôle que je suis parvenu à travailler et à mener une vie normale.» Erreur fondamentale qui favorise les causes internes et néglige l’influence des pressions sociales ? Elle n’en a pas moins pour fonction la légitimation d’un certain type de traitement social des déficiences, celui de la normalisation à l’œuvre dans les pratiques de la réadaptation, à cette époque. Le nouveau contexte qui commence à s’imposer au début des années quatrevingt laisse entrevoir une alternative à « faire comme les autres ». Une nouvelle forme de reconnaissance sociale, par d’autres voies que celle de la normalisation, apparaît. L’insertion professionnelle n’est plus l’objectif prioritaire et le droit au non-travail, à une époque où le chômage augmente et où d’autres ressources sont possibles, est revendiqué par certaines personnes handicapées. L’amorce d’un changement a, semble-t-il, ouvert une brèche pour la négociation, la production de nouvelles images, comme celle du handicap contribuant à la diversité physiologique d’une culture plus riche, qui commence à émerger, offrant ainsi de nouveaux modèles d’identification aux personnes handicapées et enrichissant la psychologie populaire. Ces quelques exemples illustrent le caractère éminemment socio-historique de l’approche du handicap et la nécessité d’aborder cet objet d’étude en relation avec le contexte, les pratiques et les représentations. Les travailleurs sociaux et le personnel paramédical sont au cœur même de ces processus de par leur engagement dans l’interaction avec des personnes handicapées, leur savoir et leur statut. Par leurs pratiques, en définissant les modalités de traitement, les objectifs à atteindre, la durée d’institutionnalisation, etc., ils peuvent contribuer inconsciemment à renforcer des images existantes ou, au contraire, participer à l’émergence de nouvelles représentations en laissant la porte ouverte à la négociation avec les personnes concernées. IDENTITÉ, REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET HANDICAP 51 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Berger P., Luckman T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridien Klincksieck, 1986. Bruner J.S., Car la culture donne forme à l’esprit : de la révolution cognitive à la psychologie culturelle, Paris, Eshel, 1991 Diard C., Les effets à long terme de la poliomyélite antérieure aiguë, Thèse pour le Doctorat d’État en Médecine, Université René Descartes, Faculté de Médecine NeckerEnfants Malades, 1992. Ebersold S., La notion de handicap : de l’inadaptation à l’exclusion, Regards Sociologiques, 1991, 1, 69-93. Goffman E., Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975. Heider F., The Psychology of Interpersonal Relations, New York, Wiley, 1958. Paicheler H., L’épistémologie du sens commun, in : Psychologie sociale, S. Moscovici (éd.), pp. 253-307, Paris, PUF, 1984. Paicheler H., Beaufils B., Ravaud J.-F., Personnalisation et stigmatisations sociales, in : Perspectives cognitives et conduites sociales, Beauvois J.-L., Joule R.V., Monteil J.-M., Tome 1 : Théories implicites et conflits cognitifs, pp. 45-61, Cousset (Fribourg, Suisse), Delval, 1987. Ross L., The intuitive psychologist and his shortcomings. in : Advances in Experimental Social Psychology, L. Berkowitz (éd), vol. 10, New York, Academic Press, 1977. Roth W., Handicap as a social construct, Society, 1983, 20 : 56-61. Sampson E.E., Cognitive psychology as ideology, American Psychologist, 1981, 36, pp. 730-743. Stiker H.-J., Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier Montaigne, 1982. Ville I., Ravaud J.-F., Représentations de soi et traitement social des déficiences : l’intérêt d’une approche socio-constructiviste, Sciences Sociales et Santé, 1994,12 (1), pp. 7-30. 52 I . INTRODUCTION AU HANDICAP MOTEUR