Amor fati : entre stoïcisme et nietzschéisme

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Amor fati : entre stoïcisme et nietzschéisme
Mémoire
Benoit Duval
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Benoit Duval, 2016
Amor fati : entre stoïcisme et nietzschéisme
Mémoire
Benoit Duval
Sous la direction de :
Marie-Andrée Ricard, directrice de recherche
Résumé
Les Pensées de Marc-Aurèle représentent un véritable chant du cygne pour le concept grec
d’amor fati. Dans le sillon initié par la tradition stoïcienne, Marc-Aurèle, en déployant cette
idée, ne met ainsi en lumière qu’un concept qui se trouve en filigrane depuis fort longtemps
dans la pensée antique. L’amor fati, ou littéralement « l’amour du destin », bénéficie en
effet d’un échafaudage logique et conceptuel déjà riche et développé. Or, le christianisme
émergeant à l’époque de Marc-Aurèle, par son idéologie à la fois puissante et populaire, a
relayé l’amor fati aux oubliettes pour plusieurs siècles.
C’est sous la plume de Friedrich Nietzsche, à la fin du XIX e siècle, que l’amor fati connait
sa renaissance la plus éloquente. Un changement majeur est toutefois flagrant : l’amor fati
nietzschéen est loin, au premier abord, de s’inscrire dans la foulée d’un néostoïcisme.
Systématicité d’un côté et aphorisme de l’autre, ordre d’un côté et chaos de l’autre, raison
d’un côté et affect de l’autre, ataraxie d’un côté et joie extatique de l’autre : les couples
antimoniques s’additionnent et rendent pour le moins suspecte la thèse du partage du même
concept. Cette radicale transfiguration opérée par Nietzsche de l’amor fati suggère
l’incommensurabilité des paradigmes stoïcien et nietzschéen. Peut-être empruntent-ils
simplement les mêmes mots pour signifier une réalité toute différente? Afin de dissiper
l’ambiguïté, l’analyse minutieuse de l’amor fati que développent les stoïciens de l’époque
impériale (Marc-Aurèle et Épictète en tête de liste) et Friedrich Nietzsche devient
nécessaire.
III
Table des matières
Résumé ........................................................................................................... III
Table des matières ......................................................................................... IV
Remerciements ............................................................................................. VII
Introduction ...................................................................................................... 1
Chapitre 1 : mise en contexte et thèmes stoïciens ......................................... 5
Recensement des passages clefs ................................................................................................................ 5
Problèmes initiaux ....................................................................................................................................... 7
La conception stoïcienne du cosmos ...................................................................................................... 11
La conception stoïcienne du temps ......................................................................................................... 18
Difficultés initiales ................................................................................................................................ 19
Cerner le présent : condition nécessaire à l’amor fati ...................................................................... 20
La conception stoïcienne de la souffrance ............................................................................................. 26
La licence stoïcienne accordée au suicide ......................................................................................... 30
Chapitre 2 : thèmes nietzschéens .................................................................. 35
Considérations préliminaires sur les obstacles contextuels de l’amor fati nietzschéen .................. 35
Conception nietzschéenne du cosmos .................................................................................................... 40
Conception nietzschéenne du temps ....................................................................................................... 44
Y a-t-il une conception nietzschéenne du temps ? ........................................................................... 44
Le passé .................................................................................................................................................. 46
Le présent ............................................................................................................................................... 49
Le futur ................................................................................................................................................... 55
Les temps unifiés à travers l’Éternel Retour ..................................................................................... 57
La conception nietzschéenne de la souffrance ..................................................................................... 68
Le préjugé stoïciste ............................................................................................................................... 69
Le préjugé hédoniste ............................................................................................................................. 73
La licence nietzschéenne accordée au suicide................................................................................... 77
La souffrance salvatrice ....................................................................................................................... 81
IV
La conception nietzschéenne de l’art ...................................................................................................... 88
L’innovation nietzschéenne ou l’absence d’un esthétisme stoïcien ............................................... 88
Le rôle de l’art dans l’amor fati nietzschéen ..................................................................................... 90
Chapitre 3 : L’amor fati comme ἄσκησις................................................... 101
L’« amor» est-il tributaire de la volonté ? ........................................................................................... 105
Le quotidien : d’obstacle à adjuvant ..................................................................................................... 107
Le moi comme objet fondamental de la discipline ............................................................................. 113
Se connaitre : première étape fondamentale de l’askesis ................................................................... 114
S’aimer : ajout d’une condition nietzschéenne.................................................................................... 121
Danse et rire : effets de l’amour de soi, causes de l’amor fati .......................................................... 124
Tripartition des disciplines ..................................................................................................................... 129
Discipline du jugement (Hypolépsis) ............................................................................................... 131
Discipline du désir (Orexis) ............................................................................................................... 136
Discipline de l’action (Hormé) .......................................................................................................... 147
Conclusion : accord ou désaccord ? ........................................................... 158
Bibliographie................................................................................................. 170
V
Hélas ! combien peu vous connaissez le bonheur des
hommes, êtres commodes et bonasses ! – car le bonheur
et le malheur sont des frères jumeaux qui grandissent
ensemble, ou bien qui, comme vous, restent petits
ensemble !1
Nietzsche, Le Gai Savoir
1
Nietzsche. Gai Savoir, IV, §338, p.200
VI
Remerciements
Ce projet n’aurait pas vu le jour sans l’indulgence, la patience et le support de ma famille.
Un merci tout spécial à ma femme Élisabeth de m’avoir dégagé les îlots de travail
indispensables dans cette mer de distractions nous entourant. Ta présence, combinée à celle
de nos enfants Jules, Léonard et Henri, n’est certainement pas étrangère à la réussite de ce
mémoire.
Mes parents se sont fait également des alliés précieux. Depuis la tendre enfance, ils ont su
marquer chez moi l’importance du dépassement académique et la joie qui s’y rattache.
Leurs infatigables encouragements, dont j’ai feint de n’avoir guère besoin, ont été en réalité
tout à fait salutaires. Merci Maman et Papa.
Enfin, de concert avec la motivation insufflée par mes proches, ce travail avait également
besoin d’un guide. Quelqu’un ayant les connaissances nécessaires afin de suggérer les
lectures véritablement éclairantes. Quelqu’un usant de probité pour soulever les
incohérences philosophiques encore invisibles à mes yeux. Cette personne fut Madame
Marie-Andrée Ricard. Mme. Ricard, c’est grâce à vos corrections minutieuses et à vos
commentaires généreux (i.e. nombreux) que je peux humblement prétendre à une meilleure
compréhension aujourd’hui. Je tiens également à remercier Monsieur Thomas De Koninck
et Monsieur Jean-Marc Narbonne qui ont gentiment accepté d’évaluer mon travail. Je vous
suis tous sincèrement reconnaissant.
VII
Introduction
Partout et depuis toujours, les contrastes fascinent. Cette fascination s’explique.
Mettre en opposition, c’est permettre que d’une comparaison les différences
jaillissent. Dès lors, la compréhension et l’évaluation sont facilitées, et ce, pour les
deux éléments mis en relation. Comment en effet connaître le chaud sans le froid ?
Le beau sans le laid ? La santé sans la maladie? Hegel va même jusqu’à affirmer que
« sans cette connaissance on ne [pourrait] faire un pas en philosophie 2». C’est guidé
par cette prémisse que s’amorce notre travail. Ce dernier cherche à tirer profit de la
mise en opposition de la pensée des stoïciens et de celle de Nietzsche.
Il faut toutefois concéder que rapprocher des philosophes de prime abord si différents
en un même projet pourrait surprendre. Les divergences seraient-elles si nombreuses
que notre principe premier ne puisse tenir ses promesses ? Est-il envisageable que ce
rapprochement soit l’un de ces cas où les éléments comparés sont tout simplement
incommensurables? Si la comparaison avait été de notre cru, cela aurait peut-être été
plus litigieux. Or, le rapprochement tient sa légitimité du fait que Nietzsche lui-même
a puisé dans la philosophie stoïcienne. Sa référence représente donc le trait d’union
initial avec la philosophie de la stoa et, par le fait même, l’élément central de notre
investigation stoïco-nietzschéenne.
Ce point focal, c’est l’amor fati. Ce concept canalisera tout le temps et les efforts qui
suivront. Le reste, c’est-à-dire, toutes similarités ou toutes distinctions entre les points
de vue de ces auteurs sur d’autres sujets, sera relégué à une étude ultérieure. Notre
objectif se limitera en fait à dégager le rapport entre l’amor fati nietzschéen et l’amor
fati stoïcien. Cet objectif se décline en de multiples sous-questions : tout d’abord,
s’agit-il d’un emprunt purement lexical que fait Nietzsche ? Si tel n’est pas le cas,
2
Hegel. Science de la logique. Paris : Aubier Montaigne, 1972, II, p.79. Nous aurions pu citer Nietzsche luimême, qui, dans son lexique propre stipule que « tout devenir naît de la lutte des contraires ». Nietzsche. La
philosophie à l’époque tragique des Grecs. Paris : Gallimard, 2005, p.31
1
quels sont les rapprochements possibles entre les deux philosophies ? Quelles
différences y a-t-il de part et d’autre ? À quel point Nietzsche est-il l’héritier des
philosophes de la stoa ? Les pages suivantes seront donc consacrées à élucider ces
questions.
Réglons d’emblée un problème méthodologique : nous parlerons essentiellement du
« stoïcisme » comme d’une doctrine homogène. Il s’agit ici évidemment d’une
simplification. Bien que les stoïciens de l’époque impériale (Sénèque, Épictète et
Marc-Aurèle) soient plutôt fidèles au stoïcisme primitif (Zénon de Citium, Cléanthe,
Chrysippe), il n’en demeure pas moins que la stoa, comme toute école s’échelonnant
sur plusieurs siècles, a connu des avancées qui sont non négligeables. Cela étant dit,
nous avons la ferme conviction que, pour le thème qui est le nôtre, la réduction des
divers stoïciens au « stoïcisme » en général, ne porte pas préjudice au succès de notre
enquête. Plus concrètement, nous nous appuierons essentiellement sur Épictète et
Marc-Aurèle, mais nous nous réservons le droit de puiser là où il faudra dans le
corpus stoïcien pour mener à bien notre travail.
Mais avant d’aller plus loin, arrêtons-nous un instant sur ces mots amor fati. Il s’agit
littéralement de l’« amour du destin ». Quelques constats triviaux s’imposent.
Premièrement, on comprend que les stoïciens et Nietzsche partagent la croyance en
une existence humaine destinée, c'est-à-dire une vie dans laquelle notre emprise serait
toujours limitée, voire nulle. Comment se déploie cette vision déterministe et quelles
en sont les répercussions, c’est ce qu’il faudra détailler. On anticipe déjà que cette
question sera capitale. En second lieu, il est intéressant de questionner la portée réelle
des ces discours. Ont-ils tout d’abord une quelconque prétention à l’universalité ?
Dans ce cas, ces propos peuvent-ils être considérés comme des raisons normatives
envers d’éventuels disciples philosophiques ou alors s’agit-il plutôt de simples
décharges émotionnelles à valeur anecdotique ? La question se pose. Car, en effet, si
le destin représente pour sa part un concept chargé philosophiquement, il est moins
évident que l’amour qui s’y rattache, lui, ait un rapport avec le discours
2
philosophique. Pour dire les choses clairement : lorsque nos philosophes écrivent sur
l’amor fati, font-ils davantage que nous partager leurs états d’âme? L’amor fati estil, au final, réductible à une simple déclaration d’amour ? Nous pouvons déjà
soupçonner qu’il y a plus : nous tâcherons d’extraire les raisons et les arguments à
l’œuvre dans l’amour du destin tout en restant sensibles à la dimension émotive sousjacente.
Méthodologiquement, nous commencerons par inventorier les références à l’amor fati
dans les œuvres stoïciennes et nietzschéennes. Cette étape servira d’amorce pour tirer
quelques remarques préliminaires aidant à progresser dans notre recherche. Ensuite,
nous soulèverons quelques problèmes généraux relatifs à l’amor fati. Nous devrons
alors reconnaitre que cette notion ne va pas de soi, c’est-à-dire que l’amour du destin
renferme en son sein quelques idées contre-intuitives. Nous laisserons ensuite ces
apories intactes car elles se dissoudront au fur et à mesure que progressera notre
analyse. Dans un second temps, nous entamerons le pan stoïcien de notre essai – la
chronologie nous
amenant à débuter par
l’Antiquité. Nous travaillerons
respectivement sur la cosmologie, le temps et la souffrance chez ces derniers. À leur
façon, ces thèmes gravitent autour de notre objet de recherche. Leur compréhension
sera donc essentielle. Évidemment, ces thèmes seront exploités ici de manière
instrumentale. Autrement dit, ce n’est qu’en lien avec l’amor fati qu’ils seront
évoqués, bien qu’ils pourraient faire l’objet d’une recherche exhaustive en euxmêmes.
Ensuite, pour introduire au pan nietzschéen, nous intercalerons une section sur la
nécessité nietzschéenne d’un dépassement de l’idéal chrétien et du nihilisme, avant de
reprendre les mêmes thèmes de la cosmologie, du temps, et de la souffrance, mais
cette fois, sous l’angle de vue du philosophe allemand. À ces parties, s’ajoutera celle
sur l’esthétisme chez Nietzsche qui, comme nous le verrons, joue un rôle
prépondérant dans l’amour du destin. Enfin, ces deux pans, stoïcien et nietzschéen,
3
convergeront dans le dernier chapitre qui marquera le point culminant dans notre
analyse. Fort de nos développements précédents, nous pourrons analyser l’askesis
qui, en quelque sorte, réconciliera les deux philosophies.
4
Chapitre 1 : mise en contexte et thèmes stoïciens
Recensement des passages clefs
Débutons, comme convenu, par recenser les passages dans lesquels nos auteurs se
réclament d’un même concept. Notons d’emblée qu’il ne s’agit point d’un
recensement exhaustif, mais plutôt d’une sélection des passages les plus pertinents.
Nous pourrons par la suite tabler sur ces propos pour lancer notre investigation
proprement dite.
D’abord chez les stoïciens :
1. « Conduisez-moi, Zeus et toi Destinée, vers là où vous l’avez disposé pour
moi. Car je suivrai (epsomai) sans faillir. Mais si je devenais méchant et si je
ne le voulais pas, je ne suivrai pas moins. 3»
2. « Aimer seulement ce qui t’arrive et ce qui est dans ta destinée. 4»
3. « Tout me convient qui te convient, ô monde ! Rien n’est pour moi trop
précoce ou trop tardif qui soit à point pour toi.5»
4. « Considère l’achèvement et la réalisation de ce qui a paru bon à la nature du
tout, comme s’il s’agissait de ta propre santé. En conséquence, accueille avec
empressement tout événement (aspadzou pan to ginomenon), même s’il te
paraît dur, dans la mesure où il te conduit là-bas vers la santé du cosmos, vers
la réussite ou le bon accomplissement de Zeus. Car il n’aurait pas fait
supporter (epheren) cet événement à cet homme, s’il n’était pas en même
temps bénéfique (sunepheren) au tout, et la nature, telle qu’elle est, n’apporte
rien qui ne soit [naturellement] coordonné à l’être qu’elle régit. Il te faut donc
aimer ce qui t’arrive ... 6»
5. « L’homme qui appuie sa vie sur de telles bases, doit nécessairement, bon gré,
mal gré, la voir accompagnée de joies continuelles, d’un haut contentement, et
qui lui vient de haut, puisqu’il se complaît dans ce qui lui est propre, et
n’aspire à rien de plus grand que ses biens domestiques. (Hun cita fundatum
necesse est, velit nolit, sequatur hilaritas continua, et leatitia alta atque ex alto
veniens, ut quae suis gaudeat, nec majora domesticis cupiat) 7»
6. « Je consens plutôt que je n’obéis à la volonté de Dieu. Je le suis de bon cœur,
et non point par force. Il n’arrivera jamais rien que je reçoive avec un visage
3
Cléanthe. Hymne à Zeus, apud Epictète, Manuel 53, p.475
Marc-Aurèle. Pensées, VII, 57
5 Marc-Aurèle. Pensées, IV, 23
6 Marc Aurèle. Pensées, V, 8,
7 Sénèque. De la vie heureuse, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction de M. Nisard. Paris,
1869, p.355
4
5
triste et renfrogné. (non pareo Deo, sed assentior; ex animo illum, non quia
necesse est, sequor. Nihil unquam mihi incidet, quod tristis excipiam, quod
malo vultu) 8»
Puis, chez Nietzsche :
7. « Aujourd’hui chacun se permet d’exprimer son désir et sa pensée la plus
chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même
et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première – quelle
est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la
douceur de vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme
la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : - c’est ainsi que je serai
de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant
mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas
accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard,
que ce soit là ma seule négation! Et, somme toute, en un mot : je veux
désormais pouvoir n’être un jour que pure approbation! 9»
8. « Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati. Il ne faut rien
demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il ne
faut pas supporter ce qui est nécessaire, et encore moins se le cacher – tout
idéalisme est le mensonge devant la nécessité –, il faut aussi l’aimer… 10»
9. « Ce qui est nécessaire ne me blesse pas; amor fati, c’est là ma nature la plus
intime.11 »
10. « Ce qu’il y a de plus intime en moi m’apprend que tout ce qui est nécessaire,
vu de haut et interprété dans le sens d’une économie supérieure, est aussi
l’utile en soi, - il ne faut pas seulement le supporter, il faut aussi
l’aimer…Amor fati : c’est là le fond de ma nature. 12 »
Un premier constat s’impose : l’absence de la notion « amor fati » du côté du
stoïcisme est pour le moins intrigante. Cette absence s’explique autrement que par
8
Sénèque. Épîtres à Lucilius, Épître XCVI, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction De M.
Nisard. Paris, 1869, p.782
9 Nietzsche. Gai Savoir, IV, §276, p.165
10 Nietzsche. Ecce Homo, « pourquoi je suis si malin », §10, p.1144
11 Nietzsche. Ecce Homo, « pourquoi j’écris de si bons livres», §4, p.1190
12 Nietzsche. Nietzsche contre Wagner, « Épilogue », §1, p.1225
6
une simple question linguistique13. En effet, si cette locution ne s’y retrouve pas, c’est
que l’amor fati n’est pas explicitement « thématisé » chez les stoïciens. Pourtant, il y
est. Lorsque Marc-Aurèle mentionne dans l’énoncé 2 « qu’il te faut aimer ce qui
t’arrive », il amène une description on ne peut plus claire de l’amor fati. Chez lui,
comme chez les autres stoïciens, ce terme est certes dissout dans les textes, mais sa
réalité n’est pas mise en doute. D’ailleurs, aucun commentateur n’a remis cela en
question.
Chez Nietzsche, il en va autrement. L’amor fati est mis en exergue avec ostentation.
Ce concept est à la fois sa « formule pour la grandeur de l’homme » (8), sa « nature la
plus intime » (9) et le « fond de [sa] nature » (10). En dépit d’une littérature
secondaire marginale sur le sujet, l’amor fati est, au dire même de Nietzsche, un
concept central de sa pensée.
En somme, nous avons d’une part, une doctrine dans laquelle l’amor fati n’est jamais
explicitement mentionné, mais où le concept est déjà abondamment discuté chez les
commentateurs et, d’autre part, une autre philosophie qui clame haut et fort son
« amour du destin » sans pourtant attirer l’attention des lecteurs. C’est avec ce portrait
atypique comme toile de fond que s’amorce notre étude sur l’amor fati stoïcien et
nietzschéen.
Problèmes initiaux
Il est primordial, avant d’aborder les tréfonds de l’amor fati, de défricher quelques
difficultés qui y sont reliées. Nous aborderons ici la question à la manière des
néophytes, c’est-à-dire, sans présumer de connaissances préalables. Avant de prêter
l’oreille à nos auteurs, il convient en effet de simplement cerner les problématiques
13
Notons que, hormis Sénèque, la très grande majorité des stoïciens s’exprimait effectivement dans la langue
grecque.
7
qui viendront spontanément à l’esprit de quiconque se familiariserait avec l’amour du
destin. Car il faut concéder que l’amor fati est une notion contre-intuitive, et ce, pour
essentiellement deux raisons.
D’abord, l’acte même d’aimer implique nécessairement une connaissance au moins
partielle de l’objet aimé. Or, dans le cas présent, l’objet en question se présente
toujours indirectement ; sa réalité ne semble validée qu’à travers la médiation des
divers évènements. Mais ces derniers, en vérité loin d’occulter sa présence, en sont
plutôt la manifestation même. Malgré cette omniprésence exceptionnelle, jamais le
destin en tant que tel ne peut être spatiotemporellement situé. À l’occasion, des
expressions populaires contrediront nos observations : on dira « l’heure du destin a
sonné » ou « dès que je l’ai vu, nous étions destinés ». Ce sont là de rares exceptions,
alors que l’amor fati implique, nous le verrons, une approche constante et uniforme
renvoyant systématiquement l’évènement particulier au destin dont il origine.
Ensuite, nous mettrons en évidence une seconde difficulté. Il s’agit de la possibilité –
ou de l’impossibilité – d’aimer des évènements monstrueux. Contre le sens commun,
nos auteurs devront prouver que cette tâche impliquée dans le concept d’amor fati
n’est pas une pure fabulation. Enfin, cette propédeutique permettra d’éviter de sousestimer l’ampleur des écueils qui nous attendent. Cette étape, bien qu’elle n’ait pas
comme prétention de fournir des réponses aux problèmes énoncés, aura pourtant
comme bénéfice de nous préparer à accueillir convenablement les réponses de nos
auteurs.
Premièrement, comme nous l’avons dit, l’amour implique une évaluation positive de
l’objet aimé14. Or, dans le cas du destin, nous nous butons sur un objet d’amour
ineffable et abstrait. Han-Pile décrit mieux que quiconque le paradoxe (apparent du
moins) du destin comme objet d’amour :
14
Que l’on aime un objet d’amour parce qu’on lui accorde une valeur importante ou si l’on accorde une valeur
importante à l’objet à cause qu’on l’aime, je laisse cette question de la « direction d’ajustement » de côté puisque
j’estime que, dans tous les cas, elle laisse le problème de « l’évaluation » entier. Bref, que l’évaluation positive de
l’objet d’amour soit cause ou effet, cela relève d’une autre étude indépendante de la nôtre.
8
Regarding the first, on either construal (Greek moira or necessity) fate is
seen as indifferent to our needs and desires and would only fulfil them (or
not) accidentally. We are aware that we cannot possess it and have no
control over it. Furthermore, it is not even the sort of object we can
actively seek : we are already under its sway and if anything cannot be rid
of it. So how could we conceive of it as an indispensable component of
our happiness ?15
Submergé de part en part par le destin, il devient en effet difficile de le cerner en
propre. Son omniprésence rend paradoxalement impossible d’y trouver un objet
d’amour délimité et unifié. Comment, en effet, attribuer à des évènements si
différents les uns des autres un tel dénominateur commun ? Pourtant, c’est bien ce
qu’exige l’amor fati : aimer autant les évènements avantageux que les désavantageux,
les beaux comme les laids. Ce concept résiste en effet au caractère usuellement
exclusif de l’amour. L’amor fati, au contraire, dans la mesure où il porte sur le destin,
ne départage pas ; il est intégralement inclusif. Cette tâche, on le devine, est
colossale. Comment, sinon par une mièvre hébétude, peut-on aimer tout ? C’est l’une
des questions auxquelles nos auteurs auront à répondre afin de dissiper le fardeau qui
leur incombe maintenant.
Les difficultés de la première problématique ne s’arrêtent pas là. Comme Han-Pile le
souligne, le destin semble satisfaire nos désirs seulement de façon aléatoire. Et dans
ces rares cas, l’homme du commun, mû par la foi naïve en son libre arbitre ou par son
amour propre, aura tendance à attribuer son succès à ses qualités intrinsèques; ses
sacrifices, son ardeur au travail, ses talents, etc. Rarement – pour ne pas dire jamais –
le destin en tant que tel sera loué. Au mieux, pourra-t-on entendre que l’on aime son
existence en tant qu’œuvre que nous aurions de toutes pièces façonnée. Ici réside la
véritable pierre d’achoppement : aimer son existence en tant que destin est fort
différent et surtout, nettement plus ardu que d’aimer une existence entièrement forgée
par notre libre-arbitre. Rappelons que, pour nos auteurs, le destin implique une vie a
priori déterminée – et même le retour infini de celle-ci via l’Éternel Retour.
15
Han-Pile, Béatrice. « Nietzsche and Amor Fati ». European Journal of Philosophy, 19:2, 2009, pp.224-261,
p.226
9
Conséquemment, ce cadre déterministe signifie que les évènements qui se présentent
à nous, bons ou mauvais, ne sont jamais sous notre contrôle : notre volontarisme ne
saurait rien changer à notre réalité mondaine. Il va sans dire que ce constat implique
de profondes remises en question. Pour l’amor fati, cela veut dire que notre amour
doit se porter sur un élément qui nous apparait étranger. En somme, le destin
représente ici un objet d’amour résolument atypique puisqu’il s’impose à nous que
nous le souhaitions ou pas. Avec de telles prémisses, nos auteurs auront fort à faire
pour prouver que l’amor fati ne représente pas finalement une soumission défaitiste
au destin – ce que Nietzsche nomme le fatalisme turc ou fatalisme russe16.
La seconde problématique, conséquence nécessaire de la première, renvoie à la
difficulté d’aimer des évènements laids, voire monstrueux. Comment, sinon par
dolorisme, est-ce possible d’embrasser des évènements cruels, injustes ou vicieux?
Pourtant, on verra que cela ne sera pas un obstacle chez nos auteurs. Citons au
passage ce portrait de l’homme « dionysien » dont parle Nietzsche dans le Gai
Savoir :
L’être chez qui l’abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l’homme
dionysien, se plait non seulement au spectacle du terrible et de
l’inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de
destruction, de désagrégation, de négation; la méchanceté, l’insanité, la
laideur lui semblent permises en quelque sorte, par suite d’une
surabondance de forces génératrices et fécondantes qui est capable de
faire, de chaque désert, un pays fertile 17
Cet homme dionysien n’est-il qu’une simple fabulation provocatrice? Est-il
seulement envisageable d’aimer quelque chose de rebutant? Ou alors, l’amor fati
nous amène-t-il à nous complaire dans la médiocrité? Force est de constater que,
16
Quelques nuances persistent entre ces deux types de fatalisme. Nous les laissons de côté ici. Nietzsche. Humain,
trop humain, II, « Le voyageur et son ombre », §61, p.859 ainsi que Nietzsche. Ecce Homo, « Pourquoi je suis si
sage », §6, p.1124
17 Nietzsche. Gai Savoir, V, §370, p.240
10
malgré notre connaissance encore confuse du sujet, l’amor fati apparaît déjà comme
une notion hautement problématique.
En somme, nous devrons comprendre comment les stoïciens et Nietzsche arrivent à
résoudre ces difficultés. Ils devront alors démontrer comment il est possible, d’une
part d’accorder son amour à quelque chose qui nous submerge intégralement –
tellement que cette chose nous inclut elle-même – et, d’autre part, indiquer comment
il est possible d’aimer dans l’intégralité les évènements du destin, même les plus
ignobles.
Tel que mentionné, nous laissons ces questions ouvertes sciemment ; y répondre dès
maintenant anticiperait outrancièrement sur nos thèmes ultérieurs; a contrario, les
avoir éludées aurait négligé des éléments essentiels à notre enquête. C’est d’ailleurs le
caractère fondamental de ces questions qui nécessitait de les évoquer d’entrée de jeu.
La conception stoïcienne du cosmos
La première étape vers la résolution des problèmes évoqués plus haut, et donc,
corrélativement, vers une meilleure compréhension de la notion d’amor fati, réside
dans la cosmologie stoïcienne. En effet, loin d’être un détour, le déploiement de cette
partie du système stoïcien représente même pour nous un passage obligé. Voici
pourquoi.
11
La raison est que, pour le Portique, le sage doit vivre conformément à la nature18
puisque celle-ci, nous le verrons, est d’origine divine. Cet arrimage entre le sage et la
nature n’est évidemment possible que si le premier a connaissance de cette dite
nature. Comme le précise Monteils-Lang, consentir au destin nécessite une
compréhension accrue du monde :
Consentir au Destin requiert bien plus d’intelligence du monde que
l’attitude qui consiste à se révolter contre les événements que nous
subissons : la punition de ceux qui n’acceptent pas les choses est d’être
précisément comme ils sont, soit mécontents et malheureux. Il ne sert à
rien de se révolter contre l’ordre des choses, non pas parce que les
stoïciens prôneraient un pessimisme résigné, mais bien parce que le
monde, quand il est compris rationnellement, est foncièrement bon. Le
consentement n’est pas une résignation, il s’accompagne d’une exigence
intellectuelle, car il faut être certain de la bonté du monde. Je ne consens
que parce que je comprends. 19
Avant d’en arriver à aimer son destin, les stoïciens intercalent une étape préparatoire
intellectuelle : ce n’est donc, in fine, que lorsque l’on connait la nature, que l’on peut
vivre conformément à celle-ci et, ultimement atteindre l’amor fati. Soulignons que
Monteils-Lang soutient que le consentement se distingue d’une résignation. Cela
signifie que l’amor fati, comme nous le démontrerons, n’évacue en aucun cas la
nécessité d’une liberté forte20. Pour bien comprendre la mécanique reliant cosmos et
amor fati, détaillons ce que nous venons d’énoncer sommairement.
18
Cf. Sénèque. De la vie heureuse, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction De M. Nisard.
Paris, 1869, p.355
19 Monteils-Lang, Laetitia. « Perspectives antiques sur la philosophie du consentement ». E.N.S. Editions, 2008/1 n° 14, pp. 31-43 p.37
20 Dans l’étape même mise ici en exergue, à savoir l’appréhension du monde tel qu’il est, la liberté est déjà à
l’œuvre à travers un exercice particulier : « La liberté du sage consiste uniquement à donner son adhésion au vrai,
on a vite fait d’en déduire qu’elle se confond avec l’acceptation pure et simple des choses telles qu’elles sont : le
sage met sa volonté en accord avec l’ordre naturel; il obéit à Dieu, l’auteur de cet ordre. À condition de ne pas
transformer cette adhésion en résignation, une telle interprétation n’est pas dans les textes ; mais elle est
incomplète et tendancieuse. Tout d’abord, elle ignore la notion de degrés de liberté, dont il a été question dans la
Logique parce qu’elle est indispensable si l’on veut rendre compte de l’erreur et plus généralement du
comportement de l’insensé : tout homme est libre, et c’est parce que l’assentiment dépend de lui que l’homme se
voit attribuer la responsabilité de ses erreurs (et que la notion d’erreur a un sens). À cette espèce de liberté
d’indifférence se superpose la conduite ou la réponse qui satisfait aux exigences de la rationalité, et qui est la vraie
liberté; mais il n’y a « exigence » et « bonne » liberté que parce qu’il y a d’abord capacité à errer et liberté tout
court. On objectera que cela ne fait que déplacer le problème, puisque la vraie liberté nous ramène à l’acceptation,
à la soumission, à l’obéissance. Mais c’est oublier – même en s’en tenant pour le moment au point de vue de la
12
Il y a deux principes dans la physique stoïcienne. L’un actif, l’autre passif, mais les
deux ne sont que deux pans d’une même réalité. Le premier est Dieu, le second est la
matière. Dieu ne représente point une entité immatérielle extérieure au monde. Luimême matériel, il ordonne le monde dans lequel il est dissout. Il se dirige pour ainsi
dire de l’intérieur. L’immanence du Dieu stoïcien est attestée par Alexandre
d’Aphrodise : « Ils [les stoïciens] disent que Dieu est mélangé avec la matière, la
parcourant tout entière, lui donnant structure et forme, et l’organisant en un
monde. 21» Et ce même Alexandre d’ajouter sur le pneuma divin :
Et la théorie de Chrysippe sur le mélange est la suivante : il suppose
d’abord que l’ensemble de la substance est unifié (ἡνῶσθαι), parce qu’un
certain souffle (πνεύματός τινος) qui le traverse tout entier, par lequel
l’univers est soutenu (συνέχεται), persiste (συμμένει) et est en sympathie
avec lui (καὶ σύμπαθές ὲστιν αύτῷ τὸ πᾶν).22
Le monde n’a ni commencement, ni fin, sinon à travers des cycles cosmiques
délimités par l’ekpurôsis, c’est-à-dire par une explosion titanesque où tout redevient
« feu artiste », puis, systématiquement, par la palingénésie cosmique à travers
laquelle l’univers entreprend un nouveau cycle identique au précédent. Les cycles se
succèdent à l’identique de toute éternité : rien ne peut empêcher ce qu’ils ont baptisé
l’Éternel Retour. L’enchainement physique des causes est inviolable et éternel. Et
c’est précisément cet enchaînement des causes qu’ils appellent le destin :
Par « destin », j’entends ce que les Grecs appellent heimarmenè : une
ordonnance et une série de causes, puisque c’est la connexion de cause à
connaissance – que l’étude de la nature, loin de se réduire à une imprégnation passive, implique une critique, un
travail de la raison, qui examine les représentations, ajoute et soustrait, recompose. Par suite, lorsqu’elle accepte
un énoncé, elle ne se soumet qu’à elle-même, elle affirme comme siennes les propositions qui donnent le sens vrai
du monde. Cette appropriation a déjà, sans doute, un effet libérateur dans la mesure où le fait de comprendre
l’ordre naturel est autre chose que de le subir aveuglément […] Mais il y a surtout une grande différence entre la
nécessité saisie par la raison et l’inévitable brutalement subi. Pour ce dernier, « on n’a pas le choix », comme on
dit, alors que la première n’est que l’expression de la raison elle-même, qui a le choix mais accepte parce qu’elle
ne subit pas de contrainte étrangère.» Muller, Robert. Les Stoïciens : La liberté et l’ordre du monde. Paris : Vrin,
2006, p.259
21 Alexandre d’Aphrodise. Du mélange 225, 1-2 (extrait partiel de SVF II, 310), LS 45H, p.250
22 Alexandre d’Aphrodise. SVF II, 473 = C 48, p.287
13
cause qui d’elle-même produit toute chose; c’est la vérité perpétuelle, qui
s’écoule de toute éternité. Et puisqu’il en est ainsi, rien n’est arrivé, qui
n’ait dû arriver, de même que rien n’arrivera dont la nature [universelle]
ne contienne les causes qui œuvrent précisément à sa réalisation. On
comprend par là que le destin dont il s’agit n’est pas celui de la
superstition, mais celui de la physique, cause éternelle des choses, pour
laquelle les choses passées sont arrivées, les choses présentes arrivent, les
choses futures arriveront.23
Ce déterminisme, en vertu de son caractère foncièrement divin, peut être accepté par
le sage du Portique :
[Selon les stoïciens,] rien en effet ne se produit dans le monde sans
providence. Car tout est rempli de divin, et il passe à travers tous les êtres.
C’est pourquoi également tout ce qui advient advient conformément à la
volonté (boulêsin) du dieu. C’est bien ce dont témoignent les
phénomènes ; et en effet l’ordre des choses qui adviennent, qui se trouve
être naturellement toujours quasi le même, constitue une grande preuve
de ce que ces choses n’adviennent pas selon le hasard. 24
Si le monde est régi par une finalité providentielle, tous les évènements sans
exception servent l’intérêt global dont nous ne sommes qu’une partie. En effet, alors
que la bonté du dieu platonicien n’atteignait la vie humaine que d’une manière diffuse
et indirecte, le dieu stoïcien, lui, étend sa portée jusque dans les moindres actions de
l’homme.
Ce modèle cosmologique où cohabitent mécanique et théologie ne peut sous aucune
considération accueillir un évènement essentiellement mauvais25. C’est ce que l’on
23
Cicéron. De la divination I, 125-126 (SVF II, 921), LS 55L, p.385
Cyril d’Alexandrie. Contre Julien, III 625c (= Fragment 3 Grant = Alexandre d’Aphrodise. Sur la providence,
5, 1-9 Ruland)
25 « Le caractère abrupt de certaines de ces formules, parfois qualifiées de « fatalistes », vient de ce que les
Stoïciens traitent de la même manière les propositions scientifiques et les évènements. Le commun des mortels
accepte volontiers les premières, surtout quand elles ne dérangent personne, mais répugne à admettre la rationalité
des évènements, tout particulièrement s’ils s’opposent aux tendances naturelles. Mais une doctrine pour laquelle
rien n’est sans raison regarde du même œil les vérités de la science, le cours des choses et les actions humaines.
Le fait que certains de ces évènements aillent à l’encontre de nos intérêts particuliers ne change rien à l’affaire, ni
24
14
pourrait appeler l’optimisme cosmologique des stoïciens. En fait, pour eux, nous
aurons à le redire, le seul mal possible est un mal moral. Le mal « physique » n’a tout
simplement pas d’existence dans la perspective providentialiste stoïcienne.
Une chose importe encore : la relation du sage à la nature n’est pas unidirectionnelle.
Si le sage doit vivre conformément à la nature, la nature elle-même, puisqu’elle
cherche son plaisir et son utilité26, intègre adéquatement le sage en son sein. Étant
accueillante, elle appelle l’harmonie, l’ordre, l’unité, et même, ultimement, l’amour.
Pierre Hadot, à la suite de Marc-Aurèle27, évoque cette étonnante réciprocité entre
l’homme et le monde :
Les processus naturels sont finalement des processus d’union et des
processus d’amour. Et il [Marc-Aurèle] remarque que le langage luimême semble exprimer cette vision, puisqu’en grec, pour désigner une
chose qui arrive habituellement, qui a tendance à arriver, on dit qu’elle
« aime » à arriver. Si les choses aiment à arriver, il faut que nous aimions
qu’elles arrivent.28
Sans être une vision romancée du cosmos, cette harmonie s’explique encore et
toujours par la théologie panthéiste des stoïciens.
Tous ces échanges, nécessités par la vie du cosmos toujours adéquat à luimême (c’est l’oikeiôsis du monde), sont également ordonnés par le
pneuma, ce qu’on pourrait exprimer autrement en disant que la
providence divine (la raison du dieu) les prévoit tandis que le destin les
actualise dans le temps : le germe est spermatikos logos, une sorte de
programme immanent de développement du germe, et donc de ses
parties. 29
non plus le fait qu’on ne puisse approuver la rationalité dévoyée qui se manifeste dans les vices et les passions : il
faut en effet distinguer l’adhésion aux raisons qui meuvent les hommes injustes, et l’approbation de l’ordre dont
ils font partie » Muller, Robert. Les Stoïciens La liberté et l’ordre du monde. Paris : Vrin, 2006, p.260
26Cf. Diogène Laërce. VII, 148-149 (SVF II, 1022, 1132), LS 43A, p.237
27 Cf. Marc-Aurèle. Pensées, X, I, p.1227
28 Hadot, Pierre. La citadelle intérieure. Paris : Fayard, 1997, p.246
29 Laurand, Valéry. « La sympathie universelle : union et séparation ». Revue de métaphysique et de morale,
2005/4 no 48, p.517-535, p.533
15
L’homme, en tant qu’être rationnel ou spermatikos logos, ne peut se comprendre qu’à
l’intérieur du cosmos dont il est issu. Et, lorsque les philosophes du Portique nous
exhortent à vivre conformément à la nature, ils ne font finalement rien d’autre que
nous inviter à vivre conformément à notre nature.
Un des principes fondamentaux de notre nature réside dans la notion d’oikéiôsis.
Terme grec intraduisible sans altération, il nous est néanmoins rapporté comme
désignant la familiarité ou l’appropriation à soi-même premièrement, mais par
extension, aux autres également. Être familier à soi-même, cela signifie que nous
avons par nature une impulsion à l’autoconservation. Tout se passe comme si le
pneuma divin avait réglé ses germes de façon à ce qu’ils prennent soin d’eux-mêmes.
Bref, la notion d’oikéiôsis semble être une proposition analytique : nous sommes
adaptés naturellement à nous-mêmes parce que nous sommes des êtres naturels.
L’appropriation à soi n’est finalement que le plein déploiement du concept même de
pneuma divin ou du moins, une facette particulière de celui-ci.
Cela étant dit, si l’oikéiôsis à soi est manifeste et incontestable, l’oikéiôsis aux autres
demande explication : « l’appropriation envers soi-même, en effet est naturelle et
irraisonnée, alors que celle envers les gens qui nous entourent est naturelle elle aussi,
mais ne va pas sans la raison
30
». Un texte issu d’Hiéroclès décrit admirablement la
mécanique à l’œuvre :
Chacun de nous est pour ainsi dire inscrit tout entier dans plusieurs
cercles, les uns plus petits, les autres plus grands, les uns enveloppants,
les autres enveloppés, selon leurs caractères différents et leur inégalité
mutuelle. Le premier cercle, le plus proche, est celui que quelqu’un a
tracé comme autour d’un centre qui serait sa propre pensée. Dans ce
cercle sont compris le corps et tout ce qu’on reçoit pour le bénéfice du
corps. Ce cercle est, peut-on dire, le plus petit, et il s’en faut de peu qu’il
touche son propre centre. Le second après celui-ci est plus éloigné du
30
Commentaire anonyme sur le Théétète de Platon, 5, 18-6, 31, LS 57H, p.410
16
centre, enveloppe le premier et contient parents, frères, femme et enfants.
Après cela, il y en a un troisième dans lequel on trouve oncles tantes,
grands-pères et grands-mères, neveux, nièces et cousins. Ensuite, celui
qui enveloppe les autres parents, qui est suivi par celui des membres du
dème, ensuite le cercle de ceux de la tribu, ensuite celui des concitoyens,
et de la même manière pour le reste […] Ces considérations une fois
faites, il appartient à l’individu bien constitué, dans la manière dont il doit
en user avec chacun de ces groupes, de rassembler d’une certaine manière
les cercles vers le centre, et de s’appliquer sans cesse à transférer dans les
cercles intérieurs ceux qui sont dans les cercles extérieurs. 31
Les cercles concentriques ici décrits ne cherchent pas à établir une hiérarchisation
entre nous, nos proches et le reste des hommes. Au contraire, comme le mentionne la
dernière partie de l’extrait, l’idée est plutôt de faire converger les sphères de
l’extérieur vers l’intérieur. « L’individu bien constitué » est celui qui a étendu la
compréhension germinale de son existence à toute l’espèce humaine : nous sommes
tous également des fragments détachés de dieu. Ce constat, directement en lien avec
la physique stoïcienne, est la prémisse indispensable à toute justice sociale –
d’ailleurs, l’opposition cynique entre nature et société n’a plus aucun sens dans cette
perspective. Les implications sont bien entendu nombreuses. L’important est
seulement ici de saisir que la sympathie universelle mise de l’avant par la cosmologie
stoïcienne est sans borne. « En définitive, conclut Marc-Aurèle, il n’y a qu’une seule
harmonie et, de même que le monde, ce si grand corps, se parachève de tous les
corps, de même le destin, cette si grande cause, se parachève de toutes les causes 32».
Se révolter contre les évènements mondains, comme nous l’évoquions initialement,
c’est en quelque sorte commettre une double faute. D’abord parce que cela manifeste
une ignorance profonde du fonctionnement du monde tel que nous venons de
l’exposer. Ensuite parce que la révolte elle-même est bien vaine face à
l’enchaînement inexorable des causes comme l’énonce Cléanthe dans son Hymne à
Zeus : « Conduisez-moi, Zeus et toi Destinée, vers là où vous l’avez disposé pour
31
32
Hiéroclès. (Stobée IV, 671, 7-673, 11) LS 57G, p.408
Marc-Aurèle. Pensées, V, 8
17
moi. Car je suivrai (epsomai) sans faillir. Mais si je devenais méchant et si je ne le
voulais pas, je ne suivrai pas moins » (énoncé 1). L’amor fati, implique en revanche
une reconnaissance accrue de la communauté universelle à laquelle nous participons.
Grâce à cette reconnaissance, tous les évènements se présentant à nous peuvent être
aimés (énoncé 3). C’est ainsi que la cosmologie stoïcienne représente un point
d’ancrage idéal pour leur concept d’amor fati.
La conception stoïcienne du temps
Nous avons évoqué plus haut que le cosmos stoïcien est éternel. Nous avons
mentionné également qu’il est constitué de cycles cosmiques récurrents à l’identique
que nous avons nommés Éternel Retour. Nous devons maintenant évaluer comment
ces paramètres peuvent influencer l’amor fati. Dans cette partie, nous nous
concentrerons donc non seulement sur le temps lui-même, mais aussi sur le rapport
que le sage stoïcien entretient avec lui. Il y aura, en effet, deux sous-parties à notre
analyse. Dans la première nous brosserons un bref tableau des difficultés inhérentes à
la conception stoïcienne du temps. Cette section sera en continuité directe avec notre
précédent chapitre. Dans la dernière section, les évènements du monde étaient
analysés sous un angle causal et cosmique, alors qu’ici, c’est évidemment l’aspect
temporel qui nous intéressera. Ensuite, dans la seconde section, nous démontrerons
l’importance de « délimiter » le temps présent dans le cadre de l’amor fati. Nous
analyserons la manière particulière qu’ont les stoïciens de conférer densité et
profondeur au temps présent, aussi infime soit-il.
18
Difficultés initiales
Les stoïciens, comme Aristote, n’accordent pas d’existence de plein droit au temps.
En effet, dans l’ontologie stoïcienne, le temps est classé dans les incorporels. Il est à
peine un tì et entre ainsi dans la même catégorie que le vide. Ce classement pour le
moins vague et ambigu leur a d’ailleurs valu – à tort – des critiques selon lesquelles le
temps serait presque assimilé au non-être33. Pourtant, les représentants de la stoa ont
développé une conception positive du temps. Citons à ce propos Stobée : « Le temps
est la dimension du mouvement du monde; et il est infini, exactement comme on dit
que le nombre dans sa totalité est infini; en effet, une partie en est passée, une autre
présente, une autre future. 34»
L’existence du temps est donc indirecte : elle dépend du mouvement. Or, on l’a vu
plus haut, le mouvement cosmique est sans borne. Par conséquent, le temps l’est
aussi. Il n’y a ni commencement, ni fin. Pour le dire autrement, le temps s’étire à
l’infini « en arrière », soit au passé, et se prolonge également à l’infini vers le futur.
Le présent, à première vue, se conçoit comme une mystérieuse transition entre ces
deux éléments infinis :
Le passé est « infini » dans son origine et délimité en son terme par le
présent et inversement pour le futur qui n’est lui aussi « infini » que dans
un sens restreint. Le maintenant, du point de vue subjectif « est une sorte
de jointure et d’ajustement du passé et du futur.35
Or, si tel est le cas, la réalité du présent est pour ainsi dire inexistante. Car si l’on
s’appuie sur la divisibilité des continus promue par les stoïciens, il ne reste plus
33
Notamment : « [Les stoïciens] ont placé le temps dans la simple pensée : il est sans consistance et tout près du
non-être » Proclus. Sur le Timée de Platon., 271d =S.V.F., II, 521, LS 51F, p.319
34 Stobée I, 105, 8-16 (SVF III, Apollodore 8), LS 51D, p.318
35 Plutarque. Des notions communes, 1081C – 1082A, LS 51 C4, p.317
19
qu’une durée infinitésimale au « maintenant. ». Aucun temps ne serait donc
rigoureusement et objectivement présent36.
Si cela se confirmait, ce constat serait lourd de conséquences pour l’amor fati. Car,
comment dès lors établir un plaidoyer pour l’amor fati dans un contexte où le présent
est compris comme une réalité évanescente et ineffable au mieux, comme une pure
illusion au pis ? Le paradoxe est d’autant plus vif que notre sens commun semble
valider l’existence même du présent, du moins celle d’un présent «vécu».
Si la dimension physique du temps soulève plus de questionnements que de réponse,
c’est vraisemblablement vers la question de l’être du présent que doivent converger
ces interrogations. Véritable crux commentatorum, l’existence du présent devra être
réhabilitée pour espérer soutenir la théorie de l’amor fati.
Cerner le présent : condition nécessaire à l’amor fati
D’un point de vue phénoménologique, le temps présent, celui qui apparaît évident par
la sensation même, doit avoir une quelconque existence. C’est là notre plus ferme
impression. Les stoïciens, loin d’avoir évacué cette perspective, lui ont réservé une
attention toute spéciale. Les prochaines lignes y seront d’ailleurs consacrées.
Nous disions, auparavant, que le présent était pris cosmologiquement entre deux
infinis (passé et futur) au point de leur céder toute existence physique. Or, l’existence
contestée du présent issue de cette conception serait, selon Victor Goldschmidt, une
erreur d’inspiration aristotélicienne : « Il n’est pas vrai que l’instant comme l’avait dit
36
Cf. Goldschmidt, Victor. Le système stoïcien et l’idée de temps. Paris : Vrin, 1953, p.37
20
le Stagirite, « divise » ; plutôt, on l’a vu, il délimite et il détermine, mais il est très
vrai que l’instant « relie »; bien plus, il faut dire qu’il totalise37 ».
Il est également possible de penser que l’origine de la remise en doute de l’existence
du présent réside dans l’interprétation de l’une de ses caractéristiques propres : son
caractère éphémère. En effet, les stoïciens, influencés par les propos héraclitéens sur
le temps, sont au fait que le flux incessant des évènements nous présente des éléments
toujours évanescents et incomplets. L’existence du présent est en ce sens fragile, bien
que réelle. Parfois, les stoïciens tireront profit de cet aspect éphémère pour rendre
supportables les difficultés et les épreuves de la vie. Voici un exemple de cette
réduction du présent à une simple suite infinitésimale de courts moments
insignifiants :
Que l’image de ta vie entière ne te trouble. Ne va pas songer à toutes les
choses pénibles qui sont probablement survenues; mais à chaque moment
présent, demande-toi : Qu’y a-t-il dans ce fait d’insupportable et
d’irrésistible ? Souviens-toi aussi que ce n’est pas le passé ni l’avenir
mais le présent qui pèse sur toi. Et le présent se rapetisse si seulement tu
sais le borner et si tu convaincs d’erreur l’idée qu’on ne peut résister à
une chose aussi mince.38
Pourtant, dans d’autres cas, les disciples de Zénon tiennent à conférer densité et
profondeur au présent - c’est là leur innovation propre. C’est seulement ainsi que l’on
pourra asseoir la théorie de l’amor fati ; le présent deviendra le matériau de base sur
lequel tablera la morale stoïcienne. En effet, personne n’insistera autant qu’eux sur
l’importance de se concentrer sur le présent, aussi infime soit-il :
Rejette donc tout le reste pour ne retenir que ces quelques préceptes. Et
souviens-toi encore que chacun ne vit que le présent, cet infiniment petit.
Le reste, ou bien est déjà vécu, ou bien est incertain.39
37
Goldschmidt, Victor. Le système stoïcien et l’idée de temps. Paris : Vrin, 1953, p.49
Marc-Aurèle. Pensées, VIII, 36, p.1206
39 Marc-Aurèle. Pensées, Livre III, 10, p.22; « Complais-toi dans le temps présent », Pensées, VIII
38
21
Les citations attestant le statut privilégié du présent sont légion dans le corpus
stoïcien. Le passé et le futur, eux, n’ont qu’une importance secondaire. En fait, ces
derniers sont souvent instrumentalisés dans le cadre d’une expérience de pensée
visant précisément à enrichir le seul mode temporel primordial : le présent.
Concrètement, le rôle du passé se résume à être évoqué à l’occasion pour réactiver
des souvenirs agréables ou pour revivifier la reconnaissance que nous devrions avoir
envers des évènements ou des personnes du passé. Ce passage de Marc-Aurèle en est
une preuve : « Lorsque tu veux éprouver de la joie, songe aux mérites de ceux qui
vivent avec toi, à l’activité de l’un, à la conscience d’un autre, à la générosité d’un
troisième […] Ainsi faut-il les avoir présents à l’esprit 40». Voilà comment le passé,
sous forme du souvenir, peut réinsérer l’expérience de l’amor fati.
Quant au futur, il est vu comme le lieu par excellence des passions (craintes, espoirs,
etc.). Encore une fois, s’il est utile au sage stoïcien, ce n’est qu’en vue de servir le
présent par le truchement d’une expérience de pensée. On peut, dès lors, regarder le
futur comme un « présent anticipé 41 » pour reprendre les mots de Jacqueline Lagrée.
Par exemple, on pourra se rappeler, à travers cette vision de l’avenir, notre mort
imminente et l’urgence qu’on a de bien vivre. Nous reviendrons sur ce point
primordial sous peu.
En somme, hormis les expériences de pensée à valeur heuristique, le stoïcien ne vit
que dans le présent uniquement. Ne pouvant changer le passé et n’ayant pas encore
accès au futur, le présent est pour lui le seul lieu de la liberté. Bien que le temps en
soi demeure hors de la portée du sage – le temps est par excellence ce qui ne dépend
pas de nous comme le notait habilement Bréhier42 – le présent représente le seul cadre
40
Marc-Aurèle. Pensées, VI, 48
Lagrée, Jacqueline. Le Néostoïcisme. Paris : Vrin, 2010, p.196
42 « L’âge doit être mis au rang des choses étrangères, mais il est en mon pouvoir d’être homme de bien autant de
temps que je vivrai (Aetas inter externa est…)» Sénèque, Épitres à Lucilius, Épitre XCIII
41
22
à l’intérieur duquel peut émerger le bonheur. « L’homme heureux, disait Sénèque, est
celui qui se contente du présent, quel qu’il soit (beatus est praesentibus,
qualiacumque sunt) 43». Son importance pour l’amor fati ne fait maintenant plus
aucun doute. Celui qui « aime » le destin aime en vérité la perpétuelle succession des
manifestations présentes de ce destin. En outre, c’est toujours le présent qu’il aime.
Et donc, par addition, le présent se dilate jusqu’à une dimension qui transcende la
simple perspective humaine; le présent ne fait plus qu’un avec l’éternité. Car, comme
le notait Luc Ferry, c’est notre mauvaise conception du passé et du futur qui occultait
l’assimilation du présent et de l’éternel : « Il n’est pas, au fond, de différence entre
l’éternité et le présent, une fois du moins que ce dernier n’est plus dévalorisé au
regard des autres dimensions [passé et futur]44 ». Mais, contrairement à Dieu à qui
d’emblée l’éternité est donnée comme un seul présent, l’homme doit fonctionner par
analogie pour saisir toute la portée de ce qui apparaissait au départ comme un bien
mince présent. Stobée nous en fait mention :
Mais la totalité du temps est présente comme nous parlons de « la
présente année », en agrandissant la délimitation. On dit également que la
totalité du temps est le cas, bien qu’aucune de ses parties ne soit le cas en
toute rigueur de termes. 45
Et Marc-Aurèle de renchérir : « Qui a vu le présent a tout vu, et tout ce qui a été
depuis l’infini et tout ce qui sera à l’infini; car toutes choses ont même origine et
mêmes aspects
46
». Victor Goldschmidt, parlait à juste titre de « temporalisation de
l’éternité 47» puisque le présent concentre en lui-même achèvement et perfection. Il
s’agit en définitive d’un présent totalisant qui assimile passé et futur comme nous
l’avons constaté.
43Sénèque.
De la vie heureuse, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction De M. Nisard.
Paris, 1869, p.357
44 Ferry, Luc. Apprendre à vivre. Paris : Flammarion, 2009, p.65
45 Stobée I, 105, 8-16 (SVF III, Apollodore 8), LS 51D, p.318
46 Marc-Aurèle. Pensées, Livre VI, 37, p.62 ou encore « temps dans son ensemble est présent (Apollodore. ap. Ar.
Did., 26 (Dox. Gr., 461, 10))»
47Goldschmidt, Victor. Le système stoïcien et l’idée de temps. Paris : Vrin, 1953, p.43
23
Résumons-nous. Il y a, tout d’abord, un présent tributaire à la fois d’une ontologie
minimaliste (le temps serait tout au plus un « quelque chose » immatériel) et d’une
inspiration héraclitéenne soulignant sa nature éphémère, évanescente et fugace. La
nature, la référence normative pour un stoïcien, regorge en effet d’exemples plus
éloquents les uns que les autres du changement incessant. En revanche, il y aurait
également une volonté stoïcienne toute spéciale de conférer épaisseur et densité à ce
mode particulier du temps, soit le présent. Il serait dès lors possible de s’extraire
psychiquement de ce flux perpétuel pour dévoiler une réalité d’une stabilité
jusqu’alors insoupçonnée. Il s’agirait de l’assimilation du présent et de l’éternel – une
évidence pour le divin. Les stoïciens semblent vouloir conserver cette tension sans
jamais réduire une perspective à l’autre. On verra que sur le plan moral, les deux
antagonistes servent à tour de rôle le sort de l’amor fati.
Les conséquences sur le plan moral sont majeures. Tout d’abord, la mise en exergue
du caractère éphémère du moment présent commande à l’homme un changement
d’attitude : il n’y a désormais nulle place pour la mélancolie ou pour la
procrastination48 ; il y plutôt une urgence de bien vivre. Car le changement incessant
rappelle la venue imminente de la mort comme nous l’avons souligné auparavant.
Dans la nature, les vivants se succèdent l’un l’autre et nous ne saurions faire
exception49. Pierre Hadot, dans La Citadelle Intérieure, nous mentionne les
conséquences bénéfiques d’un tel constat : « Alors il faut, dans l’instant même,
transformer notre manière de penser et d’agir. Maintenant ou jamais! Cette pensée de
la mort donne à chaque instant présent de la vie son sérieux, sa valeur infinie, sa
splendeur50 ». Loin donc d’instaurer une panique nerveuse, le spectre de la mort
restaure toute l’importance que le sage accorde au moment présent, quel qu’il soit.
48
« Rappelle-toi depuis combien de temps tu remets à plus tard et que de fois, ayant obtenu des Dieux des
renouvellements d’échéance, tu n’en profites pas. Il faut enfin comprendre dès maintenant de quel univers tu fais
partie, de quel être, directeur du monde, tu es une émanation, et que ta vie est étroitement circonscrite dans le
temps. Si tu ne profites pas de cet instant pour atteindre la sérénité, il passera, tu passeras et ce ne sera plus
possible. » Marc-Aurèle. Pensées. II, 4, p.11
49 La mort est d’ailleurs un réquisit du renouvellement des êtres selon Épictète: « pour que s’accomplisse le cycle
du monde, ce qui exige des choses présentes, des choses futures, des choses passés ». Épictète. Entretiens. Livre
II, I, 18, p.88
50 Hadot, Pierre. La citadelle intérieure. Paris : Fayard, 1997, p.152
24
C’est ainsi que le disciple stoïcien dispose de son âme « comme si ce jour était le
dernier
51
» bénissant chaque instant qui se présente à lui. Concédons toutefois que
vivre aujourd’hui « comme si c’était notre dernier jour » peut sembler un idéal
irréalisable aux yeux de certains lecteurs. Une façon plus accessible d’en arriver à cet
objectif serait par l’assimilation sénéquéenne52 de la vie et de la journée. Ici, le
philosophe ne réduit pas la vie à un immense « aujourd’hui »; cela édulcorait le
temps, ce qui n’est évidemment guère l’objectif ici. Il conçoit plutôt son
« aujourd’hui » comme une vie à part entière; au matin correspond l’enfance, à
l’après-midi la vie adulte, puis, à la nuit la mort. Il ne s’agit plus de réussir sa vie –
objectif trop lointain et bilan rétrospectif intégral impossible – mais bien de réussir sa
journée. De la sorte, l’importance de chaque instant se trouve comprimée. Œuvrant à
petite échelle, nous arrivons, avec cette technique de Sénèque au même point
d’arrivée que Marc-Aurèle stipulant de vivre aujourd’hui comme le dernier jour : la
concentration accrue du présent est la strictement la même.
Le présent, compris à la lumière des mutations ininterrompues du monde, apparaît
alors comme un moment privilégié qu’il faut apprendre à apprivoiser. Le sage
stoïcien, par sa lucidité propre, sait lui conférer l’importance qui lui revient. Fort de
cette clairvoyance, il sait stabiliser le présent en lui attribuant, malgré les vicissitudes,
toute l’épaisseur et la consistance qui lui reviennent. En somme, c’est dans ce cadre
héraclitéen que, paradoxalement, on arrive à octroyer au présent une durée, condition
indispensable de l’amor fati, et par extension, de toute moralité.
Le présent étant pour ainsi dire libéré de ce flux perpétuel, il a désormais
l’opportunité de faire l’objet de l’entreprise morale. D’ailleurs, le membre du
Portique n’a pas besoin de quoi que ce soit d’autre pour accomplir la vertu. « Voulezvous savoir pourquoi la vertu n’a besoin de rien ? demandait Sénèque. C’est parce
qu’elle se contente de ce qui est présent, et ne désire point ce qui est à venir. (Quaeris
51
52
Sénèque, Épitres à Lucilius, Épitre CI, p.796
Ibid.
25
quare virtus nullo egeat ? – Praesentibus gaudet; non concupiscit absentia) 53». En
toutes circonstances, le τέλος peut être atteint. En ce sens, la moralité intentionnaliste
stoïcienne fait l’économie d’un futur incertain pour rester avec quiétude dans le
moment présent. Ce n’est que dans ce contexte que l’amor fati entretient un rapport
sain et profitable avec le temps.
La conception stoïcienne de la souffrance
Si le temps n’interfère pas avec l’amour que le sage voue au destin - comme nous en
avons convenu -, la souffrance, elle, peut représenter une véritable objection. Il nous
serait en effet impossible d’éluder les embûches qu’elle peut occasionner pour l’amor
fati. Le Portique nous exhorte-t-il à aimer la souffrance en soi ? Sinon, quelle place
devrait avoir la souffrance dans l’optique stoïcienne ?
Afin de respecter l’esprit stoïcien et pour pouvoir répondre à ces interrogations, il
nous faut préalablement revenir à la source même de la souffrance : quelles en sont
les causes ? Notre réponse tout aussi triviale qu’efficace serait la suivante : la
présence d’un mal ou le désir vain de l’obtention d’un bien. Le bien et le mal, ces
deux grandes catégories morales, pourraient se décliner selon le sens commun en
couple
antinomique:
santé /maladie,
beauté/laideur,
richesse/pauvreté,
honneurs/déshonneur, etc. Dans cette perspective, on pourrait souffrir de la présence
d’un « mal » comme la maladie, ou même, on pourrait souffrir de nos velléités pour
un quelconque « bien », par exemple la richesse. Dans tous les cas, c’est la
conception du bien et du mal telle que véhiculée par le sens commun qui est en jeu.
Or, pour l’orthodoxie stoïcienne, la véritable manifestation du bien et du mal est
radicalement différente. En effet, aucun de ces couples antinomiques ne relève en
réalité du bien ou du mal. Le bien et le mal sont, stricto sensu, restreints à la sphère
53
Sénèque. Épitres à Lucilius, Épitre LXXIV, .671
26
morale. Pour le dire en d’autres mots, le seul bien possible est la vertu, et, à l’inverse,
le seul mal possible est le vice. Tout le reste est appelé indifférent (ἀδιάφορα54) dans
la mesure où il est, dans la philosophie stoïcienne, indifférent au bonheur ou au
malheur des individus. Bien sûr, ils concèderont que la santé est préférable
(προηγμένα) à la maladie, la richesse à la pauvreté, la beauté à la laideur et l’honneur
au déshonneur, bien que, ultimement, ce que l’on considère ici comme des « biens »
demeurent pour eux des indifférents.
En somme, ce que l’on croyait être un mal n’est pas un mal. Et ce que l’on croyait
être un bien n’est pas un bien. Ces croyances erronées sont le terreau par excellence
des passions. Celles-ci tiraillent l’âme et exacerbent davantage la souffrance. Cette
accumulation se fait illégitimement puisque cette situation repose sur des bases
erronées. On comprend dès lors que ce sont nos opinions inexactes qui sont la source
de nos souffrances, et non les évènements extérieurs eux-mêmes.
Ce que propose le sage stoïcien, c’est de se concentrer sur soi. Étant donné que tout
bien et mal se résument à la vertu et au vice, notre bonheur ou notre malheur dépend
de nous exclusivement. Nul besoin d’avoir ne serait-ce qu’un minimum de ressource
(santé, richesse matérielle, etc.) comme le prétend la morale aristotélicienne, seule la
vertu suffit au bonheur. Devant tout évènement, le sage stoïcien sait différencier ce
qui dépend de lui (ἐφ'ἡμῖν) de ce qui ne dépend pas de lui (οὐκ ἐφ'ἡμῖν).
Ce travail primordial de « classification » relève du juste usage des représentations
(chrésis tôn phantasiôn) ou, plus généralement, d’une discipline du jugement – nous
y reviendrons. Cette tâche est essentielle puisqu’elle éradique les souffrances à la
source pour ainsi dire. C’est en ce sens qu’Épictète mentionnait que « le sage est
54
Il y a une division parmi les indifférents : certains peuvent provoquer une impulsion (gloire, santé, richesse),
d’autres non (avoir un nombre pair de cheveux sur la tête). Ici nous parlerons des premiers évidemment.
27
invincible; [puisqu’] il ne se bat que là où il a la supériorité55 », c’est-à-dire, dans la
sphère de ce qui dépend de lui. « Il n’y a qu’une route vers le bonheur […] insiste
encore Épictète, c’est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté,
de croire qu’aucune d’elles n’est notre propriété, de les abandonner toutes à la
divinité 56».
Cela étant dit, ce repli sur soi ne saurait toutefois nier la réalité des embûches
extérieures et, par le fait même, l’extraordinaire difficulté reliée à l’amour du destin.
Si la réduction du mal en général au mal moral rend l’amor fati presque imperméable
à l’irruption de la souffrance, il n’en demeure pas moins que le problème de la
souffrance n’est point supprimé dans son intégralité. D’ailleurs, les membres de la
stoa n’ont jamais prétendu qu’il s’agissait d’une problématique chimérique57. Ils
devaient en effet répondre aux objections selon lesquelles il existerait bel et bien un
mal d’ordre cosmologique. Tremblements de terre, inondations, irruptions
volcaniques, ouragans, tous sont des manifestations de maux physiques. Ceux-ci ne
dépendent certes pas de nous – ils sont des οὐκ ἐφ'ἡμῖν. En revanche, ils peuvent sans
conteste troubler l’amour du destin en tant que souffrance éventuelle. Comment les
stoïciens peuvent-ils réfuter cette sérieuse objection ?
C’est grâce à des explications d’ordre cosmologique que l’aporie peut être dissipée.
Comme nous le mentionnions dans la section antérieure sur la cosmologique
stoïcienne, l’univers est pénétré de part en part par le divin. Ce panthéisme ne laisse
aucune place pour un évènement qui échapperait à la volonté divine58. Si donc une
catastrophe naturelle s’abat sur plusieurs individus, en dépit des malheurs personnels
qu’elle peut provoquer, c’est toujours qu’elle était bonne et nécessaire dans la
perspective du Tout. « Cosmic kakia », mentionnait en ce sens Anthony Long, « is a
55Épictète.
Entretiens, Livre III, VI, 5, p.973
Épictète. Entretiens, Livre IV, 39, p.1068
57 Cf. Stobée, S V F 3, 574; Sénèque. Ep. Mor. 9, 3.
58 « Il n’est pas la moindre partie du monde qui ne soit conforme, dans son état, à la volonté de Zeus. » Paroles de
Chrysippe rapportées par Plutarque dans Des notions communes, XXXIV, p.166
56
28
necessary consequence of the divine plan for good. 59» On retrouve ici un réquisit de
la morale stoïcienne là où on ne pouvait le soupçonner auparavant; vivre en accord
avec la nature signifie également savoir s’extraire de sa perspective individuelle et
comprendre les évènements mondains comme s’inscrivant dans un plan global, divin
et éternel. Il peut certes être difficile de comprendre en quoi un malheur personnel
peut être entériné par un être tout puissant et bienveillant. Néanmoins, pour le sage
stoïcien, il demeure véridique que « rien [n’arrive] qui soit contraire à la règle de la
nature universelle 60» et que, corollairement « ce qui est utile au tout ne peut nuire à
la partie 61». Par conséquent, cette nature ne saurait nous imposer quoi que ce soit
d’absolument insupportable62. La position stoïcienne est en définitive très
conséquente puisqu’elle réussit à conjuguer ses thèses cosmo-théologiques avec la
présence indéniable des malheurs (indifférents au sens strict) propres à l’existence
humaine. Sans, en effet, nier l’existence des malheurs, les philosophes du Portique
renversent le paradigme du sens commun à leur avantage ; l’amor fati n’est plus en
proie au malheur, au contraire, « le malheur [devient] une occasion pour la vertu.
(Calamitas virtutis occasio est)63 », et, par extension, au bonheur. Ce renversement64
(περιτροπή) pour le moins spectaculaire n’est pourtant pas un raisonnement ad hoc en
vue de sous-estimer la souffrance. Il est encore une fois un simple calque de la nature.
Comme le remarquait justement Jacques Brunschwig65, cette dernière regorge
d’exemples dans lesquels elle utilise les difficultés pour grandir et devenir plus forte.
La flore tirant profit d’un feu l’ayant ravagée pour se régénérer serait un exemple
parmi tant d’autres. Bref, dans tous les cas, la nature utilise ses obstacles comme
tremplin. Ainsi, les stoïciens, grands naturalistes, nous exhortent à en faire autant.
Voici un extrait des Entretiens à cet effet :
59
Long A.A. « The Stoic concept of Evil », The Philosophical Quarterly, Vol. 18, No. 73 (Oct., 1968), pp. 329343, P.334
60 Marc-Aurèle. Pensées, VI, 57
61 Marc-Aurèle. Pensées, X, 6, voir aussi l’énoncé 4
62 Marc-Aurèle. Pensées, VIII, 46
63 Sénèque. De la Providence, p.131
64Présent aussi chez Marc-Aurèle : « Ma pensée allant au principal retourne et déplace tout ce qui peut faire
obstacle à mon action : ce qui arrêtait mon action devient une aide pour elle ; ce qui obstruait ma route me fait
avancer. » Marc-Aurèle. Pensées, V, 20, p.1175
65 Brunschwig, Jacques. « De la « réserve » au « renversement » », Dherbey G. Romeyer (Dir.), Les Stoïciens,
Vrin, Paris, 2005, p. 377
29
On peut aussi tirer avantage de la maladie? Par Dieu, n’en peut-on pas
tirer aussi de la mort? […] Mon voisin est méchant ; pour lui-même! mais
pour moi il est bon; il m’exerce à la bienveillance et à la bonté. 66
Déjà, il devient plus aisé de concevoir la souffrance soit comme un élément souvent
évitable, en tant que jugement erroné sur les biens et les maux, soit inévitable – mais
toujours salutaire – en tant qu’évènement extérieur nous faisant momentanément
obstacle. Ces embûches, nous l’avons vu, n’en sont pas réellement : inscrites dans le
dessein divin, elles servent à notre perfectionnement. Elles peuvent donc, au final,
être accueillies et aimées par le sage stoïcien.
La licence stoïcienne accordée au suicide
Un dernier point mérite encore notre attention : celui de la licence que les stoïciens
octroient au suicide. Ce point de doctrine est litigieux, particulièrement en ce qui
concerne l’amor fati. Pour éviter la contradiction, les philosophes de la stoa doivent
en effet concilier la mort volontaire (qu’ils prônent ouvertement et sans complexe)
avec l’amour sans borne pour le destin. Par quelle gymnastique intellectuelle peut-on
arrimer ces deux éléments?
Prenons tout d’abord connaissance des témoignages stoïciens à propos de la mort dite
naturelle ou non intentionnelle. Ce léger détour nous servira pour comprendre
comment se déploie l’argumentaire stoïcien pro-suicide. Parmi les nombreuses
occurrences de ce concept dans le corpus stoïcien, recensons, en premier lieu, ces
passages de l’empereur Marc-Aurèle :
66
Épictète. Entretiens, Livre III, XX, 4-11, p.998-9
30
Si l’on envisage la mort elle-même isolément et si l’on dissipe, par
l’analyse du concept, les fantômes qu’elle revêt, on n’aura plus d’elle
d’autre opinion, sinon qu’elle est une œuvre de la nature. Or si quelqu’un
redoute une œuvre de la nature, c’est un enfant. Et non seulement c’est
une œuvre de la nature, mais encore elle lui est utile. 67
Puis, un peu plus loin dans ses Pensées :
Celui qui craint la mort craint ou bien l’insensibilité ou bien une
sensibilité différente. Si l’on ne sent plus rien, on ne sentira pas non plus
de mal; si l’on a un nouveau mode de sentir, l’on sera un vivant d’une
sorte nouvelle, et on ne cessera pas de vivre.68
Tout d’abord, dans le premier extrait, nous retrouvons l’idée selon laquelle la mort en
soi ne représente pas un mal. C’est plutôt, comme nous le soulignons antérieurement,
l’idée voulant que la mort soit un mal qui est en vérité un mal. Il s’agit donc de
l’opinion, et non du fait naturel. Alors que l’opinion dépend de nous, la mort
(naturelle) ne dépend pas de nous. Par conséquent, nous devrions nous concentrer sur
la première, et négliger la seconde. Car, pour les stoïciens, c’est sur l’opinion de la
mort que nous avons une réelle emprise et c’est justement à ce niveau qu’il faut
agir69. Voilà pourquoi Marc-Aurèle rappelle par la suite le caractère nécessaire,
naturel et surtout, utile de la mort; sans celle-ci, le cycle cosmique ne pourrait suivre
son cours.
Dans le deuxième passage, l’empereur-philosophe intègre une rhétorique de type
épicurienne afin de dissiper la crainte de la mort. Calquant en effet un des tetra
pharmacon de ses rivaux du Jardin, Marc-Aurèle nous présente l’après-mort dans une
disjonctive qui met en lumière deux scénarios également banals et inoffensifs : ou
bien rien, ou bien une sensibilité différente. La finalité demeure toujours la même :
chasser la crainte déraisonnable envers la mort et la remplacer par une vision plus
factuelle et objective.
67
Marc-Aurèle. Pensées. II, 12
Pensées. VIII, 58
69 Cf. Sénèque, Épîtres à Lucilius, Épître LXXIV, p.669
68Marc-Aurèle.
31
C’est en somme débarrassée de son voile d’horreur et de mystère que la mort peut
maintenant se présenter sous son angle le plus controversé, c’est-à-dire, en tant que
mort choisie volontairement. Les extraits attestant l’appui sans équivoque des
stoïciens à cette avenue sont nombreux. Nul besoin toutefois de les recenser
intégralement. Citons pour les besoins de la cause un passage clef des Entretiens,
puis, dans un second temps, un extrait des Épîtres à Lucilius.
Si je suis à ce point malheureux, la mort sera mon port de refuge. Pour
tous il y a ce havre qu’est la mort, cet asile. Grâce à elle il n’y a pas de
difficulté dans la vie. Lorsqu’on le veut, on s’en va.70
Ensuite, Sénèque, évoquant l’attitude de l’homme sage :
S’il arrive beaucoup de choses fâcheuses qui troublent son repos, il se
donne congé, et n’attend pas à l’extrémité. (Si multa occurunt molesta et
tranquillitatem turbantia, emittit se ; nec hoc tantum in necessitate ultima
facit)71
En premier lieu, ce qui est manifeste dans ces passages, c’est d’abord et avant tout le
caractère hypothétique de ce point de doctrine stoïcien. Le suicide n’est pas présenté
comme un exutoire séduisant, ou encore comme un impératif pour les souffrants
désespérés. Il est là simplement comme une option, comme une potentialité. Sans
faire l’apologie du suicide, les philosophes du Portique, pour qui la mort n’est pas un
mal, évoquent simplement l’idée de la mort volontaire. Bien sûr, cette idée peut
passer à l’effectivité – comme en atteste l’histoire de certains stoïciens comme Zénon,
Cléanthe, Antipater et Sénèque. Toujours est-il que nous aurions tort, selon eux, de
sous-estimer les bénéfices que peut procurer la simple possibilité du suicide. Ainsi
faut-il comprendre le rôle de l’idée du suicide dans l’objectif de sérénité, d’absence
de trouble et de liberté propre au Portique. Cette solution, même à l’état hypothétique,
70
71
Épictète. Entretiens, Livre IV, X, 27, p.1094
Sénèque. Épîtres à Lucilius, Épîtres LXX, p.655
32
peut
certainement
apaiser une âme
en
souffrance.
A
contrario, rejeter
catégoriquement cette avenue risquerait de transformer la vie en véritable cachot, ce
qui, par le fait même, rajouterait à la souffrance initiale72. Cela serait non seulement
inutile, mais absurde. La compréhension stoïcienne du suicide se présente
radicalement différente de celle issue de la tradition judéo-chrétienne: pour les
membres de la stoa, la mort volontaire n’est ni irrationnelle73 ni impie74. Rappelons
que la vie, prise en elle-même, est un ἀδιάφορα puisqu’elle tombe dans la catégorie
du οὐκ ἐφ'ἡμῖν. Seul le bon usage de la vie dépend de nous. Ce détail n’est pas
anodin. Car, dans la perspective stoïcienne, personne n’hésitera à placer un οὐκ
ἐφ'ἡμῖν au-dessus d’un ἐφ'ἡμῖν. Comme le mentionnait habilement Muller, mettre en
balance sa vie [indépendant] et sa dignité (ou sa liberté) [dépendant], c’est avoir déjà
sacrifié les secondes au profit d’un faux bien 75 ».
Au demeurant, il reste manifeste que la mort volontaire représente une avenue
exceptionnelle. Il importe néanmoins de se débarrasser de l’attitude marginalisante et
culpabilisante envers l’idée du suicide. En effet, la possibilité du suicide vise
étonnement à vivifier la vie du sage stoïcien. Si, en effet, le sage stoïcien vit, c’est
qu’il a d’ores et déjà choisi de vivre et veut le faire pleinement, et ce, malgré les
souffrances; il ne vit pas « par défaut », il vit par choix. Le statu quo est la seule
option à proscrire. Citons Épictète qui illustre magnifiquement nos propos:
Chose essentielle : songe que la porte est ouverte. Ne sois pas plus lâche
que les enfants; quand la chose ne leur plait pas, ils disent : « Je ne jouerai
plus »; toi aussi, quand tu crois être en semblable situation, dis : je ne
jouerai plus, et va t’en; mais si tu restes, ne gémis pas.76
72
Cf. Xenakis, Jason. Epictetus Philosopher-Therapist. p.18
« Se pendre, n’est-ce pas insupportable ?- Lorsque l’on éprouve qu’il est raisonnable de le faire, on quitte la vie
en se pendant. » Épictète. Entretiens, Livre I, II, 3, p.811
74 « La Providence n’a rien de fait mieux, à mon gré, que d’avoir donné plusieurs issues à la vie, ne lui ayant
donné qu’une seule entrée. (Nil melius aeterna lex fecit, quam quod unum introitum nobis ad vitam dedit, exitus
nultos.) » Sénèque. Épîtres à Lucilius, Épîtres LXX, p.656
75 Muller, Robert. Les Stoïciens : La liberté et l’ordre du monde, p.53
76 Épictète. Entretiens, Livre I, XXIV, 20, p.862
73
33
Épictète, par l’instrumentalisation de l’idée du suicide, veut nous convier à libérer
notre existence de la complainte. C’est précisément en ce sens que l’idée du suicide
sert la vie. « Envisager sereinement le suicide, écrivait justement Jean-Noël Duhot, en
fait comprendre l’inutilité 77 ».
77
Duhot, Jean-Joël. Épictète et la sagesse stoïcienne, Albin Michel, Paris, 2003, p.134
34
Chapitre 2 : thèmes nietzschéens
Considérations préliminaires sur les obstacles contextuels de l’amor
fati nietzschéen
Il faut le reconnaitre : notre passage vers Nietzsche nous force à une ellipse
temporelle majeure. Des derniers stoïciens à Nietzsche, plusieurs siècles se sont
effectivement écoulés. Nous ne pouvons, par conséquent, omettre le changement
important qui s’est opéré : une mise en contexte s’impose. La présente section aura
pour fonction d’introduire les entraves idéologiques majeures à la relance
nietzschéenne de l’amor fati, en l’occurrence, l’idéal chrétien et le nihilisme ambiant.
Car il est clair qu’avant même de déployer ce concept d’origine stoïcienne, il faut
marquer l’incommensurabilité de celui-ci avec ces deux éléments.
Débutons par le cas de l’idéal chrétien. Louis Godbout résume mieux que quiconque
le défi issu de cette situation particulière :
Le paradoxe et toute la difficulté de l’entreprise résident en ceci que le
retour à l’affirmation, qui passe par un retour à l’innocence, doit être
préparé au cœur de la culture de la négation et par un discours élaboré au
sein d’une conscience structurée par la tradition dont elle cherche à se
déprendre. 78
L’entreprise nietzschéenne doit en effet marquer un franc divorce avec l’héritage
métaphysique platonico-chrétien, tout en évitant de commettre les même erreurs qu’il
dénonce – ce qui serait tout à fait ironique. Réactivité, ressentiment, mauvaise
conscience et moralisme ; tous sont désormais à proscrire. Le divorce semble
complet; c’est Dionysos contre le Crucifié pourrait-on dire pour reprendre les mots
mêmes de Nietzsche.
78
Godbout, Louis. Nietzsche et la probité. p.140
35
Cette coupure peut sembler outrancière et même suspecte. Nous sommes
effectivement en droit de nous demander en quoi l’amour du destin devrait être
considéré comme l’apanage d’une doctrine non religieuse. Pourquoi n’y aurait-il pas
un amor fati chrétien ? Et si tel était le cas, pourrait-il même avoir des affinités
conceptuelles avec l’amor fati stoïcien ou nietzschéen ? Dans le cas contraire, quelles
raisons pousseraient Nietzsche à garder une distance face à la religion en général et
au christianisme en particulier ?
D’emblée une pierre d’achoppement émerge : ce n’est qu’au prix d’une périlleuse
contorsion intellectuelle que l’on pourrait associer destin et chrétienté. Les chrétiens
ne souscrivent absolument pas au déterminisme stoïcien ni même au déterminisme
nietzschéen. En d’autres mots, la liberté évoquée par l’orthodoxie chrétienne est
étrangère à la philosophie de nos auteurs79. Il faudrait donc d’entrée de jeu assouplir
l’expression amor fati pour « amour de l’existence » pour chercher à en trouver des
traces dans la pensée chrétienne. Même alors, il nous semble que Nietzsche rejetterait
un quelconque rapprochement avec sa vision de l’amour du destin. Deux raisons
majeures pourraient sous-tendre l’argumentaire du philosophe.
Premièrement, Nietzsche propose une affirmation joyeuse de la vie sans restriction
aucune, alors que pour le chrétien, l’affirmation – s’il y a – est toujours assujettie au
divin. L’assujettissement se déploie et s’immisce profondément dans la vie à travers
des rites, des sacrements et des préceptes. Il résulte de cet effort concerté une vision
cohérente et unifiée de l’homme et de ce que devrait être son existence en accord
avec son Auteur. Or, pour le philosophe allemand, cette perspective englobante
aplanit les différences propres de l’individu et restreint par le fait même le champ de
ses possibilités. D’une façon plus générale, c’est de toutes les coercitions extérieures
visant l’uniformisation dont Nietzsche veut se débarrasser80; l’amor fati nietzschéen
79
Il serait inutile d’explorer ici les quelques similarités entre la pensée stoïcienne et la pensée chrétienne.
La morale stoïcienne et kantienne notamment. Nous mettrons en relief la vision nietzschéenne et stoïcienne sur
le sujet au dernier chapitre.
80
36
ne saurait se comprendre comme un simple lit de Procuste. De fait, les concepts qu’il
déploie, nous le verrons, n’annihilent en rien les particularités propres à chaque
individu. Au contraire, c’est avec cette diversité comme matériau de base que
Nietzsche amorce son travail. La démarche qu’il présente comporte une part
d’indétermination. En somme, il apparait manifeste qu’un « amour » du destin –
comme tout amour, quel qu’il soit d’ailleurs – ne pourrait être tributaire d’un
moralisme interventionniste sans altération partielle ou totale.
Deuxièmement, l’amour de l’existence propre au chrétien repose entièrement sur une
promesse incertaine : celle d’un monde meilleur que celui-ci. Si la présente existence
peut être appréciée en dépit de ses difficultés, ce n’est toujours qu’à travers l’espoir
qu’elle aboutira inévitablement sur le Royaume de Dieu. C’est alors par la médiation
de cette vue de l’esprit que le destin d’ici-bas peut être supporté. Cette planche de
salut intellectuelle révèle que, si l’on peut évoquer un « amour de l’existence»
chrétien, c’est seulement parce que la beauté potentielle de l’arrière-monde fait
suffisamment contrepoids à la laideur relative du monde sublunaire. Or, Nietzsche ne
saurait s’opposer avec assez de vigueur à cette idée. Pour lui, il s’agit indéniablement
d’une funeste méprise. « La décision chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a
[effectivement] rendu le monde laid et mauvais81 , observe-t-il dans le Gai Savoir. Au
contraire, pour lui, « la connaissance de la réalité même la plus laide est belle et celui
qui connait fréquemment et beaucoup est finalement très éloigné de trouver laid le
grand ensemble de la réalité82 ». Nous reviendrons sur l’importance de la dimension
esthétique dans une section subséquente. Ce qu’il faut pour l’instant comprendre,
c’est l’impossibilité pour Nietzsche d’alimenter l’espérance d’un meilleur monde en
dévaluant cette existence-ci. L’existence « d’ici-bas » ne peut être instrumentalisée.
Bref, elle ne doit pas être aimée en tant que moyen, mais bien strictement pour ellemême. Ce dernier élément représente la véritable pierre d’achoppement pour notre
philosophe. « Je vous en conjure mes frères, nous dit-il par la voix de Zarathoustra,
81
Nietzsche. Gai Savoir, §130, Deleuze ajoute : « Il [le christianisme] aime la vie, comme l’oiseau de proie
l’agneau : tendre, mutilée, mourante ». Deleuze, Gilles. Nietzsche et la philosophie, p.17
82 Nietzsche. Aurore, §550
37
restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances
supraterrestres! 83». Cette « fidélité à la terre » est manifestement impensable pour
ceux que Nietzsche appelle les « pieux hallucinés de l’arrière-monde 84». Finalement,
Nietzsche propose une démarche purement immanente et indépendante qui ne pourra
s’ériger que sur les ruines de l’idéologie chrétienne. Tel est le rapport du
christianisme à l’amor fati dans la mouture nietzschéenne.
Or, le christianisme n’est pas la seule entrave à l’émancipation de l’amor fati. Au
contraire, la « mort de Dieu », loin de tourner la page sur l’héritage platonicochrétien, en marque seulement une mutation. « Dieu est mort : mais, à la façon dont
sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des
cavernes où l’on montrera son ombre. – Et nous – il nous faut encore vaincre son
ombre ! 85» prévient-il. La mort de Dieu n’est en somme qu’une victoire partielle qui
laisse entrevoir autant de crainte que d’espoir. Le nihilisme demeure l’ultime défi.
Pour notre auteur, il s’agit indéniablement d’une période charnière : ce nihilisme
incomplet ne saurait être que transitoire. En ce sens, il devra, tôt ou tard, ou avorter,
ou venir à terme. Se complaire dans un simple statu quo est impensable pour
Nietzsche. Car, en effet, le produit de cette ambivalence nihiliste, le dernier homme,
est insoutenable. Le dernier homme, le « plus méprisable86 », trouve sa niche au sein
même de cette décadence. Il a « son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour
la nuit87 » et se satisfait ainsi dans sa médiocrité. Pour être plus précis, son impotence
découle directement de son ignorance de tout ce qu’il y a de grand dans l’existence :
« Amour ? Création? Désir ? Étoile ? Qu’est-ce cela ? 88» demande-t-il bêtement.
83
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Le prologue de Zarathoustra », §3, p.292
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De l’esprit de lourdeur », §15, p.445
85 Nietzsche. Gai Savoir, III, §108, p.121
86 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, §5, p.295
87 Ibid.
88 Ibid.
84
38
Si le statu quo est impensable dans l’optique de l’amor fati, et si un retour aux idoles
platonico-chrétiennes est également à rejeter, il ne reste qu’une seule option : celle de
pousser le nihilisme jusqu’à son terme. C’est, de fait, à son paroxysme que,
paradoxalement, on arrivera au seuil de l’affirmation réellement créatrice. Le
nihilisme finira par se dissoudre en son contraire :
D’où viennent les plus hautes montages ? c’est ce que j’ai demandé jadis.
Alors, j’ai appris qu’elles viennent de la mer. Ce témoignage est écrit
dans leurs rochers et sur les parois de leurs sommets. C’est du plus bas
que le plus haut doit atteindre son sommet. 89
Ce sommet, c’est la création de nouvelles valeurs, de nouveaux sens. Le monde peut
bien se présenter comme étant a-moral, l’homme, lui, peut l’inséminer de son génie.
C’est à lui de reconstruire la hiérarchie des valeurs. La direction d’ajustement n’est
plus la même : elle n’est plus du monde à l’homme, mais du second au premier. Cette
nouvelle conscience de la vacuité morale de l’être se révèle finalement salutaire.
L’homme peut maintenant lui-même se réapproprier. Citons les mots de Nietzsche à
cet effet :
On revient regénéré de pareils abîmes, de pareilles maladies graves, et
aussi de la maladie du grave soupçon, on revient comme si l’on avait
changé de peau, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus subtil
pour la joie, avec une langue plus tendre pour toutes les choses bonnes,
avec l’esprit plus gai, avec une seconde innocence, plus dangereuse, dans
la joie ; on revient plus enfantin et, en même temps, cent fois plus raffiné
qu’on ne le fut jamais auparavant.90
Évidemment, le plus dur est à venir. Le contenu de ce « post-nihilisme » reste à
définir concrètement. Les prochaines sections auront pour finalité d’explorer cette
avenue encore obscure, mais somme toute prometteuse. Grâce à ces précisions, la
voie est maintenant pavée pour l’amor fati nietzschéen.
89
90
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le voyageur », p.403
Nietzsche. Gai Savoir, « Avant-propos de la deuxième édition », §4, p.31
39
Conception nietzschéenne du cosmos
Un tel esprit libéré apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme
heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui
existe isolément, et que, dans la totalité, tout se résout et s’affirme. Il ne
nie plus…Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles.
Je l’ai baptisée du nom de Dionysos. – 91
Voilà où notre précédent chapitre nous a mené. La séparation d’avec le christianisme
a permis un retour renouvelé à la croyance. Sans être un recul, ce cheminement rend
de nouveau possible l’utilisation de termes comme « foi » dans le lexique
nietzschéen. La portée de cette foi « la plus haute possible » est infinie : elle
débouche sur une vision transfigurée du cosmos. Tout comme les stoïciens, Nietzsche
accorde donc une place spéciale à la cosmologie. Celle-ci permet de comprendre les
évènements mondains dans une perspective plus large où « tout se résout et
s’affirme ». On constatera que, malgré quelques similitudes, l’optimisme cosmique
nietzschéen ne peut cependant être assimilé à une simple reprise de la cosmologie
stoïcienne.
À dire vrai, même le terme « cosmologie » porte à confusion chez Nietzsche
puisqu’en dépit d’un certain intérêt pour la physique, le souci « cosmologique »
nietzschéen se porte ailleurs que vers une « science » physique. S’écartant des
philosophes du Portique tout en conservant l’héritage héraclitéen, Nietzsche
s’intéresse à la relation qui unit l’individu à la nature comme devenir incessant. La
cosmologie nietzschéenne peut donc se comprendre comme l’étude du devenir à
travers ses manifestations naturelles. C’est ainsi que le terme « cosmologie » peut être
adéquatement utilisé dans son cas. Analysons maintenant, au-delà de cette distinction,
de quelle façon le philosophe allemand entend se différencier des ses homologues
gréco-romains.
91
Nietzsche. Le Crépuscule des Idoles, « Flâneries d’un inactuel », §49, p.1022
40
Dénué de téléologie, le cosmos qui se présente à Nietzsche n’est pas un univers
rationnel et parfait : « La condition générale du monde est, au contraire, de toute
éternité, le chaos, non par l’absence d’une nécessité, mais au sens d’un manque
d’ordre, de structures, de forme, de beauté, de sagesse 92». Exit l’adage selon lequel il
faudrait vivre en accord avec la nature. « La nature, évaluée au point de vue
artistique, n’est pas un modèle. Elle exagère, elle déforme, elle laisse des trous. La
nature, c’est le hasard.93 ». Ailleurs, il renchérit : « Vivre n’est-ce pas justement
vouloir être autre chose que cette nature […] vouloir être différent ? 94»
L’amor fati ne pourra cette fois tabler sur un modèle cosmologique aussi facilitant
que celui des Grecs. Le monde, vu par Nietzsche, en est un englobant laideur, chaos
et hasard. Devant ce constat, le philosophe ne peut commander une imitation de la
nature. L’individu doit se prendre en main. Il doit comprendre qu’il « collabore à
l’ensemble de l’être universel – qu’il le sache ou non – qu’il le veuille ou non95 ». Il
n’est pas étranger au cosmos; il en fait partie. Chacun devient responsable
minimalement de la partie cosmologique qu’il représente. À la manière de certaines
formules de Marc-Aurèle96, Nietzsche nous convie à devenir nous-mêmes des
porteurs de sens dans le monde :
Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes; c’est
pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence
et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées
directrices. 97
Force est de constater que le cosmos nietzschéen n’est pas, au final, dépouillé de sens.
Il n’est certes pas « naturalisé » ou « divinisé », mais bien plutôt humanisé. C’est aux
92
Nietzsche. Gai Savoir, III, §109, p.122
Nietzsche. Le crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel », §7, p.994
94 Nietzsche. Par-delà le bien et le mal, §9
95 Nietzsche. Volonté de puissance I, §10, p.5
96 Notamment, « Au total, si Dieu existe, tout est bien; si les choses vont au hasard, ne te laisse pas aller, toi aussi,
au hasard» (Pensées, IX, 28) et « Si c’est un chaos sans guide, réjouis-toi, dans une telle agitation, d’avoir en toi
une intelligence directrice » (Pensées, XII, 14)
97 Nietzsche. Considérations Inactuelles III, « Schopenhauer éducateur », §1, p.289
93
41
hommes, eux-mêmes source infinie de finalité, à travailler avec ces matériaux ingrats
que sont le chaos, la laideur ou le hasard. Il faut en quelque sorte dompter ou du
moins, apprivoiser ces éléments pour pouvoir aspirer, finalement, à l’amor fati. Ces
propos issus d’Ainsi Parlait Zarathoustra sont particulièrement inspirants in hunc
effectum :
Je suis Zarathoustra, l’impie : je fais bouillir dans ma marmite tout ce qui
est hasard. Et ce n’est que lorsque le hasard est cuit à point que je lui
souhaite la bienvenue pour en faire ma nourriture. Et en vérité, maint
hasard s’est approché de moi en maître : mais ma volonté lui parla d’une
façon plus impérieuse encore, - et aussitôt il se mettait à genoux devant
moi en suppliant.98
Le fatum universel n’est donc pas un concept abstrait et impersonnel. Il
s’individualise plutôt à travers nous par notre propre volonté. Le fatum universel et le
fatum personnel se fondent l’un dans l’autre. C’est ainsi – et ainsi seulement – que la
nécessité peut être librement voulue. « Le fatum est une pensée exaltante, insiste-t-il,
pour celui qui a compris qu’il en fait partie99 ». Ces propos éclairent une difficulté
évoquée dans les problèmes initiaux concernant l’amor fati : dans l’ego fatum,
l’amour part de soi et se diffuse naturellement vers l’ensemble du monde – nous
aborderons ultérieurement l’importance de l’amour de soi. Au risque de nous répéter,
l’objet d’amour, malgré son caractère englobant et général, n’est pas abstrait ou
diffus. Par rapport à l’héritage chrétien ou au nihilisme ambiant, cette vision
cosmologique du moi a des allures révolutionnaires : « J’enseigne aux hommes une
volonté nouvelle : suivre volontairement le chemin qu’aveuglément les hommes ont
suivi, approuver ce chemin et ne plus glisser à l’écart comme les malades et les
moribonds ! 100»
98
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la vertu qui rapetisse », §3, p.417
Nietzsche. Volonté de puissance, II, §636, p.466
100 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des hallucinés de l’arrière-monde», p.306
99
42
Ici encore, c’est seulement après avoir marqué une franche distance avec ses
adversaires que Nietzsche peut réintroduire quelques nuances, voire quelques
rapprochements jusqu’alors inconcevables. Ainsi donc, s’il ne clame pas un mode de
vie en accord avec la nature comme les stoïciens, il n’en demeure pas moins qu’il est
loin de prôner une haine de la nature. Il l’accepte seulement comme elle est :
Enfin l’amour, l’amour ramené à la nature ! Non pas l’amour d’une
« noble jeune fille » ! Pas de sentimentalité à la Senta ! Mais l’amour
comme fatum, comme fatalité, cynique, innocent, cruel, - et voilà
justement la nature ! 101
Ainsi peut-on dire que l’homme, même perdu dans un monde hasardeux, peut « se
sentir maître de son bonheur comme de son malheur102 » ; maintenant il sait naviguer
dans la tempête et n’est pas effrayé en cas de naufrage. Car, le cas échéant, il saura en
tirer profit. Ce passage du Gai Savoir n’est pas sans rappeler le περιτροπή stoïcien
évoqué plus haut103 :
C’est maintenant seulement que notre esprit est violemment envahi par
l’idée d’une providence personnelle, une idée qui a pour elle le meilleur
avocat, l’apparence évidente, maintenant que nous pouvons constater que
toutes, toutes choses qui nous frappent, tournent toujours à notre
avantage. La vie de chaque jour et de chaque heure semble vouloir
démontrer cela toujours à nouveau; que ce soit n’importe quoi, le beau
comme le mauvais temps, la perte d’un ami, une maladie, une calomnie,
la non-arrivée d’une lettre, un pied foulé, un regard jeté dans un magasin,
un argument qu’on vous oppose, le fait d’ouvrir un livre, un rêve, une
tromperie : tout cela nous apparait, immédiatement, ou peu de temps
après, comme quelque chose qui « ne pouvait pas ne pas se produire », quelque chose qui est plein de sens et d’une profonde utilité, précisément
pour nous ! […] De temps à autre, quelqu’un joue avec nous – le cher
hasard : à l’occasion, il nous conduit la main et la providence la plus sage
101
Nietzsche. Le cas Wagner, §2, p.903
Nietzsche. Volonté de puissance I, §11, p.5
103 Autre rapprochement avec le « renversement » stoïcien : « Si vous avez un ennemi, ne lui rendez pas le bien
pour le mal ; car il en serait humilié. Démontrez-lui, au contraire, qu’il vous a fait du bien. » Nietzsche. Ainsi
parlait Zarathoustra, I, « La morsure de la vipère », p.335 ou encore : « Mes ennemis, eux aussi, contribuent à ma
félicité. » Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « L’enfant au miroir », p.346
102
43
ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors sous
notre folle main. 104
Au-delà de l’occurrence sans doute provocatrice de la « Providence », Nietzsche
réitère sa conviction la plus profonde – sur le plan cosmologique du moins : le chaos
du monde ne sera jamais un obstacle pour celui qui saura déployer sa pleine volonté.
C’est ainsi que l’on peut obtenir la seule et unique liberté105. L’amor fati est donc
sauf.
Conception nietzschéenne du temps
Y a-t-il une conception nietzschéenne du temps ?
Certains commentateurs ont remis en doute l’existence d’une théorie nietzschéenne
du temps106, stipulant que Nietzsche accordait plus d’importance à l’attitude envers le
temps qu’au temps lui-même. Il est vrai que Nietzsche n’a pas systématiquement
investi le domaine temporel – tout système étant une marque de faiblesse d’esprit
selon lui. Cependant, comme nous le verrons, plusieurs de ses pensées les plus
pénétrantes concernent, de près ou de moins près, le temps. Comment expliquer dès
lors cette mise en doute ? Il est possible de penser qu’un point de doctrine de la
théorie nietzschéenne du temps soit ironiquement à l’origine de l’idée même voulant
nier l’existence de celle-ci.
En fait, Nietzsche, cohérent avec lui-même, défend un perspectivisme temporel. Il n’y
a pas de temps absolu ou universel. Le temps doit se comprendre à travers un schème
104
Nietzsche. Gai Savoir, §277, p.166
Cf. Pfeffer, Rose. « Eternal Recurrence in Nietzsche's Philosophy ». The Review of Metaphysics, Vol. 19, No. 2
(Dec., 1965), pp. 276-300, p.299
106 Cf. Richardson, John. « Nietzsche on Time and Becoming », in A Companion to Nietzsche, ed. K.A. Pearson,
Blackwell Publishing, 2006, pp. 600, p.209
105
44
de référence relatif à l’individu. Paul Loeb, grand spécialiste de Nietzsche, voit des
traces de cette pensée dans « De la vision et de l’énigme » dans la critique du nain
répondant bêtement à Zarathoustra «tout ce qui est droit ment […] toute vérité est
courbée, le temps lui-même est un cercle 107». L’erreur fatale n’est pas tant le contenu
des propos du nain, que le caractère désinvolte et désincarné de sa réponse. Il ne
réalise pas en effet l’importance et la concrétude des enseignements de Zarathoustra.
De surcroît, il ne réalise pas qu’ils sont eux-mêmes, présentement, sous ce portique;
le nain pèche par une compréhension trop « objectiviste » du temps. Nul temps ne
peut se concevoir du « point de vue de Dieu ».
Par ailleurs, ce perspectivisme nietzschéen se distingue d’une autre perversion : la
conception idéaliste du temps. Ce dernier n’est pas qu’une simple illusion. Il se doit
d’avoir ce que l’on pourrait nommer – dans une forme pléonastique – une « existence
réelle». Le point est majeur : l’histoire doit avoir un sens et l’homme doit pouvoir y
marquer ses buts et ses aspirations, bref, sa volonté. Eugen Fink y voit d’ailleurs un
lien avec la mort de Dieu: «Ainsi pour Nietzsche, la mort de Dieu signifie aussi la fin
du reniement du temps et la reconnaissance du temps comme dimension véritable de
tout être.108 »
Loin d’être un détail doctrinal, cette précision s’avère essentielle pour notre
investigation. Car, tout comme chez les stoïciens, le temps est une dimension
intimement liée à l’amor fati chez Nietzsche. Ce dernier, nous le comprendrons,
déploie une vision toute singulière du temps, et surtout, l’incorpore d’une façon
encore inédite dans notre thème principal. Afin de ne rien omettre, nous passerons
tour à tour sur sa conception du passé, du présent, et de l’avenir avant de conclure
avec la pensée des pensées, l’Éternel Retour. Ce dernier point représentera l’élément
culminant de notre chapitre sur la conception nietzschéenne du temps.
107
108
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, « De la vision et de l’énigme », II, p.406
Fink, Eugen. La philosophie de Nietzsche, p.94
45
Le passé
Iconoclaste: c’est parfois ainsi que l’on caractérise Nietzsche. Or, – tel est ici notre
objectif – cette opinion d’un philosophe tout entier tourné vers l’avenir se doit d’être
amendée. Le philologue de formation sait reconnaitre l’importance du passé pour la
vie présente. Comme sa Seconde inactuelle l’indique bien, il peut y avoir utilité et
inconvénient de l’histoire pour la vie. C’est cette pensée nuancée que nous allons
investiguer. À l’intérieur d’un spectre allant de l’idolâtrie jusqu’au reniement, le
philosophe saura éviter la polarisation de la problématique sur un extrême ou sur un
autre pour trouver un juste rapport au passé, en phase avec l’idéal d’amor fati.
Tout d’abord, Nietzsche implore les hommes à mieux connaître leur passé et par
surcroît, l’histoire en général : « Ceci est l’autre danger et mon autre pitié : - les
pensées de celui qui fait partie de la populace ne remontent que jusqu’à son grandpère, – mais avec le grand-père finit le temps109 ». Si la connaissance du passé est
importante, c’est avant tout en vertu de son rôle constitutif et structurant pour la
conscience. L’animal, contrairement à l’homme, est tout entier dans le présent. En
fait, il est prisonnier d’une suite incalculable de « maintenant » insignifiants110. Une
conscience sensible à son passé, en revanche, est à même de comprendre la
mécanique à l’œuvre dans l’atteinte d’un but. Elle sait, en effet, que le présent seul est
insuffisant ; l’action ne sort pas ex nihilo de l’instant. Elle s’inscrit plutôt
progressivement à travers le temps. Bien plus : l’histoire monumentale, c’est-à-dire,
l’histoire des grands hommes, nous enseigne que ces héros du passé ont triomphé et
qu’il est par conséquent possible pour nous aussi de réussir. Émules de ces géants de
l’histoire, il est dès lors réaliste de penser accomplir ce même genre d’exploit, et ce,
malgré une conjoncture parfois défavorable. La contemplation de l’histoire
monumentale a donc l’avantage de rapprocher pour ainsi dire les génies d'époques
109
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Des vieilles et des nouvelles tables », §11 p.443
« Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est
aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour après jour. »
Nietzsche. Considération Inactuelles, II, « De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie », §1, p.219
110
46
éloignées qui sont, par définition, trop exceptionnels pour s’encourager et se soutenir
mutuellement de leur vivant. L’histoire monumentale permet ainsi un étonnant
apprentissage vicariant transhistorique. Voilà, en somme, comment le sens historique
peut servir la vie.
Or, comme nous le mentionnions plus haut, Nietzsche nous fait découvrir le revers
d’une médaille dont on ne nous montre souvent que le recto. Selon lui, tout sens
historique ne sert pas nécessairement la vie. Tout d’abord, il y a le sens historique
antiquaire. Celui-ci, contrairement au sens historique monumental, s’attarde à son
histoire propre, c’est-à-dire, à son patrimoine. Il réfère davantage à ce qui est proche
qu’à ce qui est grand. Il n’a d’autre choix dès lors que de favoriser une simple
conservation de la vie111, plutôt qu’un véritable épanouissement de celle-ci. Héritier
d’une vision prosaïque de la vie, l’homme se trouve ainsi cloisonné dans de vieilles
habitudes et son action propre en ressort brimée.
Le sens historique, peut également prendre d’autres formes. Lorsqu’il pèche par
défaut, Il peut amener l’idée intarissable, mais aussi bien indue, que l’individu
moderne serait « meilleur » que ses ancêtres. Ignorant ainsi sa médiocrité, l’individu
se complairait dans une vie paupérisée à la manière du dernier homme.
Lorsqu’au contraire le sens historique pèche par excès, la connaissance maladive du
passé peut annihiler toute surprise et tout étonnement face à la vie; ne survit que le
cynisme face à cette vision outrancièrement historique de l’existence. Il est permis de
douter de la possibilité d’un foisonnement artistique dans un tel contexte : l’acte
créatif implique de se tourner vers un nouvel horizon. Ici, à l’inverse, l’idéalisation
des réalisations passées, obnubile. La fascination historique peut rendre captif et donc
ne survivrait qu’une vénération stérile de vieilles idoles. Au final, pour être
111
Cf. Nietzsche. Considération Inactuelles, II, « De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie », §3,
p.234
47
véritablement au service de la vie, le sens historique appelle une certaine modération,
un « juste milieu ».
Afin d’éviter l’écueil propre à l’excès du sens historique et ses implications – devenir
de vulgaires épigones de nos ancêtres –, Nietzsche propose un antidote efficace :
l’oubli. Vidé de sa connotation négative, l’oubli a chez Nietzsche une signification
positive, et ce, spécialement dans l’optique d’un sens historique démesuré. Ce
phénomène est la condition nécessaire de l’action : « toute action exige l’oubli,
mentionne-t-il en effet, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière,
mais encore d’obscurité112 ». Même dans le cas de l’histoire dite monumentale,
l’individu, fort de son inspiration issue du passé, doit ultimement s’en remettre à luimême, au maintenant. Car le passé, aussi important soit-il, ne doit pas déborder sur le
présent et saturer illégitimement celui-ci. « Nul bonheur, nulle sérénité, nulle
espérance, nulle fierté, nul instant présent ne pourraient exister sans faculté
d’oubli 113» martèle encore l’auteur de la Généalogie de la Morale.
Telle est la nuance nietzschéenne en matière de mémoire et d’oubli, ou en d’autres
mots en matière de sens historique et non historique. De deux choses l’une : ou celuici menotte ou écrase la volonté, ou celui-là l’excite et l’attise. Dans le premier cas,
nous explorerons sous peu, via l’Éternel Retour, l’ingénieuse technique nietzschéenne
pour remédier au poids du passé qui alourdi inutilement le présent. Cette technique se
voudra, nous le verrons, plus puissante que le simple appel à l’oubli. Elle aidera à
chasser ressentiment, mauvaise conscience et culpabilité. Dans le second cas, on
comprend par ailleurs que le passé peut aussi avoir des bénéfices dans la mesure où il
sert la vie, la vie ici et maintenant.
112
113
Nietzsche. Considération Inactuelles, II, « De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie », §1, p.220
Nietzsche. Généalogie de la morale, II, §1, p.803
48
Le présent
Nietzsche s’est fait plus laconique sur le présent. Le peu qu’il nous offre tranche
considérablement avec le paradigme stoïcien. Pour les stoïciens, rappelons-le, l’amor
fati passait inexorablement par une saisie toute spéciale du temps présent. À l’opposé,
le rapport nietzschéen au présent, et, qui plus est, son lien potentiel avec l’amor fati
sont plus équivoques. Ses diatribes acerbes envers ses contemporains doublées par
ses aspirations avouées pour une « nouvelle race d’homme », font de Nietzsche un
homme du futur de prime abord. Né posthume selon ses propres dires, il est vrai que
le philosophe ne fait guère l’apologie du présent en tant que tel. En voici un exemple
probant :
Imaginons l’œil du philosophe posé sur l’existence : il veut en fixer à
nouveau la valeur. […] Que de spectacles se dressent en face de lui,
quand l’humanité qu’il aperçoit devant ses yeux est un fruit flétri et rongé
des vers ! Combien il lui faut ajouter à la valeur médiocre du temps
présent, pour pouvoir rendre justice à l’existence en général ! 114
Comment, dans ce cas, concilier un amour du destin avec un détournement du temps
présent ou du moins, avec un espoir avoué d’un temps meilleur? Le corrélat implicite
n’est-il pas que le temps présent ou, plus généralement, que l’époque présente n’est
pas – encore – digne d’être appréciée ? Cette aporie n’a pas échappé aux yeux des
exégètes. Robert Solomon, entre autres, parle d’une « ultime ironie » en ce qui
concerne la coexistence des concepts d’amor fati et d’Übermensch115.
Or, si la tension entre ces concepts est palpable, il n’y a pas, nécessairement,
palinodie. C’est que, pour Nietzsche, l’amor fati n’évacue pas la possibilité de
critiquer ou de remettre en question la pratique de certaines institutions ou de certains
114
Nietzsche. Considérations inactuelles, III, « Schopenhauer éducateur », §3, p.305
Solomon Robert C. « Nietzsche ad hominem : Perspectivism, Personality and Ressentiment» dans The
Cambridge Companion to Nietzsche, p.215
115Cf.
49
individus. Espérer une réforme, quelle qu’elle soit, n’est pas l’aveu d’un abandon de
l’amor fati. Certes, ce dernier se comprend comme un grand Oui ! à l’existence
présente. Mais ce Oui ! ne saurait être naïveté, complaisance ou aveuglement.
Nietzsche, sur ce point, est clair ; ce Oui ! peut, – et doit – inclure des « non »
partiels. À ce sujet, l’âne d’Ainsi parlait Zarathoustra représente un pastiche
intéressant de ce que serait une caricature de l’amour du destin. Citons la litanie de
l’homme le plus laid à son égard :
Il porte nos fardeaux, il s’est fait serviteur, il est patient de cœur et ne dit
jamais non; et celui qui aime son Dieu le châtie bien […] Quelle sagesse
cachée est cela qu’il ait de longues oreilles et qu’il dise toujours oui, et
jamais non ! N’a-t-il pas créé le monde à son image, c’est-à-dire aussi
bête que possible ? 116
Zarathoustra aura tôt fait de le corriger; l’amor fati implique un rapport au temps qui
est plus raffiné et plus nuancé. George Morel, dans son Introduction à une première
lecture117, synthétise bien en quoi la relation nietzschéenne au présent en est une
complexe. En fait, selon lui, c’est le présent lui-même qui est complexe. Loin d’être
« une masse homogène », le présent représente plutôt, en tant que point de vue
subjectif, une «attitude complexe dont les deux aspects fondamentaux sont la
continuité et la discontinuité. 118» Ces deux antagonistes élémentaires coexistent sans
pourtant se dissoudre. Ils forment pour ainsi dire les catégories essentielles du
présent. Nietzsche peut tout à la fois aimer certains aspects (souhaiter leur continuité)
et en critiquer d’autres (souhaiter leur discontinuité); l’amor fati n’étant jamais un
engagement niais envers le « maintenant ».
L’appréciation d’un monde brut, objectif ou « nouménal » reste bien sûr hors
d’atteinte. Par conséquent, l’homme ne doit pas ménager les précautions envers
l’instrument qui lui sert d’outil interprétatif : lui-même. Une certain prise de distance
116
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « Le réveil », §2, p.532
Cf. Morel Georges. Nietzsche Introduction à une première lecture, p.579
118Ibid.
117
50
est nécessaire – il faut une « vue de haut et [interpréter] dans le sens d’une économie
supérieure » selon l’énoncé 10119. C’est seulement grâce à ce travail d’abstraction que
l’on peut juger correctement du présent, ou, pour reprendre la dichotomie précédente,
ce qui doit relever de la continuité ou de la discontinuité. C’est cette mise en
perspective que commande ici Nietzsche : « Sagesse du monde – Ne reste pas sur
terrain plat ! Ne monte pas trop haut ! Le monde est le plus beau, vu à mihauteur 120». Cette mi-hauteur représente le juste milieu entre deux extrêmes : d’une
part monter trop haut signifierait établir une coupure avec le monde, ce qui rend
caduque la possibilité même de l’amor fati; d’autre part, rester sur terrain plat,
reviendrait à s’enlever toute possibilité d’une juste évaluation du présent. Voilà
pourquoi le présent nécessite finalement une certaine distance, une « mi-hauteur ».
Remarquons encore que cette prise de distance, cet élément de discontinuité ou
encore ces « non » partiels peuvent faire sourciller le lecteur avide de trouver dans la
pensée nietzschéenne la « pure approbation » (énoncé 7) promise d’entrée de jeu.
Nietzsche avait en effet spécifié qu’il se contenterait de « détourner le regard »
comme seule négation. Notre philosophe s’égarait-il de son programme initial en se
donnant la possibilité d’une critique de son temps (en tant qu’époque, ou en tant que
« maintenant »)? L’explication pourrait peut-être se trouver chez Han-Pile. Pour
elle121, il y a une différence entre l’amor fati chez Nietzsche comme souhait (« ce
qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même » (énoncé 7), « ma formule pour
l’excellence » (énoncé 8)) et l’amor fati comme état réalisé (« ma nature intime »
(énoncé 9), « le fond de ma nature » (énoncé 10)). Il s’agirait ainsi d’un cheminement
dynamique allant de la précarité d’une pensée encore neuve vers l’intériorisation et
l’assimilation d’un crédo pleinement vécu.
119
Infra., p.5
Nietzsche. Gai Savoir, I, §6, p.34
121 Han-Pile Béatrice. « Nietzsche and Amor Fati », p.225
120
51
Cette hypothèse bien que séduisante souffre cependant d’une chronologie discutable.
Si en effet l’énoncé 7 issu du Gai Savoir est bel et bien antérieur aux autres, les
énoncés 8 et 9, supposés appartenir à des « moments » distincts, sont tous deux issus
de la même œuvre, soit Ecce Homo. Ajoutons à cela que Nietzsche contre Wagner
(d’où l’on tire l’énoncé 10, soit l’amor fati comme état réalisé) est seulement
quelques mois postérieur à l’énoncé 8, l’« époque » de l’amor fati comme souhait.
Enfin, sans souffrir d’un anachronisme absolu, l’argument d’Han-Pile demeure trop
bancal pour y assoir notre propre argumentaire.
L’idée d’un cheminement dynamique comme explication logique à la nécessité des
« non » partiels au sein de l’amor fati n’est toutefois pas à rejeter complètement. Au
contraire, ce dynamisme fait même directement écho aux trois métamorphoses de
Zarathoustra122. Le parallèle pourrait aider à comprendre le rapport délicat et
complexe au présent.
Le chameau représente l’état initial. Esprit robuste, le chameau « s’agenouille […] et
veux un bon chargement 123». C’est sans doute le moment précédant symboliquement
la mort de Dieu. Cet instant c’est celui d’une obéissance sans faille au « Tu dois ». Il
s’agit bien là d’un acquiescement, d’une forme de « pure approbation ». Qu’est-ce
qui, dans ce cas, nous empêche d’assimiler l’esprit du chameau à l’amor fati ? La
réponse est sans équivoque : assurément le fait qu’il se contente de supporter
(littéralement) son destin comme un fardeau. Or, selon l’énoncé 10, il ne suffit pas de
supporter son destin, il faut l’aimer. Le chameau est bien un proche parent de l’âne
dépeint plus haut; tous deux pratiquent une forme d’approbation totale, mais
résolument naïve. La progression est encore incomplète. C’est au cours de sa
traversée solitaire124 du dessert, qu’il se révolte enfin : il devient lion.
122
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Les trois métamorphoses », p.301
Ibid.
124 Nous reviendrons sur l’important concept de solitude ultérieurement.
123
52
Au « Tu dois » se substitue le « Je veux ». « Se faire libre, opposer une divine
négation, même au devoir : telle, mes frères, est la tâche où il est besoin du lion 125»
mentionne Zarathoustra. L’état n’est pas final. Lui aussi est transitoire. Pourtant, ce
moment, en tant qu’étape vers la véritable approbation, demeure nécessaire. De
même en est-il de certain moment présent, de certain « maintenant » au premier abord
éprouvant. La « divine négation » dont parle Nietzsche n’est nulle autre que les non
« partiels » que l’on cherche à incorporer à l’amor fati sans commettre de
contradiction. Le problème surviendrait si cette étape était dernière. Or, la « sagesse
du monde » nous a appris que le monde est plus beau « à mi-hauteur ».
Fort de cette prise de distance, le lion peut devenir enfant. La « divine négation »
accouche de la « sainte affirmation 126». L’enfant a les atouts pour réaliser l’amor fati.
D’abord il a l’innocence. En son sens obvie, cela signifie qu’il est débarrassé de la
culpabilité véhiculée, entre autres, par le christianisme. Le présent, soulagé du poids
indu du passé, peut finalement être fécond pour l’avenir. Ensuite, il a l’oubli. Nous
avons récemment détaillé ses vertus pour l’état présent. Complémentaire à
l’innocence, l’oubli marque le tournant crucial du « Je veux » au « Je suis ». Ce sera
donc finalement chez l’enfant de Nietzsche que le présent retrouvera la « pure
approbation » portée à sa plus haute sagesse.
Permettons-nous une parenthèse. Certes, les trois métamorphoses auront dénoué
l’impasse sur la coexistence du rejet de certains aspects du présent et l’amour du
destin. La métaphore nietzschéenne aura également des effets que nous pouvons que
soupçonner pour l’instant. En anticipant quelque peu, nous pouvons néanmoins
entr’apercevoir que le changement dynamique nietzschéen à ce sujet se distinguera
d’une approbation stoïcienne statique. Zénon et ses disciples, se percevant toujours
dans un monde divin et providentiel, ne laisseront pas autant de place à la révolte au
sein de l’amor fati stoïcien. Discriminer l’évènement présent, le juger « non
125
126
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Les trois métamorphoses », p.301
Ibid.
53
souhaitable » ce ne serait pas un luxe que le système de la stoa pourrait se permette
en tout cohérence. Nous refermons aussitôt la parenthèse, sachant que nous y
reviendrons définitivement dans le chapitre dernier.
Par ailleurs, notre enquête sur le rapport au présent ne pourrait passer sous silence un
autre extrait du Zarathoustra celui-là intitulé de la vision et de l’énigme. Mettons-nous
en contexte :
Deux chemins se réunissent ici, nous dit Zarathoustra ; personne ne les a
suivis jusqu’au bout. Cette longue rue qui descend, cette rue se prolonge
durant une éternité et cette longue rue qui monte – c’est une autre
éternité. Ces chemins se contredisent, ils se butent l’un contre l’autre : - et
c’est ici, à ce portique, qu’ils se rencontrent. Le nom du portique se
trouve inscrit à un fronton, il s’appelle « instant ». Mais si quelqu’un
suivait l’un de ces chemins – en allant toujours plus loin : crois-tu, nain,
que ces chemins seraient en contradiction ? 127
Le portique « instant » représente donc ici la jonction de deux infinis, le passé et le
futur. Alors que Zarathoustra mentionne une première fois que ces rues se
contredisent, il questionne le nain à savoir si ces mêmes rues se contrediraient si
quelqu’un en suivait une en allant toujours plus loin. Cette dernière clause
conditionnelle, pour ne pas être un pur doublon, une répétition tout à fait
suppressible, se doit d’amener une signification nouvelle. Il est manifeste que le
lecteur doit ici comprendre que les chemins ne se contredisent finalement qu’en
apparence. Alors que le portique « instant » semblait a priori marquer la division des
deux rues, donc du passé et du futur, il s’avère finalement que l’instant les unit. Si
donc passé et futur ne se contredisent pas, et, qui plus est, que le présent est l’acteur
principal de cette unification, cela signifie pour Nietzsche que le présent atteint une
extension inégalée. Dans un passage posthume, notre auteur laisse présager toute
l’étendue de cette portée bienfaitrice :
127
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la vision et de l’énigme », §2, p.406
54
Admettons que nous disions oui à un seul et unique instant, nous aurons
dit oui, non seulement à nous-mêmes, mais à toute existence. Car rien
n’est isolé, ni en nous-mêmes, ni dans les choses. Et si même une seule
fois le bonheur a fait vibrer et résonner notre âme comme une corde
musicale, toutes les éternités étaient nécessaires pour créer les conditions
de cet Unique Évènement, et toute l’éternité a été approuvée, rachetée,
justifiée, acceptée, dans cet instant unique où nous avons dit oui.128
Le futur
Ce qui nous mène, chronologiquement, au futur. Celui-ci appelle souvent chez
Nietzsche la discontinuité, la rupture. C’est son pôle privilégié. Nietzsche n’a certes
pas les scrupules stoïciens à l’égard du futur. Il ne craint pas en effet d’exalter les
passions en ravivant les espoirs de l’Übermensch par exemple. Rappelons à cet effet
qu’en dépit de grands moments historiques, Nietzsche dresse un bilan plutôt négatif :
« Lorsque mon œil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des
fragments, des membres et des hasards épouvantables – mais point d’hommes129».
L’avenir, au lendemain de la mort de Dieu, peut espérer mieux. Citons Simone
Goyard Fabre sur le surhomme nietzschéen dans ce contexte :
Le surhomme, qui est tout le contraire des grands hommes, - visionnaire,
volontaire, créateur -, est tout entier tourné vers l’avenir : il est avenir luimême […] Le passé, en effet, est tissé des habitudes et des mensonges
des pauvres hommes qui se croient grands : l’avenir, au contraire, est
l’œuvre créatrice du vouloir. Il est la dimension privilégiée du temps. La
volonté, voilà donc le libérateur et le messager de joie : elle délivre par le
biais du temps; elle libère l’homme de ses chaînes parce qu’elle va dans
le sens même du temps, vers l’avant, toujours. 130
Nietzsche encourage donc ses contemporains à participer au devenir du monde et
jamais à le subir. Tel doit être le rapport de l’homme aimant son destin avec l’avenir.
128
Nietzsche. Fragments posthumes (fin 1886- printemps 1887), 7 [38], p.298
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la rédemption », p.392
130 Goyard-Fabre Simone. Nietzsche et la conversion métaphysique, p.148
129
55
Cela étant dit, ce goût de l’avenir comporte en son sein même un risque, soit celui de
se pervertir en fuite perpétuelle vers l’avant. Conscient de cette forme d’excès, notre
philosophe nous met en garde : « Je me transforme trop vite : mon présent réfute mon
passé. Je saute souvent des marches quand je monte, - c’est ce que les marches ne me
pardonnent pas131». De même que le présent ne doit pas réfuter le passé, de même le
futur ne doit pas anticiper sur l’instant présent. « Ne pas regarder vers des félicités,
des grâces et des bénédictions lointaines et inconnues, prescrit-il, mais vivre de telle
sorte que nous voudrions revivre de même, et ainsi de suite jusqu’en éternité. C’est à
chaque instant que cette tâche nous est présente. 132» Cette participation au devenir se
doit d’être mesurée, sereine et respectueuse de l’ordre même du changement. Comme
Horst Hutter le mentionne habilement, l’amor fati exige la Gelassenheit, c'est-à-dire
le calme intérieur qui ralentit la rapidité incessante du monde extérieur; « it means
refusing to turn the night into day and day into hurried restlessness133». Sur ce point
précis, Nietzsche semble être un digne héritier des stoïciens.
Cette structure en trois temps, passé/présent/futur, s’avère être un parallèle pertinent
pour cerner les nuances quant au rapport que les théoriciens de l’amor fati
entretiennent avec la dimension temporelle. Cependant, il s’avère que cette approche
systématique, si éclairante soit-elle, laisse présager une certaine distorsion de la
pensée nietzschéenne. Nous avons exploité cette méthode à des fins didactiques
seulement. Afin de corriger cette potentielle trahison des idées de notre auteur, une
partie toute spéciale sera annexée. Celle-ci subsumera et chapeautera les précédentes.
De plus, cette section aura pour effet de brouiller les divisions outrancières que nous
avons commises sciemment. Les frontières entre passé/présent/futur se dissiperont
ainsi pour présenter une vision étonnamment unifiée du temps.
131
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De l’arbre sur la montagne », p.315
Nietzsche. La volonté de puissance II, livre IV, §245, p.345
133 Hutter, Horst. Shaping the future, p.136
132
56
Les temps unifiés à travers l’Éternel Retour
Tous les lecteurs sérieux de Nietzsche se sont penchés sur l’Éternel Retour. Concept
largement discuté et disputé, il représente unanimement un élément primordial de la
pensée nietzschéenne ; Martin Heidegger allait même jusqu’à qualifier cette doctrine
comme étant le fondement même de la philosophie de Nietzsche134. Pour l’amor fati,
l’Éternel Retour représente a fortiori une notion absolument incontournable.
Attardons-nous, tout d’abord, sur les particularités de cette idée avant de la rattacher,
dans un second temps, à notre objet d’investigation principal.
Une confusion mérite d’emblée d’être écartée : l’Éternel Retour nietzschéen n’est pas
l’Éternel Retour stoïcien. Si Nietzsche reprend l’expression des Anciens135, c’est
toutefois en la soumettant à une radicale transformation. Plus question de comprendre
l’Éternel Retour comme une théorie cosmologique. L’ambigüité a peut-être persisté
longtemps, mais désormais, le statut de l’Éternel Retour nietzschéen est clair : il
s’agit d’une expérience de pensée qui est d’abord et avant tout d’ordre psychologique.
Appliquée au monde extérieur, la version nietzschéenne de ce concept reste
strictement stérile.
Concédons toutefois que la confusion n’était pas pure hérésie : celui-ci a
effectivement déjà tenté de fonder l’Éternel Retour sur des bases scientifiques. Après
avoir qualifié l’Éternel Retour comme la plus scientifique des hypothèses136,
Nietzsche s’est toutefois ravisé en admettant ne pas posséder les connaissances
scientifiques nécessaires pour fonder une telle théorie. Certains voient dans l’abandon
de cette avenue l’échec du potentiel normatif de l’Éternel Retour; sans réalité
134
Heidegger, Martin. Nietzsche I, p.204
Il s’agit évidemment d’un emprunt conscient et lucide : « La doctrine de l’« éternel retour », c’est-à-dire de la
répétition absolue et infinie de toutes choses – cette doctrine de Zarathoustra pourrait, en fin de compte, déjà avoir
été enseignée autrefois par Héraclite. Les stoïciens du moins, qui ont hérité d’Héraclite presque toutes leurs idées
fondamentales, en présentent des traces. » Nietzsche. Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », §3,
p.1156
136 Nietzsche. Fragments posthumes, 5 [71], vol.12
135
57
empirique, point de force de persuasion. Maudemarie Clark est du nombre : « If
Nietzsche is concerned to produce such effects, he must convince us to accept the
cosmology. If we are rational, we will ask what reason exists for accepting this
cosmology137 ». La question est pertinente; le doute est légitime. Car, en effet,
comment espérer éveiller une quelconque réaction si cette idée n’a pas de réalité
empirique ? Pourquoi devrait-on écouter cette vision chimérique, aussi envoutante
soit-elle ? Si donc Nietzsche mise tout sur l’aspect psychologique, il devra néanmoins
répondre à ces questions de normativité. Revenons alors au texte :
Le poids le plus formidable. – Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un
démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te
disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue,
il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de
fois; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que
chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout
l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et
tout cela dans la même suite et le même ordre. […] Combien il te faudrait
aimer la vie, combien il faudrait que tu t‘aimes toi-même, pour ne plus
désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation, que cette
suprême et éternelle consécration ? 138
L’irruption démoniaque survient dans un moment bien singulier ; dans « la plus
solitaire de tes solitudes ». Ce détail contextuel est significatif. Nietzsche déploie
largement le thème de la solitude dans ses œuvres et il y accorde manifestement une
importance capitale. Il ne s’agit donc pas d’une banale coïncidence si la solitude est
ici tacitement présentée comme une condition de possibilité de l’apparition
démoniaque, et ultimement, de la Pensée des pensées. Sans faire une analyse
exhaustive de ce thème139, il devient toutefois nécessaire de saisir son rôle dans la
mécanique conceptuelle qu’élabore ici notre auteur.
137
Clark, Maudemarie. Nietzsche on truth and philosophy, p.251
Nietzsche. Gai Savoir, Livre IV, §341, p.202
139 Dans son deuxième chapitre « Einsamkeitslehre », Hutter en fait une étude plus avancée. Hutter, Horst.
Shaping the future, p.64
138
58
Notons d’emblée que Nietzsche ne fait pas unilatéralement la promotion de la
solitude. Celle-ci représente une avenue dangereuse. Alors qu’un passage d’Humain,
trop humain stipule que « dans la solitude le solitaire se ronge le cœur140», elle est
présentée dans Aurore comme un catalyseur à méchanceté141. En revanche, la solitude
permet, selon un passage de La Volonté de Puissance142, de faire la « pédagogie » de
la volonté. En effet, l’individu isolé n’étant plus assujetti aux « tyrannies des stimuli »
véhiculées par autrui, il peut désormais travailler sur sa force propre et sur son
activité spontanée. Bref, la solitude permet de devenir soi-même. Ce n’est donc pas
uniquement physiquement que la solitude distancie l’homme du reste du troupeau143,
mais c’est ultimement psychiquement qu’il y acquiert une expérience particulière. La
solitude s’avère finalement une thérapie extrêmement enrichissante puisqu’elle fait
l’économie des raisons illégitimes – puisqu’extrinsèques – qui soutenaient auparavant
la volonté (le regard d’autrui, la bonne réputation, la soif des honneurs, etc.). La
volonté peut dès lors revendiquer une pureté et une force renouvelée. Et c’est
précisément cette authenticité et cette force qui seront requises pour entendre, et
surtout, pour accepter la proposition du démon.
Revenons justement sur cette proposition. Rappelons que celle-ci survient dans un
cadre hypothétique : « Que serait-ce si… » dit-on au tout début. Nul besoin d’attendre
qu’un démon survienne effectivement dans nos vies respectives, la fiction narrative
mise en scène dans cet aphorisme se veut suffisante. Il s’agit de fait d’une expérience
de pensée à valeur heuristique. Foncièrement et ouvertement fictive, elle a néanmoins
pour dessein de faire vivre véritablement une expérience. Car, bien qu’il utilise la
médiation du démon, Nietzsche souhaite interpeler directement le lecteur dans son
intimité la plus profonde. Tel est le véritable enjeu de ce passage. Le caractère
hypothétique ne doit guère amputer l’effet produit par cette idée. Nietzsche n’a
140
Avant d’ajouter, il est vrai, les risques similaires de la présence de la foule. Nietzsche. Humain, trop humain,
II, « Opinions et sentences mêlées », §348, p.814
141 Nietzsche. Aurore, V, §499, p.1181
142 Nietzsche. Volonté de puissance, §916, cité dans Hutter, Horst. Shaping the future, p.64
143 Cf. Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des voies du créateur », p.331
59
d’ailleurs jamais sous-estimé la puissance effective que pouvait avoir une « simple »
idée :
Examinons comment l’idée qu’une chose se répète, a pu agir jusqu’à
présent (l’année, par exemple, ou les maladies périodiques, ou la veille et
le sommeil). Même en admettant que la répétition cyclique ne soit qu’une
vraisemblance ou une possibilité, la seule pensée d’une possibilité peut
nous émouvoir et nous transformer, autant que des sentiments ou des
expériences. Que l’on songe à l’action qu’a exercée la simple possibilité
de la damnation éternelle ! 144
Les preuves cosmologiques pourraient bien s’établir en parallèle a posteriori, mais
elles demeurent résolument superflues dans la perspective nietzschéenne. Après
analyse, la persuasion peut se passer d’ancrage scientifique. L’idée suffit.
Or, malgré tout, une objection émerge. Certains pourraient craindre de voir ici
resurgir une nouvelle croyance, une nouvelle foi, comme celle qu’avait rejetée
antérieurement notre auteur. Il mentionnait dans l’énoncé 8 que « tout idéalisme est le
mensonge devant la nécessité ». Mais ne commet-il pas lui-même l’erreur qu’il
reproche à d’autres ? Dit autrement : L’Éternel Retour ne s’inscrit-il pas dans le sillon
même d’un crédo post-chrétien? Certes, Nietzsche fait appel davantage aux affects
qu’à l’intellect dans l’aphorisme 341 du Gai Savoir. Par ailleurs, plusieurs éléments
s’inscrivent en faux eu égard à l’idéal chrétien, ou plus largement, à toute religiosité.
Relevons les deux principaux.
Tout d’abord, l’Éternel Retour se présente comme une hypothèse, jamais comme un
dogme. Loin d’être une vérité transcendante, la proposition du démon sollicite une
expérience essentiellement immanente. De la sorte, l’acceptation potentielle de la
proposition est intime, libre et n’engage aucune forme de prosélytisme. Soulignons
que le démon ne prêche pas l’Éternel Retour, il le soumet seulement en tant
144
Nietzsche. La volonté de puissance II, livre IV, §241, p.344
60
qu’hypothèse. En second lieu, l’Éternel Retour se présente comme « le poids le plus
formidable ». Ce poids bien sûr écrase. Alors que l’idéal chrétien appliquait un baume
sur la médiocrité et l’absurdité de la vie d’ici-bas, la pensée de l’Éternel Retour
pousse au contraire l’absurdité de l’existence jusqu’à ses derniers retranchements.
C’est, en ce sens, le pinacle du nihilisme. Ce n’est pas seulement l’absence de sens –
« Il n’est pas de réponse à cette question : A quoi bon ?145» –, mais l’absence de sens
éternellement. L’idée agit comme une véritable pierre de touche : elle permet de
différencier les volontés fortes des volontés faibles. Dans le premier cas de figure,
l’on accepte de revivre chaque infime partie de notre existence, dans le second, l’on
décline. Or, une telle croyance polarisante ne pourrait être assimilée avec une
croyance universalisante comme celle promue par la religion chrétienne. Là n’est pas
sa visée. L’expérience évoquée ici veut départager, mettre en relief; la croyance
religieuse quant à elle veut rassembler les différences de chacun sous un même
dénominateur commun : la divinité. Ici encore, le fossé se creuse entre l’Éternel
Retour et une forme de religiosité de telle sorte que les tentatives de rapprochement
sont désormais déraisonnables.
Cette objection réfutée, nous pouvons maintenant recentrer nos propos sur les
implications de l’Éternel Retour sur l’amour du destin. Notre question est la
suivante : sur quoi débouche l’éventuelle acceptation de la proposition du démon ?
Dans quelle mesure peut-on s’attendre à une révolution existentielle ? Peu a été dit
jusqu’à présent à ce sujet et nous tâcherons d’y remédier dès les prochains
paragraphes.
La première et la plus fondamentale des implications de l’Éternel Retour est la
radicale transfiguration du temps; la linéarité laisse place à la circularité. Jusqu’ici
nous empruntions la succession passé/présent/futur à des fins de simplification. Or,
tel que nous l’anticipions plus haut, il est maintenant temps de rejeter ce schéma. Le
145
Nietzsche. La volonté de Puissance II, §100, p.50
61
changement est radical et les conséquences qui en sont issues le sont tout autant. Tout
d’abord, les temps se retrouvent unifiés d’une façon inattendue :
De l’altitude où Zarathoustra est monté, le point de vue de la totalité
devient possible : les deux éternités du passé et du futur n’en sont qu’une,
elles sont le Tout, l’universel; les deux contraires – ce qui n’est que
l’apparence de l’être qui se montre. Dès lors, ce qui est, hier fut déjà, et
demain sera encore. Ce qui advient revient : l’avenir ne peut être qu’un
retour, un revenir.146
Goyard-Fabre le mentionne à dessein : les deux éternités n’en sont qu’une. Mais
qu’est-ce à dire ? Il faut bien comprendre que l’apparition même du démon fut déjà et
reviendra un nombre infini de fois. Sa venue ne marque donc pas une coupure
temporelle significative. Elle s’insère tout aussi bien dans le passé, le présent ou
l’avenir. Qui plus est, ce qui est vrai à l’échelle de cette vie-ci, l’est également à
l’égard des cycles mêmes; comme ceux-ci reviennent inexorablement, et ce, sans
distinction ou réminiscence possibles, toute tentative de classification chronologique
serait vaine. En somme, pour le dire autrement, l’idée selon laquelle il existerait une
« méta-temporalité » générale et englobante structurant les retours infinis est
définitivement à rejeter. Tom Stern, dans son brillant article147, a d’ailleurs
habilement démontré l’impossibilité de fonder un tel énoncé. Il a, en somme, rappelé
les dangers d’une distinction des cycles entre eux; car, en imaginant une pluralité de
cycles, on retombe en quelque sorte dans une linéarisation du temps. Ne pouvant être
simultanés, ces cycles prendraient forcément un ordre chronologique, ruinant
précisément la circularité mise de l’avant par l’Éternel Retour. L’important demeure
– et demeurera – donc toujours ce cycle-ci, bien sûr.
Au final, quelle différence y-a-t-il entre la linéarité et la circularité du temps si les
cycles ne sont pas qualitativement distincts? Ne peut-on pas vivre notre vie
abstraction faite de la proposition démoniaque? Et, finalement, pour l’amor fati, est146
Goyard-Fabre, Simone. Nietzsche et la conversion métaphysique, La pensée Universelle, Paris, 1972, p.153
Tom. « Back to the Future: Eternal Recurrence and the Death of Socrates », P.76
147Stern,
62
ce vraiment un enjeu ? L’idée de l’Éternel Retour, en tant que structure circulaire,
représente pourtant une avenue féconde.
En voici un exemple. À des fins strictement heuristiques, commettons sciemment
l’imprudence révélée par Stern, c’est-à-dire, imaginons une suite de cycles se
succédant. Après la venue du démon, il est minimalement possible d’anticiper après
cette vie (x) une vie (x+1). De notre perspective, cette vie (x+1) représente une suite
logique – bien qu’elle ne soit pas essentiellement et exclusivement future, on le sait
maintenant. Ainsi donc, si j’accepte l’idée de revivre ma vie (x) en (x+1) – et ainsi de
suite – c’est, en un sens, que je veux et que je choisis de revivre mon passé. «Il n’y
aura en elle rien de nouveau, au contraire! il faut que chaque douleur et chaque joie,
chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie
reviennent pour toi… » disait-il. Or, on ne saurait insister assez sur l’originalité et les
bénéfices de cette perspective. Comme le souligne Nietzsche, le passé représente pour
plusieurs un lieu trouble : temps des remords, des regrets et surtout du ressentiment, il
n’est pas sans faire interférence à l’émergence de l’amor fati. Or, une nouvelle
avenue s’offre à la volonté considérée anciennement comme unidirectionnelle – allant
du présent au futur dans le paradigme linéaire. Elle peut maintenant vouloir « en
arrière » (zurückwollen) et, en somme, tous les horizons lui sont désormais
accessibles ; on peut désormais vouloir son passé autant que son présent et son
avenir. L’influence de la Pensée des pensées sur l’amor fati est ici probante : elle
propose une réconciliation inouïe avec le temps. Citons Zarathoustra à ce sujet :
« Tout ce « qui fut » est fragment et énigme et épouvantable hasard - jusqu’à ce que
la volonté créatrice ajoute : « Mais c’est ainsi je le voulais ! » - Jusqu’à ce que la
volonté créatrice ajoute : que je le veux ! C’est ainsi que je le voudrai.
148
». Si le
retour des évènements du passé n’est pas de mon ressort, ma perception de ceux-ci,
elle, l’est. L’Éternel Retour ne propose pas une modification du passé dans le futur.
Cela est impossible. Son entreprise est plus modeste, mais demeure néanmoins
cruciale. Il s’agit plutôt d’une réappropriation du passé visant à purger tout héritage
148
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la rédemption », p.394
63
perfide ou corrosif. L’âme s’en sort ainsi plus sereine et plus forte, bref, elle devient
du coup à même d’aimer son destin.
Mais il y a plus. L’Éternel Retour ne permet pas seulement une reconsidération
positive des évènements passés. Un autre bénéfice majeur réside dans son « principe
réfléchissant » pour utiliser un lexique kantien. Expliquons. Comme nous le savons
maintenant, Nietzsche, via le démon, nous propose de revivre chaque infime instant
de notre existence, et ce, dans un retour sans fin. Une telle proposition donne sans
doute le vertige. En fait, lorsqu’elle est adéquatement comprise, elle doit donner le
vertige. Mais lorsque l’on dépasse ce moment d’angoisse, l’on découvre que le
« poids le plus lourd » pèse plus précisément sur chacun de nos choix. C’est
justement cette pression qui, de façon certes contre-intuitive, devient un précieux
secours. La question qui sous-tend ce principe réfléchissant est simple, Nietzsche
nous la résume : « Si, dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander :
« Est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois ? », ce sera pour toi le
centre de gravité le plus solide.149 » Cette idée est strictement formelle : elle ne dicte
en aucun cas qu’est-ce que l’on doit faire. En revanche, elle dit comment on doit le
faire : comme si on devait le refaire éternellement. Rien n’échappe à ce principe; tout
est désormais pénétré de cette pensée. Par conséquent, les actions autrefois
insignifiantes se voient désormais investies d’une importance capitale. Mathieu
Kessler, dans un extrait de son ouvrage Nietzsche et le dépassement esthétique de la
métaphysique, synthétise, en quelques phrases, la situation :
Le sommet de la contemplation » (Gipfel der Betrachtung), la pensée de
l’Éternel Retour, sacralise les petites choses en leur accordant une
signification éternelle. Chaque chose apparaît ainsi comme un
commencement et une fin dans l’ordre de l’univers. Chaque instant est
consacré par la figure du Circulus vitiosus deus, comme point d’origine et
but ultime du monde. En un sens, tout devient origine et but, début et fin,
149Nietzsche.
La volonté de puissance II, livre IV, §242, p.345
64
germe et achèvement d’un processus qui répond à la figure parfaite du
cercle.150
La portée morale de l’Éternel Retour ne fait plus de doute – son lien intime avec
l’amor fati non plus. Pour peu qu’il soit attentif, le lecteur de Nietzsche aura en effet
remarqué que l’Éternel Retour et l’amor fati doivent être évoqués d’un même souffle
puisque ceux-ci s’éclairent mutuellement l’un l’autre – nous reviendrons d’ailleurs
sur l’Éternel Retour dans notre dernier chapitre. Cette connivence conceptuelle ne
saurait par ailleurs les soustraire à certaines critiques. Nous croyons essentiel de
montrer, dans ce qui suit, en quoi les écueils parfois évoqués n’en sont qu’en
apparence.
Mentionnons tout d’abord une objection sérieuse, parce que lourde de conséquence.
Alors que nous affirmions que l’Éternel Retour était libérateur pour la volonté,
certains commentateurs évoquent la thèse diamétralement opposée : l’Éternel Retour,
loin de fouetter la volonté, l’anéantirait intégralement. Rapportons les propos de Karl
Löwith à cet effet :
Car si la vie de l’homme, tel un sablier, est sans cesse retournée, si
l’existence humaine, avec ses pensées, n’est qu’un anneau du grand
anneau de l’éternel retour de tout l’étant, quel sens attribuer à vouloir se
surmonter, vouloir un avenir européen, « vouloir » tout court ? Cette
contradiction apparait d’autant plus sensiblement que Nietzsche
développe l’un des sens en un impératif éthique et l’autre sens en une
théorie scientifique de la nature.151
Pour Löwith, c’est la coexistence des concepts antagonistes de volonté et de
déterminisme qui pose ici problème. Dans quelle mesure peut-on compter sur la
venue du démon pour espérer une réforme morale libre et spontanée ? Si tout est
150
151
Kessler, Mathieu. Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, p.189
Löwith, Karl. Nietzsche : philosophie de l’éternel retour du même, p.109
65
depuis (et pour) toujours déterminé, n’est-ce pas finalement illusoire de prêter à la
volonté une quelconque emprise sur les évènements de sa vie ?
Heureusement, cette problématique n’est pas inédite. Pour preuve, les stoïciens, euxmêmes de fervents déterministes, ont eu à répondre à cette question embarrassante. Il
s’agit ni plus ni moins d’une reprise de l’argos logos152. Or, pour Nietzsche comme
pour la stoa, la volonté et le déterminisme peuvent s’arrimer sans contradiction
aucune. Sans aller dans le détail, il convient tout de même de répondre à cette
objection potentiellement compromettante pour l’amor fati.
En fait, le cœur du problème se trouve dans la réaction lors de la venue du démon.
Portons-y attention. Le lecteur qui souscrit à une forme de libre arbitre naïf prétend
que les deux actions opposées – accepter ou refuser – devraient lui être ouvertes. Sa
motivation à agir passe donc entièrement à travers sa propre foi en un futur vierge.
C’est là qu’il fait erreur, du moins selon la position « stoïco-nietzschéenne ». Dans le
cadre déterministe, non seulement la venue du démon est préméditée, mais la
décision l’est, bien sûr, tout autant. La connaissance ou l’ignorance du sujet quant à la
réalité du déterminisme n’a aucun effet sur le fait suivant : la même décision restera
toujours prise nécessairement. Que maintenant nous sachions que nous avons eu telle
réaction un nombre infini de fois antérieurement et que nous aurons la même encore
de façon récurrente dans les cycles postérieurs, ne change rien. Au demeurant, la
prise de conscience déterministe ne peut guère spontanément ruiner la volonté
puisqu’elle est elle-même déterminée. Ainsi donc, craindre un relâchement
volontariste dans ce contexte prend racine dans une vision tronquée ou illusoire du
déterminisme.
152
Dont voici l’exemple canonique « Si ton destin est de guérir de cette maladie, tu guériras, que tu aies appelé
ou non le médecin; de même, si ton destin est de n’en pas guérir, tu ne guériras pas, que tu aies appelé ou non le
médecin ; or ton destin est l’un ou l’autre; il ne convient donc pas d’appeler le médecin. » Cicéron. Traité du
destin, XIII, p.484
66
Nous pouvons maintenant nous attaquer à notre deuxième embûche, soit l’objet de la
volonté. Plus précisément, ce sont certains objets de la volonté qui apparaissent
incompatibles avec l’amour du destin. Car, que l’Éternel Retour n’entrave pas la
volonté, nous l’avons déjà prouvé plus haut. Fort de cette première résolution, nous
pouvons investiguer une difficulté hautement plus controversée: Nietzsche nous
propose à travers l’Éternel Retour de non seulement vouloir les choses les plus laides,
mais également de vouloir leur retour perpétuel. Que l’on soit clair : supporter la
laideur éternellement ne suffit pas (énoncé 8 et 10), il faut l’aimer éternellement.
Comme nous le mentionnons en introduction, il s’agit sans contredit du concept le
plus délicat et le plus débattu pour l’amor fati.
Le philosophe disait initialement qu’il ne voulait pas entrer en guerre contre la laideur
(énoncé 7). Soit. Mais il doit quand même, par honnêteté intellectuelle, rendre compte
de cette complication particulière. D’abord, notons que cette résistance qu’offre le
retour de la laideur (dans toutes ses formes) à l’amor fati n’est pas qu’une
problématique théorique pour Nietzsche. Une dimension pratique, et même
personnelle est par-dessus tout prédominante. En effet, Nietzsche, après avoir luimême expérimenté l’intuition – presque mystique – de l’Éternel Retour, s’est avoué
lui-même faiblir sous le poids de cette idée. La problématique ici investiguée n’y est
certes pas étrangère. On ne peut prétendre, dans ce cas, qu’il sous-estime la
profondeur et l’étendue de l’aporie. Analysons comment celle-ci se détaille.
C’est dans son Zarathoustra que Nietzsche illustre le mieux la situation. Brossons un
bref tableau du récit. Peu de temps après avoir présenté le portique Augenblick au
nain, Zarathoustra se retrouve soudainement face à un jeune berger en détresse. Ce
dernier avait un « lourd serpent noir pendant hors de sa bouche ». « Ai-je jamais vu
tant de dégoût et de pâle épouvante sur un visage ! 153» commente le personnage
principal avant de lui ordonner de mordre la tête du serpent pour s’en départir. Le
153
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la vision et de l’énigme », p.407
67
jeune berger, après avoir mordu, puis craché la tête, subit une étonnante mutation :
« Il n’était plus ni homme ni berger, – il était transformé, rayonnant, il riait ! 154»
nous dit-on.
Comme certains lecteurs avant nous155, nous saisissons que mordre la tête du serpent,
c’est dire oui à la vie malgré ses aspects quelques fois rebutants (la souffrance certes,
mais également le grand dégoût provoqué par le nain). Nous comprenons aussi que la
transfiguration du jeune berger évoque assez explicitement l’avènement de
l’Übermensch, soit celui qui accepte sans réserve l’Éternel Retour. Cependant, ce qui
reste encore d’une grande opacité, c’est l’acte même de la morsure ou, pour le dire
plus directement, le modus operandi de cet acte. De quelle façon, finalement, mordre
et cracher la tête du serpent ? Et même, cette question en amène une autre, plus en
amont encore : en quoi consistent vraiment ces aspects ignobles de l’existence
évoqués à travers la figure du serpent ? Pour saisir toute l’exigence de l’Éternel
Retour et, surtout de l’amor fati, il semble maintenant clair que notre analyse devra
mettre en évidence la nature même de ce « serpent » qui nous prend à la gorge.
La conception nietzschéenne de la souffrance
Le serpent, c’est la souffrance. Qu’elle soit physique ou psychologique, qu’elle soit
nommée laideur, irrationalité ou injustice, cela n’a point d’importance. Ce qui est
primordial est plutôt de comprendre son essence et son mode d’interaction avec nous.
À cet égard, nous constaterons que la conception nietzschéenne de la souffrance
s’oppose à moult préjugés sur le sujet. En premier lieu, nous évoquerons deux des
principaux à savoir, le préjugé stoïciste et le préjugé hédoniste. Puis, nous répondrons
à l’objection potentielle concernant la licence nietzschéenne en matière de suicide.
154
155
Ibid.
Notamment, Goyard-Fabre, Simone. Nietzsche et la conversion métaphysique, p.156
68
Nous conclurons enfin en marquant le caractère salvateur que Nietzsche accorde
indéniablement à la souffrance.
Le préjugé stoïciste
Par préjugé stoïciste nous entendons simplement le fait de croire que l’attitude
stoïcienne est la plus apte pour répondre au problème de la souffrance. Évoqué
naturellement par les membres du Portique – mais pas exclusivement – ce jugement
propose une manière bien particulière de résoudre cette problématique ingrate.
Analysons les reproches nietzschéens à l’égard de l’attitude stoïque. Débutons par la
longue tirade de la Volonté de Puissance :
Je crois que l’on méconnait le stoïcisme. L’essence de ce tempérament (il
est cela, avant que la philosophie se le soit annexé) est une certaine
attitude envers la douleur et les représentations du déplaisir : une certaine
pesanteur, une certaine force de pression, une certaine inertie intensifiée
à l’extrême afin d’atténuer la douleur ; la rigidité et la froideur servent
d’artifice, d’anesthésiques. Fin principale de l’éducation stoïque : détruire
l’émotivité facile, restreindre de plus en plus le nombre des objets dignes
de nous émouvoir, considérer comme méprisables et de mince valeur la
plupart des choses qui nous émeuvent, la haine et l’hostilité contre
l’émotion, même contre la passion, comme si c’était une maladie ou une
chose honteuse; fixer l’attention sur toutes les manifestations laides ou
pénibles de la passion. En somme, la pétrification comme remède à la
douleur; décerner dorénavant à cette statue tous les hauts attributs du
divin et de la vertu. Qu’importe d’embrasser une statue en hiver, quand
on est devenu insensible au froid ? Qu’importe qu’une statue embrasse
une autre statue ? […] Cette façon de penser me répugne fort : elle sousestime la valeur de la douleur (qui est aussi utile et favorable que l’air), la
valeur de l’émotion et de la passion; on est finalement forcé de dire : tout
ce qui arrive est bon, je ne souhaite rien d’autre; on ne remédie plus à
aucun mal parce que l’on a tué la sensibilité aux maux. 156
156
Nietzsche. La Volonté de puissance I, §74, p.32
69
À la lumière de ces propos, on conçoit que les reproches nietzschéens sur le
stratagème stoïcien ne portent pas sur le manque d’efficacité de celui-ci. Loin d’être
inefficiente, la technique stoïcienne l’est au contraire un peu trop : en voulant
supprimer les passions pour neutraliser la souffrance, le stoïcien anéantirait la vie
même. Plus rien ne survivrait à cette radicalité sinon qu’une simple « statue ». Ce ne
serait finalement qu’en vertu de l’abandon d’une dimension fondamentale de la vie
que les stoïciens pourraient se targuer d’être les plus aptes à régler le problème de la
souffrance. Or, pour Nietzsche, troquer une vie souffrante pour une vie appauvrie
n’est pas un échange favorable157; c’est tout simplement une aberration. Cette lutte
d’origine socratique contre les passions témoigne d’un grave instinct de décadence :
« tant que le vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques 158» nous assure-til dans le Crépuscule des Idoles. Jamais la quête d’étanchéité d’un individu face à la
souffrance ne devrait justifier la diminution des joies, ou des forces vitales. Bref, les
stoïciens ne seraient dans cet échange que des faux-monnayeurs. Nous prenons cette
accusation au sérieux, car, si tel est effectivement le cas, la conception stoïcienne de
l’amor fati serait ébranlée et nous serions dès lors dans l’obligation de revoir ce que
nous avons avancé antérieurement à ce propos.
Évidemment, les stoïciens ont déjà eu à répondre à l’idée selon laquelle ils seraient
outrageusement rigides eu égard aux passions. Même à l’époque hellénistique,
plusieurs de leurs contemporains concevaient en effet le Portique comme une
entreprise cherchant à faire de la dimension émotionnelle un véritable désert159. Cette
interprétation est manifestement partagée par Nietzsche. Mais, finalement, est-elle
effectivement représentative de la doctrine professée par la stoa ? Cette question,
nous sommes en droit de nous la poser.
157Cf.
Nietzsche. Gai Savoir, IV, §306, p.190
Nietzsche. Le Crépuscule des Idoles, « Le problème de Socrate », §11, p.960
159 Tad, Brennan. « Stoic Moral Psychology ». p.255
158
70
En premier lieu, les stoïciens eux-mêmes le reconnaissent, il est vrai que leur
philosophie commande parfois une répression forte des passions. Ainsi, si je suis
« incliné vers le plaisir, mentionne Épictète, pour m’exercer, je ferai balloter le navire
en sens inverse et non sans excès160 ». Leur réponse rigoriste n’a d’égale que
l’étendue et la profondeur du problème, soit celui d’un possible esclavage passionnel.
Leur solution serait en somme nécessaire et légitime puisqu’une réponse modérée à
un problème radical ne saurait suffire. Il y aurait une parfaite symétrie entre la gravité
du problème et la radicalité de la solution.
De plus, le caractère transitoire de cette solution est trop souvent un détail omis des
interprétations. Laissons Thomas Bénatouïl, éminent spécialiste, résumer la démarche
essentiellement purgative et transitive des stoïciens :
Le débutant en particulier doit supprimer entièrement le désir de son âme,
et faire usage de l’aversion seulement pour ce qui relève de la résolution.
Cette règle d’abstinence ou d’austérité est stricte, mais provisoire, et
destinée à aider le débutant à se purger progressivement de ses
passions. 161
De fait, une fois les agitations pathétiques maîtrisées, un juste retour aux émotions est
non seulement permis, mais encouragé. Ce retour est une condition sine qua non d’un
juste rapport à l’autre chez Épictète : « Il ne faut pas être impassible à la manière
d’une statue; il faut maintenir nos rapports naturels avec autrui, comme homme
religieux, comme fils, comme frère, comme père, comme citoyen 162». Marc-Aurèle,
quant à lui, fait remarquer que la sagesse stoïcienne n’est guère synonyme
d’austérité : « Tu peux vivre en fête tous les jours, aujourd’hui parce que tu t’es bien
conduit dans cette affaire, et demain parce que ce sera dans un autre 163».
Eupatheiai164 est le terme technique que l’on associe à cette version restaurée des
160
Épictète. Entretiens, Livre III, XII, 7, p.986, mon emphase
Bénatouïl, Thomas. Les Stoïciens III. p.148, mon emphase
162 Épictète. Entretiens, III, II, 4, p.965
163 Marc-Aurèle. Pensées, Livre IV, IV, 46, p.1069
164 Tad, Brennan. « Stoic Moral Psychology », p.271
161
71
émotions. Compatibles avec la raison, « elles en sont même l’expression165». Les
passions s’inscrivent finalement avec cohérence dans le modèle rationaliste stoïcien.
Et bien que davantage pourrait être ajouté, il est d’ores et déjà possible de constater
que le portrait de leur rapport aux passions est plus complexe qu’il apparaissait au
départ.
Si donc les stoïciens peuvent se défendre avec succès d’être apathiques, et, qu’à
l’opposé, Nietzsche ne promeut point le déploiement débridé des passions, il devient
évident que le désaccord n’est plus de l’ordre d’une logique binaire pathos/apathos. Il
s’agit plutôt d’une différence de degré. En d’autres termes, Nietzsche juge la
coercition stoïcienne des passions exagérément rigoureuse et radicale en plus d’être
expressément ostentatoire166. En fait, pour lui, l’hégémonie de la raison stoïcienne est
illusoire; elle n’est qu’un « masque » des passions.
La conséquence avouée et reconnue de ce statut privilégié des passions chez
Nietzsche signifie qu’il accepte une part de vulnérabilité face aux souffrances –
notamment à travers la figure d’un Zarathoustra parfois sanglotant 167. C’est donc de
son côté que pèse maintenant le fardeau de présenter cette avenue comme étant aussi
satisfaisante que la voie stoïcienne de l’amor fati. Avant d’aborder la position
strictement nietzschéenne, un autre préjugé se doit toutefois d’être investigué.
165
Reydams-Schils, Gretchen. « Le sage face à Zeus. Logique, éthique et physique dans le stoïcisme impérial »,
p.17
166 « [Le Stoïcien] aime à avoir un public d’invités au spectacle de son insensibilité » Nietzsche. Gai Savoir, IV,
§306, p.182
167 Cf. Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « L’heure la plus silencieuse », p.398 ou encore Nietzsche. Ainsi
parlait Zarathoustra, III, « Le voyageur », p.403
72
Le préjugé hédoniste
Le second préjugé est en quelque sorte l’envers du premier. Il s’agit du préjugé
hédoniste. Le pari hédoniste se résume comme suit : en exaltant les plaisirs (quels
qu’ils soient) ceux-ci finiront tôt ou tard par faire contrepoids aux souffrances. Ces
adeptes souscrivent à une logique de calcul où s’additionnent les plaisirs et se
soustraient les peines. Au final, le résultat, selon leur prétention, devrait être positif;
ce résiduel s’appellerait bonheur.
Si le premier préjugé s’est conclu selon deux perspectives divergentes – mais non
diamétralement opposées – concertant l’importance respective que l’on accordait aux
passions, le second, lui, offre un défi tout autre. L’amor fati nietzschéen ne pourrait
être tributaire de ces opérations arithmétiques. Mais, puisque cette conception est
ancrée profondément dans la sagesse populaire, Nietzsche – et nous par le fait même
– croit nécessaire de confronter cette conception factice :
L’homme ne cherche pas le plaisir et n’évite pas le déplaisir : on
comprend à quel fameux préjugé je m’oppose en cela. Plaisir et déplaisir
ne sont que des conséquences, de simples phénomènes secondaires, - ce
que l’homme veut ce que veut la plus infime parcelle d’un organisme
vivant, c’est un surcroit de puissance. De ses efforts pour y atteindre
découlent tant plaisir que déplaisir : c’est à partir de cette volonté qu’il
recherche la résistance, qu’il a besoin de quelque chose qui fasse obstacle.
Le déplaisir, l’ingrédient normal de tout devenir organique, l’homme ne
l’évite pas, il en a bien au contraire constamment besoin : chaque victoire,
chaque sentiment de plaisir, chaque évènement suppose une résistance
vaincue. […] L’obstacle est le stimulus de cette volonté de puissance.168
Tout compte fait, plaisir et déplaisir ne sont que des épiphénomènes, c’est pourquoi il
ne faut pas voir en eux des principes fondamentaux. Le principe premier, c’est la
volonté de puissance (Wille zur Macht). Grâce à ce monisme nietzschéen, nous
168
Nietzsche. Fragments posthumes, Début 1888- début janvier 1889, XIV, p.138
73
pouvons rendre compte de toute action. Clef de voûte de sa philosophie, la volonté de
puissance met de fait en lumière ce qui motive l’individu, à savoir l’accroissement de
force, le dépassement continuel de soi-même. Au fond, le lexique moral usuel est
inadéquat :
Le bonheur est un phénomène secondaire qui accompagne un
déclenchement de force. Ce qui fait agir, ce n’est pas le besoin, mais la
réplétion qui se décharge en réponse à une excitation. La « douleur » n’est
pas la condition préalable de l’activité; cette tension est un grand
excitant… Contre la théorie pessimiste, selon laquelle toute action tend à
nous débarrasser d’un mécontentement, comme si le plaisir en soi était la
fin d’une action quelconque… 169
De toute évidence, le préjugé hédoniste reposait sur des fondements explicatifs
superficiels. Pire encore : il semblerait que celui-ci ait omis de s’attarder à la
dimension qualitative du plaisir – non pas seulement quantitative. Ainsi, les partisans
d’une telle vision n’ont pu constater et apprécier la primauté de la joie sur la
souffrance. Nietzsche explique : « La joie (Lust) est plus originelle que la douleur;
cette dernière n’est elle-même que la conséquence de la volonté de joie (de créer,
façonner, vouer à la perte, détruire) et, sous sa forme la plus haute, une espèce de la
joie… 170» Pour donner quelque peu de crédibilité à l’idée du calcul, il aurait fallu
minimalement instaurer une certaine pondération des plaisirs et établir une distinction
entre les simples plaisirs et les joies, qui, elles, sont d’un tout autre ordre. Elles sont
pour ainsi dire ontologiquement premières comme le désigne la dernière citation. En
voulant mettre joie et souffrance sur les plateaux d’une même balance on trahirait
donc leur dissymétrie intrinsèque. Le résultat ne pourrait qu’être biaisé.
169
Nietzsche. La volonté de puissance I, livre I, §306, p.143
Citation tirée de Haar Michel (Nietzsche et la métaphysique, p.238) reprenant un fragment posthume Kröner
Taschenausgabe (Alfred Kröner Verlag, Stuttgart, 1956, I, p.391) « Avez-vous jamais approuvé une joie ? Ô mes
amis, alors vous avez aussi approuvé toutes les douleurs. Toutes les choses sont enchaînées, enchevêtrées, liées
par l’amour.» Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « Le chant d’ivresse », §10, p.541 traduction modifiée
selon les Éditions Gallimard.
170
74
Pour Nietzsche, malgré la proéminence de la joie sur la souffrance, les deux éléments
doivent cohabiter. Le philosophe décrit l’interaction entre ces deux éléments: « La
joie est tellement riche qu’elle a soif de douleur, d’enfer, de haine, de honte, de ce qui
est estropié, soif du monde, – car ce monde, oh ! vous le connaissez ! 171» . Sans se
neutraliser mutuellement comme dans la logique hédonico-utilitariste, joie et
souffrance croissent ou s’étiolent ensemble172. Cette fluctuation conjointe signifie que
la souffrance restera toujours directement proportionnelle à la joie. Et cette
souffrance, seconde dans son essence, demeurera assujettie à l’attitude de chacun face
à son destin. D’un spectre allant du dernier homme ayant son « petit bonheur pour le
soir et son petit bonheur pour la nuit», au surhomme embrassant l’Éternel Retour,
tout est possible. Au demeurant, tous les cas de figure tombent sous deux grandes
classes de « souffrants » :
Il y a deux sortes de souffrants, d’abord ceux qui souffrent de la
surabondance de vie, qui veulent un art dionysien et aussi une vision et
une compréhension tragique de la vie – et ensuite ceux qui souffrent d’un
appauvrissement de la vie, qui demandent à l’art et à la philosophie le
calme, le silence, une mer lisse, la délivrance du soi, ou bien l’ivresse, les
convulsions, l’engourdissement, la folie.173
On aura reconnu, sans revenir sur nos propos, que l’appauvrissement de la vie
correspond entre autres174 à la lecture nietzschéenne des stoïciens. C’était notre
premier préjugé. Notons au passage que Nietzsche leur reconnait au moins une
certaine cohérence :
Ils [les stoïciens] étaient conséquents lorsqu’ils demandaient le moins de
plaisir possible, pour que la vie leur causât le moins de déplaisir possible.
[…] Aujourd’hui encore vous avez le choix : soit aussi peu de déplaisir
que possible, bref l’absence de douleur […] soit autant de déplaisir que
171
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « Le chant d’ivresse », §11, p.542
« Hélas ! combien peu vous connaissez le bonheur des hommes, être commodes et bonasses ! – car le bonheur
et le malheur sont des frères jumeaux qui grandissent ensemble, ou bien qui, comme vous, restent petits
ensemble!» Nietzsche. Gai Savoir, IV, §338, p.200
173 Nietzsche. Gai Savoir, V, §370, p.240
174 L’aphorisme traite principalement du romantisme.
172
75
possible, comme prix pour l’augmentation d’une foule de jouissance et de
plaisirs, subtils et rarement goûtés jusqu’ici ! 175
La surabondance de vie, elle, peut être victime d’une interprétation pervertie. Il s’agit
cette fois de notre second préjugé. Myope quant au prima de la joie sur la souffrance,
carrément aveugle quant à la Wille zur Macht, cette vision trouble de l’existence tente
en vain de noyer la souffrance dans une mer de plaisirs faciles. Plusieurs failles se
trouvent dans cette conception, comme nous l’avons exposé. Or, souffrir de la
surabondance de vie comme Nietzsche l’entend, c’est reconnaitre et accepter que la
souffrance fasse partie intégrante de notre destin. Cette reconnaissance et cette
acceptation de la souffrance, dans le cadre de l’amor fati, mèneront même ultimement
vers un amour de cette souffrance (les énoncés 8 et 10). Tâche ingrate ou sinon
carrément impossible, comme nous le soulignions dans les Problèmes initiaux de
l’amor fati176 , c’est tout de même vers ce grand défi que nous amène Nietzsche.
Refusant catégoriquement un type de vie dans laquelle la volonté serait paupérisée,
atrophiée ou domestiquée, il nous rappelle que l’amour, même des choses en
apparence douloureuses, peut s’apprendre. L’analogie musicale sert ici à illustrer
cette audacieuse pédagogie :
Il faut apprendre à aimer. – Voilà ce qui nous arrive en musique : il faut
d’abord apprendre à entendre en général, un thème ou un motif, il faut le
percevoir, le distinguer, l’isoler et le limiter en une vie propre; puis il faut
un effort et de la bonne volonté pour le supporter, malgré son étrangeté,
pour avoir de la patience à l’égard de son aspect et de son expression, de
la bonté pour son caractère singulier : - enfin arrive le moment où nous
nous sommes habitués à lui, où nous l’attendons, où nous pressentons
qu’il nous manquerait s’il faisait défaut; et maintenant il continue à
exercer sa contrainte et son charme et ne cesse point que nous n’en
soyons devenus les amants humbles et ravis, qui en veulent rien de mieux
au monde que ce motif et encore ce motif. – Mais il n’en est pas ainsi
175
176
Nietzsche. Gai Savoir, I, §12, p.60
Infra., p.53
76
seulement de la musique : c’est exactement de la même façon que nous
avons appris à aimer les choses que nous aimons.177
Nietzsche généralise. Il passe de la musique à la vie dans son ensemble. Mais sans
doute y a-t-il des éléments résistant à cette analogie; peut-on en effet apprendre à
aimer l’injustice en soi ? Tous conviendront qu’il est souhaitable d’être incapable
d’une telle chose. Nous touchons ici la limite de l’analogie nietzschéenne. Dans ces
cas d’exceptions, il faudra se contenter de « détourner le regard » (énoncé 7) comme
seule négation.
La licence nietzschéenne accordée au suicide
Comme chez les stoïciens, le suicide représente chez Nietzsche une option parfois
souhaitable. Et comme chez les stoïciens, certains auront remarqué que cette position
est possiblement en contradiction avec l’amor fati. Nous avons mis de l’avant la
réfutation stoïcienne de cette objection. Il nous faut maintenant observer et analyser
sa version nietzschéenne.
Il est primordial d’aborder cette question avec beaucoup de circonspection. Si
Nietzsche est ouvert à cette idée, il serait mensonger de prétendre qu’il en fait
l’apologie. Ce dernier remet surtout en question l’interdiction absolue qui naguère
pesait sur cet acte. N’étant a priori redevable d’aucun motif religieux, politique ou
moral, Nietzsche peut donc librement déboulonner un à un les mythes qui, avec le
temps, se sont cristallisés en véritables dogmes. Cette nouvelle perspective ouvre
inévitablement une compréhension originale de cette problématique.
177
Nietzche. Gai Savoir, IV, §334, p.194
77
Premier constat : le suicide peut avoir une signification beaucoup plus large ; on peut
se suicider au sens figuré comme au sens propre.
Le christianisme et le suicide. Le christianisme s’est servi de l’énorme
désir de suicide pour en faire un levier de sa puissance : il ne garda que
deux formes de suicide, revêtit des plus hautes dignités et des plus hauts
espoirs et défendit toutes les autres avec des menaces terribles. Mais le
martyre et le lent anéantissement de l’ascète étaient permis. 178
L’appauvrissement de la vie dont nous évoquions l’existence auparavant peut alors,
dans des cas extrêmes, représenter une autre façon de s’enlever la vie. Le martyr et
l’ascète en sont des exemples. Mais il y a également d’autres cas, beaucoup plus
communs
ceux–là:
qu’est-ce
que le
dernier homme sinon
un
individu
inconsciemment mort-vivant ? Amputé de sa propre volonté (une liberté forte et
libre), il ne reste chez lui rien qui rappelle la grandeur de la vie. Pour Nietzsche, ce
suicide métaphorique n’est évidemment pas souhaitable. Il y a même quelque chose
de plus vicieux et de plus insidieux propre à ce type de suicide; subtilement
dissimulé, ses ravages peuvent ainsi se perpétrer librement et à grande échelle sans
jamais être frappés d’anathème comme c’est le cas pour le suicide au sens propre.
Finalement, quiconque se dérobe à « devenir ce qu’il est » comme le commandait
Pindare179, assassine son potentiel et inflige par le fait même à la vie la pire des
morts, la mort ontologique
Second constat : le suicide au sens propre n’est un mal que dans la mesure où la vie,
au sens fort, habite encore l’individu. Ici encore, le lecteur de Nietzsche retrouvera
une notion avec laquelle il est familier : la vie ne peut être analysée sous une
dimension quantitative. Nous l’avons répété à satiété, la vie peut être ascendante ou
décadente. Lorsque la vie décadente n’offre plus d’avenue autre que la mort même,
178
179
Nietzsche. Gai Savoir, III, §131
Pindare. Pythiques, II, vers 72
78
Nietzsche ne voit aucune légitimité à garder jalousement ce que nous perdrons
inexorablement :
Pourquoi y aurait-il plus de gloire pour un homme devenu vieux, qui
pressent la déchéance de ses forces, à attendre son lent épuisement et sa
dissolution, qu’à se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le
suicide est dans ce cas une action toute évidente et toute naturelle, qui,
étant une victoire de la raison, devrait en équité exciter le respect : et le
fait est qu’elle excitait, aux temps où les chefs de la philosophie grecque
et les patriotes romains les plus courageux avaient coutume de mourir par
suicide. Au contraire, la soif de se prolonger de jour en jour par la
consultation inquiète des médecins et le régime de vie le plus pénible,
sans la force de se rapprocher du terme propre de la vie, est beaucoup –
moins respectable. Les religions sont riches en expédients contre la
nécessité du suicide : c’est un moyen de s’insinuer par la flatterie chez
ceux qui sont épris de la vie. 180
Nietzsche attire notre attention sur un phénomène intéressant. Alors que le suicide et
l’amor fati semblaient aux antipodes, le philosophe note plutôt que c’est « la soif de
se prolonger » qui mine réellement l’amour de notre destin. Ce désir irrationnel de
conservation de soi troublerait en effet l’existence sans rien lui ajouter en retour –
autre que des tracas. Le diagnostic est simple : il s’agit davantage d’une peur
inavouée de la mort que d’un fervent amour de la vie181. Manifestement, l’attente de
la mort « naturelle », comme une longue et plate agonie, n’est pas souhaitable :
C’est la mort dans des conditions les plus méprisables, une mort qui n’est
pas libre, qui ne vient pas en temps voulu, une mort de lâche. Par amour
de la vie, on devrait désirer une mort toute différente, une mort libre et
consciente, sans hasard et sans surprise.182
Dépourvu de toute théologie, Nietzsche redonne à l’homme ce qui est en quelque
sorte son privilège183 : décider librement du sort de sa vie, même si cela signifie
180
Nietzsche. Humain trop humain, I, « Pour servir à l’histoire de sentiments moraux », §80, p.485
Nietzsche mentionnait : “Il est vrai que nous aimons la vie, mais parce que nous sommes habitués non pas à la
vie, mais à l’amour.” Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Lire et écrire », p.313
182 Nietzsche. Crépuscule des Idoles, « Flâneries d’un inactuel », §36, p.1009
183 Cf. Nietzsche. Aurore, IV, §274, p.1119
181
79
parfois la suppression de cette dernière. Cette réappropriation sans borne de la vie,
commande toutefois une grande responsabilité, soit celle de reconnaître « le bon
moment ». C’est ce que Zarathoustra appelle « exercer l’art difficile de s’en aller à
temps184». Cette décision sans appel nécessite une connaissance et une
reconnaissance de son destin propre. La prise de conscience va de pair avec l’idée que
nous sommes allés « au bout » de notre destin et qu’il est justement en accord avec
lui de se retirer. N’aurait-il pas été légitime qu’une telle idée traverse l’esprit d’un
vieillard comme Priam, roi de Troie, dont le royaume est assiégé et dont bons
nombres de fils sont décédés ? Cet exemple mythique représente un exemple à travers
lequel un suicide aurait pu être jugé « raisonnable ». Le critère nietzschéen réside
dans le concept de « grand style », c’est-à-dire le fait de « se sentir maître de son
bonheur comme de son malheur 185». Énoncé énigmatique, nous laissons pour
l’instant au « grand style » son voile de mystère puisque celui-ci sera dévoilé dans
son fondement esthétique dans la section suivante et dans sa portée existentielle dans
le chapitre dernier.
Sans contredire l’amour du destin, le suicide, lorsqu’il opère à l’intérieur du critère du
« grand-style » en est plutôt la pure manifestation. Le suicide ne peut en effet jamais
prétendre ouvrir une faille ou une brèche dans la destinée. En ce sens, il n’est point
l’expression d’un désaveu existentiel comme il est souvent perçu. Il implique même
« un amour de la vie », c’est-à-dire d’un certain type de vie. Une vie qui, en dépit des
souffrances, doit rester pleine, riche et féconde. En somme, malgré l’enthousiasme
existentiel de l’amor fati, ce concept, ne répugne pas systématiquement à
l’éventualité d’une mort volontaire.
184
185
Nietzsche. Ainsi Parlait Zarathoustra, I, « De la mort volontaire », p.338
Nietzsche. Volonté de puissance I, §11, p.5
80
Troisième constat : l’idée même du suicide est bénéfique. C’est une évidence : avant
d’être acte, le suicide est idée. La plupart du temps, le suicide en reste à ce stade
embryonnaire. Il demeure pour ainsi dire en puissance. Mais pour Nietzsche, déjà à
cette période, le suicide, en tant qu’idée, peut servir la vie - nous avons d’ailleurs
évoqué auparavant, mais dans un autre contexte, la valeur de l’idée186. L’aide que
l’idée du suicide fournit à la vie n’a bien sûr qu’une portée limitée : elle ne peut
qu’être éphémère. Envisager son renfort sur une base régulière est absurde. De plus,
son secours n’intervient que pour soutenir, jamais pour tonifier ou pour exalter la vie.
Ses apports sont donc plutôt modestes. Pourtant, il demeure clair pour Nietzsche que
« la pensée du suicide est [une] puissante consolation ; elle aide à passer plus d’une
mauvaise nuit187» nous dit-il. Ce troisième constat n’est pas exclusif à Nietzsche. Il
fait au contraire directement écho à la justification stoïcienne. Celle-ci, rappelons-le,
mettait également à l’avant-scène l’effectivité des bénéfices du suicide même à l’état
hypothétique. Finalement, nous sommes en droit de penser que les stoïciens et
Nietzsche seraient en parfait accord sur ce point.
La souffrance salvatrice
Après avoir écarté deux préjugés tenaces au sujet de la souffrance et même réfuté une
objection sur le suicide, il convient désormais d’entamer le contenu proprement et
positivement nietzschéen. Incontestablement, cette propédeutique était nécessaire en
vue d’avoir la pleine compréhension de notre auteur. Par la médiation des attaques et
des réactions de ce dernier, nous avons en effet vu indirectement émerger la
conception nietzschéenne de la souffrance. Fort de cette démarche préliminaire, nous
devons maintenant aborder la question de front : quel est, en somme, le rapport précis
entre l’amor fati et la souffrance chez notre philosophe ?
186
187
Infra., p.53
Nietzche. Par-delà le bien et le mal, « Maximes et interludes », §157, p.626
81
Around 1876 my health grew worse [...] There were extremely painful
and obstinate headaches which exhausted all my strength. They increased
over long years, to reach a climax at which pain was habitual, so that any
given year contained for me two hundred days of pain [...] My specialty
was to endure the extremity of pain [...] with complete lucidity for two or
three days in succession, with continuous vomiting of mucus.188
Ce témoignage évoque un fait que nous ne répéterons jamais assez : Nietzsche luimême a vécu de grandes souffrances. En plus de ses douleurs chroniques et vives, on
peut ajouter la souffrance reliée à la perte précoce de son père ainsi que, dans une
moindre mesure peut-être, son amour non réciproque envers Lou Salomé. Ces détails
biographiques ne sont pas sans importance. Ils doivent au contraire éveiller la
curiosité du lecteur à propos d’un homme qui connaissait intimement l’objet de son
discours. Nietzsche peut donc être approché de prime abord comme un interlocuteur
crédible et pertinent. Voyons ce qu’il avait à nous dire.
Comme le souligne Conolly dans son article189, le problème le plus grave et aussi le
plus urgent pour Nietzsche n’est non pas vraiment la souffrance en général, mais
surtout la souffrance insignifiante. C’est donc par celle-ci que nous devons
commencer :
Ce qui révolte à vrai dire contre la douleur, ce n’est pas la douleur en soi,
mais le non-sens de la douleur; pourtant, ni pour le chrétien qui avait fait
entrer dans la douleur tout un mécanisme secret de salut, ni pour l’homme
naïf des anciens temps qui savait interpréter toute douleur par rapport au
spectateur ou au bourreau, un pareil manque de signification n’existait.190
Revenons un peu en arrière. Prise dans l’économie globale du christianisme, la
souffrance n’était pas un réel problème. Elle s’expliquait en cohérence avec un
188
Nietzsche. Lettre à Georg Brandes, Avril, 10, 1888, in Selected Letters of Friedrich Nietzsche, trad. C.
Middleton. Chicago: University of Chicago Press, 1969, 294.
189 Cf. Conolly, Oliver. « Pity, Tragedy, and the Pathos of Distance » p.283
190 Nietzsche. La généalogie de la morale, II, §7, p.812
82
système élaboré ad hoc. Elle était, pour le dire trop sommairement, le résultat
nécessaire du statut de pécheur. Bref, la souffrance avait un sens. Parallèlement, dans
la démarche stoïcienne, la souffrance s’expliquait rationnellement comme nous
l’avons mentionné antérieurement.
Or, en évacuant toute téléologie et toute théologie, Nietzsche s’est retrouvé dans un
embarras encore inédit : l’existence d’une souffrance absurde. Une souffrance qui ne
mène a priori à rien. Le postulat nietzschéen est ici explicite : l’existence humaine est
une expérience foncièrement tragique. Ce pessimisme dionysien, se distingue
toutefois du pessimisme dans son acception banale : il évoque le rapport fragile entre
l’attitude gaie et affirmatrice du sujet et le monde désenchanté qui lui fait face. Il faut
s’imaginer ce pessimisme dionysien non comme une sorte « d’hébétude191 », mais
bien plutôt comme une courageuse lucidité face à la cruauté de la vie.
Nietzsche reconnait l’étendue du problème. Mais contrairement à son maître de
jeunesse Arthur Schopenhauer, il refuse d’y voir une situation sans issue. En effet, il
prône ouvertement la reconnaissance de la profondeur inhérente à la souffrance. Et
c’est là tout son génie. En reconnaissant le caractère essentiellement tragique de la
vie, nous devrions être capables d’aimer notre destin à travers – non pas en dépit de –
la souffrance192. Nous découvrons l’héritage le plus précieux de la tragédie grecque,
c’est-à-dire, l’affirmation de la vie, du vouloir-vire dans la souffrance193.
Il s’agit sans doute d’un renversement spectaculaire. Alors que le sens était carrément
radié du paradigme nietzschéen, il retrouve finalement une place là où on ne pouvait
initialement le soupçonner; c’est-à-dire, dans l’insignifiance, ou mieux, dans
l’innocence même de la souffrance. Philip Kain formule justement ce retournement :
191
Dejardin, Bertrand. L’art et la vie. Éthique et esthétique chez Nietzsche, p.15
Jaggard, Dylan. « Dionysus versus Dionysus », p.282
193 Cf. Jimenez, Marc. Qu’est-ce que l’esthétique ?, p.277
192Cf.
83
Nevertheless, we must see that there is meaning here—it is just that it lies
precisely in the meaninglessness. Embracing eternal recurrence means
imposing suffering on oneself, meaningless suffering, suffering that just
happens, suffering for no reason at all. But at the very same time, this
creates the innocence of existence. The meaninglessness of suffering
means the innocence of suffering. That is the new meaning that suffering
is given. Suffering no longer has its old meaning194.
Déchargée de toute culpabilité issue notamment du péché originel, la souffrance peut
rester vierge d’explication, de rationalisation. Nul besoin de trouver une cause à la
souffrance. Cette exemption est libératrice puisque cette avenue aurait risqué de nous
faire sombrer dans le ressentiment :
Telle est, à mon avis, la seule véritable cause physiologique du
ressentiment, de la vengeance et de tout ce qui s’y rattache, je veux dire le
désir de s’étourdir contre la douleur au moyen de l’affect : - généralement
on cherche cette cause, à tort selon moi, dans la riposte défensive, dans
une simple mesure protectrice de la réaction, dans un « mouvement
réflexe », en cas de dommage ou de péril soudain, tel que ferait encore
une grenouille sans tête pour sortir d’un acide caustique. […] Ceux qui
souffrent sont d’une ingéniosité et d’une promptitude effrayantes à
trouver des prétextes aux affects douloureux.195
Cette innocence retrouvée relâche quelque peu la tension de la problématique initiale.
Malgré cela, trop peu a encore été dit sur la relation entre l’amor fati et la souffrance
– ou vice versa. Les prochaines explications tâcheront de palier cette lacune.
D’abord, il importe de mentionner que, pour Nietzsche, la question de la souffrance
se pose de façon plus aiguë à l’époque moderne. Il s’agit peut-être de l’effet d’un
raffinement des mœurs ou d’une conséquence de notre prétendu « progrès ». Quoi
qu’il en soit, le philosophe dresse un bilan de notre irritabilité particulière à la
194
195
Kain, Philip. « Nietzsche, Eternal Recurrence, and the Horror of Existence », p.59
Nietzsche. Généalogie de la morale, « Quel est le sens des idéaux ascétiques ? », §15, p.862
84
douleur: « On déteste maintenant la douleur, dit-il, bien plus que ne faisaient les
hommes d’autrefois, on dit d’elle plus de mal que jamais, on trouve même presque
insupportable l’existence d’une douleur…196»
L’hypothèse la plus probable pour expliquer ce phénomène est discutée dans son
ouvrage Par delà le bien et le mal, il s’agirait de l’influence de ce que nous avons
baptisé plus haut le préjugé hédoniste :
Vous [Hédonistes, pessimistes, utilitaristes, eudémonistes…] voulez, « si
possible » – et il n’y a pas de « si possible » plus extravagant – abolir la
souffrance ; et nous ? Il semble au contraire que nous la voudrions encore
plus haute et plus mauvaise qu’elle n’a jamais été. Le bien-être, tel que
vous le concevez, ce n’est pas un but à nos yeux mais une fin : un état qui
rend bientôt l’homme ridicule et méprisable, qui fait souhaiter sa
disparition. La discipline de la souffrance, de la grande souffrance, ne
savez-vous pas que c’est la seule discipline qui toujours ait permis à
l’homme de s’élever ? Cette tension que le malheur donne à l’âme et la
vigueur qu’elle y acquiert, son frisson devant la grande catastrophe, son
ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l’endurer, à
l’interpréter, à l’exploiter, et tout ce qui vous a jamais été donné de
profondeur, de secret, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, - tout
cela n’a-t-il pas été acquis par le souffrance, par la discipline de la grande
souffrance ? 197
Contre cette attitude « extravagante », Nietzsche propose donc la « discipline de la
grande souffrance ». Qu’est-ce à dire? La fin de l’aphorisme nous renseigne. Il parle
de comprendre la souffrance comme réquisit à l’élévation de l’homme, à sa vigueur, à
son ingéniosité. C’est ce pour quoi nous avons intitulé cette section « la souffrance
salvatrice ». Et sur ce point, Nietzsche est univoque: il martèle en effet à maintes
reprises cette intime conviction.
196
197
Nietzsche. Gai Savoir, I, §48, p.82
Nietzsche. Par-delà le bien et le mal, §225, p.672
85
C’est seulement sous cet angle que l’on peut réellement comprendre pourquoi
Nietzsche mentionne dans Ecce Homo : « La vie m’est apparue facile, la plus facile
quand elle exigeait de moi les choses les plus difficiles 198 » ou encore, dans Le
Crépuscule des Idoles : « A l’école de guerre de la vie. – Ce qui ne me fait pas mourir
me rend plus fort 199». Ces paroles ne sont pas que de simples paradoxes polémistes;
elles se comprennent au contraire assez aisément à la lumière du discours nietzschéen
sur la souffrance. Ce dernier ne cherche point le « bien-être ». À travers cette
souffrance, il cherche plutôt l’élévation. Il cherche à libérer le potentiel que lui offre
cette situation. Christophe Colera décrit ce qui habite notre auteur :
Obsédé par sa douleur, Nietzsche l’était aussi par la volonté de lui prêter
une dynamique que n’aurait pas revêtue celle des philosophes qui l’ont
précédé, et de montrer que cette douleur est en permanence porteuse d’un
dépassement d’elle-même qui fait d’elle un facteur de santé supérieure. 200
Des nuances s’imposent par contre ici. Il est vrai que Nietzsche prête à la souffrance
une importance non négligeable. Il est vrai également qu’elle offre la possibilité
d’une élévation. En contrepartie, jamais il n’ose avancer qu’il y aurait une corrélation
directe et nécessaire entre la quantité de souffrance vécue par un individu et son
perfectionnement. Ses prétentions sont nettement plus modestes :
La grande douleur seule est l’ultime libératrice de l’esprit, c’est elle qui
enseigne le grand soupçon, qui fait de chaque U un X, un X vrai et
véritable, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière… Seule la
grande douleur, cette longue et lente douleur qui prend son temps, où
nous nous consumons en quelque sorte comme brûlés au bois vert, nous
contraint, nous autres philosophes, à descendre dans nos dernières
profondeurs et à nous dépouiller de toute confiance, de toute
bienveillance, de toute demi-teinte, de toute douceur, de tout moyen
terme, où nous avions peut-être mis précédemment notre humanité. Je
doute fort qu’une pareille douleur rende « meilleur »; - mais je sais
qu’elle nous rend plus profonds.201
198
Nietzsche. Ecce Homo, « Pourquoi je suis si malin », §10, p.1143
Nietzsche. Le Crépuscule des Idoles, « Maximes et pointes », §8, p.950
200 Colera, Christophe. Individualité et subjectivité chez Nietzsche, p.24
201 Nietzsche. Gai Savoir, I, §3, p.31
199
86
De plus, son éloge de la souffrance ne doit pas occulter le fait qu’il l’interprète
comme bénéfique dans l’économie globale de l’existence. L’amor fati nietzschéen,
n’exige jamais de souhaiter que de la souffrance. Il la comprend plutôt comme une
part essentielle de la vie, allant même de concert avec la joie comme mentionné plus
haut :
Courage de souffrir. – Tels que nous sommes faits maintenant, nous
sommes capables de supporter une certaine dose de déplaisir et notre
estomac est habitué à ces nourritures indigestes. Peut-être que, sans elles,
nous trouverions fade le repas de la vie : et sans la bonne volonté de
souffrir nous serions forcés de laisser échapper beaucoup trop de joies. 202
Cette attitude provoque une heureuse réaction en chaîne : l’acceptation de la
souffrance signifie également (1) l’accueil de nouvelles joies qui, à leur tour (2)
renforcent l’amor fati et, finalement, (3) cet amour régénéré et fortifié peut encore
mieux recevoir les souffrances à venir. Le dernier maillon de cette chaîne est évoqué
dans un fragment posthume de 1889 :
L’amoureux a plus de valeur, est plus fort. Chez les animaux, cet état fait
surgir de nouvelles substances, de nouveaux pigments, de nouvelles
couleurs, de nouveaux rythmes, de nouveaux cris d’appel et de nouvelles
séductions. Chez l’homme, il n’en va pas autrement, son fonds général est
plus riche que jamais, plus puissant, plus entier que chez celui qui n’aime
pas. L’amoureux devient gaspilleur : il est assez riche pour cela. 203
Ce gaspillage, on le comprend, signifie que l’amoureux, débordant de joie et de
béatitude, peut embrasser pleinement son destin, aussi rebutant soit-il. La souffrance
ne réfute plus la vie. Elle intègre au contraire ce cycle qui se stimule de façon
autonome. Finalement, l’ «amoureux » du destin peut souffrir sans contradiction, tant
qu’il souffre, bien sûr, de surabondance de vie.
202
203
Nietzsche. Aurore, IV, p.1139
Nietzsche. Fragments posthumes, Début 1888- début janvier 1889, 14 [120], p.90
87
La conception nietzschéenne de l’art
Jusqu’ici, notre exposé s’est développé en deux pans parallèles. L’amor fati, qu’il soit
véhiculé par les stoïciens ou par Nietzsche, implique un rapport particulier à la
cosmologie, au temps et à la souffrance. Bien que ces thèmes se déploient de façon
différente de part et d’autre, ils ont néanmoins comme particularité commune d’être
essentiels à l’explication de leurs pensées respectives. Nous nous permettons
toutefois de mettre fin ici à cette symétrie par un chapitre proprement nietzschéen.
Cela s’explique.
L’innovation nietzschéenne ou l’absence d’un esthétisme stoïcien
Nietzsche, en intégrant une dimension esthétique à l’amor fati, va plus loin que les
stoïciens – c’est du moins notre interprétation. Nous débuterons en défendant cette
dernière affirmation. Nous prouverons qu’il s’agit bel et bien d’une innovation propre
à Nietzsche. Par la suite, nous tâcherons de mettre en évidence le lien étroit qui unit
l’esthétique et l’amor fati nietzschéen. Nous découvrirons toute l’importance que le
philosophe lui accorde.
Si Nietzsche est redevable aux stoïciens de l’emprunt du concept d’amor fati, la
greffe d’une dimension esthétique à ce même concept représente, en revanche, une
libre initiative. En effet, seul Nietzsche a senti nécessaire d’intégrer l’acte créatif (une
œuvre belle, qu’elle soit plastique ou musicale) ou l’appréciation d’un acte créatif au
sein de l’amor fati. On ne peut prétendre l’inverse. Mais si, par charité interprétative,
l’on cherchait tout de même une quelconque dimension esthétique à l’amor fati
stoïcien, il faudrait le faire à l’intérieur de leur physique. Marc-Aurèle en offre le
meilleur exemple.
88
Le pain que l’on cuit se craquelle par endroits. Or les fentes ainsi
formées, qui démentent, pour ainsi dire, ce que promettait l’art du
boulanger, offrent un certain agrément et excitent l’appétit d’une manière
toute spéciale. C’est ainsi encore que les figues bien mûres s’entrouvrent
et, dans les olives mûres qu’on laisse sur l’arbre, ce sont justement les
approches de la pourriture qui donnent au fruit une beauté toute spéciale.
De même les épis qui penchent vers la terre, les plis qui sillonnent la peau
du front du lion, l’écume qui file au groin du sanglier, beaucoup d’autres
choses encore, si on les considère isolément, sont loin d’être belles.
Néanmoins, du fait qu’elles accompagnent les œuvres de la nature, elles
contribuent à les embellir et sont attrayantes. 204
Ces lignes des Pensées semblent au premier regard offrir une sorte de justification
esthétique à la laideur du monde. Or, nous l’avons anticipé, cette incursion timorée
dans l’esthétisme relève davantage du domaine de la physique. Marc-Aurèle nous
rappelle que ce qui apparait comme laid isolément ne l’est finalement pas lorsque ces
éléments sont replacés dans une perspective plus large. Ce n’est en somme qu’à
travers cette vision générale, que l’on comprend que même l’écume du sanglier
s’inscrit dans une nature divinement réglée. La beauté de la nature se rapporte donc
toujours au divin : c’est d’abord et avant tout parce la nature est divine qu’elle peut
être belle. La beauté se surajoute ici comme un simple appendice. Nul besoin, dès
lors, d’évoquer sa présence pour promouvoir l’amor fati. Il suffit, pour les stoïciens,
de mettre en évidence le principe explicatif antérieur et premier à cette beauté : Dieu
lui-même. Lui seul est nécessaire et suffisant. Ainsi donc, l’esthétique ne saurait être
qu’accessoire dans ce cas et jamais elle ne réussit à s’affranchir de la dimension
cosmologique dont elle procède.
204
Marc-Aurèle. Pensées, Livre III, 2, p.19
89
Le rôle de l’art dans l’amor fati nietzschéen
Mais peut-être seront-ils surtout scandalisés de voir un problème
esthétique pris avec tant de sérieux, s’il s’avère qu’ils ne sont plus en état
de reconnaitre dans l’art autre chose qu’un à-côté divertissant ou un
tintement de grelots dont pourrait bien se passer, après tout, le « sérieux
de l’existence ».205
Ouvrir notre chapitre sur l’esthétisme avec la dédicace à Wagner de la Naissance de
la Tragédie nous apparait un choix judicieux : elle marque explicitement le statut
privilégié que revêt l’art chez Nietzsche. Elle laisse comprendre également la portée
existentielle
de
l’esthétisme.
Autrefois
perçu
« comme
un
colifichet
de
l’existence206 », son domaine d’activité est maintenant appelé à se dilater pour
investir la vie dans son intégralité. Cette ambition, Nietzsche le mentionne, ne va pas
de soi pour certains. Cela est compréhensible. Entreprenons dès maintenant
d’élucider la question.
Ouvrons d’abord une parenthèse. Nous mentionnions antérieurement le problème du
nihilisme ambiant. Celui-ci signifie entre autres que les valeurs les plus hautes se
dévaluent. Avec la mort de Dieu, on réalise peu à peu que le monde ne possédait
finalement pas de qualité morale objective (ou pas de sens objectif); il est, pour le
dire froidement, intrinsèquement sans valeur. Cette vacuité, que l’on nomme
nihilisme théorique, provoque consternation et angoisse. Nietzsche, parce qu’il
souscrit à cette lecture du monde, est bien au fait de ce problème aux allures
abyssales.
De deux choses l’une : ou l’on verse dans une forme de pessimisme désespéré, ou
l’on esquisse une solution. La première option se nomme le nihilisme passif, la
205
Nietzsche. Naissance de la tragédie, « Dédicace à Wagner », p.26
Marc. Qu’est-ce que l’esthétique ?, p.11
206Jimenez,
90
seconde, le nihilisme actif. Nietzsche adhère à la seconde ramification. Le nihilisme
actif, comme son nom l’indique, entend combler le vide laissé par la mort de Dieu. Si
donc le monde est maintenant vidé de fondement moral objectif, la subjectivité
demeure la seule planche de salut du nihilisme actif.
Or, cette avenue, comme presque toutes celles que Nietzsche emprunte d’ailleurs,
n’est pas sans écueil. En effet, la subjectivité ne peut simplement se substituer à Dieu
comme fondement normatif universel. Trop changeante, soumise à la pure
contingence, elle ne peut prétendre offrir le même horizon de sens que les idoles
platonico-chrétiennes. Au demeurant, elle semble fondamentalement incapable de
fournir de véritables « critériums moraux », du moins au sens où l’entendait
auparavant.
La solution nietzschéenne se trouve dans un glissement de la sphère éthique à la
sphère esthétique. Abandonnant définitivement la possibilité d’une vérité morale
apodictique universelle, Nietzsche trouve dans l’art un véhicule assez libre pour
prétendre être affranchi de l’ancien paradigme platonico-chrétien d’une part, et,
d’autre part, un organon assez structurant pour offrir de véritables lignes directrices
existentielles. Cet aphorisme du jeune Nietzsche dresse un portait intéressant du
nihilisme théorique et laisse entrevoir, à la toute fin, l’avenue artistique anticipée :
La grande majorité des hommes précisément supportent la vie sans se
plaindre trop fort, et croient ainsi à la valeur de l’existence, mais c’est
justement parce que chacun ne veut et n’affirme que soi et ne sort pas de
lui-même comme ces exceptions : tout ce qui va au-delà de leur personne
demeure pour eux inaperçu ou n’est aperçu tout au plus que comme une
ombre faible. Ainsi la valeur de la vie pour l’homme ordinaire, commun,
repose-t-elle uniquement sur le fait qu’il attribue plus d’importance à soi
qu’au monde. Le grand manque d’imagination dont il souffre fait qu’il ne
peut communiquer par le sentiment avec d’autres êtres et par là prend
aussi peu que possible de part à leurs souffrances. Celui, au contraire, qui
pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer de la valeur de la
vie; s’il réussissait à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de
91
l’humanité, il éclaterait en maudissant l’existence, car l’humanité n’a
dans l’ensemble aucun but, et conséquemment l’homme, en examinant sa
marche totale, ne peut y trouver sa consolation, son repos, mais sa
désespérance. S’il considère dans tout ce qui fait l’absence finale de but
des hommes, sa propre action prend à ses yeux le caractère d’un
gaspillage. Mais se sentir en tant qu’humanité (et non seulement
qu’individu) gaspillée tout de même que nous voyons les fleurs isolées
gaspillées par la nature, est un sentiment au-dessus de tous les sentiments.
– Qui en est d’ailleurs capable ? Assurément seul un poète : et les poètes
savent toujours se consoler.207
Issu de ce que certains commentateurs ont baptisé sa phase « naturaliste », ce
passage, ne traduit toutefois pas tout l’enthousiasme que Nietzsche espère de
l’esthétisme. Auparavant, chez le jeune Nietzsche, l’art est bien plus qu’une simple
« consolation » :
L’art et rien que l’art ! C’est lui seul qui rend possible la vie, c’est la
grande tentation qui entraîne à vivre, le grand stimulant qui pousse à
vivre. L’art, seule force antagoniste supérieure à toute négation de la vie,
l’art, l’antichristianisme, l’antiboudddhisme, l’antinihilisme par
excellence. 208
L’abondance des occurrences au bénéfice de l’art ne s’est jamais tarie dans l’œuvre
de Nietzsche. Une étude indépendante pourrait les recenser et y consacrer une analyse
plus détaillée. Cependant, là n’est pas notre objectif. Pour nous, il suffit de
comprendre que l’art comble une lacune existentielle. L’art s’installe précisément
dans le vide laissé après la désillusion d’un monde originellement bon, vrai et
rationnel. Plus concrètement, c’est l’acte créateur de l’artiste qui se doit d’être imité;
il doit dépasser son cadre strictement artistique pour calquer son exercice sur
l’existence même. En vertu de ce changement de perspective, c’est la vie tout entière
– le sujet en tant qu’artiste inclusivement – qui devient la matière première d’une
œuvre d’art ; l’artiste de l’amor fati porte alors sur ses épaules la responsabilité de
207
208
Nietzsche. Humain, trop humain, I, « Des choses premières et dernières », §33, p.463
Nietzsche. Fragments posthumes, automne 1869- printemps 1872, frag.11(1), p.423
92
diffuser la beauté dans le monde – en devenant beau soi-même. Le passage suivant
nous renseigne:
Ce qu’il faut apprendre des artistes. – Quels moyens avons-nous de
rendre pour nous des choses belles, attrayantes et désirables lorsqu’elles
ne le sont pas ? – et je crois que, par elles-mêmes, elles ne le sont jamais !
Ici les médecins peuvent nous apprendre quelque chose quand par
exemple ils atténuent l’amertume ou mettent du vin et du sucre dans leurs
mélanges ; mais plus encore les artistes qui s’appliquent en somme
continuellement à faire de pareilles inventions et de pareils tours de force.
[…]. [Mais] chez eux cette force subtile qui leur est propre cesse
généralement où cesse l’art et où commence la vie : nous cependant, nous
voulons être les poètes de notre vie, et cela d’abord dans les plus petites
choses quotidiennes !209
Évitons les malentendus : Nietzsche reste philosophe. Mais il fait plus que réfléchir
sur l’art, il en fait son organon : « il fait maintenant lui-même de la philosophie dans
la manière de l’art, il pense poétiquement 210» pour reprendre les mots d’Eugen Fink.
Cet appel poético-philosophique est inclusif : ce « nous » interpelle tous et chacun.
Nous reviendrons sur ce que signifie « devenir poètes de notre vie ».
Le vecteur esthétique offre des avantages notables. D’abord, il permet d’unifier ce qui
jadis demeurait antagoniste. Sarah Kofman synthétise : « Le paradigme de l’art
permet de raturer les oppositions métaphysiques du réel et de l’apparence, du
spéculatif et de l’artistique, de l’homme d’action et du contemplatif.211» En effet,
dévaluée depuis Platon, l’apparence retrouve une fonction propre au même titre que
le réel. Il y a de fait, dans le dualisme Apollon-Dionysos - que nous ne pouvons
qu’effleurer ici – un équilibre précaire, mais tout à fait novateur ; la belle apparence
apollinienne et le réalisme tragique dionysien se concurrencent mais s’unissent dans
la tragédie. L’amor fati ne pourrait d’ailleurs faire l’économie de l’une ou de l’autre
de ces figures. Alors que ce concept, on le sait, implique d’une part une lucidité face
209
Nietzsche. Gai Savoir, IV, §299, p.178
Fink, Eugen. La philosophie de Nietzsche, p.78
211 Kofman, Sarah. Nietzsche et la métaphore, p.52
210
93
au caractère tragique de la vie (le pan dionysiaque), il engage d’autre part à injecter à
ce monde le baume de la belle apparence (le pan apollinien). Kessler insiste justement
sur le lien étroit entre art, apparence et amor fati:
L’art est la praxis transfigurante de l’amor fati. Une bonne partie de la
rédemption de l’apparence intervient effectivement par la médiation
nécessaire du style singulier de Nietzsche. C’est pourquoi seul l’art est
affirmation effective, Oui pur, pureté que la philosophie morale ne peut
fatalement pas atteindre. 212
Aussi, l’art implique chez Nietzsche autant le créateur que le contemplateur, nous
souligne Kofman. Alors que la philosophie moderne est souvent confinée à son rôle
contemplatif, la philosophie comprise par le prisme esthétique exalte également la
création, ou plus proprement, l’action créatrice. « Nous voulons être les poètes de
notre vie » disait-il plus tôt à cet effet. En dernière analyse, on pourrait ajouter aux
couples antagonistes mentionnés par Kofman celui de l’intellect et des affects. L’art,
encore une fois, fait intervenir chacun de ces éléments sans porter préjudice à l’un ou
à l’autre. Les passions trouvent en somme un terrain d’application dans lequel elles
peuvent être guidées, apprivoisées, mais jamais intégralement réfrénées par
l’intellect. Au chapitre dernier, nous découvrirons en effet que l’art renferme de
précieux outils pour la discipline du désir. Notons pour l’instant la cohérence
nietzschéenne entre la réhabilitation des affects et l’expérience de l’Éternel Retour
que nous évoquions précédemment. Citons Pierre Klossowski qui laisse entrevoir que
l’expérience du démon en est une sans doute proche de l’expérience artistique:
L’Éternel Retour […] est proprement une acceptation relevant du cas
singulier en tant que fait vécu d’abord, pensé ensuite – et qui s’adresse
non plus à l’intelligence sociale, mais à la sensibilité, à l’émotivité, à
l’affectivité, donc à la vie impulsionnelle de chacun et de tous. 213
212
213
Kessler, Mathieu. Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, p.17
Klossowski, Pierre. Nietzsche et le cercle vicieux, p.290
94
Mais il y a plus : si l’art s’enracine profondément dans l’amour de l’existence, c’est
précisément parce que l’amour est la condition indispensable du processus créatif.
L’un ne va pas sans l’autre. Paul Audi, dans son ouvrage L’ivresse de l’art, précise :
« L’intérêt que Nietzsche, en tant que philosophe-musicien, a porté à l’art consiste
dans le fait que, pour lui, l’essence de la création ne s’accomplit, en toute dernière
instance, que dans l’amour et comme amour 214». Même dans la mise en scène de
l’œuvre la plus terrible, le créateur fait appel à un amour qui transcende la laideur de
son œuvre, et ce, précisément parce qu’il la met en scène. C’est ainsi, et ainsi
seulement, qu’un sens véritable peut réintégrer le monde actuel. Le sens émerge alors
simultanément de l’œuvre, et l’auteur crée ispo facto un horizon radicalement
différent de celui au lendemain de la mort de Dieu. « Une tête terrestre qui crée le
sens de la terre ! 215» s’exclamait Zarathoustra pour exprimer ce jaillissement de sens
dans la pure immanence. Soudainement, toute la portée du domaine esthétique et son
influence accrue dans la vie en tant que telle deviennent claires. Plus qu’un
« tintement de grelot », il inspire – et demande à la fois – un amour transfiguré de
l’existence. Corollairement, l’amour que l’art exalte peut être interprété en terme de
Wille zur Macht ; nous ne pensons pas faire une entorse à la philosophie
nietzschéenne en affirmant ici que les termes sont pour ainsi dire interchangeables :
« Les créations de l’art sont la fin suprême de plaisir pour la volonté 216 » mentionnait
le jeune Nietzsche dans un manuscrit. Ici encore, l’effet est identique : galvanisée, la
volonté peut s’affranchir de la laideur de l’existence217 en se nourrissant de celle-ci.
On objectera peut-être que malgré un intérêt constant pour l’art en général, Nietzsche
a souvent été critique envers certains artistes ou certaines formes d’art. Aurions-nous
alors dépeint un portrait idéalisé des vertus de l’art chez le philosophe ? Si tel est le
cas, d’autres questions doivent être soulevées ; l’art pourrait-il être, d’une autre façon,
nuisible pour la vie ? Pourrait-il aussi témoigner d’une fuite face au destin, voire
même d’une haine de celui-ci ? Si les critiques nietzschéennes de l’art peuvent
214
Audi, Paul. L’ivresse de l’art, p.125
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des Hallucinés de l’arrière-monde », p.306
216 Nietzsche. Fragments posthumes, fin 1870-avril 1871, p.267
217 CF. Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Dans les îles bienheureuses », p.348
215
95
demeurer compatibles avec les éloges précédents, c’est forcément que des nuances
doivent être apportées. Usons alors de cette objection pour offrir quelques précisions
et éviter, de ce fait, d’éventuelles erreurs interprétatives.
Que l’art puisse être un narcotique, Nietzsche l’accorde sans conteste. Et lorsque c’est
le cas, l’art ne sert qu’à masquer l’horreur de l’existence. Il y a pour ainsi dire un
débalancement entre le dionysiaque et l’apollinien : le second a pris l’ascendant sur le
premier, de sorte que l’art ne représente plus qu’un baume de la belle apparence
occultant par le fait même le caractère tragique de l’existence. L’homme nourri à ce
genre d’art euripidien218, est prisonnier d’un état intermédiaire de bien-être :
Ils [les poètes] apaisent et guérissent seulement en passant, seulement
pour le moment; ils empêchent même les hommes de travailler à une
amélioration véritable de leur état, en supprimant et en déchargeant par
des palliatifs la passion des insatisfaits, qui poussent à l’action.219
Cet art palliatif, pour Nietzsche, c’est par excellence l’art romantique. Il est
l’expression d’une volonté qui souffre. Souvent encore sous l’emprise d’une
influence morale ou religieuse, il se manifeste, chez Wagner notamment, par un
profond désir du drame, du spectaculaire, de la décharge pathétique, bref, de ce que
Nietzsche nomme « l’espressivo à tout prix » :
Le faux "renforcement" dans le romantisme: le constant espressivo n'est
pas un signe de force, mais celui d'un sentiment de manque. [...] Le fait
est qu'il existe un culte de l'extravagance du sentiment [...] La faveur des
thèmes excitants : tous indices de ceux pour qui l'on travaille aujourd'hui,
pour des surmenées et des distraits ou des affaiblis [...] Il faut tyranniser
pour pouvoir seulement obtenir de l'effet.220
218
« Exclure de la tragédie cet élément dionysiaque originel et tout-puissant, afin de la reconstruire de fond en
comble sur la base d’un art, d’une morale et d’une conception du monde exclusivement non dionysiaques, telle
est, se dévoilant désormais à nous en pleine lumière, la tendance d’Euripide » Nietzsche. Naissance de la tragédie,
p.78
219 Nietzsche. Humain trop humain, I, §148, p.527
220 Nietzsche. Fragments posthumes, automne 1887-mars1888, fgt 10 (25), p.121-122
96
Pour reprendre une typologie déjà évoquée, on pourrait classer cet art comme le
pendant esthétique du préjugé hédoniste. Le spectateur, sous le joug d’un flux
incessant de stimuli, obtient certes une satisfaction facile, un délassement
anesthésiant. L’exercice est cependant voué à l’échec : la surenchère de sensations
n’est qu’une fuite en avant qui ne soulage toujours que provisoirement. Aux charmes
de ces plaisirs vulgaires, Nietzsche oppose un art plus classique :
Malgré tout le goût que l’on pourra avoir pour la musique sérieuse et
riche, on n’en sera peut-être, à certaines heures, que davantage subjugué,
envouté et presque fondu en extase par son contraire, je veux dire par ces
mélismes d’opéra italien les plus simples qui soient.221
On saisit à présent que derrière l’exaltation nietzschéenne pour l’art, c’est plus
précisément l’art classique qui se trouvait. C’est ce type d’art qui assure à lui seul les
bénéfices ou les vertus de l’art chez Nietzsche. Or, ce terme, étant historiquement
lourdement chargé, peut porter à confusion. Nietzsche lui-même rebutait à
l’employer : « la définition de "classique" heurte mes oreilles, terme par trop usé,
arrondi et rendu méconnaissable 222». Si l’on veut comprendre le classicisme
nietzschéen et le distinguer du classicisme dans son acception canonique, on aura tôt
fait dès lors de dissiper les équivocités.
Se fixant le même objectif que nous, les commentateurs ont proposé quelques
néologismes. Ainsi chez Ferry parle-t-on d’« hyperclassicisme223 », alors que Kessler,
outré des ambigüités qu’inspire l’expression du néologisme de Ferry, préfère la
simplicité
de
« formaliste
classique224 ».
Ces
difficultés
terminologiques
s’expliquent : le « classicisme » nietzschéen intègre en lui-même le dualisme des
divinités Apollon-Dionysos que nous avons déjà évoquées. La continuelle précarité
221
Nietzsche. Humain trop humain, II, Le voyageur et son ombre, §168
Nietzsche. Gai Savoir, Livre 5, §370
223 Ferry, Luc. Homo Aestheticus, p.223
224 Kessler, Mathieu. L’esthétique de Nietzsche, p.118
222
97
de cet équilibre, doublée par les prétendues contradictions nietzschéennes sur l’art,
rend ardue la classification artistique.
Or, en dépit de tortueuses pérégrinations intellectuelles, Nietzsche a conservé une
vision relativement unifiée de son classicisme. Le philosophe, continuant d’utiliser le
concept d’ivresse propre à Dionysos, le tempère néanmoins progressivement et en
propose une vision passablement « apollinisée ». C’est ici que culmine le classicisme
nietzschéen, car c’est surtout lui qui réussit à faire cohabiter l’aspect dionysiaque et
l’aspect apollinien. La symbiose est probante dans ce court passage d’un fragment
posthume : « Le calme extrême de certaines sensations d’ivresse […] Le style
classique représente essentiellement ce calme 225 ». Calme et ivresse sont donc en
étroite relation par le truchement du style classique.
Et c’est justement cet équilibre qui est garant du caractère foncièrement tonifiant de
ce type d’art. L’amor fati s’exprime et se réaffirme par l’idéal classique car seul ce
style accepte, intègre et surtout, coordonne adéquatement les instincts : «l’idéal
classique, expression d’un heureux épanouissement de tous les instincts. Conforme à
cet état, le style supérieur, le grand style expression de la « Volonté de puissance »
elle-même…226 ». Point d’exutoire, point de diversion, l’idéal «classique » représente
ici la parfaite adéquation à la vie tragique. Son importance ne découle donc pas du
fait qu’elle divertisse, c’est-à-dire, qu’elle détourne de la terrible vision de l’horreur
de l’existence, mais bien plutôt du fait qu’elle « parle » de cette vision même. Cette
audacieuse et courageuse lucidité promeut l’art classique, aux yeux de Nietzsche,
comme un allié indispensable pour l’amor fati.
Nous n’insisterons jamais assez : l’art seul permet une véritable sortie de la
décadence pour Nietzsche. Cette décadence ne pouvait manifestement pas se
225Nietzsche.
226
Fragments posthumes, début 1888-début janvier 1889, fgt 14 (46), p.43
Nietzsche. La volonté de puissance, I, p.371
98
combattre de l’intérieur : « Les philosophes et les moralistes s’abusent eux-mêmes
quand ils croient échapper à la décadence en luttant contre elle 227». L’intervention de
l’art était donc nécessaire. Ce dernier constat, loin de clore notre investigation sur les
conditions de possibilités de l’amor fati, débouche plutôt sur un horizon plus large.
Expliquons. Nous mentionnions en effet que l’art chez Nietzsche permet un sain
déploiement des instincts – autant en tant que spectateur que comme acteur. Or, cette
gestion des instincts, aussi bénéfique soit-elle, se doit d’être distinguée d’une forme
d’ascétisme. Benson fait justement le rapprochement avec l’ascétisme avant,
heureusement, d’apporter une précision cruciale :
Here I will argue that Nietzsche’s resistance to decadence is a kind of
asceticism—or we might better speak of an askesis—that can be
understood in musical terms. The aim of Nietzsche’s decadence-resisting
askesis is the attunement of the soul with life. In its most literal sense,
decadence simply means “falling down.” Metaphorically, it is decline or
decay from a previous state of vitality. But one can also read decadence
musically, as a “de-cadence” in the sense of a loss of rhythm. 228
Fort de notre aparté nietzschéen sur l’esthétisme, il nous est aisé de saisir que la décadence peut s’interpréter en terme musical. Nous l’avons vu, l’esthétisme représente
la seule planche de salut face à ce marasme et, en ce sens, la remarque est pertinente.
La portée majeure de la remarque de Benson se trouve cependant ailleurs.
L’important est lorsque Benson mentionne que la musique, loin d’être présentée
comme autonome et suffisante face à la décadence, se comprend d’abord et avant
tout comme askesis. Précisons ici que le terme grec réfère étymologiquement à
l’exercice, à la discipline, mais jamais au renoncement ou à l’abnégation comme le
suggère celui de l’ascétisme. Si donc la présente section consistait en une innovation
227
228
Nietzsche. Fragments posthumes, début 1888- début janvier 1889, frag.14(94), p.67
Benson, Bruce Ellis. «Nietzsche’s Musical Askesis for Resisting Decadence », p.28
99
de Nietzsche par rapport aux philosophes de la stoa, elle débouche toutefois ici sur
un élément partagé par nos auteurs. Ces derniers, à leur façon, on l’a vu, ont discuté
de thèmes communs pour déployer convenablement le concept au centre de nos
investigations. L’askesis où l’idée que l’amor fati se comprenne dans une dynamique
essentiellement pratique ne fait donc pas exception : de part et d’autre cette
dimension revêt une importance capitale. Comment se détaille précisément ce
rapport entre l’amor fati et l’askesis, c’est ce que nous devons maintenant évaluer.
100
Chapitre 3 : L’amor fati comme ἄσκησις
Le fait de développer séparément ces deux courants nous a permis de nous concentrer
sur les concepts propres à nos auteurs sans nous embourber dans des comparaisons,
des liens ou des renvois systématiques qui auraient alourdi notre démarche. Avec ce
chapitre sur l’askesis toutefois, notre méthode change. Nietzsche et les stoïciens
seront désormais sollicités d’un même souffle. Quelle raison méthodologique nous
pousse maintenant à aborder nos auteurs de front? Qu’est-ce qui justifie ici de rompre
avec notre logique, qui, pourtant, avait ses avantages ?
Ce changement de forme se justifie à l’aune même de la matière de notre chapitre,
soit l’askesis. C’est effectivement l’objet de nos recherches qui nous incite fortement
vers cette voie, et ce, pour essentiellement deux raisons.
Premièrement, l’askesis représente le mode ultime de déploiement pour l’amor fati.
C’est son caractère fondamental et principiel, autant chez les stoïciens que chez
Nietzsche, qui nécessite de le traiter tout spécialement – son développement ici n’a
donc rien d’un élément parachuté inopinément. Notre recherche culmine au contraire
avec un thème qui, dans les faits, s’est avéré être en filigrane tout au long dans notre
démarche. Ici et là, que ce soit dans nos chapitres sur la cosmologie, le temps, la
souffrance ou même dans le domaine esthétique chez Nietzsche, les références à une
forme d’exercice furent évoquées parfois subtilement, d’autres fois plus
explicitement, mais toujours de façon constante229. Il faut désormais prendre le temps
229
Entre autres en page 10 lorsque nous citions Muller : « l’étude de la nature, loin de se réduire à une
imprégnation passive, implique une critique, un travail de la raison, qui examine les représentations, ajoute et
soustrait, recompose. Par suite, lorsqu’elle accepte un énoncé, elle ne se soumet qu’à elle-même, elle affirme
comme siennes les propositions qui donnent le sens vrai du monde. Cette appropriation a déjà, sans doute, un effet
libérateur dans la mesure où le fait de comprendre l’ordre naturel est autre chose que de le subir aveuglément […]
Mais il y a surtout une grande différence entre la nécessité saisie par la raison et l’inévitable brutalement subi.
Pour ce dernier, « on n’a pas le choix », comme on dit, alors que la première n’est que l’expression de la raison
elle-même, qui a le choix mais accepte parce qu’elle ne subit pas de contrainte étrangère.»; en page 21, lorsque
nous abordions les effets de la temporalité chez les membres du Portique: « Tout d’abord, la mise en exergue du
101
de reconnaitre toute son importance en lui réservant un chapitre exclusif. Pour bien
cerner la distinction entre nos propos antérieurs et ceux à venir, l’opposition entre le
domaine théorique et le domaine pratique sera éclairante.
Nous avons jusqu’à tout récemment soulevé des points primordiaux pour bien saisir
ce qu’est l’amour du destin. Omettre les discours sur la cosmologie, le temps, la
souffrance ou l’esthétique en aurait sérieusement compromis la compréhension.
Cependant, bien que ceux-ci soient absolument nécessaires, ils ne sont toutefois pas
suffisants. La portée de ces discours en tant que discours a des limites. Notre tâche
sera donc – non sans ironie d’ailleurs – de démontrer la stérilité d’un discours
strictement théorique sur ces thèmes. Ils doivent invariablement étendre leurs vertus
en aval, c’est-à-dire, dans le domaine d’action à travers lequel se déploieront toute la
portée et la richesse en puissance dans ces paroles. C’est ainsi que leur étude a
réellement un sens. Épictète, très imagé ici, rend bien l’enjeu de cette tâche : « Et
ensuite vous devez vous dire : ‘’Les théorèmes sont inutiles’’. Inutiles pour qui ?
Pour ceux qui n’en usent pas comme il faut. Les onguents sont utiles à condition de
s’en oindre quand il faut et comme il faut. 230» Sénèque plus généralement
mentionnera que « la philosophie apprend à faire, et non à parler; elle exige que
chacun vive sous sa loi, que les actions soient en harmonie avec les paroles.231 »
On comprend que la dichotomie franche et nette entre le domaine théorique et le
domaine pratique n’a, en elle-même, un sens que lorsqu’elle est comprise dans le
caractère éphémère du moment présent commande à l’homme un changement d’attitude : il n’y a désormais nulle
place à la mélancolie ou à la procrastination; il y plutôt une urgence de bien vivre. »; en page 24, lorsque nous
développions sur l’approche stoïcienne face à la souffrance : « ce que propose le sage stoïcien, c’est de se
concentrer sur soi »; en page 26, lorsque nous évoquions pour la première fois le concept de περιτροπή que nous
déploierons totalement sous peu; en page 34 lorsqu’il était question de l’attitude de l’homme face au nihilisme :
« Ce sommet, c’est la création de nouvelles valeurs, de nouveaux sens. Le monde peut bien se présenter comme
étant a-moral, l’homme, lui, peut l’inséminer de son génie»; en page 38 alors que l’on découvrait le renversement
sous sa version nietzschéenne; en page 46 lorsque nous évoquions la métaphore des trois métamorphoses du
Zarathoustra; en page 48 lors de l’explicitation de la solitude comme thérapie; en page 52 lorsque nous explorions
les conséquences heureuses ou moins heureuses du « poids le plus lourd »; en page 69 lorsque Nietzsche plaide
pour une « pédagogie de l’amour »; en page 77 lorsque nous esquissions la « discipline de la souffrance »; en page
84 où l’activité artistique permet un encadrement sain pour les passions.
230 Épictète. Entretiens, II, XXI, 20 p.943
231 Sénèque. Épîtres à Lucilius, Épître XX
102
domaine théorique. Dès que nous franchissons le pas dans le domaine pratique, la
frontière entre le théorique et le pratique doit finalement s’atténuer au point de
permettre un échange bilatéral perpétuel. Certes, la théorie y est toujours. Elle est
cependant inséminée dans l’agir.
Prenons par exemple, dans le système stoïcien, la physique et la logique. Ces
domaines s’opposent classiquement à l’éthique – troisième partie du système stoïcien
– dans la mesure où ils sont perçus comme « théoriques ». Or, nous l’avons vu, ces
domaines théoriques s’intègrent autant que l’éthique à la vie pratique. Il s’agit donc,
au final, d’une théorie qui vise à être vécue, que ce soit la physique (discipline du
désir) ou la logique (discipline du jugement). Pierre Hadot synthétise : « Logique,
physique et éthique se distinguent lorsqu’on parle de la philosophie, mais non quand
on la vit.232»
En vertu de l’importance de la dimension pratique, effective et concrète, nous ne
saurions passer sous silence des implications spécifiques pour l’amor fati. Il devient
dès lors évident qu’énoncer ponctuellement les concepts théoriques impliqués au sein
de l’amour du destin ne pourrait rendre justice à la démarche proposée par nos
philosophes. Ce chapitre sera donc l’occasion de comprendre en quoi l’askesis, en
tant que démarche par essence pratique, représente le moteur premier sans lequel
toute connaissance théorique (cosmologique, temporel, souffrance, esthétique)
demeurerait stérile.
Deuxièmement, outre son caractère principiel pour notre exposé, l’askesis signifie
également un rapprochement étonnant entre la perspective stoïcienne et
nietzschéenne. Sans prétendre que ces dernières soient parfaitement au diapason, il y
a néanmoins de part et d’autre une insistance marquée pour une philosophie qui se
232
Hadot, Pierre. La citadelle intérieure, p.98
103
veut axée sur des problèmes existentiels et qui, à l’inverse, dénigre farouchement le
discours philosophique ayant pour finalité la spéculation, voire la simple
éloquence233. Si le chapitre sur l’askesis implique un changement organisationnel – la
fin du parallélisme méthodologique –, c’est que nos auteurs ont ce thème
formellement et même, à certains égards, substantiellement en partage. De fait, en
dépit de certains rapprochements possibles sur les thèmes communs (formels) comme
la cosmologie, le temps et la souffrance, l’askesis représente une symétrie jusqu’alors
insoupçonnée du contenu philosophique. Ce partage n’est pas aussi accidentel qu’il
peut paraître. Il est bon de rappeler que Nietzsche connaissait très bien les stoïciens
et, subséquemment, que son insistance sur l’aspect vécu de la philosophie leur fait
parfois directement écho :
Personne n’ose réaliser par lui-même la loi de la philosophie, personne ne
vit philosophiquement, avec cette simple fidélité virile qui forçait un
homme de l’Antiquité, où qu’il fût, quoi qu’il fît, à se comporter en
stoïcien, dès qu’il avait une fois juré fidélité à la Stoa.[…] Oui, on pense,
on écrit, on imprime, on parle, on enseignement philosophiquement, –
jusque-là tout est à peu près permis. Mais il en est autrement en action,
dans ce que l’on appelle la vie réelle. 234
Nietzsche ne dissimule pas son héritage issu de la philosophie hellénistique en
général et stoïcienne en particulier. Ce chapitre en témoignera. Toutefois, préciser
maintenant le contenu concret de l’askesis et, a fortiori, son lien avec la philosophie
233
Cette vision s’incarne en la personne d’Épictète pour le jeune Nietzsche : « Esclave et idéaliste. – L’homme
d’Épictète ne serait certes pas du goût de ceux qui aspirent maintenant à l’idéal. La tension continuelle de son être,
le regard infatigable tourné à l’intérieur, ce que son œil a de fermé, de prudent, de réservé lorsqu’il lui arrive de se
tourner vers le monde extérieur; et encore ses silences ou ses paroles courtes : tout cela ce sont des signes de la
bravoure la plus sévère –, que serait-ce pour nos idéalistes qui sont avant tout avide d’expansion ! En outre, il
n’est point fanatique, il déteste le cabotinage et la vantardise de nos idéalistes : son orgueil, quelque grand qu’il
soit, ne veut cependant pas déranger les autres : il admet un certain rapprochement bienveillant et ne voudrait
gâter la bonne humeur de personne, - il sait même sourire ! Il y a beaucoup d’humanité antique dans cet idéal !
Mais le plus beau c’est que la crainte de dieu lui manque totalement, qu’il croit strictement à la raison, qu’il
n’exhorte pas à la pénitence. Épictète était un esclave : son homme idéal est sans caste et il est possible dans toutes
les situations sociales, mais on le cherchera avant tout dans la masse inférieure, profonde, où il sera l’homme
silencieux qui se suffit à lui-même, au milieu d’un asservissement général, sans cesse en état de défense contre
l’extérieur et se maintenant dans la plus haut bravoure. Il se distingue surtout du chrétien en cela que celui-ci vit
dans l’espoir d’ « inexprimables félicités », qu’il accepte des présents, qu’il attend et reçoit ce qu’il a de meilleur
grâce et de l’amour divins et non de lui-même : tandis qu’Épictète n’espère point et ne se laisse pas offrir ce qu’il
a de meilleur,– il le possède déjà. » Nietzsche. Aurore, V, §546, p.1199
234 Nietzsche. Considération Inactuelles, II, « De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie », §5, p.244
104
stoïcienne anticiperait outrancièrement sur nos propos. Nous nous efforcerons plutôt
de corroborer cette hypothèse, étape par étape, au cours des prochains paragraphes.
L’« amor» est-il tributaire de la volonté ?
Pour les stoïciens et Nietzsche, l’amor fati ne peut se comprendre indépendamment
d’une forme d’exercice – cette forme étant encore à définir. C’est notre postulat
initial. Aussitôt celui-ci posé, survient cependant une objection aussi sérieuse que
lourde de conséquences. Cette dernière mérite donc notre attention.
Celle-ci prend pour fondement la nature même de l’amour. D’aucuns savent que
l’eros est intrinsèquement pathos. On subit pour ainsi dire l’amour ; c’est lui qui agit
sur nous, jamais l’inverse. Le cas classique du « coup de foudre », par exemple, est
particulièrement éloquent à cet égard. La mise en évidence de ce caractère
fondamentalement passif de l’amour n’est pas anodine. Elle laisse entrevoir que
l’amor fati pourrait peut-être demeurer un idéal sur lequel nous n’aurions aucune
emprise. Nous ne pourrions que le souhaiter, bêtement. Qui plus est, comme nous
l’avons énoncé dans les Problèmes initiaux, le destin est loin de représenter un objet
d’amour séduisant et attrayant. De deux choses l’une : ou il faut attendre de
« tomber » amoureux de son destin, ce qui ne fait aucun sens ou l’on doit
« s’exercer » à l’amour, ce qui, à la lumière de son caractère passif, demeure tout
aussi absurde. C’est l’aporie totale.
Le noeud du problème réside visiblement dans le fait que la volonté, faculté vantée et
louangée autant chez les stoïciens que chez Nietzsche, se bute à un objet ineffable,
c’est-à-dire à un objet sur lequel elle n’a pas les pouvoirs escomptés, à savoir
105
l’amour. On peut vouloir sincèrement aimer son destin, mais, dans les faits, l’haïr
viscéralement. Autrement dit, une attitude volontariste n’épargnerait pas une
éventuelle dissonance entre ce que l’on veut aimer et ce que l’on aime in factum.
Dans un tel scénario, les raisons d’user d’un quelconque exercice demeurent
obscures. Pourquoi, dans ce cas, nos philosophes insistent-ils avec autant d’assurance
sur l’askesis ? Il y forcément une explication.
Concédons-le : l’amour lui-même ne peut être directement tributaire de la volonté.
L’amour, au risque d’altération, doit garder son indépendance qu’il possède par
nature. Nous ne saurions rien y changer. La solution ne se trouve pas plus dans une
« nouvelle » conception de l’amour, du moins, pas chez nos auteurs. Il semble que la
réponse ne se trouvera pas sans louvoiement; puisque, si l’amour ne peut être
directement assujetti à la volonté, peut-être y a-t-il un moyen détourné de relier ces
deux concepts.
Nous avions déjà esquissé, dans un autre contexte235, ce qui pourrait bien être
l’antichambre de la levée de cette objection. Rappelons que Nietzsche y stipulait
qu’une musique qui apparait désagréable de prime abord peut, à force d’insistance,
devenir de moins en moins pénible jusqu’à, ultimement, évoluer en une musique
aimable. Il concluait en mentionnant que cette analogie pouvait s’appliquer à la vie
dans son ensemble. Il nous semble qu’il y ait, en germe, les éléments nécessaires pour
légitimer le rôle de la volonté en général, et plus particulièrement celui de l’askesis
pour l’amor fati.
L’exemple de la musique est intéressant parce qu’il marque l’importance, non de la
situation finale, mais plutôt du cheminement menant à l’amour d’une pièce musicale.
L’avènement est progressif, lent, peut-être aussi tortueux. C’est précisément là que la
235
Infra., p. 69
106
volonté peut trouver application. Elle travaille pour ainsi dire en amont, dans cet état
« pré-amoureux ». De la même façon, on trouve, dans la sagesse populaire
l’expression « travailler son couple ». Jamais, dans un cas comme dans l’autre, on
signifie forcer l’amour à opérer. Ce sur quoi l’on prétend agir effectivement et
directement, c’est sur un contexte, une discipline, bref un cadre à l’intérieur duquel
l’amour, toujours libre, pourrait se déployer sans entrave.
Nous croyons qu’il n’en va pas autrement pour l’amour du destin. Car, bien que notre
pouvoir sur l’amour soit limité parce que celui-ci demeure pathos, nous avons une
emprise sur ce que l’on pourrait appeler les conditions de possibilité de ce pathos.
L’ethos, c’est-à-dire, notre état habituel et nos habitudes spécifiques influencent bien
entendu notre capacité à aimer. Nous pourrions parler également de disposition
favorable. Puisque celle-ci est pleinement en notre pouvoir, il devient primordial de
l’expliciter afin de mener à bien le projet qui est le nôtre. Et donc, en dernière
analyse, le présent chapitre vise à reconnaitre et même à promouvoir cette emprise
sur l’amor fati, par l’entremise de l’askesis.
Le quotidien : d’obstacle à adjuvant
Nous l’avons évoqué dans l’introduction de ce chapitre : articuler ponctuellement
l’échafaudage conceptuel à l’œuvre dans l’amor fati stoïcien ou nietzschéen n’est pas
suffisant. Savoir que le cosmos est providentiel (stoïciens/Nietzsche), que l’on doit
vivre le moment présent comme s’il revenait un nombre infini de fois (Nietzsche),
que la souffrance n’est que morale (stoïciens) ou que l’activité artistique permet de
combler l’érosion de sens causée par la présence du nihilisme (Nietzsche); tant
d’informations sont certes capitales puisqu’elles gravitent toutes de très près autour
de l’idée d’amor fati.
107
On ne doit toutefois jamais perdre de vue le fait suivant : cette connaissance théorique
appelle à être vécue, c’est là sa finalité propre. Or, on le sait, le quotidien apporte son
lot de tâches routinières, pragmatiques ou domestiques. Ces activités, aussi
incontournables qu’elles soient, peuvent entraver l’amor fati. Soyons clair : incluses
dans notre destin, ces tâches sont nécessaires et peuvent très bien être agréables et
même, jusqu’à un certain point, valorisantes. Le problème réside plutôt dans le fait
qu’elles peuvent nous submerger entièrement par leur récurrence et leur ampleur au
point d’en oublier leur rôle instrumental. Les tâches domestiques, par exemple, ne
sont pas une finalité en soi. Et donc, en détournant momentanément le regard de
l’essentiel, le danger est d’oublier d’y revenir. Pire encore : on pourrait en venir à
prendre l’accessoire pour l’essentiel. Pour Horst Hutter, cela est d’autant plus
probable à une époque comme la nôtre : « Inhabitants of modern democracies show a
singular lack of understanding of « leisure with a good conscience, » but believe that
they must be continuously busy. They cannot understand that it is necessary for the
maintenance of emotional and physical wellness to periodically stop all doing. 236 »
Être « occupé », peu importe l’occupation, ou, ce qui revient au même, être
« productif », peu importe la production, c’est là notre mode existentiel de
prédilection. Or, l’empressement qui caractérise notre affairement pourrait bien être
corrélé avec notre désir de fuir notre propre existence. C’est entre autres
l’enseignement de Hutter dans Shaping the future. Il va sans dire que cette
somnolence existentielle est incompatible avec l’amour du destin.
Il s’agit sans doute de l’obstacle le plus banal que nous ayons rencontré jusqu’à
maintenant; la souffrance, à l’inverse, se présentait par sa violence et sa profondeur
comme une objection en soi contre l’amor fati. Cela étant dit, la trivialité inhérente à
la problématique de la quotidienneté ne doit pas occulter les difficultés qu’elle
comporte. Il y a, en effet, au-delà de ses apparences insignifiantes, la possibilité réelle
de devenir insidieusement inattentif à son destin. Or, sans cette attention, le quotidien
n’est qu’obstacle. Réquisit de l’amor fati, l’attention fera passer le quotidien
236
Hutter, Horst. Shaping the future, p.58
108
d’obstacle à adjuvant. Véritable pierre de touche, elle aidera à lever les barrières qui
se dresseront devant elle.
Nous disions précédemment que nous ne vivions que dans le présent. Nous pourrions
dire également que nous ne vivons que dans le quotidien, dans un éternel
« aujourd’hui ». C’est donc nécessairement dans un tel cadre que s’érigera l’amor
fati, en dépit de ces écueils. Lecteurs de Socrate, nos auteurs savent très bien qu’une
vie sans examen ne veut pas la peine d’être vécue. De ce fait, c’est l’ « aujourd’hui »
dans son entièreté qui passera au crible de l’examen, question de ne jamais laisser
l’attention s’étioler. Les stoïciens proposent essentiellement trois exercices à cet effet.
Le premier exercice est matinal. Marc-Aurèle incite ses lecteurs à imiter les
pythagoriciens qui, dès l’aurore, portent leur regard vers le ciel « afin de se rappeler
les êtres qui accomplissent leurs actes toujours de la même manière, leur ordre, leur
pureté, leur nudité. Car rien ne cache les astres. 237» Cet acte souligne l’origine divine
du cosmos et les conséquences – que nous connaissons maintenant – qui en découlent
(énoncé 4). Cela survient à un moment opportun : avant même que les tracas, les
ennuis ou les souffrances d’aujourd’hui ne surviennent, nous nous rappelons que rien
n’est contraire à la volonté divine et, par conséquent, que rien ne serait inconvenant
(énoncé 3).
Le second exercice est crépusculaire. Au livre III de ses Entretiens 238, Épictète nous
présente un exercice quotidien rappelant les vers d’or pythagoriciens. Exempte de
toute culpabilité239, cette activité rétrospective vise à comprendre en quoi la liberté a
pu nous manquer durant la journée. C’est l’unique moyen d’espérer un progrès
237
Marc-Aurèle. Pensées, XI, 27, p.1239
Entretiens, Livre III, X, 2, p.982
239 Selon notre analyse, un seul extrait dans les Entretiens joue sur un ton moralisateur : « Avec Dieu lui-même
présent en toi, qui observe et entend tout, tu n’as pas honte de ce tu penses et de ce que tu fais ? » Livre II, VIII,
10
238Épictète.
109
moral : « Qu’est-ce qui s’améliore dans la vie grâce à l’inattention ? […] Tu fais tout
ce qui te traverse l’esprit, tu suis tes désirs 240» poursuivait-il un peu plus loin. Cet
autodiagnostic n’est qu’une propédeutique visant, bien entendu, à trouver des
remèdes concrets pour la journée suivante. Il assure ainsi un suivi serré de notre
existence et évite par le fait même de basculer dans l’inattention.
Si les deux premiers exercices délimitent les moments de veille, un troisième permet
d’investiguer les moments de sommeil. Les stoïciens vont alors jusqu’à analyser le
contenu des rêves. Citons Plutarque à cet effet :
Zénon pensait que chacun pouvait, grâce à ses rêves, avoir conscience des
progrès qu’il faisait. Ces progrès sont réels si l’on ne se voit plus en rêve
vaincu par quelque passion honteuse ou bien consentant à quelque chose
de mauvais ou d’injuste ou même le commettant, mais si les facultés de
représentation et d’affectivité de l’âme, détenues par la raison,
resplendissent comme en un océan diaphane de sérénité que nul flot ne
vient troubler. 241
L’idée derrière cette étonnante démarche est la suivante : nos rêves, bien que fictifs,
représentent néanmoins un moment privilégié de nous connaitre. Lieu imaginaire sans
restriction et sans limite, les rêves représentent un moment où nos faiblesses et nos
désirs mal réglés se manifestent plus aisément. Ils sont un « révélateur de la vérité de
l’âme 242» disait Foucault. C’est alors l’occasion idéale de cibler ces travers encore
latents avant qu’ils ne passent à l’état d’éveil. Il s’agit en outre d’une technique
prophylactique tout à fait complémentaire aux deux premiers exercices.
240
Épictète. Entretiens, Livre IV, XII, 5, p.1101
Plutarque. Quomodo quis sent. prof.uirt., §12, 82 F, cité dans Hadot, Pierre. Exercices spirituels et philosophie
antique, p.22
242 Foucault, Michel. L’herméneutique du Sujet, p.460
241
110
En plus de ces trois exercices ponctuels stoïciens, il y a également un quatrième
moyen de garder l’attention éveillée de jour en jour. Celui-ci est parfaitement partagé
chez nos auteurs. Il s’agit de l’écriture. Cette méthode ne vise pas la création de
matériel inédit et original – bien qu’elle ne l’exclut pas non plus. L’idée est encore et
toujours de garder les concepts clefs frais en mémoire. « Ces principes, mentionnait
Épictète, il faut que tu les aies sous la main (procheira), la nuit et le jour, il faut les
écrire, il faut les lire. 243»
Les Pensées de Marc-Aurèle en sont un exemple saillant. L’empereur écrivait pour
lui-même uniquement. Jamais il n’a imaginé publier ses écrits qui ne sont, dans
l’ensemble, qu’un résumé de l’héritage de cinq siècles de stoïcisme. Les Pensées sont
ce que l’on peut appeler des hypomnéma, c’est-à-dire des notes personnelles prises au
jour le jour. Preuve de la fonction spécifiquement thérapeutique de ces notes : si
Marc-Aurèle souhaitait seulement mettre sur papier ses idées, il aurait pu se contenter
de les dicter. Cependant, cette méthode, moins personnelle, n’aurait pas réussi à
graver les concepts de la philosophie stoïcienne avec la même vigueur. Pierre Hadot
joint sa voix à la nôtre : « Les dogmes, comme le dit Marc Aurèle (VIII, 2), risquent
de mourir, si on ne rallume pas sans cesse les images intérieures, les phantasiai, qui
nous les rendent présents.244 » En somme, l’entéléchie des Pensées a été atteinte à
chaque et unique moment que leur auteur s’est assis pour les écrire ; la somme finale
de ces moments – le livre lui-même – n’a de valeur que par cette perspective. Il ne
fait
aucun
doute
que
ce
moment
de
recueillement
était
un
perpétuel
encouragement245, une parenthèse salutaire dans la vie tumultueuse de l’empereur
romain. Enfin, il devient manifeste que l’écriture pour Marc-Aurèle était toujours
guidée par un profond souci existentiel.
243
Épictète. Entretiens, Livre III, 24, 103
Hadot, Pierre. La citadelle intérieure, p.53
245 Cf. Bridoux, André. Le stoïcisme et son influence, p.185
244
111
Nietzsche n’est pas étranger à cette idée. Tenant lui-même un journal, il concevait lui
aussi l’écriture comme une thérapie efficace, et ce, que l’écriture vise à être publiée
ou non. Dans une lettre à son ami Rohde datée du 15 juillet 1882, il développe sur sa
« médecine » :
Ce type de littérature, ce que j’écris depuis 1876 est ma recette et mon
mélange médical personnel contre la dépression. Quelle année ! Quelles
interminables souffrances. Quelles turbulences intérieures, changements
et solitude. Comme je suis au-dessus de tout cela aujourd’hui, avec la joie
d’une victoire et chargé lourdement par de nouveaux projets, personne ne
serait outré si je considère positivement ma médecine. Mihi ipsi scripi –
c’est ma moralité. 246
De plus, lorsqu’il écrit pour lui-même, à l’instar de Marc-Aurèle, il le fait pour
« munir le temps fugitif d’images qui durent dans le souvenir et l’étayent. 247» Il
dilate le présent pour reprendre une expression qui nous est maintenant familière.
Dans un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche décrit un peu plus en détail
cette démarche : « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son
propre sang. Écris avec du sang, et tu apprendras que le sang est esprit. 248» « Écrire
avec son sang » cela signifie qu’il faut conserver la proximité entre la pensée et
l’existence, car l’un sans l’autre ne vaut rien. Et si, chez les stoïciens, l’accent va de
la pensée vers l’existence, chez Nietzsche, il a aussi une nécessité que l’existence
serve la pensée – c’est là, une distinction qui lui est propre. Safranski décrit bien cet
aspect précis de cette correspondance bidirectionnelle : « Chacun réfléchit sur sa vie,
mais Nietzsche veut conduire sa vie de manière à en nourrir sa pensée. La vie comme
terrain d’expérimentation de la pensée, l’essayisme comme forme de vie. 249»
Nietzsche se prend donc lui lui-même comme esquisse, mais, contrairement à l’auteur
traditionnel, il n’a pas droit au brouillon ; on ne peut simplement effacer et
recommencer - c’est là une limite importante de l’analogie. Il a donc quelque chose
de sacrificiel dans cette quête de vérité nietzschéenne. Les stoïciens tablant sur une
246
KSB 6, 226-7, cité dans Hutter, Horst, Shaping the future, p.124, notre traduction.
Safranski, Rüdiger. Nietzsche Biographie d’une pensée, p.22
248 Nietzsche. Ainsi Parlait Zarathoustra, I, « Lire et Écrire », p.312
249 Rüdiger, Safranski. Nietzsche Biographie d’une pensée, p.21
247
112
pensée unifiante et autoréférentielle, bref sur une pensée systématique, n’ont pas eu à
franchir ce pas. Quoi qu’il en soit, les stoïciens et Nietzsche s’entendent sur un
élément fondamental : l’écriture, en tant qu’exercice quotidien, offre une occasion de
réflexion sur le monde, mais aussi sur soi.
En dernière instance, on comprend que la démarche visant à faire passer le quotidien
d’obstacle à adjuvant en est une des plus personnelles. Lorsque je me lève, c’est moi
qui dois regarder vers le ciel, lorsque je me couche, c’est moi qui dois revoir ma
journée. Il en va de même pour mes rêves qui revêtent une dimension hautement
intime. De la même manière, que j’écrive sur le monde ou sur moi, c’est toujours moi
qui écris. Un constat s’impose alors : l’amor fati, lorsqu’investigué au prisme de
l’askesis, ne peut faire abstraction de cette dimension personnelle.
Le moi comme objet fondamental de la discipline
À force de nous concentrer sur tous les éléments entourant le destin et l’amour de
celui-ci, nous en sommes presque venus à négliger un facteur peut-être trop proche de
nous : le moi. L’amour du destin doit en effet, tôt ou tard, proposer une théorie
incarnée afin de s’achever convenablement. À l’occasion de nos développements sur
l’askesis, nous avons constaté que toute discipline, quelle qu’elle soit, se porte sur ce
même objet. Bien avant nous, Pierre Hadot en était venu à cette conclusion : « Tout
exercice spirituel est donc, fondamentalement, un retour à soi-même, qui libère le moi
de l’aliénation où l’avaient entraîné les soucis, les passions, les désirs. 250»
Puisque tout part de soi nous devrons faire la lumière sur ce qui nous semble a priori
familier. Nietzsche, autant que les stoïciens, avait perçu l’étonnante difficulté de cette
250
Hadot, Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique, p.49
113
démarche. Les Grecs, bien sûr, avaient déjà passé la psuchē sous la loupe. Leurs
recherches sont d’ailleurs, encore aujourd’hui, fort intéressantes. Mais, on s’en doute,
les avancées de l’époque ne permettaient pas d’évaluer l’étendue et la complexité du
domaine psychologique. Nietzsche, lui, a su utiliser à bon escient sa position
historique préférentielle pour desceller les complications reliées aux deux tâches qui
nous incombent maintenant : se connaitre et s’aimer. Explicitons ce que nos auteurs
entendent par cela.
Se connaitre : première étape fondamentale de l’askesis
Dans le Gai Savoir, Nietzsche a trouvé une formulation qui résume bien le paradoxe
de l’analyse du moi : « Chacun est à soi-même le plus lointain 251». La proximité rend
l’observation difficile. Nos auteurs veulent souligner l’importance d’être attentif à soi
pour pouvoir se situer par rapport au monde. Aimer son destin nécessite certaines
dispositions – que nous nous abstiendrons de répéter ici. Ai-je moi-même ces
dispositions ? Ai-je vraiment compris ce qu’impliquaient les concepts gravitant
autour de l’amor fati ? Spécialiste de la question, Hadot précise :
Se connaître soi-même, c’est ou bien se connaître comme non-sage (c’està-dire non comme sophos, mais comme philo-sophos, comme en marche
vers la sagesse), ou bien se connaître en son être essentiel (c’est-à-dire
séparer ce qui n’est pas nous de ce qui est nous-mêmes), ou bien se
connaître en son véritable état moral (c’est-à-dire examiner sa
conscience).252
Se connaitre, peut donc prendre plusieurs formes, mais une idée directrice demeure :
se connaître soi-même représente la première et la plus fondamentale étape du travail
sur soi impliquée par l’amor fati. Ce processus, dans la mesure où il est travail de soi
251
252
Nietzsche. Gai Savoir, préface, §1
Hadot, Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique, p.31
114
sur soi, signifie qu’une certaine prise de distance est parfois nécessaire que ce soit
pour se connaître comme non-sage, se connaitre en son être essentiel ou se connaitre
en sa conscience.
Ces derniers propos peuvent sembler étrangers à notre étude jusqu’ici. Or, il n’en est
rien. On n’a qu’à penser à la notion stoïcienne d’oikéiôsis que nous avons évoquée
antérieurement. Celle-ci, rappelons-le brièvement, faisait référence à un rapport à soi
qui n’est pas étranger à la connaissance de soi. L’oikéiôsis signifiait que nous
sommes naturellement familiers à soi, mais également au monde. Mais voilà, cette
familiarité peut bien être toute naturelle (pour les stoïciens), elle doit tout de même
être connue et reconnue de la sorte. La connaissance de soi, en tant que point focal de
l’askesis, permet justement de prendre acte de ce fait et également des conséquences
cosmologiques que cela implique. En termes clairs, s’investiguer permet certes de se
comprendre soi-même, mais aussi de se comprendre soi au sein du monde. C’est là un
progrès majeur.
Par ailleurs, l’exploration du thème de la connaissance de soi nous amène vers une
digression stoïcienne. Chez les stoïciens, l’intériorité prend quelques fois une
tangente terminologique différente. Au lieu d’utiliser des termes comme « raison »,
« conscience », « moi », l’expression « daimon» est parfois employée. S’il s’agit de
synonymes, l’enjeu, pour nous, n’est pas majeur. Si toutefois, le daimon stoïcien
renvoie à une réalité nouvelle, et que, par conséquent, le problème n’est plus
terminologique, mais bien philosophique, nous devons rendre compte de la situation.
Le cas du daimon stoïcien est complexe. Les experts eux-mêmes n’arrivent pas à
s’entendre sur cette notion controversée. Pour Hadot, on doit tout simplement
115
l’identifier à la raison253, alors que pour Ildefonse la notion de daimon ne s’imbrique
pas parfaitement à celle de raison254. Pour elle, le daimon serait un autre en soi. Elle
mentionne, pour étayer sa thèse, un passage célèbre d’Épictète : « Lorsque vous
fermez les portes et faites l’obscurité à l’intérieur, rappelez-vous de ne jamais dire
que vous êtes seuls; car vous ne l’êtes pas, un dieu est à l’intérieur, et c’est votre
démon 255». Force est de constater que l’assimilation du daimon avec la raison semble
difficile ici. Elle n’est cependant pas irréalisable. En fait, elle est possible si l’on
comprend, comme on l’a vu, la raison humaine comme spermatikos logos, c’est-àdire, comme un germe de la raison divine. Automatiquement, les liens se font : en
tant que spermatikos logos, nous ne sommes en effet plus seuls (au sens strict)
puisqu’une fraction de dieu nous accompagne et, de ce fait même, il aurait bel et bien
un dieu à l’intérieur de nous. En somme, puisque c’est par notre nature rationnelle
que le lien s’établit entre le daimon et le divin, la thèse d’Hadot peut être adoptée. Le
daimon et la raison peuvent s’employer de façon interchangeable; la problématique
s’avère être, au final, d’ordre strictement terminologique.
Ce qui peut sembler être un vain détour aura néanmoins permis de saisir l’importance
que les stoïciens vouent à l’intériorité. Car, autant Hadot que Ildefonse conviendront
que la notion de daimon implique tacitement un acte réflectif, le fait de revenir sur et
en soi. Au point de vue de l’amor fati, cette activité introspective est primordiale. De
fait, la thérapie par l’écriture, telle qu’on l’a décrite précédemment, n’est rien d’autre
qu’une activité mentale à laquelle on ajoute papier et crayon – et même son propre
sang dans le cas de Nietzsche256 ! Et si des moments prédéterminés sont nécessaires
pour ponctuer la journée (matin, soir) comme mentionné dans la section sur le
quotidien, il est aussi vital qu’une activité d’introspection spontanée soit possible à
tout moment. Le daimon, en rappelant l’origine divine de la raison humaine, permet
de souligner, non seulement la légitimité, mais surtout la noblesse d’un retour en soi.
253«
Si l’on remplace daimon par « raison », tout s’éclaircit; d’une part, la raison est, aux yeux des stoïciens, une
partie de la Raison divine universelle, qui nous a été donnée par celle-ci » Hadot, Pierre. La citadelle intérieure,
p.141
254 Ildefonse, Frédérique. « La multiplicité intérieure chez Marc-Aurèle », p.56
255 Épictète. Entretiens, I, 14, 12
256 Cf. Infra., p.101
116
Il est même possible de lui rendre un culte257, « en s’isolant des choses extérieures et
en rentrant en lui-même [pour] contempler librement le divin qui est en lui 258 ». De
fait, les allusions à ce genre d’introspection sont légion dans les Pensées; « en te
parlant259 », « observe ton propre moi 260» et même « aide-toi toi-même 261»
témoignent de cette réflectivité.
À la lumière de ces propos, on comprend que notre for intérieur représente un lieu
privilégié dont il ne faudrait pas sous-estimer les bénéfices. L’un de ceux-ci est sans
doute le fait qu’il est le dernier et ultime rempart contre le monde extérieur. Le soi
peut donc faire office de retraite :
On se cherche des retraites à la campagne, au bord de la mer, à la
montagne; et toi aussi, tu as coutume de désirer ces sorties au plus haut
point. Mais tout cela marque une grande simplicité d’esprit, car on peut, à
toute heure de son choix, se retirer en soi-même. Nulle part on ne trouve
de retraite plus paisible, plus exempte de tracas, que dans son âme,
surtout quand elle referme de ces biens sur lesquels il suffit de se pencher
pour recouvrer aussitôt toute liberté d’esprit; et par liberté d’esprit, je ne
veux dire autre chose que l’état d’une âme bien ordonnée. Accorde-toi
donc constamment cette retraite et renouvelle-toi. 262
Deux éléments sont capitaux dans ces paroles de Marc-Aurèle. Premièrement,
l’exercice est autonome. Il est en effet d’une simplicité désarmante, mais d’une
efficacité certaine. Il ne nécessite que nous-mêmes, nul besoin de quoi que ce soit ni
de qui que ce soit. La raison est elle-même auto-suffisante. C’est ainsi que
l’indépendance aux choses extérieures renvoie à un potentiel infini de liberté; rien ni
personne ne peut entraver cette démarche qui nous appartient en propre. Évidemment,
cette liberté n’est pas encore en acte. Elle correspond à cette liberté hobbesienne
définie comme absence d’entrave. Pour les stoïciens, la liberté réelle doit franchir un
257
Marc-Aurèle, Pensées, II, 13
Loisel, Gustave. Marcaurelia, p.278
259 Marc-Aurèle. Pensées, XI, 19
260 Marc-Aurèle. Pensées, III, 4
261 Marc-Aurèle. Pensées, III, 14
262 Marc-Aurèle. Pensées, IV, 3, p.7
258
117
pas de plus, elle doit s’actualiser en tant qu’actions concrètes tel que nous
l’exposerons bientôt. Il demeure que l’exercice proposé ici contribue, en somme, à
l’enkrateia c’est-à-dire, la faculté de se maîtriser soi-même.
Deuxièmement, se recueillir en soi (ou auprès de son daimon) entraîne inévitablement
un apaisement de l’âme; c’est là, pourrait-on dire, une autre de ses finalités. Le
concept d’ataraxia, d’origine épicurienne, est d’ailleurs fort important chez MarcAurèle. La stratégie recherchée à travers cette retraite en est une preuve. Lieu par
excellence d’«absence de trouble», nous sommes nous-mêmes le lieu où la paix
intérieure est inaliénable et ce, peu importe les aléas du destin.
Il est intéressant de noter, à l’intérieur de notre digression stoïcienne, qu’un parallèle
avec Nietzsche se dessine encore ici. Le philosophe accorde une importance avérée à
une certaine prise de distance avec le monde extérieur. Nous avons déjà évoqué les
circonstances particulières de l’apparition de son démon annonçant l’Éternel Retour.
Nous pourrions ajouter du même souffle la retraite à la montagne de Zarathoustra au
tout début du livre éponyme263.
À ce sujet, on ne saurait ignorer la proximité de la solitude et du démon, autant chez
les stoïciens que chez Nietzsche. Le démon stoïcien et le démon nietzschéen ont-ils
des liens de parenté? La question se pose. Mais, malheureusement, le corpus
nietzschéen, dénué de quelconque réapparition de ce démon264, ne nous permet pas
d’explorer davantage cette interrogation. Elle demeure à tout le moins une
intéressante coïncidence.
263
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue », I, §1, p.289
Excluant le démon socratique. Cf. Naissance de la Tragédie, §12, p.77; Naissance de la Tragédie, §13, p.82;
Humain, trop humain, I, §126, p.512; Humain, trop humain, II, §72, p.862
264
118
Quoi qu'il en soit, l’enkrateia et l’ataraxia (dans une moindre mesure peut-être),
bénéfices intrinsèques de cette solitude réclamée, ne sont effectivement pas étrangers
à la philosophie de l’auteur allemand. Débutons avec l’enkrateia. Nietzsche semble
en effet avoir tiré profit d’un certain isolement en général et matériel en particulier.
Vivant lui-même très sobrement, il mentionne dans Ainsi parlait Zarathoustra :
« Une vie libre reste ouverte aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est
d’autant moins possédé : bénie soit la petite pauvreté!265 ». À l’instar des stoïciens,
Nietzsche estime qu’une volonté forte ne requiert bien peu de secours matériel. Au
contraire, la présence de ses « biens » risquerait d’entraver sa démarche; le moi suffit.
Ici encore, indépendance et liberté vont de pair. Ensuite, il y a l’ataraxia. Évitons les
ambiguïtés : l’influence de l’ataraxie sur Nietzsche est plus mitigée. Souvent,
Nietzsche explore les avantages inattendus que comporte une âme tourmentée. On se
souviendra à cet effet de sa désormais célèbre citation : « Il faut porter encore en soi
un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante266 ». Il est vrai que notre
auteur n’a jamais sous-estimé l’importance du côté « dionysiaque » de l’existence.
Or, on se souviendra également que cet élément dionysiaque est aiguillé par son
homologue apollinien. L’ordre, le calme, la mesure sont tous des facettes qui
pointent, d’une façon ou d’une autre, vers l’ataraxie. Dans notre chapitre sur
l’esthétique nietzschéenne, nous évoquions un passage d’un fragment posthume qu’il
n’est pas inutile de citer de nouveau :
Le calme extrême de certaines sensations d’ivresse (ou, plus
rigoureusement, le ralentissement du sentiment de l’espace ou du temps)
se reflète aisément dans le caractère visionnaire propre aux âmes et aux
comportements les plus calmes. Le style classique représente
essentiellement ce calme, cette simplification, cette concision, cette
concentration, - le plus haut sentiment de puissance se concentre dans le
style classique. 267
L’ivresse (la dimension dionysiaque) incorpore, sous les exigences du style classique,
la mesure (la dimension apollinienne). L’analogie esthétique sert bien ici notre cause :
265
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De la nouvelle idole », p.313
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, «Prologue », §5, p.295
267 Nietzsche. Fragments posthumes, Début 1888- début janvier 1889, 14 [46], p.43
266
119
le retour à soi dont la conséquence nécessaire est, inter alia, la paix intérieure,
représente une démarche essentiellement apollinienne. Tout mode de vie opposé à
ceci est formellement récusé chez Nietzsche, comme nous l’avons déjà esquissé dans
la section sur la quotidienneté : « Vous tous, vous qui aimez le travail effréné et tout
ce qui est rapide, nouveau, étrange, – vous vous supportez mal vous-mêmes, votre
activité est une fuite, et c’est la volonté de s’oublier soi-même. 268» Il s’adresse ici
aux hommes qui, s’ignorant eux-mêmes, ne peuvent faire retraite en soi.
S’étourdissant dans les affaires dans lesquelles ils sont entièrement submergés, on
comprend que ces hommes ne peuvent absolument pas entamer une quelconque
askesis. Ce contre-exemple illustre non seulement l’importance de l’ataraxia, mais,
plus généralement le caractère fondateur et structurant du rapport à soi.
En somme, se recueillement en soi et les bénéfices qui s’y rattachent (enkrateia et
ataraxia), qu’il soit stoïcien ou nietzschéen, est le premier et le plus fondamental
exercice à la source d’un amour du destin fort et serein. Pour certains cependant, ce
rapport à soi apparaîtra comme suspect : dans l’optique de l’amor fati, donc d’un
amour qui devrait être porté vers l’altérité au sens large, ils verront le recueillement
en soi comme un repliement d’ordre autistique. Bref, ils comprendront l’insistance
que nous y portons comme une négation du monde extérieur au profit d’une vie
monadique stérile et casanière. Ce grief est sérieux. Nous devons alors y répondre
afin de nous assurer que nous ne faisons pas fausse route.
On trouve tout d’abord un allié précieux en Michel Foucault, qui, dans
L’Herméneutique du sujet, répond promptement à l’objection : « Le thème de la
conversion à soi ne doit pas être interprété comme une désertion du domaine de
l’activité, mais plutôt comme la recherche de ce qui permet de maintenir le rapport de
soi à soi comme principe, règle des rapports aux choses, aux évènements du
268
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des prédicateurs de la mort », p.318
120
monde 269». Autrement dit, puisque le rapport à soi s’avère être une condition
nécessaire d’un juste rapport au monde, le premier ne nie pas le second. Au contraire,
ce que Foucault mentionne, c’est qu’à travers ce qu’il appelle la conversion à soi, l’un
et l’autre s’arriment parfaitement. Bénatouïl, grand spécialiste du stoïcisme, joint sa
voix à celle de Foucault :
On interprète généralement cette stratégie éthique comme entièrement
défensive, […] débouchant sur une liberté purement intérieure et une
indifférence complète à tout ce qui arrive dans le monde. En réalité […] il
ne s’agit pas d’une retraite, mais de l’établissement d’une base arrière
fortifiée, qui permet aussi bien de soutenir un siège que de mener une
guerre d’escarmouche ou une offensive de grande ampleur.270
L’image de la guerre ne saurait mieux coller à l’empereur Marc-Aurèle qui alternait
sans problème retour à soi d’une part et conflit politique d’autre part. L’introspection
et l’action peuvent donc aller de pair : la contradiction que certains percevaient ne
s’avère pas fondée. Pas même une tension persiste entre ces deux concepts :
l’introspection n’entrave pas l’action, plutôt elle la guide et permet ainsi de faire de
cette dernière un acte pleinement en phase avec ses valeurs et ses besoins.
L’objection ainsi réfutée, nous pouvons passer à une autre problématique en lien avec
le rapport à soi.
S’aimer : ajout d’une condition nietzschéenne
Si l’askesis passe inévitablement par un rapport à soi, il requiert également un certain
amour de soi. Les textes stoïciens n’ont pas abordé directement cet aspect de la
problématique. Nietzsche, en revanche, a sérieusement investi la question. En fait, il
n’a jamais vraiment cessé de s’intéresser à l’amour de soi; d’Aurore à la Généalogie
269
270
Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet, p.518, cité dans Bénatouïl, Thomas. Les Stoïciens III, p.33
Bénatouïl, Thomas. Les Stoïciens III, p.33
121
de la Morale en passant par son Zarathoustra, toute son œuvre témoigne de
l’importance de ce phénomène pour lui. Cela étant dit, il faut s’empresser d’ajouter
que le lien qu’il fait avec l’amor fati reste toujours tacite. Amour de soi et amour du
destin n’interviennent pas précisément dans les mêmes contextes271. Néanmoins, nous
ne croyons pas commettre de faux pas exégétiques en postulant l’hypothèse suivante :
l’amour de soi, pour Nietzsche, est une condition nécessaire à l’amour du destin. Les
lignes qui suivront auront pour mandat de confirmer cette hypothèse et de détailler
comment celle-ci se manifeste.
En premier lieu, il importe de mentionner que la pensée nietzschéenne se fonde sur
l’évidence suivante : tout amour, quel qu’il soit, passe inexorablement par l’ego.
« Comment l’ego pourrait-il agir sans ego? questionne Nietzche de façon rhétorique,
avant de poursuivre, un Dieu qui au contraire est tout amour, tel qu’on l’admet à
l’occasion, ne serait capable d’aucune action non égoïste 272». La question n’est donc
pas de savoir comment se débarrasser des idées égoïstes pour aimer, mais bien,
comment intégrer convenablement l’amour à l’ego. Cet accent sur l’égo tend à
désamorcer la tension usuelle entre l’amour de soi et l’amour des autres. Ce dernier
est davantage un prolongement de l’amour de soi qu’un antagoniste de celui-ci. La
preuve : si l’amour de soi est mal réglé, l’amour des autres ne peut qu’être précaire et
inauthentique :
Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de
belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre
mauvais amour de vous-mêmes […] L’un va chez le prochain parce qu’il
se cherche, l’autre parce qu’il voudrait s’oublier. Votre mauvais amour de
vous-mêmes fait de votre solitude une prison.273
271
À l’exception peut-être de l’aphorisme 276 du Gai Savoir dans lequel un rapprochement se dessine
discrètement.
272 Nietzsche. Humain, trop humain, I, « La vie religieuse », §133, p.515
273 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De l’amour du prochain», p.329
122
Cet amour des autres déréglé est d’une certaine façon la meilleure des illusions
véhiculées par cette carence de l’amour de soi. Dans la plupart des cas, se mépriser
entraine carrément le mépris de l’autre : « Induire à l’amour. – Il nous faut craindre
celui qui se hait lui-même, car nous serons les victimes de sa colère et de sa
vengeance. Ayons donc soin de l’induire à l’amour de lui-même ! 274» À travers ces
deux cas de figure, Nietzsche nous laisse entr’apercevoir que l’amour de l’autre, quel
qu’il soit, est tributaire d’un amour plus fondamental : l’amour de soi.
Bien sûr, s’aimer peut parfois représenter un défi. Nietzsche le sait. Ceux qui y
arriveront malgré tout pourront constater la portée immense que recèle l’amour de soi
véritable :
Un jour vous devrez aimer par-delà vous-mêmes ! Apprenez donc
d’abord à aimer ! C’est pourquoi il vous fallut boire l’amer calice de votre
amour. Il y a de l’amertume dans le calice, même dans le calice du
meilleur amour. C’est ainsi qu’il éveille en toi le désir du surhomme, c’est
ainsi qu’il éveille en toi la soif, ô créateur ! 275
Honte, ressentiment, culpabilité : tels sont les éléments que l’on retrouve dans
l’«amer calice». L’amour de soi authentique exige de nous que nous les « avalions »,
c’est-à-dire, que nous acceptions que ces éléments du passé fassent partie intégrante
de notre constitution actuelle. Les accepter, c’est donc s’accepter soi-même. Passage
obligé, un tel exercice peut par la suite mener à l’Übermensch. Figure incarnant la
Volonté de puissance, le surhomme est, par définition, celui qui doit toujours se
surmonter lui-même. Cette caractéristique est particulièrement opportune : se
surmonter soi-même, voilà, de façon très générale, le défi propre de notre chapitre sur
l’askesis.
274
Nietzsche. Aurore, V, §517, p.1186
Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De l’enfant et du mariage », p.337
275Nietzsche.
123
On fait donc ici la lumière sur les raisons nietzschéennes d’une telle insistance sur
l’amour de soi. Pavant la voie à l’Übermensch, cet amour est l’unique façon
d’entamer, mais surtout de maintenir un exercice sur soi. Qui, en effet, voudrait
investir temps et effort en soi s’il ne se juge pas lui-même digne de recevoir ces
ressources? La question apparaît désormais évidente. La résistance aux défis
perpétuels auxquels nous convie l’amor fati repose fondamentalement sur une estime
de soi positive. Cette attitude déborde la sphère personnelle et teinte pour ainsi dire
toute l’existence.
Danse et rire : effets de l’amour de soi, causes de l’amor fati
Le surhomme n’est toutefois pas le seul thème phare nietzschéen faisant le pont entre
l’amour de soi et l’amor fati. La danse et le rire, tous deux à leur manière, sont des
signes probants de l’influence de l’amour de soi sur l’amor fati. Tous deux tributaires
de l’amour de soi – l’homme qui se hait, ne danse et ne rit pas davantage – ils
déjouent ce qui se présente comme laid, injuste ou absurde. Exempt de ressentiment,
ce mépris permet aux danseurs et aux rieurs d’éviter ce que Nietzsche appelle
« l’esprit de lourdeur ». « L’alpha et l’oméga de ma sagesse, disait-il à travers la
bouche de Zarathoustra, c’est que tout ce qui pèse doit s’alléger, tout corps devenir
danseur, tout esprit oiseau. 276» Danse et rire ne se contentent pas finalement de
prouver l’importance de l’amour de soi, ils dévoilent a fortiori qu’ils s’intègrent euxmêmes au sein d’un processus thérapeutique.
Prenons le cas de la danse premièrement. Horst Hutter a beaucoup contribué à mettre
en évidence le rôle de la danse dans la thérapie existentielle proposée par Nietzsche.
Parmi les contributions de Hutter sur la question, on trouve notamment l’idée selon
276
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Les sept sceaux »
124
laquelle, chez Nietzsche, la danse serait l’outil idéal d’une autopoiesis277. La « grande
raison » serait ainsi le lieu incarnant le désir (et l’atteinte de ce désir) de création sur
soi. Cette création est hautement significative. Comme une éradication des passions
n’est ni possible ni souhaitable, la danse représente le mode ultime d’une
spiritualisation de celles-ci278; à travers cette activité, l’homme insuffle en effet sens,
forme et direction à ses élans instinctifs. Et par ce fait même, il calque la structure
inhérente au destin : « Dance […] mimics the shape of life in its constant selfaffirmation in temporary structures that constantly abandon themselves to selfdissolution and disintegration. 279» Ce mimétisme cosmo-temporel épouse le devenir
même et c’est précisément cette caractéristique qui nous renseigne sur l’intimité
conceptuelle qui unit la danse et le destin pour Nietzsche. Les animaux n’avaient
alors pas tort de mentionner à Zarathoustra : « Ô Zarathoustra […] pour ceux qui
pensent comme nous, ce sont les choses elles-mêmes qui dansent : tout vient et se
tend la main, et rit, et s’enfuit – et revient. 280»
Il y a davantage : la danse n’est pas seulement un signe de l’amour de soi, elle est
d’une façon plus générale la démonstration même qu’une joie intérieure est à l’œuvre
chez le danseur281. On ne pourrait exclure la joie de la danse sans l’amputer de son
principe même282. Pour Nietzsche, certaines joies vont même jusqu’à nous obliger à
danser283. Il ne semble pas exagéré d’ajouter que, à travers notre étude sur les
exercices propres à l’amor fati, la danse demeure de loin la démonstration la plus
probante d’un amor fati en acte ; la « pure approbation» (énoncé 7) recherchée via
l’amor fati ne saurait prendre une expression plus éloquente.
277
Hutter, Horst. Shaping the future, p.136
Cf. Hutter, Horst. Shaping the future, p.188
279 Hutter, Horst. Shaping the future, p.182
280 Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le convalescent », p.456, notre emphase.
281 Cf. Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, §2, « Des trois maux », p.432
282 Certains pourraient objecter que l’on peut danser tout en étant triste. Il semble toutefois que, pour Nietzsche, la
danse conserve toujours une part minimal de joie, ne serait-ce que sous forme d’espoir : l’homme totalement
désespéré, contrairement à celui-ci qui ressent une forme de tristesse, est, lui, assurément incapable de danser.
283 Cf. Nietzsche. Humain, trop humain, « De l’âme des artistes et des écrivains », §206, p.547
278
125
Certes expression de joie, voire d’excitation, la danse s’intègre néanmoins aux
exigences de la Gelassenheit284 défendue également par Nietzsche. De fait, lorsqu’il
s’aventure à décrire ce que serait un « ascétisme joyeux » dans la troisième et
dernière partie de la Généalogie de la Morale, il intègre la danse à sa description du
phénomène global :
Ils pensent en outre à ce qui leur est le plus indispensable : être délivrés
de la contrainte, du dérangement, du bruit, des affaires, des devoirs, des
soucis; avoir l’esprit lucide; la danse, le ressort, le vol dans les idées; un
air pur, léger, clair, libre, sec, comme celui qu’on respire sur les hauteurs
où toute animalité devient spirituelle et prend des ailes; le silence dans
tous les lieux souterrains; […] – en résumé, par l’idéal ascétique, ils
entendent l’ascétisme joyeux d’un animal divinisé, à qui ont poussé des
ailes, et qui va voltigeant au-dessus de la vie plutôt que se reposer sur
elle. 285
Le rire n’est pas un phénomène anodin non plus. Manifestation complémentaire à la
danse, le rire est lui aussi étroitement lié à l’amor fati. En plus d’être un signe
supplémentaire de la nécessité d’un amour de soi, il renvoie, nous le verrons, à un
thème bien précis de l’amour du destin lui-même.
Bien que le rire soit un acte par nature libre et spontané, Nietzsche entend bien
émettre quelques mises en garde : tout rire n’est pas signe irréfutable d’un amour de
soi. De même, tout rire n’est pas nécessairement porteur de joie – le mépris, par
exemple, se manifeste parfois par le rire286 de même que le malaise qui amène à « rire
jaune ». Sans entrer dans une typologie nietzschéenne des rires, il convient
néanmoins de dissiper les ambiguïtés afin de cerner le rire qui participe vraiment à
l’amor fati.
284
Infra., p.50
Nietzsche. La Généalogie de la morale, III, §8, p.846, notre emphase.
286 La foule vis-à-vis Zarathoustra en Ainsi parlait Zarathoustra, I, §5, p.296
285
126
Débutons en prenant acte d’une part de l’importance du rire chez Nietzsche et d’autre
part, de son étonnante corrélation à la pensée elle-même :
Le vice olympien. – En dépit de ce philosophe qui, en bon Anglais qu’il
était, a essayé de discréditer le rire auprès de tous les penseurs – « le rire,
dit Hobbes, est une grave infirmité de la nature humaine, dont toute tête
pensante devra s’efforcer de s’affranchir » –, j’oserai même établir une
hiérarchie des philosophes d’après la qualité de leur rire – en plaçant au
sommet ceux qui sont capables d’éclats de rire dorés. Et à supposer que
les dieux philosophent, eux aussi, ce que plusieurs conclusions m’incitent
fortement à croire, je ne doute pas qu’ils ne sachent aussi, tout en
philosophant, rire d’une façon nouvelle et surhumaine – et aux dépens de
toutes les choses sérieuses ! 287
Le rire « doré » en question n’est assurément pas synonyme d’un rire à gorge
déployée qui au contraire serait empreint de vulgarité288. Ce que Nietzsche a plutôt à
l’esprit, c’est un rire qui, tout en tuant « l’esprit de lourdeur289 », évite les pièges
réactifs – la colère, le ressentiment, etc. On se rappelle que notre auteur spécifiait
qu’il ne voulait pas, via l’amour du destin, entrer en guerre contre la laideur (énoncé
7). Réponse franche et belle, la qualité de ce rire doré ne se calculera donc pas en
décibel. Il pourrait bien se rapprocher, en ce sens, du simple sourire : «Rire et sourire.
– Plus l’esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l’homme désapprend le rire
bruyant; en revanche il est pris sans cesse d’un rire plus intellectuel, signe de son
étonnement devant les innombrables charmes cachés de cette bonne existence. 290»
Quiconque aura démasqué ces charmes cachés de l’existence, pourrait les regrouper
en une seule et même expression : joie tragique. Plus qu’un simple oxymore, pour
reprendre l’expression de Michel Haar291, la joie tragique signifie ici la délicate
cohabitation du rire avec la souffrance. S’il s’agit effectivement d’une fragile
287
Nietzsche. Par-delà le bien et le mal, « Qu’est-ce qui est noble ? », §294, p.730
Nietzsche. Humain, trop humain, I, « L’homme avec lui-même », §553, p.668
289 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Lire et écrire », p.313
290 Nietzsche. Humain, trop humain, II, « Le voyageur et son ombre », §173, p.895
291 Haar, Michel. Nietzsche et la métaphysique, p.224
288
127
coexistence, c’est que les triomphes du rire sur la souffrance sont toujours à
recommencer. Néanmoins, ces victoires ponctuelles demeurent extrêmement
significatives. Le cas du berger dans le Zarathoustra est ici un exemple dont on ne
saurait se passer. À peine délivré du serpent, il se mit à rire : « Il n’était plus ni
homme ni berger, – il était transformé, rayonnant, il riait ! Jamais je ne vis quelqu’un
rire comme lui ! 292» Cet immense soulagement, rappelons-le, provient de
l’acceptation de la souffrance dans le cadre de l’Éternel Retour. C’est donc par le rire
que se manifeste le difficile triomphe de l’homme sur le dégoût de l’existence.
Mathieu Kessler ajoute très justement : « Rire, c’est le grand Oui au négatif et le
grand Désir de l’Éternel retour du négatif. Rire, c’est donc la forme esthétique
implicite de l’amor fati293 ». Voilà qui noue rire et amour du destin.
Fort de notre analyse sur l’ajout de la condition nietzschéenne (celle de s’aimer), le
lien qui unit amour de soi, danse, rire et amor fati devrait apparaître sans ambiguïté.
Ce qui devrait être tout aussi évident, c’est qu’il s’agit bien, ici encore, d’exercices.
Danse et rire intègrent une hygiène de vie qui cause l’amor fati, ou du moins, qui la
favorise fortement. C’est d’ailleurs pourquoi Nietzsche parlait de Dionysos comme
celui qui a « honte du moindre vêtement qui entraverait la danse et le rire.294» Le dieu
grec, sans « entrer en guerre contre la laideur » (énoncé 7), se permet néanmoins, par
la danse et le rire, de se moquer de celle-ci. Ils s’avèrent être des outils indispensables
dans la quête qui est la nôtre. Au final, c’est toute l’investigation du moi dans son
ensemble qui s’en trouve enrichie. Autant chez les stoïciens que chez Nietzsche, nous
avons constaté que tout askesis passe inévitablement par un rapport à soi particulier.
Il faudra conserver cette notion à l’esprit pour la suite de notre investigation.
292
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la vision et de l’énigme », §2, p.407
Kessler, Mathieu. L’esthétique de Nietzsche, p.63
294 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la grande nostalgie » ou PBM, §295
293
128
Tripartition des disciplines
Nous avons déjà une meilleure idée de ce que signifie l’amor fati comme askesis.
Quelques exercices ont d’ailleurs été mis en lumière jusqu’à présent. Il nous reste
cependant une famille de discipline à explorer. La tripartition qui nous servira ici de
modèle est issue de la philosophie d’Épictète et le mérite de sa mise en évidence
revient à Pierre Hadot295. Toujours tournées vers le moi, ces disciplines s’intéressent
plus particulièrement aux pensées (1), aux désirs (2) et aux actions (3). Isoler chaque
discipline est surtout utile à des fins théoriques; non étanche entre elles, ces trois
disciplines sont plutôt trois faces d’une même réalité. Concrètement, elles
s’imbriquent mutuellement de sorte que, dans les faits, aucune discipline n’est
complètement autonome. Cette tripartition a par ailleurs le précieux avantage de
couvrir l’entièreté des exercices296.
En contrepartie, deux préoccupations méritent d’être soulevées à son égard.
Premièrement, nous sommes en droit de questionner la portée stoïcienne de cette
tripartition. Fait-elle partie de l’orthodoxie de la Stoa ou s’agit-il au contraire d’une
dissidence d’Épictète ? Marc-Aurèle peut-il lui aussi être interprété sans altération par
cette grille de lecture ? Et deuxièmement, si l’étendue de cette tripartition nous laisse
dubitatifs en ce qui a trait à Marc-Aurèle, nous ne pouvons qu’être aussi sceptiques
concernant son application à Nietzsche. Comment envisage-t-on de garder intacte la
pensée nietzschéenne si elle est interprétée par le prisme d’une lecture antique?
Ces questions ont lieu d’être. Heureusement, les doutes seront dissipés. Tout d’abord,
le modèle ternaire est loin d’être une hérésie exclusive à Épictète. Conforme à
l’héritage stoïcien, il est par conséquent tout à fait approprié à la philosophie de
295
Hadot,Pierre. La citadelle intérieure, p.59
Les exercices jusqu’ici mentionnés, pourraient, d’une certaine façon, intégrer l’une ou l’autre des trois
disciplines.
296
129
Marc-Aurèle. Les occurrences y sont effectivement légion dans les Pensées297. Il n’y
a finalement pas de souci à avoir à ce sujet. Ensuite, dans le cas de son utilisation
chez Nietzsche, la situation est plus complexe. Mentionnons d’emblée qu’Alexander
Nehamas, érudit de Nietzsche, corrobore notre hypothèse selon laquelle les trois
domaines se trouvent chez notre auteur : « La création du moi [chez Nietzsche]
apparaît donc comme la création d’un accord d’un ordre supérieur imposé à nos
pensées (1), désirs (2) et actions inférieures (3)298». Malgré cela, des nuances doivent
être apportées. Si la tripartition des disciplines demeure strictement la même chez les
stoïciens et chez Nietzsche, il n’en demeure pas moins que le domaine de réalité de
quelques-unes de ces activités n’est pas identique. Pour la discipline du jugement
(Hypolépsis) qui repose sur la faculté de juger, il n’y a pas de divergence majeure.
Cependant, pour la discipline du désir (Orexis) et la discipline de l’action (Hormé), le
domaine de réalité n’est pas parfaitement en phase avec la pensée nietzschéenne.
C’est que ces activités s’appuient respectivement sur une conception stoïcienne de la
Nature universelle ainsi que de la Nature humaine. On ne peut importer ces notions
au sein de la pensée nietzschéenne en toute probité : il n’y rien de tel qu’une « Nature
universelle » ou une « Nature humaine » chez Nietzsche. Cela étant dit, là où le
rapprochement devient possible, c’est au niveau de l’attitude intérieure recherchée à
travers ces disciplines. Alors que la discipline de l’Orexis vise le consentement au
destin, la discipline de l’Hormé, elle, a pour finalité une forme de justice ou
d’altruisme. Ces attitudes intérieures ne sont pas irréconciliables avec la pensée de
Nietzsche. Au final, malgré le fait que le modèle ternaire n’a pas été conçu
spécialement par ou pour le philosophe allemand, il demeure pertinent et adéquat de
l’utiliser à son égard.
297
298
Cf. Hadot. Pierre. La citadelle intérieure, p.60
Nehamas, Alexander. Nietzsche La vie comme littérature, p.241
130
Discipline du jugement (Hypolépsis)
La discipline du jugement est fondamentale : des trois disciplines, c’est l’unique à
pouvoir départager ce qui relève d’une discipline (soit de sa propre compétence, soit
de la discipline du désir, soit de la discipline de l’action) et ce qui ne relève d’aucune
discipline. Cette « métacompétence » attribuée à la discipline du jugement est
absolument cruciale. Car, comme nous venons de le mentionner, certains facteurs
nous sont extérieurs et ceux-ci, s’ils ne tombent pas directement sous la responsabilité
de la discipline du jugement, sont pourtant, d’une certaine façon, toujours de son
ressort ; c’est elle qui, perpétuellement, doit évaluer si une chose dépend de nous
(ἐφ'ἡμῖν) et donc une des trois disciplines ou si, au contraire, cette chose ne dépend
pas de nous (οὐκ ἐφ'ἡμῖν). Dans un cas comme dans l’autre, la discipline du jugement
est toujours sollicitée, au moins dans ce travail préparatoire de sélection. Nous avions
constaté la portée éthique de cette dichotomie dans nos propos sur la conception
stoïcienne de la souffrance299. Nous devons maintenant l’investir en tant qu’askesis.
Bien juger est difficile – à plus forte raison lorsqu’il s’agit de juger de nous ou pour
nous. Et l’enjeu est capital : une erreur de jugement qui interprèterait un οὐκ ἐφ'ἡμῖν
comme un ἐφ'ἡμῖν minerait tout espoir d’amor fati. Tenter de saisir l’insaisissable, il
va sans dire, ne peut qu’occasionner frustration, exaspération et mécontentement300.
Les membres de la stoa, comme Nietzsche d’ailleurs, respectent le fait que certains
évènements du monde nous échappent. Ils ne tentent point de repousser la limite de
l’ἐφ'ἡμῖν afin de restreindre l’étendue de οὐκ ἐφ'ἡμῖν. Leur objectif est au contraire
d’accorder toute l’attention à ce qui dépend de nous, car, au risque de commettre un
truisme, il convient tout de même d’affirmer que c’est à l’intérieur de ce domaine que
l’emprise de l’askesis s’exprime, jamais ailleurs. Dans ce contexte, on comprend
davantage l’affirmation a priori cavalière d’Épictète : « Le sage est invincible; c’est
299
Infra., p.24
De même en est-il de la recherche de la vérité chez « l’homme théorique » : « C’est pour cela que Lessing, le
plus sincère des hommes théoriques, a osé déclarer qu’il trouvait plus de satisfaction à la recherche de la vérité
qu’à la vérité elle-même ; et ainsi fut dévoilé, à la surprise, à la grande colère des savants, le secret fondamental de
la science. » Nietzsche. Naissance de la Tragédie, p.66
300
131
qu’il ne se bat que là où il a la supériorité301 ». Au demeurant, il incombe à la
discipline du jugement de baliser le domaine de ἐφ'ἡμῖν dont elle fait elle-même
partie. Détaillons maintenant son rôle.
S’il faut exercer son jugement, c’est qu’un jugement intuitif est en proie à l’erreur.
Laissée à elle-même, cette faculté offrira son assentiment à la première représentation
vraisemblable. La portée de ces méprises potentielles déborde largement le domaine
épistémique : commettre une erreur peut être inoffensif, commettre une faute, en
revanche, est plus dommageable, du moins en ce qui a trait à l’amor fati. En outre, le
vrai est surtout visé en vue du bien, c’est-à-dire en vue d’une dimension éthique.
Dans nos chapitres sur la souffrance, nous avons en effet constaté qu’un jugement
inexact mène directement ou indirectement à certaines souffrances. Or, celles-ci sont
purement intellectuelles. Elles n’ont aucune réalité externe. Nous pouvons par
conséquent envisager d’enrayer ce que Marc-Aurèle appelle le tuphos ou l’enflure de
l’opinion302.
Pour s’y prendre, nos philosophes auront recours à la représentation physique; voilà
ce qui permet au jugement de regagner sa pleine souveraineté. La représentation
physique cherche à dépeindre la réalité telle qu’elle est. Son but est donc de véhiculer
l’information du monde à l’homme le plus authentiquement possible. Pierre Hadot,
dans ses Exercices Spirituels, définit habilement la projection discordante à l’origine
des jugements erronés : « On peut donc dire, en un certain sens, que la méthode de
définition « physique » cherche à éliminer l’anthropomorphisme, si l’on entend ici
par « anthropomorphisme » l’humain trop humain que l’homme ajoute aux choses,
lorsqu’il se les représente. 303» Ce « surplus d’humain » que l’on projette
inconsciemment dans le monde peut prendre plusieurs formes, mais toutes sont
néfastes. Il peut s’agir par exemple de voir la mort sous une loupe pathético301Épictète.
Entretiens, Livre III, VI, 5, p.973
Marc-Aurèle. Pensées, Livre VI, 13
303 Hadot, Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique, , p.127
302
132
dramatique: la mort serait ainsi un phénomène terrible et injuste. La représentation
physique, elle, y voit simplement « une dissipation, si ce sont des atomes, une
extinction ou un déplacement, s’il y a un principe d’union 304». Cette technique coupe
court à toutes élucubrations pouvant catalyser les appréhensions. Ainsi dénudée de
tous ces artifices anthropomorphiques, même la mort n’offre plus de résistance à
l’amor fati. En fait, sa menace aura toujours été qu’indirecte : « la seule chose que
nous ayons à redouter, c’est précisément d’avoir peur d’elle 305» pour reprendre les
mots très justes de Théodore Colardeau.
Le lecteur averti objectera toutefois que cette méthode de représentation physique
souffre peut-être elle-même de ce qu’elle prétend déjouer, puisque, tout en clamant
son réalisme et son objectivité, elle néglige de valider si l’on peut concrètement
appliquer ses préceptes à nos propres vies. Il faut concéder que la simplicité
impliquée dans la représentation physique peut être déstabilisante : il est possible d’y
voir une façon quasi magique d’escamoter la difficulté du problème. Ces froides
analyses, nous dira-t-on, peuvent-elles vraiment se rendre utiles lorsqu’il s’agira de
ma mort ou, – ce qui serait pour certains bien pire –, de la mort d’un proche ?
Comment m’assurer que la représentation physique soit effectivement un rempart
ayant l’étanchéité nécessaire pour retenir l’envahissement de mes passions à l’orée de
la dissipation de mes atomes ?
La représentation physique n’est pas la panacée. Elle s’inscrit comme l’une des
multiples techniques offrant un arsenal varié et complémentaire à l’amor fati. Et
comme tout exercice, elle nécessite pratique, répétition et engagement sans toutefois
garantir en échange un succès systématique. Néanmoins, c’est avec lucidité et
clairvoyance que nos auteurs nous convient à cette démarche. La représentation
physique, sous un voile de facilité et de simplicité, représente finalement un réel défi.
304
305
Marc-Aurèle. Pensées, VII, 32
Colardeau, Théodore. Étude sur Épictète, p.58
133
Dans le but de pallier aux difficultés inhérentes à la représentation physique, les
stoïciens et Nietzsche offrent des détails supplémentaires sur la façon d’y parvenir.
Nous évoquions initialement la difficulté de discipliner son jugement lorsqu’il s’agit
de juger de nous; nous sommes meilleurs juges lorsqu’il s’agit des autres. Fort de ce
constat, nos philosophes de l’amor fati proposent d’unifier ces deux antagonismes
(jugement de soi/jugement des autres) sous un même modèle, soit celui que nous
maîtrisons le mieux. Ainsi, c’est grâce à notre talent naturel (juger des autres), que
nous façonnerons nos faiblesses naturelles (juger de soi). Voici respectivement
Épictète et Nietzsche s’exprimant d’une façon tout à fait analogue à ce sujet :
Pour connaître la volonté de la nature, on peut partir des choses sur
lesquelles nous ne sommes pas en désaccord. Par exemple, quand
l’esclave d’une autre maison a cassé la coupe de son maître, on est tout
prêt à dire : « Ce sont des choses qui arrivent ». Mais, quand ce sera le
tour de la tienne d’être cassée, sache bien que tu dois avoir la même
réaction que lorsque c’était celle de l’autre. Transporte ce principe aux
cas plus importants. L’enfant d’un autre est-il mort, ou sa femme ? Il
n’est personne qui ne dise : « C’est la condition humaine »; mais perd-on
soi-même l’un des siens, c’est tout de suite : « Hélas! Quel malheur est le
mien! » Il faudrait nous souvenir de ce que nous éprouvons à l’annonce
du même évènement frappant autrui. 306
Pourquoi doubler le « moi » ! – regarder les évènements de notre propre
vie avec les mêmes yeux dont nous regardons les évènements de la vie
d’un autre, - cela tranquillise beaucoup et est une médecine
recommandable. Regarder et accueillir en revanche les évènements de la
vie des autres, comme s’ils étaient les nôtres – exigence d’une
philosophie de la pitié -, cela nous ruinerait, en très peu de temps; que
l’on en fasse donc l’expérience sans divaguer plus longtemps ! La
première maxime est en outre, certainement plus conforme à la raison et à
une bonne volonté raisonnable, car nous jugeons plus objectivement de la
valeur et du sens d’un évènement lorsqu’il se présente chez les autres et
non pas chez nous ; par exemple de la valeur d’un décès, d’une perte
d’argent, d’une calomnie. 307
306
307
Épictète. Manuel, XXVI, p.1120
Nietzsche. Aurore, II, §137, p. 1055
134
Cette stratégie connote un certain détachement par rapport à soi, ou du moins, une
certaine distance – puisque celle-ci implique de se juger « soi-même comme un
autre » pour reprendre une formule ricoeurienne. Ceci n’est pas sans rappeler la
« sagesse du monde » que nous évoquions au sujet du rapport au présent : « Ne reste
pas sur terrain plat ! Ne monte pas trop haut ! Le monde est le plus beau, vu à mihauteur. 308» Le bon jugement doit accepter de garder un certain décalage avec les
évènements présents, aussi tragiques soient-ils. Cette pensée était déjà présente dans
l’énoncé 10, où Nietzsche précise que « tout ce qui est nécessaire, vu de haut et
interprété dans le sens d’une économie supérieure, est aussi l’utile en soi, - il ne faut
pas seulement le supporter, il faut aussi l’aimer… ».
Le regard d’en haut (Blick von oben) offre un support intéressant à la représentation
physique, et par la suite, à la discipline du jugement. Dans son ouvrage N’oublie pas
de vivre, Hadot résume : « Se placer au point de vue de Sirius, c’est pratiquer un
exercice spirituel de détachement, de distanciation, pour atteindre à l’impartialité, à
l’objectivité et à l’esprit critique, c’est replacer les choses particulières dans une
perspective universelle, sinon cosmique. 309» Ailleurs, il va même jusqu’à associer ce
procédé à la définition socratique de la philosophie, soit s’exercer à mourir :
« S’exercer à mourir, c’est s’exercer à mourir à son individualité, à ses passions, pour
voir les choses dans la perspective de l’universalité et de l’objectivité. 310» La portée
de ces précisions est immense, spécialement pour l’amor fati. La « vue d’en haut »
permet entre autres de comprendre l’imperméabilité de l’âme face au monde chez
Marc-Aurèle : « les choses ne touchent pas l’âme, elles restent au dehors, et les
troubles ne viennent que de l’opinion intérieure 311». Le parallèle nietzschéen est
évident : « La ‘‘douleur psychique’’ elle-même ne passe pas à mes yeux pour un fait,
mais seulement pour une interprétation [de causalité] des faits qu’on ne peut encore
formuler exactement 312». La discipline du jugement travaille ainsi sur une
308
Nietzsche. Gai Savoir, I, §6, p.34
Hadot, Pierre. N’oublie pas de vivre, p.154
310 Hadot, Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique, p.34
311 Marc-Aurèle. Pensées, IV, 3, p.1160
312 Nietzsche. Généalogie de la morale, « Quel est le sens des idéaux ascétiques ? », §16, p.863
309
135
imagination parfois trop fertile313. Elle veille ainsi à ce que les jugements, sources
potentielles de malheur, restent bien réglés.
De telles pratiques pavent la voie à une saine gestion des désirs. Quiconque maîtrise
ses jugements neutralise par le fait même une bonne part des troubles liés à ses désirs
néfastes – et même, ultimement, à des actions du même ordre. D’ailleurs, au risque de
se répéter, les trois disciplines n’opèrent pas en vase clos. Elles se chevauchent l’une
l’autre. En ce sens, nous reviendrons forcément sur certains éléments de la discipline
du jugement lors de nos propos sur la discipline du désir et sur la discipline de
l’action.
Discipline du désir (Orexis)
Pour comprendre adéquatement la discipline du désir, il importe de la mettre en
opposition avec la discipline de l’action. Toutes deux sont intimement reliées à la
volonté. En fait, elles sont deux facettes de celle-ci. Alors que la première se rapporte
à l’affectivité, c’est-à-dire à ce que nous éprouvons ou ce que nous souhaiterions
éprouver, la seconde se réalise dans l’acte même à travers l’impulsion active. Pour la
discipline du désir, la cause est extérieure, alors que pour la discipline de l’action, la
cause est intérieure. C’est essentiellement la différence entre ré-agir et agir. Pierre
Hadot décrit cette dichotomie qui fait office de fondement ontologique :
Pour Marc- Aurèle, le désir ou l’aversion supposent une passivité; ils sont
provoqués par les évènements extérieurs, qui, eux-mêmes, sont produits
par la cause qui est extérieure à nous, alors que la tendance à agir ou à ne
pas agir est l’effet de la cause qui est intérieure à nous (IX, 31). Ces deux
causes correspondent, pour lui, respectivement à la Nature commune et
universelle, et à notre nature (XII, 32,3).314
313
314
Cf. Marc-Aurèle. Pensées,IV,50;VI,24;VII,48;VIII25;VIII37;IX,30;XII,27 et Nietzsche. Aurore, I, §54, p.1001
Hadot, Pierre. La citadelle intérieure,.146
136
Si donc la discipline du jugement correspond à l’aspect logique de la philosophie, la
discipline du désir, elle, fait référence à la physique puisque c’est toute la relation
avec le cosmos qui est impliquée. En fait, des trois disciplines, c’est tout spécialement
elle qui traite du destin. Cela fait de la discipline du désir le domaine le plus délicat
pour notre analyse.
L’objectif consiste à savoir de quelle façon réagir aux vicissitudes du destin.
Évidemment, la connaissance préalable de la cosmologie est nécessaire 315. Car
justement, bien qu’il faille réagir au destin, celui qui connait ces tendances pourra
également prévoir les réactions adéquates. La discipline du désir, au dépit d’un
élément réactif, donc, passif, est en réalité une tâche mettant à profit la prudence, la
prévision et la clairvoyance, bref des qualités non seulement actives, mais proactives.
Cet aspect particulier de la discipline du désir énoncé ci-haut a un nom :
praemeditatio malorum. L’exercice de prévision des maux est simple. Il consiste à
une remémoration des lois inhérentes à la nature universelle, lois qui s’appliqueront
nolens volens dans un futur plus ou moins lointain. En ce sens, la praemeditatio
malorum, en tant qu’elle porte sur des évènements à venir, et donc, par conséquent,
sur des évènements virtuels, s’inscrit également dans le cadre de la discipline du
315
Nous nous permettons d’insérer de nouveau (Infra., p.10) un passage d’une forte lucidité et d’une
pertinence ici renouvelée : « Consentir au Destin requiert bien plus d’intelligence du monde que l’attitude qui
consiste à se révolter contre les événements que nous subissons : la punition de ceux qui n’acceptent pas les
choses est d’être précisément comme ils sont, soit mécontents et malheureux. Il ne sert à rien de se révolter
contre l’ordre des choses, non pas parce que les stoïciens prôneraient un pessimisme résigné, mais bien parce
que le monde, quand il est compris rationnellement, est foncièrement bon. Le consentement n’est pas une
résignation, il s’accompagne d’une exigence intellectuelle, car il faut être certain de la bonté du monde. Je ne
consens que parce que je comprends. » Monteils-Lang Laetitia, « Perspectives antiques sur la philosophie du
consentement », p.37, ou encore, Muller qui en rajoute sur le rôle de la raison : « « Un travail de la raison, qui
examine les représentations, ajoute et soustrait, recompose. Par suite, lorsqu’elle accepte un énoncé, elle ne se
soumet qu’à elle-même, elle affirme comme siennes les propositions qui donnent le sens vrai du monde. Cette
appropriation a déjà, sans doute, un effet libérateur dans la mesure où le fait de comprendre l’ordre naturel est
autre chose que de le subir aveuglément […] Mais il y a surtout une grande différence entre la nécessité saisie
par la raison et l’inévitable brutalement subi. Pour ce dernier, « on n’a pas le choix », comme on dit, alors que
la première n’est que l’expression de la raison elle-même, qui a le choix, mais accepte parce qu’elle ne subit
pas de contrainte étrangère.» Muller, Robert. Les Stoïciens La liberté et l’ordre du monde, p.259
137
jugement. Nous en avions donné un exemple avec l’exercice matinal de Marc-Aurèle
portant son regard vers le ciel. Celui-ci, rappelons-le, vise à s’assurer de prendre
conscience de l’origine divine du monde avant que l’irruption impromptue de
quelques abrutis nous en fasse douter316. Le façonnement du jugement et du désir
s’effectue donc ici en front commun. Ainsi, lorsque la prophétie se réalisera – car elle
se réalisera assurément, sous une forme ou sous une autre – nous nous serons nousmêmes « prévenus ». La suppression de l’effet de surprise permet d’accueillir ce
genre d’évènement avec une étonnante sérénité. On réalise en outre que ce qui
choque d’abord et avant tout l’individu face à un évènement malheureux, c’est la
rupture prétendument stupéfiante de la douceur du quotidien, et non l’évènement luimême. Nous spécifions « prétendument » puisque, armé d’un peu de connaissance
« physique », quiconque aurait déjà pu extraire de cet évènement son élément le plus
fâcheux.
Autre exemple : « En embrassant son enfant, il faut, comme disait Épictète, se dire en
soi même : Peut-être mourra-t-il demain317 ». Posons-nous sérieusement la question :
quel effet peut bien avoir cet énoncé sur celui ou celle qui se prête à ce praemeditatio
malorum ? Si cela incite aux jérémiades, la stratégie est un vif échec. Pour les
stoïciens, l’attitude qu’elle doit provoquer est aux antipodes : connaître son enfant
comme mortel, c’est optimiser son appréciation à l’intérieur des limites naturelles de
celui-ci. En somme, l’exercice n’a pas seulement pour effet de nous préparer à la
venue possible de sa mort, il a surtout pour bénéfice de vivifier chaque présence de
notre être cher. Le « manque » étant le moteur essentiel du désir, l’absence ne seraitce qu’imaginée de notre enfant nous le fait apprécier davantage – « malgré » sa
présence effective. Ressurgit ici, sous une autre forme bien particulière, l’importance
de demeurer attentif; nous ressortirons alors de cette pensée plus reconnaissant que
jamais.
316
Cf. Marc-Aurèle. Pensées, II, 1
Pensées, XI, 34
317Marc-Aurèle.
138
Finalement, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la prévision
des maux n’est pas un exercice pessimiste. D’ailleurs, si cela était le cas, son insertion
dans l’amor fati aurait été pour le moins douteuse. Elle est plutôt réaliste, au sens
strict. En effet, elle ne vise qu’à prévoir la réalité comme elle arrivera, c'est-à-dire,
non pas la réalité romancée, ni, à l’inverse, la réalité ternie. Il n’est pas prophète de
malheur, mentionnait Marc-Aurèle318, de dire que les épis seront moissonnés. C’est
un fait empirique. De la même façon, il n’est pas morbide de penser que nos enfants
mourront. Et puisque le moment de leur mort n’est pas connu, il n’est pas exagéré de
se prêter à la forme de praemeditatio malorum, surtout à la lumière des avantages
certains qu’elle présente pour l’amor fati.
Même la « vue d’en haut » peut être réinterprétée par le biais de la praemeditatio
malorum. En effet, cet exercice n’est pas que bénéfique pour le droit jugement. Il
prépare également la voie pour la discipline du désir. La perspective globale atteinte
grâce à cette vue d’en haut facilite la discrimination de l’essentiel du superficiel, le
nécessaire du contingent, bref, ce recul permet de saisir que bon nombre de nos désirs
sont futiles. La prévision des maux lorsqu’épaulée par la vue d’en haut permet
justement de comprendre que plusieurs « maux » n’en sont finalement pas. Si donc la
réalité nous apparait saturée d’imperfection, c’est d’abord parce que le focus n’est pas
adapté à tant de proximité ; un point de vue synoptique est nécessaire. Voici
Nietzsche dans la Volonté de puissance corroborant notre message : « Parvenir à une
hauteur de contemplation, à une vue à vol d’oiseau, où l’on comprenne que tout va
vraiment comme tout devrait aller; que les « imperfections » de tout ordre et la
souffrance qu’elles nous causent font partie de la plus haute réalité désirable. 319» En
départageant les maux insignifiants de ceux plus sérieux, la vue d’en haut permet de
nous concentrer comme il se doit sur les évènements réellement problématiques.
318
319
Marc-Aurèle. Pensées, Livre XI, 34, p.1240
Nietzsche. Volonté de puissance II, §632, p.465
139
Voilà pour la phase pro-active ou, pour le dire autrement, sur la préparation à
l’arrivée de certains évènements. En plus de cette préparation, la discipline du désir
mise sur une juste compréhension du cosmos que nous habitons. C’est de cette façon
que nous pourrons réagir adéquatement. Ignorer la cause ou l’origine de l’évènement
qui se présente à nous, c’est le scénario classique qui mène à des désirs désordonnés.
Un éveil à ce que nous avons baptisé la cosmologie appliquée est bienvenu.
Stoïciens et Nietzsche ne partagent pas la même vision cosmologique. Nous ne
reviendrons pas sur les détails. Pourtant, – et c’est là le plus incroyable –, leurs
conclusions ne sont pas diamétralement opposées. En fait, on se rappelle que tous
deux en viennent à parler de Providence – les uns sans surprise, l’autre avec plus
d’étonnements. Évidemment, la référence à la même expression ne soustrait pas
l’équivocité : bien sûr que Nietzsche ne souscrit pas à la cosmologie stoïcienne et que
sa référence à la « Providence » n’est guère chargée du même sens. Qu’à cela ne
tienne, il nous semble que la proximité n’est pas strictement lexicale. Chez lui, il
s’agit davantage d’un « comme si » : le monde lui apparaît comme s’il était gouverné
par la Providence320. C’est ici par un exceptionnel travail d’interprétation que l’on
arrive à ce résultat. L’accointance conceptuelle se réalise donc dans la perception
qu’ils ont des évènements mondains. En cette affinité philosophique réside la pierre
angulaire de la discipline du désir.
320
Rappelons à ce sujet le passage le plus pertinent : « C’est maintenant seulement que notre esprit est
violemment envahi par l’idée d’une providence personnelle, une idée qui a pour elle le meilleur avocat,
l’apparence évidente, maintenant que nous pouvons constater que toutes, toutes choses qui nous frappent, tournent
toujours à notre avantage. La vie de chaque jour et de chaque heure semble vouloir démontrer cela toujours à
nouveau; que ce soit n’importe quoi, le beau comme le mauvais temps, la perte d’un ami, une maladie, une
calomnie, la non-arrivée d’une lettre, un pied foulé, un regard jeté dans un magasin, un argument qu’on vous
oppose, le fait d’ouvrir un livre, un rêve, une tromperie : tout cela nous apparait, immédiatement, ou peu de temps
après, comme quelque chose qui « ne pouvait pas ne pas se produire », - quelque chose qui est plein de sens et
d’une profonde utilité, précisément pour nous ! […] De temps à autre, quelqu’un joue avec nous – le cher hasard :
à l’occasion, il nous conduit la main et la providence la plus sage ne saurait imaginer de musique plus belle que
celle qui réussit alors sous notre folle main. » Nietzsche. Gai Savoir, §277, p.166
140
Nietzsche, sur ce point, suit le canevas stoïcien lorsqu’il cite Cléanthe : « Destinée, je
te suis ! Si je ne le voulais point/ Il me faudrait le faire, même parmi les larmes !321»
(énoncé 1 et, paraphrasé par Sénèque dans l’énoncé 6). Il précise, juste avant, « se
répéter ces vers, souvent et avec émotion322 ». Qu’y a-t-il dans ces paroles pour que le
philosophe allemand nous y convie avec autant d’insistance? Pour comprendre
l’importance de ce passage de l’Hymne à Zeus de Cléante pour Nietzsche et, dans un
second temps, son importance dans la discipline du désir, un détour s’impose.
On trouve dans la littérature un exemple des vers de Cléanthe porteur de sens. Il est
d’Hippolyte, dans la Réfutation des hérésies :
Quand un chien est attaché à une charrette, s’il veut la suivre, il est tiré et
il la suit, faisant coïncider son acte spontané avec la nécessité ; mais s’il
ne veut pas la suivre, il y sera contraint dans tous les cas. De même en
est-il avec les hommes : même s’ils ne le veulent pas, ils seront dans tous
les cas contraints de suivre leur destin. 323
Faisons la lumière sur ces paroles. Tout d’abord la situation initiale semble indiquer
la disjonctive suivante : vouloir suivre la charrette ou ne pas vouloir suivre la
charrette. Or, la situation finale, a tôt fait de ramener la disjonctive à une seule et
même situation finale : suivre la charrette. Deux aspects devraient nous interpeller
d’emblée. Premièrement, c’est sans doute l’inflexibilité du destin qui apparaît avec le
plus de vigueur. Le « choix » du chien semble superficiel étant donné la conclusion
univoque qui s’en suit. Deuxièmement, une interrogation survient : ne s’agit-il pas
d’une analogie servant la discipline de l’action davantage que la discipline du désir ?
Après tout, le chien est convié à suivre la charrette en marche.
321
Nietzsche. Aurore, III, §195, p.1083
Ibid.
323 « καί αὑτοì δὲ τὸ καθ'εἱμαρμένην εἶναι πάντα διεβεβαιώσαντο παραδείγματι χρησάμενοι τοιούτῳ· ὅτι
ὥσπερ ὀχήματος ἐὰν ᾖ ὲξηρτημένος κύων, ἐὰν μὲν βούληται ἕπεσθαι, καὶ ἕπεται, ποιῶν καὶ τὸ αὐτεξούσιον
μετὰ τῆς ἀνάγκης [οἷον τῆς εἱμαρμένης]· ἐὰν δὲ μὴ βούληται ἕπεσθαι, πάντως ἀναγκασθήσεται· τὸ αὐτὸ
δήπου καὶ ἐπι τῶν ἀνθρώπων· » Hippolyte. Réfutation des hérésies I, 21 (SVF II, 975) = LS, 62 A
322
141
Ces impressions sont justifiées. Pour dissiper les ambiguïtés, revenons à l’élément
central de l’analogie à savoir l’εἱμαρμένης. La charrette, faisant office du destin
dans l’exemple, ne représente pas un guide aveugle aux directions aléatoires
puisque, si le destin demeure un concept fondamentalement protéiforme, aucune
de ses dimensions n’incluent le hasard324:
1. Le destin concerne la causalité de ce qui arrive dans le monde; il est le
lien qui unit entre elles toutes les causes, tant présentes que passées et
futures; 2. Il est en même temps raison, c'est-à-dire que ce lien ne forme
pas un enchaînement aveugle, mais un ordre rationnel, expression de la
providence qui le régit; 3. Cet ordre s’impose de manière inflexible,
impossible à transgresser (certains textes ajoutent : « nécessaire », mais
on verra que Chrysippe refuse se terme). […] la thèse du destin sert à
affirmer la validité absolue et universelle du principe de causalité. 325
Bien que ce soit le point 3 qui s’est manifesté avec le plus de puissance dans
l’analogie, l’aspect réellement important pourrait bien être le point 2. La charrette
renvoie à l’inflexibilité du monde certes, mais surtout à son caractère providentiel. Ce
point est capital. De tous les arguments que l’on pourrait formuler pour amener à
suivre la charrette, c’est le seul qui ait une réelle force persuasive. Nous devons
suivre la charrette parce qu’elle offre un trajet souhaitable pour nous.
Une fois cet élément assimilé, il devient clair que l’analogie sert la discipline du
désir. Car si la volonté peut renvoyer autant à la discipline du désir qu’à la discipline
de l’action, c’est sa dimension passive qui est impliquée ici. C’est le destin (la
charrette) qui nous guide, pas l’inverse. Mais comme ce destin est providentiel, nous
ne subissons aucun préjudice à emboîter le pas. La corde qui semblait au premier
abord entraver la liberté devient finalement facultative. Fort de la connaissance de ce
qu’est le destin, elle pourrait bien disparaître que nous ne suivrions pas moins.
324
325
Le cas de Nietzsche représente l’exception qui confirme la règle.
Muller, Robert. Les Stoïciens, p.120
142
Le mérite principal de l’analogie du chien et de la charrette réside dans le fait qu’elle
démontre qu’il n’y a pas de contradiction entre notre démarche et celle du destin.
Nous pouvons rester maîtres de nous, libres et même indépendants (τὸ αὐτεξούσιον).
Le dilemme entre la partie et le tout est en quelque sorte un faux conflit326. Rappelons
que cette pensée chère aux stoïciens se retrouve tout aussi bien chez Nietzsche qui
soulignait que « Tout individu collabore à l’ensemble de l’être cosmique –
consciemment ou non, bon gré, mal gré. 327»
Cette proximité ou cette familiarité avec la Nature est une attitude primordiale pour
accueillir les évènements qui se présentent à nous. Nos propos précédents sur
l’oikêiosis stoïcien peuvent d’ailleurs être réinterprétés ici grâce à nos avancées sur la
discipline du désir. L’homme qui se sait familier avec la Nature peut alors affirmer la
réciproque de cette familiarité; ce qui se présentera à lui sera familier et même, adapté
à lui : « Nous disons que les évènements s’ajustent à nous (sumbainein), comme les
maçons le disent des pierres carrées, dans les murs ou les pyramides, quand elles
s’adaptent bien entre elles dans une combinaison déterminée. 328» Ailleurs, MarcAurèle va même jusqu’à évoquer la figure mythique de Clothô la fileuse pour illustrer
l’interrelation qui existe entre l’homme et les évènements qui lui arrivent :
« Contribue volontairement à l’œuvre de Clothô; laisse-lui filer ta vie avec les
évènements qu’elle veut 329». Bref, pour paraphraser l’énoncé 3, il n’y a rien de trop
précoce ou de trop tardif; tout arrive à point. Par conséquent, tout peut être accueilli
avec bienveillance et amour; voilà le cœur même du concept d’amor fati.
Une objection attire cependant notre attention. Elle se formule de la sorte : si, comme
nous l’avons mentionné, il n’y a de bien que le bien moral pour les stoïciens,
comment peuvent-ils nous inviter à accueillir et même à aimer ces évènements qui ne
sont, toujours selon la nomenclature stoïcienne, que de vulgaires indifférents? Par
326Cf.
Reesor, M.E.« Fate and Possibility in Early Stoic Philosophy », p.291
Nietzsche. Volonté de puissance II, §606, p.460
328 Marc-Aurèle. Pensées, V, 8,3
329 Marc-Aurèle. Pensées, IV, 34, p.1165
327
143
quel miracle, en outre, peut-on orienter son désir vers quelque chose d’indifférent ?
N’y a-t-il pas une faille ici dans l’argumentaire du Portique ?
L’origine de l’imbroglio est le terme « indifférent » traduction de ἀδιάφορα. On peut
le comprendre comme un manque d’intérêt ou un détachement, ce qui serait, dans un
cas comme dans l’autre, loin de s’arrimer à un quelconque amour du destin. Cela
serait ni plus ni moins une contradiction dans les termes. La seconde interprétation
met l’accent sur l’ « in » (ou le ἀ) privatif : être indifférent serait de ne pas faire de
différence entre les évènements qui surviennent. Les stoïciens penchent du côté de
cette dernière lecture. Ils sont indifférents aux manifestations du destin dans la
mesure où ils n’ont pas de préférence pour ceci ou pour cela ; en accord avec l’amor
fati, ils accueillent sans discrimination tout évènement. Pierre Hadot va dans le même
sens :
En soi, puisque cet évènement ne dépend pas de moi, il est indifférent, et
on pourrait penser que le stoïcien va l’accueillir avec indifférence. Mais
indifférence ne veut pas dire froideur. Bien au contraire : puisque cet
évènement est l’expression de l’amour que le Tout a pour lui-même,
puisqu’il est utile au Tout, qu’il est voulu par le Tout, il faut le vouloir, il
faut l’aimer. Ma volonté va donc s’identifier avec le vouloir divin qui a
voulu cet évènement. Être indifférent aux choses indifférentes, c'est-à-dire
aux évènements qui ne dépendent pas de moi, c’est en fait ne pas faire de
différence entre eux, c’est donc les aimer également.330
La compréhension du cosmos et l’attitude qui lui correspond, c’est-à-dire l’accueil
bienveillant de ces évènements, représentent l’accomplissement ultime de la
discipline du désir et même, le cœur du concept d’amor fati. Son atteinte est ardue et
corolairement, les échecs nombreux. Pour l’homme assailli de toute part par les
misères du monde, d’autres précisions sont assurément nécessaires afin de ne point
assimiler ces propos à une pure utopie.
330
Hadot, Pierre. La citadelle intérieure, p.159
144
Nous devons toujours garder à l’esprit que la discipline du désir, en tant qu’askesis,
exige un travail sans relâche sur soi. Alors que les jugements étaient par nature plus
facilement malléables, les désirs en contrepartie sont pour certains presque
indomptables. Lorsque c’est le cas, les désirs en question peuvent mener à notre
perte, et ce même chez Nietzsche331. Horst Hutter décrit le portrait : « Lacking the
ability to resist any tendency within itself, unable to say no to a stimulus, a wish, or a
desire, such a « democratic » personality easily succumbs to any of the compulsions
and obsessions made available332 ». Pour l’auteur du Crépuscule des idoles, cette
attitude est pure vulgarité333 . On touche ici à l’aspect coercitif de la discipline du
désir. Car, bien qu’elle aspire à embrasser pleinement le destin, cette discipline,
comme toute discipline d’ailleurs, implique une phase négative. Le grand « oui » au
destin sera atteint par un façonnement de multiple « non » partiels. Rien ne sert de
tenir en bride les passions dans leur ensemble. Mais une attention certaine sera
nécessaire, autant chez les stoïciens que chez Nietzsche.
Auparavant334, nous avions déjà conclu que Nietzsche se distançait des stoïciens par
rapport à la gestion des passions. Ses charges contre la libre exaltation des passions –
manifestations d’une canalisation des désirs sur une cible précise – n’ont pourtant, à
certains égards, rien à envier au rigorisme stoïcien. Idéologie bien incarnée, Nietzsche
applique à lui-même ses préceptes. Karl Jaspers le souligne en synthétisant quelques
passages inédits : « Cela devient une technique consciente chez Nietzsche, lorsqu’il a
affaire avec lui-même, de « résister à toutes ses inclinations naturelles et de chercher
s’il n’y a pas en lui aussi quelque chose de l’inclination opposée » (14,349) […]
« Pourquoi j’enlève la parole à la passion? D’autres ont tout leur esprit dans la
passion, moi je l’ai dans la passion supprimée et combattue » (11,387)335 ». S’il
s’afflige cette restriction, c’est n’est pas par haine des passions. Au contraire, c’est
plutôt parce qu’il veut éprouver les bonnes, à savoir celles qui sont en accord avec
331
Cf Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la béatitude involontaire », p.409
Hutter,Horst. Shaping the future, Lexington Books, 2006, p.54
333Cf. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Ce qui manque aux Allemands », §6, p.989
334 Infra., p.62 et sq.
335Jaspers, Karl. Nietzsche Introduction à sa philosophie, p.393
332
145
une vie ascendante. Pour Nietzsche, cette noble modulation des passions ne peut
s’effectuer que grâce au rempart du grand style. Ce dernier évite de verser dans une
forme d’ascétisme étouffant la force vitale. C’est en ce sens que nous mentionnons
que des « non » contribuent à l’avènement du grand « oui » au destin. L’aphorisme
du Voyageur et son ombre décrit bien l’équilibre de l’entreprise nietzschéenne :
Une espèce de culte des passions. – Vous autres obscurantistes et
philosophes sournois, vous parlez, pour accuser la conformation de tout
l’édifice du monde, du caractère redoutable des passions humaines.
Comme si partout où il y a eu passion il y avait aussi terreur ! Comme si
toujours en ce bas monde devrait exister cette espèce de terreur ! – Par
négligence dans les petites choses, par défaut d’observation de soi et
d’observation de ceux qui doivent être éduqués, vous avez vous-mêmes
laissé grandir les passions jusqu’à ce qu’elles deviennent de tels monstres,
au point de que vous êtres déjà pris de crainte rien qu’à entendre
prononcer le mot passion ! Cela dépend de vous et cela dépend de nous
d’enlever aux passions leur caractère redoutable, et de faire en sorte qu’on
les empêche de devenir des torrents dévastateurs. – Il ne faut pas enfler sa
méprise jusqu’à en faire une fataliste éternelle ; nous voulons, au
contraire, travailler loyalement à la tâche de transformer en joies toutes
les passions des hommes. 336
Selon Melissa Lane337, la position nietzschéenne ne pourrait difficilement être
davantage en phase avec la position stoïcienne sur la question. Outre la référence à ce
qui « dépend de nous », elle identifie la « transformation en joie 338» de « toutes les
passions des hommes » comme la dette principale de Nietzsche envers la Stoa. Nous
ne pouvons qu’adhérer à cette thèse. L’idée commune réside dans le refus catégorique
d’identifier la passion en elle-même comme bonne ou mauvaise ; seul l’usage duquel
elle procède peut la faire basculer d’un côté comme de l’autre - d’où l’intérêt pour
nos philosophes de tabler sur la responsabilisation de chacun via la discipline du
désir.
336
Nietzsche. Humain, trop humain II, « Le voyageur et son ombre », §37, p.850, notre emphase.
Lane, Melissa. « Honesty as the Best Policy : Nietzsche on Redlichkeit and the contrast between Stoic and
Epicurian strategies of the self », p.36
338 Cf. Marc-Aurèle. Pensées, III, 6, p.1155 ou encore Marc-Aurèle. Pensées, VII, 13, p.1191
337
146
Travail de longue haleine, cette discipline repose sur des stratégies complémentaires.
La prévision des maux, technique conjointement déployée avec la discipline du
jugement, permet d’éviter que la discipline du désir ne repose que sur une base
réactive. En prenant les devants des évènements, il devient possible de réfléchir
lucidement aux diverses éventualités avant que celles-ci ne brouillent notre esprit. Le
moment venu, ce n’est finalement que l’attitude habituelle qui passera de la
potentialité à l’effectivité. Car, nul ne peut exceller sans pratique. Et comme il n’est
pas nécessaire et encore moins souhaitable d’attendre ces évènements pour espérer
apprendre, la praemeditatio malorum offre un askesis sur mesure pour cette
discipline. De surcroit, cette dernière prend racine grâce au terreau fertile que
représente la nature providentielle du devenir. Sans cette caractéristique
fondamentale, la discipline du désir relèverait d’un héroïsme utopique. Le destin, en
dépit de son inflexibilité, peut être aimé parce qu’il agit en accord avec nous et jamais
contre nous. C’est aussi pourquoi nos philosophes ont insisté avec fermeté sur l’unité
qui persiste entre le Tout et la partie.
Discipline de l’action (Hormé)
L’amor fati s’est dépouillé jusqu’à maintenant de presque tous ses secrets. Après
avoir constaté comment le jugement et le désir tirent profit de l’askesis, c’est la
troisième dimension, celle de l’action, qu’il nous faut à présent dévoiler. À l’instar de
la discipline du désir, elle porte sur la volonté. Cependant, cette fois-ci, c’est sa
version active qui nous intéressera. Elle correspond par conséquent à la dimension
morale de la tripartition. Une fois de plus, nous nous épargnerons de nous étendre sur
la morale stoïcienne ou nietzschéenne dans leur ensemble. La question que nous
garderons comme principe directeur sera plutôt la suivante : comment l’homme qui
souscrit à l’amor fati devrait-il agir ?
147
L’action n’est pas hermétique au jugement et encore moins au désir. Si nous jugeons
que la mort est un mal, pour reprendre un cas classique, cela influencera nos actions
qui en découlent. Même chose concernant les désirs. Si nous ressentons cette mort
comme une injustice, cela influencera nos actions ultérieures. L’action, en tant
qu’accomplissement et achèvement de l’askesis, dépend de la rigueur que l’on
accorde aux deux autres disciplines. L’interrelation de celles-ci ainsi que leur relation
avec les domaines philosophiques respectifs (Logique, Physique, Morale) reflètent le
génie du système stoïcien. Il signifie cependant que rien ne devra être négligé puisque
la force de la tripartition pourrait aussi devenir sa faiblesse. Comme une chaîne est
aussi forte que le plus faible de ses maillons, on comprend que la discipline de
l’action doit s’échafauder sur des bases solides, en l’occurrence, des jugements et des
désirs bien ordonnés.
Illustrons cette interdépendance à travers un exercice particulier, propre aux stoïciens.
Pour endiguer nos désirs néfastes, nous disions qu’il fallait notamment s’assurer de
connaître le fonctionnement du cosmos. Or, évidemment, nous ne pouvons connaître
que ses grands principes. Les circonstances exactes restent inconnues jusqu’au
moment de leur réalisation. C’est donc avec une connaissance partielle que nous
devons planifier et exécuter nos actions présentes et futures. De plus, malgré des
intentions initiales claires, il arrive que nous soyons contraints de réévaluer et de
réajuster nos actions en fonction des aléas de notre environnement ou simplement en
raison des conséquences inattendues de nos actes. Certains réalignements se font sans
peine. D’autres, a contrario, nous font réellement violence. Nous avons exploré en
détail de quelle façon l’amor fati prévoit la réaction adéquate. Maintenant, il nous
faut arriver à comprendre de quelle façon il est possible de planifier et d’exécuter des
activités dans un contexte qui échappe parfois à notre contrôle. Comment, en outre,
est-il possible d’avancer avec assurance et joie en ces avenues au contenu obscur ?
148
Les stoïciens reconnaissent la problématique, mais se refusent à sacrifier leur activité
que ce soit quantitativement ou qualitativement; ils veulent continuer d’agir aussi
souvent et aussi bien qu’ils le souhaitent. La raison est simple : pour eux, ce qui
compte, c’est la bonne intention, car elle seule dépend uniquement de nous.
L’âme raisonnable atteint sa fin propre, à quelque point que se place le
terme de sa vie. Ce n’est pas comme dans la danse ou le théâtre et les
autres arts de ce genre, dans lesquels l’action totale est inachevée, si
quelque chose vient les interrompre. Mais l’action de l’âme raisonnable,
en chacune de ces parties, à quelque point qu’on la prenne, réalise pour
soi d’une manière pleine et sans défaut ce qu’elle projetait, en sorte
qu’elle peut dire : « J’ai atteint mon achèvement. ».339
À l’inverse, les conséquences dépendent certes des intentions desquelles elles
procèdent, mais aussi d’une foule de facteurs inconnus. Or, même si ces
conséquences sont sans valeur au point de vue moral, nous avons quand même besoin
d’elles pour progresser dans nos activités. En effet, lorsque notre intention nous porte
vers une finalité quelconque, nous entamons une suite de démarches menant à celleci. Au cours du processus, intention et conséquence se succèdent jusqu’à la finalité
recherchée. Comment alors entrer dans ce processus avec quiétude et bienveillance
compte tenu du peu d’emprise que nous avons sur le cours des évènements menant à
notre but ? Est-ce possible d’avancer avec tant de légèreté en terrain miné? Quelle
stratégie permet aux stoïciens de ne guère sombrer dans l’inertie tout en conservant
leur amour du destin intact ?
Amor fati et action sont compatibles grâce à l’idée d’ὑπεξαίρεσις. Il s’agit de la
clause de réserve. Lorsque que nous disons mettre une action en branle vers une fin, il
faut ajouter « si rien ne m’en empêche ». Par exemple, « demain j’irai au marché, si
rien ne m’en empêche ». Sénèque précisait : « Le sage ne change pas sa décision, si la
situation reste intégralement ce qu’elle était lorsqu’il l’a prise… Mais, par ailleurs, il
339
Marc-Aurèle. Pensées, XI, 1, 1
149
entreprend tout « avec une clause de réserve », […] dans ses desseins très arrêtés, il
fait la part des événements incertains. 340» Principe de prudence, cette addition traduit
avec réalisme le cours imprévisible du destin, tout en permettant d’entamer ses
projets personnels. En relation proche avec la discipline du désir, l’ὑπεξαίρεσις est en
quelque sorte un cas limite de praemeditatio malorum. Agir avec une clause de
réserve, c’est dans ce cas, agir en prévision d’un « mal » potentiel. Et, comme dans le
cas de la praemeditatio malorum, c’est l’effet de surprise qu’il faut éradiquer : la
réalisation de mes activités ne dépend qu’en partie de moi. Beaucoup d’évènements
peuvent survenir et ainsi modifier mes plans initiaux – c’est l’aspect important pour
la discipline du désir. La motivation, elle, reste indemne face à la clause de réserve.
Au point de vue de la discipline de l’action, c’est précisément le coup de génie que
réussissent les stoïciens. Car ne nous méprenons pas, ὑπεξαίρεσις n’est pas une
résignation hâtive ou une capitulation en germe. Le conditionnel qu’elle amène
(« …si rien ne m’en empêche ») ne doit pas occulter la fermeté de l’intention
stoïcienne et sa persistance dans le temps : «Fais ce qu’exige la nature de l’homme,
fais cela sans te détourner de la voie où tu es engagé et selon ce qui te semble le plus
juste, mais seulement avec bienveillance et discrétion, sans faux semblant. 341»
Dès le commencement d’une action le stoïcien est conscient que son élan pourrait être
freiné. Averti, il ne sera pas atterré si cela arrive effectivement. Sans doute aura-t-il
déjà préparé une alternative à cette situation afin de poursuivre sa finalité. Chose
certaine : il ne rechignera pas devant cet obstacle. La raison réside dans un exercice
complémentaire à l’ὑπεξαίρεσις que nous n’avons qu’effleurée jusqu’à maintenant
dans un autre contexte342.
Περιτροπή peut être traduit par renversement ou retournement. Cette technique
consiste à utiliser à notre avantage l’arrivée d’une infortune. Au lieu d’y voir
340
Sénèque. Des bienfaits, IV, 34, 4-5
Marc-Aurèle. Pensées, VIII, 5, 2
342 Infra., p.26
341
150
l’acharnement du destin, les membres du Portique nous invitent à y voir une
opportunité privilégiée pour « renverser » l’ordre des choses. L’infortune n’est plus
obstacle, elle est tremplin. Marc-Aurèle corrobore :
Ils peuvent bien faire obstacle à mon action; ils ne peuvent rien contre ma
volonté. Et ma disposition intérieure, parce que ma règle d’action n’est
pas sans exception et parce que je sais contourner l’obstacle. En effet ma
pensée allant au principal retourne et déplace tout ce qui peut faire
obstacle à mon action; ce qui obstruait ma route me fait avancer.343
Il va sans dire qu’une volonté forte est un préalable sine qua non au renversement.
Pour que l’obstacle devienne véritablement une opportunité, un certain effort doit être
déployé. Ainsi seulement, les entraves, lorsqu’interprétées par cette perspective
spéciale, font de nous des individus plus forts :
À quoi, selon toi, Hercule aurait-il abouti, s’il n’y avait pas eu de lion,
l’hydre, le cerf, le sanglier, et les hommes injustes […]? Évidemment, il
aurait dormi bien enveloppé dans ses couvertures ! D'abord, il ne serait
pas devenu Hercule, ainsi assoupi sa vie entière dans le luxe et le repos.344
Sur la question, Nietzsche n’est pas en reste. Le περιτροπή est même une pensée
récurrente chez lui. Il insiste en effet sur la stimulation que provoquent ces
insatisfactions momentanées, quelles qu’elles soient.345. Voici, dans ses propres mots,
de quelle façon il décrit le renversement : « Le bien-être, ou la sensation de puissance
produite par la résistance la plus légère; car dans l’ensemble de l’organisme il faut
continuellement vaincre d’innombrables obstacles – cette sensation de la victoire se
manifeste consciemment comme une sensation d’ensemble qui est gaieté,
‘’liberté’’346».
343
Marc-Aurèle. Pensées, V, 20
Épictète. Entretiens, Livre I, VI, 33, p.823
345Cf. Nietzsche. Fragments posthumes, automne 1887 mars 1888, fgt 11 (76), p.235
346 Nietzsche. Volonté de puissance I, §401, p.367
344
151
Nous devons prêter l’oreille à cette dernière citation. Nous y trouvons bien sûr
l’encouragement à surpasser nos embûches, et même, d’une certaine façon, une
incitation à voir en elles-mêmes leur propre solution. Il y a également, à peine
dissimulé, le concept phare de la philosophie de Nietzsche : der Wille zur Macht.
C’est celui-ci qui est à l’œuvre derrière le renversement sous sa mouture
nietzschéenne. La Volonté de puissance travaille d’abord et avant tout sur soi
puisqu’elle se manifeste principalement par le fait de « se surmonter soi-même 347».
Le renversement n’est finalement qu’une conséquence bénéfique d’un individu se
surmontant lui-même. Le malheur en question n’est pour lui qu’une occasion de
s’exercer; c’est en ce sens qu’il est bienvenu. Son implication dans le chapitre sur la
souffrance chez Nietzsche nous a d’ailleurs révélé les vertus de cette manifestation de
la Volonté de puissance, à travers la « discipline de la grande souffrance 348».
On ne pourrait évoquer la Volonté de puissance dans le cadre de la discipline de
l’action sans revenir sur le « le centre de gravité le plus solide349 ». En investiguant
sur l’Éternel Retour nietzschéen, nous avions en effet constaté que notre processus
décisionnel vers l’action trouvait un allié précieux. L’action devrait, selon le démon,
résister à l’examen suivant : voudrions-nous reproduire cette action un nombre infini
de fois. L’acte interrogatif est en lui-même suffisant pour discriminer les actions
dignes d’être exécutées, de celles qui ne le sont pas. Cela signifie qu’en dépit d’un
évènement ponctuel exceptionnel – l’irruption démoniaque – les effets positifs, eux,
peuvent être durables et cela s’inscrit dans une démarche notoire de l’askesis. Mais ce
n’est là que l’étape finale de l’Éternel Retour. Nous le savons maintenant, pour goûter
à ses bénéfices, il importe d’abord et avant tout de pouvoir accepter la proposition
démoniaque. Cette capacité, comme dans le cas du renversement, se traduit encore en
termes de Volonté de puissance.
347
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la victoire sur soi-même », p.372
Infra., p.77
349Nietzsche. La volonté de puissance II, livre IV, §242, p.345
348
152
Il y a plus : les bienfaits singuliers de la Volonté de puissance vont par-delà la
discipline de l’action mise à l’épreuve par un obstacle/malheur et s’étendent jusqu’à
la discipline du jugement. Se « surmonter soi-même » n’est-ce pas précisément ce
qu’exigeait la « vue d’en haut » en nous invitant à enrichir notre perspective
personnelle afin de voir la véritable beauté? Poser la question, c’est y répondre. Jean
Lacoste va dans le sens de nos observations : « Le jugement de beauté a son origine,
pour Nietzsche, dans un sentiment de puissance, de plénitude et de force accumulée.
Juger qu’une chose est belle revient donc à approuver le monde, dire oui à un danger
(le sublime), à un obstacle 350». Idem pour la discipline du désir; lorsque Nietzsche
nous incite à résister aux premières stimulations venues – sous peine d’être taxé de
vulgaire –, ne fait-il rien d’autre que nous exhorter à nous dépasser nous-mêmes ?
Une fois de plus, la réponse est évidente. Ainsi donc, si la Volonté de puissance se
manifeste davantage par la médiation du «renversement », il faut garder à l’esprit que
son influence déborde largement le domaine de la discipline de l’action.
Mais revenons justement à cette discipline. Pour le lecteur avide de morale
substantielle, « se surpasser soi-même » paraîtra suspect : ce leitmotiv nietzschéen
n’exclut en droit aucune direction. Même l’Éternel Retour, exercice structurant pour
juger d’une action appropriée, ne s’engage pas a priori vers une avenue précise et
déterminée. Au point de vue de l’amor fati en général et de la discipline de l’action en
particulier, cette indétermination ne pose pas problème en principe. Il faut concéder
que ce minimalisme éthique déstabilise quiconque souhaiterait fonder une discipline
de l’action. La réalité est que, hormis les activités de danse et de rire, auxquelles on
pourrait ajouter celle de l’écriture, Nietzsche ne propose pas d’idée substantielle hors
de son organon esthétique ; ou, pour le dire autrement, tous ses concepts clefs
revoient de près ou de moins près à des critères esthétiques. Son classicisme
esthétique offre de fait l’ultime matrice à l’intérieur de laquelle la Volonté de
puissance peut être guidée sans être contrainte. Ce classicisme, rappelons-le,
350
Lacoste, Jean. La philosophie de l’art, p.87
153
permet « la synthèse de l’ivresse et de la maitrise, de l’exaltation et de l’équilibre 351».
En bref, il pave la voie pour le « grand style ». Autre formule strictement formelle, le
« grand style » pourrait bien être l’intégration de la Wille zur Macht aux critères
esthétiques qui répondent à l’épineuse question « comment l’homme qui souscrit à
l’amor fati devrait agir ? ». Cet homme devrait alors agir en vue de « donner une
forme et une loi à sa propre vie, […] devenir maître du chaos qu’il est 352 ».
En ce concentrant sur ces principes formels, Nietzsche évite les pièges d’un
catéchisme existentiel. Puisqu’on ne peut exiger le « grand style » en soi353, la
méthode nietzschéenne réussit la prouesse d’orienter l’action tout en demeurant
essentiellement infalsifiable. Nonobstant ce fait, notre auteur craint toujours de
devenir idole malgré lui. À la manière de Zarathoustra qui repousse ces éventuels
disciples par crainte de produire un pullulement de contrefaçons, Nietzsche nous
convie simplement, mais fermement, à devenir « poètes de notre propre vie »354. Au
final, Nietzsche ne peut qu’être formellement imitable, son contenu lui, reste
absolument unique.
Du côté des stoïciens, la démarche est radicalement différente. La discipline de
l’action s’assoit sur une morale aux exigences substantielles. Y allant de préceptes
précis, ils n’ont pas le scrupule nietzschéen à professer les actions requises à l’amor
fati. Cela s’explique : pour eux, l’universalité de la morale trouve son fondement
justificatif dans la parcelle de raison divine que nous avons en partage. Cet
universalisme teinte toute la discipline de l’action, à commencer par le
cosmopolitisme stoïcien.
351
Sojcher Jacques. La question et le sens, p.66
Lacoste, Jean. La philosophie de l’art, p.89
353 Cf. Thierry Lenain, Brigitte Van Wymeersch, Danielle Lories, Rudy Steinmetz, Ralph De Koninck « De la
critiques nietzschéenne à l’aube du XXIe siècle », p.151
354 Cf. Nietzsche. Gai Savoir, IV, §299, p.178, notre emphase.
352
154
Alors que Nietzsche a pratiquement évacué cette dimension355, les stoïciens
intègrent au contraire le cosmopolitisme au sein de leur discipline. L’idée va de
soi. D’une part, parce que nous sommes tous spermatikos logos. D’autre part,
comme celui qui aime son destin aime également, par définition, le contenu de
celui-ci, valoriser son semblable ne devrait pas être une tâche supplémentaire.
Pour ces deux raisons, l’activité stoïcienne portera vers le bien public. « Ta seule
joie, ton seul repos, écrivait Marc-Aurèle : passer d’une action accomplie au
service de la communauté à une autre action accomplie au service de la
communauté, accompagnée du souvenir de Dieu356 ». La vie de Marc-Aurèle est
un exemple du dévouement qu’il prescrit. Pour lui, il s’agit d’agir comme le veut
sa nature357. Au final, que cela se traduise par un engagement dans la politique
active (comme cela était valorisé à son époque) ou un engagement dans la
communauté en général, l’idée demeure que l’épanouissement personnel passe par
le dévouement social.
En ce sens, les actions appropriées sont déjà déterminées. Ils les nomment
kathékonta. Elles ne sont que le plein déploiement du cosmopolitisme stoïcien : agir
avec bienveillance et justice avec quiconque partage avec moi un germe de la raison
divine. Pour soutenir cet exercice ardu, Marc-Aurèle propose de questionner chaque
action : « À propos de chaque action, il faut donc se rappeler cette question : cette
355
Hutter remarquait à raison le silence de Nietzsche à ce sujet. Il le citait : « In order to create the future, we must
ourselves give to ourselves a greater freedom than has ever been given : to that end liberation from morality and
alleviation though festivals […] Blessed moments ! And then close the curtain again and turn the thoughts to
definite, closest aims !»( KSA 10, 602, cité dans Hutter., p.207). Il ajoute immédiatement : « We may point as an
important consequence of this vision to the fact that individual attention must be focused on a person’s singular
life, « the inimitable song » of the here and now. All serious concern for remote problems, say in China, must be
let go, unless, of course, problems in China are connected to me. » (Hutter. p.208). On aurait tort, néanmoins, de
parler d’insouciance nietzschéenne en matière de problème collectif et humanitaire. L’accent est chez lui
davantage sur les comportements individuels qui, ultimement, se propagent à l’ensemble. C’est sans doute cette
perspective particulière qui éclipse son intérêt certain pour la sphère publique. Cet extrait, certes un peu
narcissique, en est tout de même une illustration : « Étrange ! Je suis constamment dominé par cette pensée que
mon histoire n’est pas seulement une histoire personnelle, que je sers les intérêts d’hommes nombreux en vivant
comme je vis, en me formant, en le racontant ; il me semble toujours que je suis une collectivité à laquelle
j’adresse des exhortations graves, familières et consolantes. » Nietzsche. Volonté de puissance II, §618, p.462
356 Marc-Aurèle. Pensées, VI, 7
357 Marc-Aurèle. Pensées, XII, 32, 3
155
action ne fait-elle pas partie de celles qui ne sont pas indispensables ?358 » À travers
les « actions appropriées » et leur débouchées dans l’action politique, nous retrouvons
encore ici l’importance d’être attentif afin de garder cette interrogation vive, de jour
en jour.
L’âme humaine se déshonore elle-même au plus haut point […]
lorsqu’elle ne dirige pas action et impulsion vers un but, mais que, quoi
qu’elle fasse, elle le fait inconsidérément et sans réflexion, alors que la
moindre de nos actions doit être accomplie en la rapportant à la fin : et la
fin des êtres raisonnables, c’est d’obéir à la Raison. 359
Il faut prendre garde aux mésinterprétations : le stoïcien, par cet exercice, impose une
attention toute spéciale à ses actions bienfaisantes seulement. Honneurs,
remerciements, considérations futures : ce ne sont là que des effets strictement sans
valeur pour lui. La raison nous est connue. La perfection morale est entièrement dans
l’intention. Les conséquences ne nous concernent déjà plus. C’est pourquoi son
attention, à peine une bonne action complétée, se tourne déjà vers la prochaine. Ce
comportement, pour celui qui se sera pratiqué adéquatement, se cristallisera en
réflexe : ce sera signe que la discipline de l’action porte ses fruits. Dès lors,
l’attention, dans le sens d’un acte rationnel accompagnant l’action, pourra
paradoxalement prendre un peu de recul. Le dualisme attention/réflexe ou
conscience/inconscience peut sembler inconfortable. Pour l’action cependant, ni l’un
ni l’autre ne pourrait être supprimé. L’attention doit être maintenue pour des raisons
que nous avons déjà mises de l’avant. Et le réflexe, ou l’inconscience doit également
être conservé puisqu’il traduit la pureté morale de l’action non calculée. Alors que la
manipulation machiavélienne pourrait œuvrer à couvert – grâce à une attention toute
spéciale –, en axant sur les conséquences profitables, l’acte bon inconsciemment
trouve sa finalité en lui-même. Il n’instrumentalise pas ses actions précisément parce
qu’il n’y pense pas. Bien que son comportement se soit cristallisé grâce à une
358
Marc-Aurèle. Pensées, IV, 24, cette attention accrue sur chaque et unique action n’est pas sans rappeler
l’expérience de l’Éternel Retour.
359 Marc-Aurèle. Pensées, XII, 20
156
attention assidue, ce n’est plus elle qui est à l’œuvre désormais. Ou du moins, elle
agit de concert avec l’habitude :
Il est semblable à la vigne qui porte le raisin et ne cherche rien de plus,
une fois qu’elle a donné son fruit, comme le cheval qui court, le chien qui
chasse, l’abeille qui fait son miel. Ainsi l’homme qui fait le bien ne le sait
pas, mais il passe à une autre action, comme la vigne qui donnera à
nouveau son raisin quand la saison viendra […] Il faut donc être de ceux
qui en quelque sorte font le bien inconsciemment. 360
Enfin, la discipline de l’action comporte quelques défis qui lui sont propres. L’agir
est un acte complexe qui s’immisce dans une réalité qui ne l’est pas moins. Or,
l’amor fati n’est guère un concept pouvant se contenter du domaine contemplatif. Par
conséquent, nos auteurs ont dû prévoir de quelle façon quelqu’un souscrivant à
l’amor fati devait agir. Nietzsche s’est prêté à des recommandations formelles
mettant l’accent sur la dimension personnelle de cette discipline. La volonté de
puissance, l’Éternel Retour et l’esthétique du « grand style » sont tous intimement liés
entre eux pour fournir un enlignement intéressant à l’action. Les stoïciens, pour leur
part, ont maintenu des fondements plus substantiels ayant des prétentions certaines à
l’universalité. Se basant sur la nature de la raison humaine, les stoïciens voient dans
chaque action l’occasion de servir la communauté à laquelle nous appartenons. Ayant
sa satisfaction dans l’action bonne en elle-même, l’individu aimant son destin
l’aimera encore davantage au fur et à mesure qu’il étendra ses vertus dans le monde.
360
Marc-Aurèle. Pensées, V, 6,3
157
Conclusion : accord ou désaccord ?
Beaucoup a été dit. Au cours de ce travail, nous n’avons pas ménagé les définitions, les
distinctions, les nuances, les objections et les réfutations à ces dernières. La finalité est
demeurée toujours la même: comprendre le rapport entre l’amor fati stoïcien et nietzschéen.
Il importe en dernière analyse de rassembler les résultats obtenus afin d’offrir une vue
d’ensemble de notre parcours.
Notre démarche s’est amorcée en soulevant quelques problèmes généraux sur l’amour du
destin. Nous souhaitions conserver notre regard de néophyte et par conséquent nous avons
restreint nos références aux textes philosophiques. Ce n’est autrement dit qu’armé du « sens
commun » que nous avons abordé la question. Deux difficultés se sont révélées à nous.
Tout d’abord, le destin ne représente pas un objet d’amour standard. Le destin, par ses
manifestations diverses et incessantes, sature en effet notre perception; il est partout, tout le
temps. Dès lors, ses attributs multiples rendent pour le moins difficile de le cerner en
propre. Le paradoxe se résume comme suit : d'une part, le destin est omniprésent et d’autre
part, c’est son omniprésence même qui empêche de le délimiter pour l’aimer. Car,
habituellement, l’amour départage. Il semble impliquer nécessairement un élément
préférentiel. Dans le cas de l’amor fati cette préférence prima facie n’existe pas. Ce n’est
pas tout, à ce premier point problématique se conjugue un second qui pousse la difficulté
plus loin : aimer le destin tel qu’il se présente dans sa totalité signifie que l’on nous convie
aussi à aimer des évènements malheureux, cruels ou injustes. Cette deuxième difficulté
représente l’ultime défi. Tout se passe comme si l’injonction exprimée par l’amor fati en
plus de légitimer toute forme de souffrance avait l’audace de nous inviter à aimer cette
souffrance.
Nous connaissons désormais la réponse de nos auteurs à cette problématique. Les stoïciens
nous rappellent que si au premier regard le destin semble satisfaire nos préférences
seulement de façon aléatoire, son origine providentielle devrait suffire à dépasser cette
158
vision superficielle. Tout évènement et toute action se déroulent en accord avec le divin.
Dans ce contexte, avoir une « préférence » pour un « destin » autre que celui qui a été
divinement conçu est absurde, voire blasphématoire. Nietzsche, lui, n’est pas contraint par
cet arrière-plan divin. L’amor fati tel qu’il le conçoit permet d’avoir des préférences et
même d’émettre des critiques du monde environnant, et ce, sans contradiction. Il s’agit
certainement d’une forme d’assouplissement par rapport aux philosophes du Portique qui
étaient, eux, toujours « indifférents ». Pour Nietzsche, les « non » partiels ou les
« rugissements du lion » peuvent tout à fait s’intégrer au grand « Oui ! » à la vie.
Autre sujet, autre différence. La cosmologie influence la pensée de nos auteurs, mais de
façon toute différente. Alors que les premiers exigent de nous « d’agir en accord avec la
nature », le second martèle que vivre devrait être « autre chose que suivre la nature 361». La
téléologie d’un côté, le devenir aveugle de l’autre; on peine à trouver des rapprochements
entre ces visions antagonistes. Hormis un héritage héraclitéen partagé, le Tout stoïcien et le
Tout nietzschéen (évoqué la plupart du temps dans la Volonté de Puissance) renvoient à des
réalités nettement distinctives. Cette divergence, aussi surprenant que cela puisse être, se
conclut néanmoins sur une note commune. Du devenir chaotique nietzschéen émerge l’idée
d’une « Providence » personnelle. Ce retournement n’est pas anodin. En fait, il change tout.
Car, bien que leurs « Providences » ait des origines radicalement opposées, leur point
d’arrivée lui, demeure étonnamment le même. Ce lien conceptuel unissant Nietzsche et les
stoïciens fut le fer de lance de la discipline de l’orexis, qui elle-même fut à son tour au cœur
de la pratique de l’amor fati. La cosmologie « providentialiste » aura été finalement un
élément crucial de notre investigation.
Suit la dimension temporelle, intimement liée à la dimension cosmologique. Des questions
bien spécifiques occupaient nos philosophes. Du côté de la stoa, l’accent était mis sur
l’importance de cerner le présent. Les stoïciens insistent pour rappeler qu’il s’agit du seul
temps réellement à notre disposition. Le passé et le futur ne nous appartiennent jamais. En
361
Nietzsche. Par-delà le bien et le mal, §9
159
fait, ils peuvent être instrumentalisés au profit du présent; le passé représente une « banque
de données » de moments agréables pouvant être réactivés à tout moment, alors que le futur
peut être anticipé afin d’éveiller l’urgence qu’il y a de bien vivre avant la mort imminente.
Relativement à ce dernier point, l’on reconnait l’exercice de la praemeditatio malorum, une
pratique à double finalité : d’une part, en anticipant les maux prochains on les dépouille de
leur élément de surprise, les rendant par le fait même plus « acceptables » ; d’autre part,
cette vision d’un « présent anticipé » revigore toute l’importance de l’instant présent.
Hormis ces expériences de pensée, le stoïcien nous exhorte donc à vivre aujourd’hui
comme s’il s’agissait de notre dernière journée. Pour eux, ce n’est qu’ainsi que l’amor fati
peut être réalisé.
Chez Nietzsche, la situation est plus complexe. Le rôle du passé est pour lui ambigu. Au
point de vue historique, le passé peut servir d’émulation extraordinaire pour l’individu –
l’histoire monumentale. En contrepartie, au point de vue personnel, le passé représente un
poids fastidieux à porter. Dans ce cas, le passé n’est justement pas – encore – passé, il est
au contraire bien présent à travers quelque tourment. À plusieurs reprises et dans différents
contextes, nous avons insisté sur l’aspect corrosif de la honte, de la culpabilité ou du
ressentiment. Pour Nietzsche, il est primordial de régler son passé pour que celui-ci
n’empiète pas outrancièrement sur l’état présent. C’est pourquoi il voit en l’image de
l’enfant, archétype par excellence de l’innocence, l’exemple d’un présent à la fois libéré et
créateur.
L’insistance sur le présent n’est donc pas l’apanage des stoïciens. Nietzsche travaille
également à préserver un rapport sain au présent. En fait, on pourrait affirmer – sans doute
de façon trop schématique – que, l’ennemi du présent stoïcien et du présent nietzschéen
n’est tout simplement pas le même. Chez les premiers, il s’agit du futur. Lieu de passions,
de craintes et de troubles, le futur peut envahir le présent. Il s’agit évidemment d’un
envahissement illégitime : d’abord parce que ces évènements ne sont que probables.
Ensuite – et surtout – parce que ces évènements ne sont pas des maux pour le sage stoïcien.
160
Chez le second, à l’opposé, le passé est beaucoup plus problématique que le futur. C’est lui
qui peut « rattraper » le présent. En homme probe, Nietzsche n’élude pas cette
problématique. Au contraire, il propose, à travers le « poids le plus formidable 362» de
revivre chaque et unique évènement du passé dans le futur. C’est l’Éternel Retour. Si ce
poids peut être qualifié de « formidable », c’est parce qu’il permet aux plus forts le
zurückwollen. À la fois un rejet intégral des remords et une réconciliation ultime avec le
passé, le fait de fonder une volonté bidirectionnelle (vers le passé et vers le futur) offre une
possibilité novatrice d’aborder l’aujourd’hui; l’Éternel Retour exige que l’on vive
aujourd’hui comme s’il revenait éternellement, ce qui fait directement écho à la discipline
de l’hormé. Ici encore, en dépit d’un parcours asymétrique, nos auteurs se rejoignent
néanmoins à travers l’idée d’un présent vivifié. Comme le remarquait Michel Foucault363 le
« vivre aujourd’hui comme journée dernière » stoïcien et le « vivre aujourd’hui comme s’il
revenait éternellement » nietzschéen sont, au final, tout à fait équivalent.
Puis, en lien avec notre problématique initiale, la question de la souffrance devait à son tour
être éclaircie. Du point de vue stoïcien, il est possible de réduire tout mal à un mal moral.
Jamais un évènement « physique » ne peut être qualifié de mauvais. Ne reste que le vice qui
devient l’ultime cause de souffrance à proscrire. Heureusement, celui-ci dépend de nous.
D’ailleurs, les stoïciens insistent plus que quiconque sur l’ ἐφ'ἡμῖν, et du même souffle
rejettent vivement l’οὐκ ἐφ'ἡμῖν. Cette classification, que l’on a revue avec la discipline de
l’hypolépsis, est absolument cruciale pour bien saisir le rapport stoïcien à la souffrance.
Ainsi, il est aisé de concevoir pourquoi ils mentionnent que c’est l’opinion d’un mal qui est
mauvaise, et non le « mal » lui-même; seule l’opinion dépend de nous, jamais l’évènement
– qui rappelons-le est d’origine divine.
Quant à Nietzsche, avant de décrire en quoi consiste son rapport à la souffrance, nous avons
débuté en mentionnant ce qu’il n’est pas. Premièrement, il n’est pas une stratégie visant à
lénifier l’intensité vitale afin d’y diminuer par le fait même les souffrances. Cette relation à
362
363
Nietzsche. Gai Savoir, 4, §341, p.202
Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet, p.459
161
la souffrance est, aux yeux nietzschéens, d’inspiration stoïcienne. Selon lui, en cherchant à
restreindre les souffrances par la persécution des passions, les stoïciens amputent la vie
elle-même. Les diatribes nietzschéennes visent sans doute leur notion d’oikéiôsis qui
connote une conservation de soi – ancêtre du conatus spinozien – contraire à la Volonté de
puissance. Nous avons constaté cependant que ses critiques pouvaient être nuancées et que
l’opposition annoncée n’est pas aussi franche qu’elle n’y parait d’abord ; les stoïciens ne
sont pas des êtres strictement apathiques. Qu’à cela ne tienne, ce que nous avons nommé le
préjugé stoïciste demeure un contre-exemple pour le philosophe allemand.
Deuxièmement, le rapport nietzschéen à la souffrance ne vise pas l’exaltation débridée des
plaisirs. Cette pensée prétend que l’accumulation des plaisirs peut faire contrepoids aux
souffrances encourues. Il s’agit du préjugé hédoniste. Nietzsche déplore le manque de
contrôle sur soi véhiculé par cette idée : c’est un pur laisser-aller. De plus, la stratégie
hédoniste fait fausse-route en omettant la différence qualitative entre plaisir et joie. C’est
vers cette dernière qu’il faut se diriger dans l’optique de l’amor fati. Le préjugé hédoniste,
lui, se contente, à la manière des certains utilitaristes, du plaisir et du déplaisir en guise de
matières premières. Le résultat pourrait bien être, on l’a vu, le dernier homme, celui qui a
son « petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit 364».
Nietzsche se distancie de ce dernier préjugé de plusieurs façons. Tout d’abord, il mise sur la
joie plutôt que sur le simple plaisir. Pour Nietzsche, contrairement au plaisir, la joie offre
une expérience plus profonde que la souffrance365. Aussi, il y a chez notre auteur une plus
sereine acceptation de la souffrance. Alors que l’hédoniste fuit la souffrance, l’homme
dionysiaque nietzschéen, lui, comprend son importance dans une dynamique globale.
Bonheur et malheur croissent – ou périssent – ensemble, ils sont frères jumeaux366. Poussé
par la Volonté de puissance, il préfère dès lors souffrir de surabondance de vie. Cela
364
Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, §5, p.295
Citation tirée de Haar Michel (Nietzsche et la métaphysique, p.238) reprenant un fragment posthume « Avez-vous
jamais approuvé une joie ? Ô mes amis, alors vous avez aussi approuvé toutes les douleurs. Toutes les choses sont
enchaînées, enchevêtrées, liées par l’amour.» Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « Le chant d’ivresse », §10, p.541
366 Nietzsche. Gai Savoir, IV, §338, p.200
365
162
signifie que coexisteront irrémédiablement joie et souffrance. Le tragique nietzschéen
s’enracine donc dans l’innocence de la souffrance et porte ses fruits précisément grâce à la
tension bénéfique offerte pour cette souffrance même. Nietzsche se retrouve ici dans le
sillon ouvert par le περιτροπή stoïcien.
Alors que nos auteurs semblaient avoir contourné tous les obstacles amenés par la
souffrance, l’épineuse question du suicide était susceptible de mettre en faillite les thèses
jusqu’ici défendues. Nos philosophes ont tour à tour donné leur explication de la légitimité
qu’ils accordaient au suicide. Ceux-ci se sont avérés, sur les grandes lignes, en commun
accord. En synthétisant, il serait possible de résumer leur argument ainsi : l’idée du suicide,
précisément en tant qu’idée, offre de précieux bénéfices. Sachant que la « porte reste
ouverte 367», toute complainte est synonyme de contradiction, car, ou bien l’on reste
puisque l’existence nous plait, ou bien l’on quitte parce que celle-ci ne nous convient plus.
L’idée du suicide intègre donc une expérience de pensée visant, paradoxalement, un retour
enthousiaste à la vie.
Enfin, un élément capital méritait notre attention. Il s’agit de l’aspect esthétique chez
Nietzsche. Qu’il s’agisse de l’acte créateur lui-même ou simplement de l’appréciation de
celui-ci, le rôle de l’esthétique pour l’amor fati nietzschéen ne fait plus de doute. Nietzsche
pousse plus loin l’implication de l’art. Allant au-delà du divertissement, il perçoit dans
l’activité artistique une portée existentielle à saisir. Les deux figures artistiques de la
tragédie grecque, Apollon et Dionysos, renferment en elles les éléments permettant de jeter
les bases d’un véritable organon esthétique. Oscillant entre le principium individuationis et
le « déchirement du voile de Maïa 368», entre la belle apparence et la lucidité de l’affreux,
entre le rien-de-trop et le toujours-plus, la dualité Apollon-Dionysos permet l’apparition
d’un horizon de sens du tragique de l’existence. L’art « classique », en opposition à l’art
romantique principalement, serait celui qui incarne le plus adéquatement cet équilibre
précaire entre l’apollinien et le dionysien. Quelques idées phares de la pensée
367
368
Cf. Épictète. Entretiens, IV, X, 27, p.1094
Nietzsche. Naissance de la tragédie, §1, p.38
163
nietzschéenne n’ont de sens qu’à l’aune de ces critères esthétiques. On a qu’à penser à
l’appel à devenir « poètes de notre vie369 » ou encore au « grand style370 » nietzschéen.
Rappelons en terminant que le secours de l’esthétique répond à un besoin criant dans le
contexte de « la mort de Dieu » et du nihilisme.
Cosmos, temporalité, souffrance, esthétique, tous ces concepts-satellites gravitant autour de
l’amor fati seraient toutefois bien vains sans leur mise en œuvre pratique. Pour les stoïciens
tout comme Nietzsche, il ne suffit pas de tenir un discours juste et cohérent sur l’amour du
destin. Ces considérations sont certes nécessaires, mais demeurent de purs prolégomènes.
Ils s’entendent plus que jamais sur ce point. L’intégration de ce logos à l’éthos, ne peut se
faire adéquatement, selon eux, que par le moyen de l’askesis. En ce sens, Foucault précisait
que « l’askesis fait du dire-vrai un mode d’être du sujet 371».
Dès le début de ce volet, une question majeure s’est imposée : bien que le discours (logos)
sur le destin puisse passer à l’effectivité en tant qu’askesis (éthos) peut-il aussi provoquer
l’amour (pathos) ? En quoi finalement l’exercice peut-il être le trait d’union entre l’amor et
le fati ? Si l’idée consistait seulement à accepter le destin, l’interrogation n’aurait pas lieu
d’être. Mais ici il est bien question de l’aimer (énoncés 4 et 8). La résolution comporte le
travail à distance opéré par l’askesis. S’exercer, c’est s’offrir un contexte approprié. La
thèse implicite de nos auteurs est qu’en créant des conditions favorables, l’amour peut en
effet survenir. Et plus cet exercice s’incarnera dans le quotidien, plus l’amor fati deviendra
possible.
C’est donc à la temporalité que l’on retourne, mais cette fois, sous un angle particulier : le
rapport abstrait au temps devient le rapport concret à l’aujourd’hui. Le but premier de cette
section était de montrer que la quotidienneté peut nuire l’amor fati autant que l’aider. En
369
Nietzsche. Gai Savoir, IV, §299, p.178
Nietzsche. Volonté de puissance I, §11, p.5
371 Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet, p.313
370
164
faire bon usage est donc l’ultime défi de l’askesis. Pour ce faire, nos auteurs doivent trouver
des moyens de garder l’attention éveillée. Des moments de réflexion fixes ou libres sont
dès lors instaurés. Lors de ceux-ci, il convient de raviver certains éléments de notre bagage
conceptuel afin que ce dernier reste bel et bien effectif. Le danger est bien entendu que l’on
perdre de vue ces préceptes les rendant ainsi caduques. Ces moments peuvent en outre
s’assimiler à l’acte d’écriture. On pense au premier chef à l’œuvre de Marc-Aurèle.
Nietzsche également pratiquait cette méthode sous plusieurs formes (ouvrages destinés aux
publics, lettres, journal, etc.). Se dessine alors, à travers ces exercices visant l’attention, un
élément récurrent : c’est toujours à soi que l’on doit être attentif. Voilà le bénéfice
central de l’attention : préserver de l’aliénation.
Une idée à la fois banale et profonde s’impose : le moi demeure toujours l’objet
fondamental de l’exercice. L’amor fati ne pourrait faire l’économie de cette investigation.
Rappelons d’ailleurs que l’amor fati, en tant qu’amour, est un acte relationnel; il ne suffit
pas d’analyser l’objet de cet amour (le destin), mais il est nécessaire de poser un regard sur
l’autre pôle : le sujet. Il s’agit ici ni plus ni moins d’une conversion à soi au sens littéral : il
convient de se tourner vers soi-même. Notre sous-chapitre s’est par conséquent scindé en
deux objectifs: se connaître et s’aimer. Afin d’atteindre le premier, nous avons fait
intervenir dans nos propos des extraits attestant l’importance d’un recueillement en soi.
Chez Nietzsche et chez les stoïciens, ce phénomène permet non seulement de se connaître
davantage, mais en plus, il comporte des qualités additionnelles pour l’amor fati, à savoir
l’enkrateia et l’ataraxia. Le recueillement dont elles sont issues ne cherche point à fuir le
réel. Souvent interprétée comme une désertion du domaine de l’agissement, cette activité
introspective est au contraire constitutive d’une démarche globale vers l’action. Ses
conséquences ont d’ailleurs été décrites dans la discipline de l’hormé.
Pour Nietzsche, se connaître n’est pas suffisant. Afin d’aimer son destin et de s’exercer à le
faire, un certain amour de soi doit également être en jeu. L’expérience de l’Éternel Retour
attestant que l’individu s’est déjà débarrassé de la honte, de la culpabilité et du ressentiment
165
celui-ci pourra compter sur un amour de soi authentique. Certains signes témoignent, sans
être infaillibles, de cet accomplissement. La danse et le rire sont parmi eux. Dans le cas de
la danse, Nietzsche y voit l’occasion d’une autopoiesis dans la mesure où l’individu
dansant se prend à la fois comme artiste et comme œuvre d’art. La danse devient ainsi
l’exercice au cours duquel les passions sont certes libérées, mais aussitôt mises en forme;
une direction spécifique leur est donnée. La danse devient par-dessus tout la manifestation
par excellence de la joie.
Le rire représente une manifestation analogue à la danse. Lui aussi témoigne d’un amour de
soi qui n’est plus sclérosé par les sentiments néfastes du passé (honte, culpabilité,
ressentiment). Il marque lui aussi la victoire sur ce qui fait souffrir. De plus, comme la
danse, le rire est à la fois spontané et libérateur, et comme elle, il requiert aussi une notion
de style pour mettre en forme cette libération. En d’autres mots: le rire, tout comme la
danse, n’est pas non plus un pur spasme. C’est ce qui différencie le « rire doré »
nietzschéen du rire vulgaire notamment. Tout en rejetant le mépris, ce rire particulier
déjoue le mécanisme de négation habituel en se contentant d’un acte affirmateur ; il réussit
l’exploit de détourner la négation, et ce, sans négativité (énoncé 7). Nous touchons ici la
raison pour laquelle le rire représente pour Nietzsche un allié indispensable pour l’amor
fati.
Nous avons par la suite adopté une tripartition de l’askesis, puisqu’à l’examen, cette
méthode offrait l’avantage d’être simple sans pourtant être réductrice. Nous avons insisté
sur l’unité des exercices précisant que la division n’était utile qu’à des fins théoriques. Bien
que fondamentalement un, l’askesis peut se subdiviser en trois grandes disciplines, soit la
discipline du jugement (hypolépsis), la discipline du désir (orexis) et la discipline de
l’action (hormé). À elles seules, elles couvrent non seulement l’ensemble des connaissances
évoquées depuis le début de notre étude, mais surtout, elles circonscrivent l’askesis dans
tout le champ du possible.
166
Commencer par la discipline de l’hypolépsis, allait de soi : des trois disciplines, c’est à elle
que revient la compétence essentielle de départager ce qui dépend de soi de son contraire.
Dans le cadre de l’amor fati comme exercice, il est évident que c’est la première des
alternatives qui nous intéresse tout spécialement. Ce qui dépend de soi, ce sont justement
nos jugements, nos désirs et nos actions. La discipline du jugement joue donc sur deux
plans : un plan plus générique dans lequel elle « classe » ce qui relève d’une discipline ou
ce qui n’en relève pas, ainsi qu’un plan plus spécifique lorsque l’élément analysé requiert
non seulement une discipline, mais la sienne plus précisément.
Chez les stoïciens, on sait que les jugements erronés sont les causes des passions tiraillant
l’âme humaine. Discipliner son jugement, c’est alors s’offrir un précieux rempart contre ce
phénomène. Pour ce faire, Nietzsche et stoïciens proposent, presque d’une même voix, de
s’en tenir aux représentations physiques. Celles-ci tentent de faire l’économie des opinions
préconçues. Le jugement serait ainsi simplifié. Loin d’être facile cependant cette tâche
s’avère en vérité des plus ardues. Palliant à cette difficulté, nos philosophes exemplifient la
représentation physique grâce au « regard d’en haut ». Sorte de vue plongeante sur notre
propre vie, cette technique consiste à s’élever pour mieux juger. De cette perspective, les
préoccupations, les craintes et les tourments apparaissent minuscules. N’est visible que ce
qui importe vraiment. Désirs et actions peuvent ainsi tabler sur un meilleur jugement.
Nous sommes passés ensuite à la discipline de l’orexis. Cette dernière opère de façon
différente. D’abord, les désirs ne dépendent qu’en partie de nous : leurs causes premières
sont extérieures et, par voie de conséquence, seule la réaction à ces causes dépend de nous.
En d’autres mots, les évènements provoquant ces désirs, quels qu’ils soient, sont
inchangeables. Mais, en revanche, à la lumière des propos de nos auteurs, il nous est
possible de nous préparer de telle manière que nos désirs ne soient pas que des simples
réactions mécaniques à des stimuli. L’exercice par excellence pour la discipline du désir,
c’est la praemeditatio malorum. Prévoir les maux, on l’a vu, c’est être lucide, non
pessimiste. En ouvrant nos yeux sur la réalité, la praemeditatio malorum débouche vers
167
deux résultats majeurs : premièrement, elle encourage la reconnaissance des joies hic et
nunc372 et, deuxièmement, elle estompe le choc des « malheurs » annihilant du coup la
turbulence sur l’âme le moment venu. Cet exercice travaille de pair avec une connaissance
profonde du fonctionnement du cosmos. En fait, l’efficacité de la praemeditatio malorum
n’a d’égale que la profondeur et l’étendue des connaissances des lois inhérentes à la nature.
L’étude de la nature se solde justement, chez les stoïciens et chez Nietzsche, par l’idée
d’une Providence (divine chez les premiers, personnelle chez le second). S’efface donc ici
l’idée selon laquelle mes désirs pourraient être contrecarrés par le cours des évènements.
Entre l’individu et le Tout, l’opposition s’estompe pour laisser place à une harmonie
cosmique. Le désir personnel peut au final épouser le désir universel sans préjudice.
Discipliner son désir, c’est donc l’arrimer au devenir.
Enfin, c’est la discipline de l’hormé qui occupa notre attention. Savoir concilier action et
amor fati est primordial. Or, l’action mène parfois, bien malgré nous, à l’échec. Pour
continuer à avancer malgré les obstacles, les stoïciens ont mis de l’avant l’ὑπεξαίρεσις.
Tout en faisant preuve de détermination et de persévérance, il est sage, selon eux, de garder
à l’esprit que notre action pourrait être entravée. Cela évite les déceptions en plus de
favoriser l’établissement de solutions provisoires le cas échéant. Si justement, un écueil se
présente, ce sera alors au περιτροπή à prendre le relais. Présent autant chez les stoïciens que
chez Nietzsche, ce concept de renversement cherche à optimiser chaque expérience dans
l’optique d’une croissance personnelle. Pour le philosophe allemand, la περιτροπή implique
l’intervention du Wille zur Macht. Sans la Volonté de puissance, toute épreuve ne serait
qu’écrasante. Or, ici, dans la perspective nietzschéenne, cet évènement est plutôt au service
de la volonté qui est d’abord stimulée, puis revigorée.
Nous avons par ailleurs développé le rôle de l’Éternel Retour dans le cadre de la discipline
de l’action. Sans élaborer d’actions substantielles, l’Éternel Retour en dessine pourtant les
contours. L’expérience proposée par le démon offre effectivement un critère ultime à
372
Cf. Marc-Aurèle. Pensées, XI, 34
168
l’action : l’action appropriée est celle que l’on répèterait infiniment. Les stoïciens quant à
eux optent pour les kathékonta. Ce sont les devoirs ou les actions appropriés qui se
résument, dans l’ensemble, à agir avec justice et bienveillance envers ces semblables.
S’achève donc ici notre étude sur l’amor fati stoïcien et l’amor fati nietzschéen. Notre
hypothèse initiale s’est confirmée : la mise en relief de ces deux perspectives aura permis
en éclairage mutuel fort intéressant. Les liens se sont multipliés et la pensée stoïcienne et la
pensée nietzschéenne ont parfois été au diapason (sur le suicide, la vue d’en-haut, le
renversement notamment). Malgré ses rapprochements, certaines divergences, qu’on peut
certes atténuer, restes au final insurmontables (sur les passions, l’action à accomplir, etc.).
Plus encore: dans le cas de l’esthétique nietzschéenne, la comparaison s’est avérée tout
simplement impossible – pour des raisons maintenant évidentes. In fine, la philosophie du
Portique et la philosophie de Nietzsche demeurent après analyse bien distinctes.
L’askesis : voilà où leur position fut le plus près de l’accord. De part et d’autre, il s’agissait
de la condition sine qua non à l’amor fati. Même s’ils n’ont pas explicitement rejeté
l’impossibilité d’aimer spontanément et sans préalable son destin, nos auteurs ont indiqué
néanmoins par l’idée d’exercice qu’un travail récurrent doit s’opérer. C’est grâce à lui,
après tout, si le cheminement allant du logos (raison, fati) à l’ethos (mode de vie, askesis)
puis au pathos (affect, amor) peut se réaliser. En ce sens, l’amor fati représente beaucoup
plus qu’un court flirt existentiel. Rejetant quelque forme de romantisme que ce soit, l’amor
fati embrasse au contraire l’existence dans ses aspects les plus durs (chez les stoïciens) et
même les plus tragiques (chez Nietzsche). Ceux-ci nous lèguent ainsi, chacun à leur façon,
un témoignage inspirant qui, tout en se gardant de prosélytisme, nous renvoie encore
aujourd’hui à notre relation à notre propre destin.
169
Bibliographie
Ouvrages primaires
Stoïcisme :
-
-
Les Stoïciens I. Pierre-Maxime Schuhl (éd.). Paris : Gallimard, 1997, 669 p.
Les Stoïciens II. Pierre-Maxime Schuhl (éd.). Paris : Gallimard, 1997, 1443 p.
Long, Anthony et Sedley, David. Les philosophes hellénistiques : Les Stoïciens.
traduction par Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin. Paris : Flammarion, 2001,
567 p.
Sénèque. Oeuvres complètes. Paris: F. Didot, 1869, 874 p.
Nietzsche :
-
Nietzsche, Friedrich. Œuvres I. Paris : Éditions Robert Laffont, 1993, 1369 p
Nietzsche, Friedrich. Œuvres II. Paris : Éditions Robert Laffont, 1993, 1750 p.
Nietzsche, Friedrich. Fragments posthumes. Paris : Gallimard, 1978,
Nietzsche, Friedrich. La philosophie à l’époque tragique des Grecs. Paris :
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