Que veut la Chine ? de Mao au capitalisme

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ASIA CENTRE CONFERENCE SERIES
memo
Que veut la Chine ?
de Mao au
capitalisme
Débats Asie avec
Professeur François Godement, Directeur de la stratégie, Asia
Centre, Professeur des universités à Sciences Po, Senior Fellow,
European Council on Foreign Relations
10 octobre 2012
Animé par :
Thierry Garcin, docteur d’État en science politique
(Paris-Sorbonne), France Culture
Alain Wang, Secrétaire général, Asia Presse
Dans le contexte du renouvellement de l’équipe
dirigeante en Chine, le nouvel ouvrage de François
Godement propose un bilan prospectif sur la Chine de
2012 et aborde trois grandes thématiques : politique
intérieure, économie, position internationale de la Chine.
François Godement, à l’aube de la transition
politique majeure que va connaitre la Chine avec
le XVIIIème Congrès, que peut on dire du système de
gouvernance chinois actuel ?
71 boulevard Raspail
75006 Paris - France
Tel : +33 1 75 43 63 20
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Le système politique chinois est plein de contradictions et
est en mouvement constant : il est donc difficile d’avoir un
parti pris unique et une réponse uniforme. Ce livre résulte
donc en premier lieu d’une envie de proposer des clés de
lecture sur les événements actuels en Chine.
Ce livre s’inscrit surtout dans une dynamique nouvelle
de la politique intérieure chinoise car on a l’impression
depuis trois ans que l’histoire politique se rallume en
Chine. Le modèle de gouvernance chinois est en effet
longtemps resté caractérisé par ce que certains appelleront
« direction collective », systématisation » ou « harmonie ». Il
s’agissait d’un modèle de gouvernance parallèle et flexible
qui évitait soigneusement les interrogations et les conflits
qui marquent les régimes démocratiques occidentaux.
Or, ces interrogations sont revenues les unes après
les autres en Chine et cela de façon assez imprévue.
Elles traversent aussi bien le système politique que
le système économique chinois. Ainsi, le système
politico-légal est remis en question en Chine, notamment
sur la question de la place de la loi par rapport au Parti,
sujet qui devient un enjeu de base dans la vie politique
chinoise. De même, la crise économique qui naît en
Occident en 2008-2009 et l’hypercroissance chinoise
des années précédentes alertent les dirigeants chinois
sur l’impossibilité de reconduire le modèle de croissance
actuel et sur la nécessité de réformer le modèle. Enfin, ce
livre analyse un tournant tout à fait étonnant de la politique
étrangère chinoise et d’aucuns parleront de son assertivité,
de sa radicalisation ou de son affirmation. Ce changement
est manifeste mais il n’est pas uniforme et il est débattu car
il pose des questions sur le futur de la région.
L’affaire Bo Xilai comme un révélateur du mode de
gouvernance chinois et des débats sur l’orientation
de la Chine de demain
Le Congrès est finalement le point d’orgue de toutes
les interrogations soulevées par ces changements en
Chine depuis 2008. Soulignons au passage que c’est
davantage le premier plénum après le Congrès qu’il
faudra regarder pour se faire une idée de la direction
prise par la nouvelle équipe dirigeante. Le système
chinois est fondamentalement antipolitique et, alors que
ce XVIIIème Congrès si stratégique et sensible se profilait,
tout a été fait en Chine pour que une paix règne au
sommet du Parti et pour en finir avec les luttes fratricides et
factionnelles de l’époque maoïste. Les débats au sommet
sont donc dissimulés ou absents et les dirigeants se sont
épargnés les uns les autres ces derniers temps. Or, c’est
bien cette atténuation du débat politique qui est remise
en question aujourd’hui. Nous avons fini par idéaliser ce
système en le parant de capacités d’institutionnalisation et
de continuité exagérées.
L’affaire Bo Xilai apparaît dans ce contexte comme un
révélateur. L’ouvrage la commente, apporte des éléments
inédits et analyse les ressorts de cette affaire. En réalité,
l’empilement des strates est véritablement passionnant :
on y observe en effet une strate quasi féodale, personnelle
qui relève du feuilleton ainsi qu’une strate constituée de
rivalités d’intérêts proprement factionnelles entre grands
dirigeants et cela par personnes interposées. Mais il
y a également une strate politique très importante car
Bo Xilai, par son comportement et ses ambitions, récusait
les principes fondamentaux de la direction collective dont
le premier principe est l’auto-effacement. On constate ainsi
combien l’abondance des prises de position et des idées
publiquement exprimées par Bo Xilai contraste avec le peu
d’informations dont nous disposons sur le programme
politique et le positionnement idéologique du futur
président chinois putatif Xi Jinping. Ce dernier respecte
ainsi typiquement le système de la direction collective et
son programme ne ressortira qu’après l’officialisation de
sa cooptation.
L’affaire Bo Xilai agit donc comme un révélateur mais elle
se situe également à un carrefour important pour l’avenir
de la Chine. Elle confirme notamment la persistance de ce
que le Premier ministre Wen Jiabao a appelé les « fantômes
maoïstes », si puissants dans la société chinoise. Si Wen
Jiabao mettait en garde contre un possible retour de la
Révolution culturelle, son avertissement visait davantage
la menace que représente pour la Chine la conjonction
d’une ambition personnelle et l’utilisation de méthodes
politiques s’appuyant sur le chantage et sur des méthodes
de violence de masse. L’épisode Bo Xilai est une
réaction d’autodéfense de l’élite politique chinoise qui
a entrevu dans la personne de Bo Xilai le risque que
représenterait la capture du pouvoir par un homme
audacieux qui gouvernerait de façon personnelle à la
façon de Mao.
grandes orientations économiques et politiques de la
Chine de demain. Orientations économiques bien sûr car
implicitement, le modèle de Chongqing mis en avant par
Bo Xilai défendait une optique plus étatique et plus socialiste
que l’économie chinoise réelle de la Chine. Orientations
politiques également car Bo Xilai avait apporté sa caution
au nationalisme (notamment durant les manifestations
antijaponaises de 2010) et affichait sa proximité avec
l’armée. Les aspérités du cas Bo Xilai recoupent un
questionnement plus général sur le plan politico-légal
et soulignent les interrogations et hésitations d’un
système tiraillé entre d’un côté, un appareil sécuritaire
toujours plus fort et mis en alerte après les Printemps
arabes et, à l’inverse, une tendance forte et des appels
à l’autonomisation du droit par rapport au politique et au
Parti. Wen Jiabao est ambigu sur ce dernier point mais
il suit clairement une tendance réformiste. Ce conflit et
ces hésitations entre les deux tendances émergent ainsi
derrière la polémique sur les arrestations secrètes ou sur
la question de la réforme du Code de procédure pénale
chinois. La politique transparait dans ces épisodes et les
dirigeants politiques s’envoient des messages à travers
ces opérations.
Un carrefour économique : approfondir ou réformer
le système actuel ?
On pourrait tout à fait imaginer, à la suite de certains
analystes, que le système économique actuel ait la
capacité de perdurer encore une vingtaine d’années grâce
à la mobilisation intérieure, au nouveau plan quinquennal,
aux exportations et à l’extraction de plus value à partir des
populations en activité dans les usines. Cette position s’est
consolidée autour des intérêts des sociétés d’Etat et des
intérêts d’une partie de la classe supérieure de la société
chinoise très proche de ses rentes de situations. Face à
cette position conservatrice, certains analystes, Cassandre
ou visionnaires lucides, dénoncent les déséquilibres du
système et sont pessimistes sur la pérennité du modèle
chinois. Ils recommandent un réajustement qui ne se limite
pas à des investissements dans les infrastructures de la
Chine de l’intérieur mais qui inclurait également un modèle
de consommation intérieure et un modèle d’entreprise.
Il s’agirait alors de revenir sur cette tendance lourde
observée ces dernières années en Chine avec le recul
des entreprises privées et la ré-étatisation de l’économie
chinoise. De prime abord, cet enjeu peut paraître
purement économique ou idéologique entre des libéraux
« naïfs » formés à l’école américaine et des socialistes
nostalgiques. En réalité, derrière ce conflit idéologique
se trouve un conflit d’intérêt majeur sur la nature de
l’oligarchie, sur les rentes de situations, conflit qui traverse
les dirigeants politiques comme les élites économiques.
Ce débat a des implications internationales et les positions
des réformistes sont par exemple appuyées par la Banque
Mondiale, ce que dénoncent d’ailleurs les conservateurs.
Ce débat est également capital pour l’avenir de l’Europe
car en fonction de son orientation, le partenaire chinois
changera beaucoup dans son rapport au monde.
Mais au delà du cas personnel du cadre du Parti, l’affaire
Bo Xilai émerge au carrefour des interrogations sur les
2
Une radicalisation de la politique étrangère qui prend
ses racines dans la crise de 2008/2009
Enfin, la radicalisation de la politique étrangère continue
depuis trois ans sur ce rythme cyclique qui voit alterner
période d’irritations et d’excès avec des périodes de
modération. On constate depuis 2009 un renversement
complet d’une des lignes directrices de la politique
étrangères chinoise : l’entente de la Chine avec son
voisinage. Nous pouvons cependant déjà poser un
diagnostic sur cette évolution récente. Celle-ci prend en
effet sa source dans les événements de 2008/2009
qui apparaissent aux yeux de toute une partie de
la classe dirigeante chinoise et plus largement de
l’establishment et des élites comme un message
historique de déclin du déclin de l’Occident. Les
experts chinois aiment d’ailleurs dresser une comparaison
avec la crise de 1929 et le système est traversé par
une forme de messianisme historique qui, peut être,
fait sauter des verrous de prudence et de modestie
traditionnels. Pourtant, même si l’on souligne souvent les
dérapages en mer de Chine, le manque de contrôle et le
chantage d’une frange nationaliste du Parti, on observe un
gouvernement central et un Président extraordinairement
prudent et soucieux de n’avoir aucun adversaire sur
sa « gauche » sur le plan du nationalisme et laissant les
choses se développer avant de donner des coups d’arrêt.
La seule question qui ne fait pas débat en Chine est
finalement celle de la rivalité sur le long terme avec les USA
et la volonté de « retrouver » une influence prépondérante
dans le Pacifique occidental.
La politique est donc de retour et le modèle actuel chinois
de bonne gouvernance tant défendu ne se reproduit pas
sur lui même. Il cède face à des affrontements somme
toute normaux, témoignant par là même de l’existence
d’une société politique chinoise bien vivante qui peut
même s’avérer dangereuse. La critique interne à la
Chine vis à vis du Président Hu et du Premier ministre
Wen, accusés d’être immobiles, timorés ou indécis est
étonnante pour un tandem qui a tout de même maintenu
la Chine sur un rythme de 10% de croissance pendant
10 ans et témoigne d’un appétit de réforme, quitte à en
découdre avec les caciques du Parti. La relation entre
l’opinion publique et les gouvernants est de plus en plus
complexe mais s’il est indéniable que l’opinion publique
joue un rôle et influence le gouvernement, il serait exagéré
d’aller jusqu’à dire qu’elle mène le gouvernement.
Questions
Comment décrire
régime chinois ?
et
qualifier
la
nature
du
On pose souvent la question du caractère communiste du
régime chinois et bien évidemment, il faut répondre qu’une
grande partie de l’évolution de la société et de l’économie
chinoises ne correspondent pas au modèle marxiste. Il en
reste cependant une caractéristique importante : l’extraction
de plus value, le coefficient d’épargne et l’extraordinaire
différentiel entre les salaires et l’accumulation des réserves
qui se rapprochent en effet du modèle marxiste. Surtout,
le marxisme a laissé son empreinte via des éléments
de justice et d’égalitarisme qui imprègnent toujours le
débat politique. L’idéologie communiste est toujours
présente et cette prégnance pourrait très bien resurgir
du peuple. L’exemple de Wukan est de ce point de vue
très intéressant : la contestation est en effet née là où ont eu
lieu les premières révoltes communistes des années 1920
et le leader du mouvement était un communiste conscient
de ses origines et pas du tout un libéral. Il ne faudrait donc
pas conclure que le système a complètement oublié ses
bases communistes qui demeurent très présentes dans
l’idéologie.
Vous écrivez notamment dans votre ouvrage que « le
léninisme survit au communisme » : les Chinois ont-ils
une alternative politique au Parti Communiste Chinois
(PCC) ?
Le système léniniste est toujours présent et par contraste
avec les autres bureaucraties léninistes, il s’agit d’ailleurs
du premier régime léniniste riche de l’histoire et du
premier à être modernisé, concentré avec la technologie
à son service. L’essentiel pour le PCC est d’occuper et
de monopoliser l’espace politique afin de remplir toutes
les alternatives possibles. Le PCC est le plus grand
système gestionnaire de clientèle au monde et il gère la
distribution d’emplois, l’accès aux ressources et son
réseau tentaculaire de 83 millions de membres lui permet
d’être omniprésent en Chine. Il est important d’insister sur
la modernité d’un système qui est par exemple capable
de donner des numéros informatisés à toutes les familles
paysannes afin de distribuer des prestations sociales. On
assiste ici à la création, historique dans l’histoire millénaire
de l’Etat chinois, d’un lien direct entre l’Etat central et la
population paysanne, et ceci sans devoir passer par des
strates intermédiaires.
Le système médiatique chinois est riche et a une
capacité remarquable à générer des débats au sein
de limites mouvantes fixées par le système. Le cas
d’internet et des réseaux sociaux, florissants en Chine,
est intéressant et les limites ne sont pas prédéfinies : ces
médias explorent continuellement des espaces de liberté
temporaires qui se développent jusqu’à être étouffés in
fine par les dirigeants via la définition soudaine d’une limite.
Plutôt qu’un jeu du chat et de la souris qui dénoterait une
vision machiavélique de la question, il s’agit d’un outil
renouvelé de contrôle des masses par le Parti, d’un espace
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de liberté contrôlé en flux continu par les dirigeants.
La Chine est-elle un pays socialiste ou capitaliste ?
On parle souvent de système d’économie mixte alors
que le modèle chinois est finalement proche d’autres
modèles occidentaux qui ne sont pourtant pas
qualifiés de la sorte.
Mieux vaut employer le terme « d’économie hybride » qui
suggère un mélange peu contrôlé car le terme d’économie
mixte suppose l’existence d’un cadre réglementaire. Le
mécanisme capitaliste est très fort mais la direction initiale
reste incontestablement publique.
On connaît la capacité du régime à gérer les réformes
économiques depuis trente ans mais qu’en est
il de leur maitrise de ces réformes ? Après tout, un
fusible a déjà fondu en 1989 (Tian’anmen). Quelle est
la capacité des dirigeants à insuffler de nouvelles
réformes et à maitriser des réformes d’une telle
ampleur ? Un tel système peut-il réformer autant sans
risquer de se fragiliser lui même ? La réforme expose
t-elle le régime ?
Les trente ans de réformes qu’a connu la Chine ont
fonctionné de façon concentrique en favorisant les proches
du régime et un certain nombre d’acteurs économiques
privilégiés. Aujourd’hui, ce système ne peut plus continuer
de par l’ampleur des écarts générés par ce modèle. Le
régime doit donc se contrôler lui même et frapper ses
propres intérêts ou ceux du groupe humain qui s’est
trouvé associé à la réussite des trente dernières années.
Se séparer de cela sans faire de politique est très difficile. Il
existe un véritable gâchis au sein du système économique
chinois, notamment avec des entreprises d’Etat qui font
des profits immenses alors qu’elles participent très peu aux
exportations chinoises : leur place prépondérante dans le
système international ne provient pas de leurs succès
internationaux –exception faite du secteur des matières
premières- mais de leurs revenus investis à l’étranger.
Contrôler ces intérêts équivaut à poser la question de
l’équilibre des pouvoirs sur le plan économique et sur le
plan légal.
Peut-on envisager une évolution « à la brésilienne »
de la société chinoise ? (Inégalités criantes, strates
complexes) ?
Une évolution « à la brésilienne » ou même sur le modèle
américain de la société chinoise est hautement improbable.
Un potentiel de révolte et un retour populiste sont toujours
légitimes et existent toujours depuis la révolution chinoise
et la révolution communiste. Il y a finalement une course
de fond du Parti qui cherche à installer des équilibres ce
qui passe par une lutte contre soi même et le risque de
déboucher à un certain nombre de révoltes.
L’Europe peut-elle tirer partie de cette fragmentation
du pouvoir en Chine ?
Certes le pouvoir est fragmenté en Chine mais il
reste mieux coordonné que l’action de l’UE. L’action
extérieure de la Chine est compartimentée, sectorisée et
systématiquement bilatérale. L’Etat central garde la haute
main sur l’action extérieure et il est utopique de vouloir
contourner l’échelon central pour jouer des différences
provinciales. Ceci n’empêche ni ne délégitime les
investissements culturels et la diplomatie d’influence dans
ces provinces.
Quelles relations d’influence de la Chine avec les pays
émergents ?
Pour les Chinois, cette relation avec les BRICS est
fondamentale dans le basculement qui s’opère
actuellement : il s’agit de constituer un nouveau système
international dans lequel la Chine veut être au centre sans
pour autant qu’elle perçoive les difficultés inhérentes au fait
d’être ce nouveau centre de gravité. Tant qu’il y aura une
croissance rapide en Chine avec une hausse des cours
des matières premières et une hausse de la demande en
énergie, la dépendance de nombreux Etats vis à vis de la
Chine s’accroitra (les PED ne sont d’ailleurs pas les seuls
pays concernés et l’exemple de l’Australie est de ce point
de vue intéressant). La Chine a une offre économique
indiscutablement attractive et ceci pour plusieurs raisons :
cette offre est par exemple bien moins exclusive que celle
des entreprises occidentales ou japonaises qui insistent
beaucoup sur la protection de leurs marques et de leurs
produits alors que les entreprises chinoises sont plus
ouvertes.
Il faut cependant souligner des plans où la rivalité
est totale entre les BRICS : sur le plan de la gestion
monétaire, Inde et Brésil critiquent amèrement la politique
de gel monétaire chinois et sur le plan stratégique, Inde et
Russie n’ont aucune confiance politique envers la Chine.
Le rassemblement des BRICS existe lorsque les cinq
Etats ont un intérêt à dire non ensemble mais la notion de
BRICS est beaucoup plus difficile à mobiliser positivement.
Les nouveaux objectifs de gouvernance internationale
aujourd’hui sont clairement gênés par la Chine mais
Pékin ne peut pas (et ne veut pas forcément) proposer un
ordre alternatif. La notion de BRICS n’a au final aucune
pertinence géopolitique.
La Chine s’intéresse à ses voisins et notamment
à l’Asie du Sud-est au travers d’un accord de libreéchange: ce déploiement régional est relativement
nouveau sur le plan historique.
Il y a une fascination des experts chinois pour la zone
Deutsch Mark et plus généralement pour la place
économique de l’Allemagne dans l’Europe post-Seconde
Guerre mondiale. L’exemple allemand d’une monnaie
dévaluée protégée, d’un fonctionnement souple dans une
zone qui comprend un espace commercial est très attractif
pour la Chine. Cet exemple est beaucoup plus intéressant
pour Pékin que le parallèle qui est souvent dressé avec le
modèle japonais. L’influence de ce dernier passe en effet
par des firmes alors que l’influence chinoise est plus large
et ne se limite pas aux entreprises.
Politiquement, la conclusion que l’on peut dresser ici est
qu’une partie des dirigeants chinois est persuadée
que les liens économiques et que les liens d’intérêts
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mutuels sont si solides entre la Chine et ses voisins
que ces pays ne peuvent faire autrement que de tolérer
les atteintes et les affronts politiques et la montée en
puissance militaire de la Chine. Les dirigeants chinois
tablent sur le fait que ces liens et l’absence de solidarité
réelle entre l’Occident et les pays d’Asie permettront à la
Chine de faire valoir une zone de production intégrée dont
elle a les clés car elle en demeure aujourd’hui la plaque
tournante.
Quel avenir a l’Organisation de Coopération de
Shanghai (OCS) ?
Il ne faut pas surestimer la portée de l’OCS : il s’agit
initialement un pacte de non agression et de stabilité
avec des pays d’Asie centrale incertains quant à leurs
propres frontières et où les questions de minorités et
de religions étaient sensibles. Il s’agit davantage d’une
sorte de réassurance de neutralité et de non-intervention
que d’une alliance active et positive. On ne connaît pas
vraiment l’étendue de la coopération sur les questions
de lutte antiterroriste et le volet économique, plutôt libreéchangiste, existe en dehors de toute zone de libreéchange mais avec des programmes d’aide. Finalement,
l’OCS est une enveloppe alors qu’en réalité, les liens
entre les pays concernés passent essentiellement
par le canal bilatéral. On peut même penser que l’OCS
a été montée en épingle par des chercheurs américains
désireux d’attirer l’attention de l’administration Bush sur les
enjeux du multilatéralisme en Asie.
Quelle place ont les ONG dans le processus de
réformes en Chine ?
Pour répondre à cette question, il faudra voir la composition
du futur Comité permanent et la présence ou non de Wang
Yang, Secrétaire du Parti communiste du Guangdong. Il
y a certainement une part de cynisme dans son attitude
vis à vis des ONG dans le Guangdong mais il a tout de
même mis en place des méthodes de valorisation des
ONG innovantes dans cette province. Il ne s’agit pas
d’une libéralisation politique au premier plan mais plutôt
de la délégation de budgets et de l’action sociale au privé
parce qu’il est plus compétent que le public sur certains
domaines. Indiscutablement, la question de la place
de la société civile en Chine se posera à l’équipe
dirigeante à venir et la présence de Wang Yang dans
le Comité permanent sera le signe d’une continuation
dans ce sens ou un coup d’arrêt.
On entend souvent que l’individu s’exprime davantage
en Chine aujourd’hui, à titre individuel et non au
travers d’un groupe comme auparavant, cela grâce
au développement des moyens de communication
en Chine. Quelles places pour les individus face au
pouvoir ? Le Chinois dépend-il moins de la vision
collective historique qu’avant?
L’individualisme ne vient pas d’Occident et n’est pas
le résultat d’une contagion des Printemps arabes en
Chine. Le risque réel de propagation de ces révolutions
en Chine est d’ailleurs quasi nul. Cependant, il est vrai
que deux tendances s’opposent depuis toujours dans la
société chinoise avec notamment un communautarisme
local (prédominance des liens familiaux et des clans).
Des néoconservateurs tels que Pan Wei recommandent
d’ailleurs un retour à des modèles de gouvernance
traditionnels et infra politiques d’autocontrôle local. A
l’inverse, il y a une tendance individualiste indubitable en
Chine et il n’y a pas de société aussi peu confucianiste
que la Chine en Asie. Les éléments d’individualisme
chinois viennent donc de Chine et non d’Occident : selon
les statistiques, il y a entre 180.000 et 250.000 incidents
de masse par an en Chine (soit plus de 500 personnes
manifestant conjointement). Même si ces manifestations
ne visent pas toutes à remettre en question le régime, ce
chiffre est loin d’être négligeable et témoigne d’un degré
de conflictualité important au sein de la société chinoise.
Y a-t-il encore une force d’opposition politique en
Chine ?
Il n’y a pas et il ne peut y avoir de compétition politique
officielle et les réseaux d’opposants sont émiettés et
fractionnés depuis Tian’anmen. Il n’existe donc pas
véritablement de force organisée (à l’exception des églises
parfois) mais il y a une sensibilité qui traverse les élites et le
Parti. Certains dirigeants ont retrouvé ces connexions qui
avaient disparu en 1989. On dit ainsi à Pékin que Xi Jinping
aurait eu une longue discussion avec le fils de Hu Yaobang
qui est justement aujourd’hui un des militants les plus actifs
pour la libéralisation politique. On ne sait rien des idées de
Xi Jinping et il est tout à fait possible que cette entrevue
fasse partie d’une stratégie de construction de son image
publique mais le simple fait qu’il se sente obligé d’inclure
cet entretien dans cette stratégie montre bien qu’il y a une
compétition et une forme d’agitation de ce côté.
La multiplication des scandales est elle de nature à
fragiliser le régime ?
La Chine est en effet régulièrement traversée par des
scandales dont certains impliquent des hauts-dirigeants :
sang contaminé, mélanine, infanticides et avortements
forcés, greffes illégales d’organes… Il est cependant
peu probable que ces scandales puissent faire vaciller le
régime. Les procès ne sont que rarement équitables et
l’innocence ou la culpabilité des personnes incriminées ne
sont jamais certaines, même après le verdict. Cependant,
il est certain que chacun de ces procès fait avancer la
question de la légalité en Chine.
Quel est le rôle de l’Armée Populaire de Libération
aujourd’hui ? Agit-elle comme un frein face aux
réformes ou est-elle consciente que la grande
faiblesse stratégique de la Chine demeure son
immobilisme institutionnel et que des réformes
de fond sont indispensables pour faire monter en
puissance la Chine. La Commission Militaire Centrale
(CMC) est elle tenue par l’armée ou le Parti ? Existe t-il
un débat autonome dans la CMC ?
Il convient avant tout de rappeler que nous ne sommes
sûrs de rien à propos de ces institutions très fermées.
La Commission Militaire Centrale a perdu de son
influence, notamment durant le mandat de Hu Jintao.
5
Elle ne s’est que très peu réunie sous sa présidence et
peu de ses membres s’expriment. L’armée chinoise est
devenue la grande muette. Hu Jintao en est le chef mais
l’absence d’organe en dessous pour organiser dans les
faits le contrôle du président traduit un défaut de contrôle,
une autonomie de facto. L’Armée Populaire de Libération
est loin d’être uniforme : certains, influencés par le puissant
lobby qu’est devenu la Marine chinoise, poussent par
exemple à investir dans la défense maritime tandis que
d’autres analystes stratégiques privilégient la cyberguerre.
Pour autant, Le lien entre Parti et armée est loin d’être
rompu et on ne constate pas aujourd’hui de montée
« autonomiste » au sein de l’armée : globalement, tout
le monde s’accorde ainsi pour reconnaître que l’armée
a pour objectif prioritaire de défendre le Parti et non pas
le pays. Finalement, les quelques voix dissidentes sont
celles d’universitaires ou d’indépendants qui s’expriment
de façon personnelle et qui, tôt ou tard, sont amenés à
tempérer leurs propos. L’arrivée du Xi Jinping, réputé plus
proche de l’armée, pourrait modifier la place et le rôle de
l’armée.
rivalité Japon/Etats-Unis des années 1920.
On parle beaucoup en ce moment du livre de Yang
Jisheng, Stèles, qui travaille sur la période du Grand
Bond en avant. Dans quelle mesure la résurgence de
la mémoire en Chine entre elle dans le processus de
réforme ?
Le livre est interdit en Chine mais circule tout de même.
La question de la mémoire fait en effet partie du
mouvement de libéralisation et il y a une évolution
sur ce point. Le Global Times, journal pourtant
particulièrement nationaliste, a récemment publié un
article très agressif sur la famine provoquée par le Grand
Bond en avant. Au sein du Parti, certains courants
politiques cherchent à ouvrir le chapitre de la mémoire
à des fins politiciennes : il s’agit en effet d’affaiblir les
conservateurs encore prompts à citer Mao.
Quel crédit apporter aux informations qui filtrent dans
l’affaire Bo Xilai ?
La Chine a-t-elle une vision globale de son rôle
dans le monde ou est-elle au contraire focalisée
sur ses objectifs économiques ? A t-elle des visées
hégémoniques et conçoit-elle une rivalité avec les
Etats-Unis ?
Paradoxalement, la Chine est clivée entre une vision
géopolitique du monde du XIXème siècle dans laquelle
les aires d’influence restent déterminantes - dans
cette perspective elle a bien une vision hégémonique
du monde- et une position irénique sur le plan de la
gouvernance globale. La Chine est en effet en retrait et
elle ne s’implique qu’en réaction à ses propres intérêts.
La Chine est très prudente au Conseil de Sécurité où
elle s’abrite souvent derrière la Russie : s’abstenir sur la
Libye était de ce point de vue un signe tout à fait positif car
cela équivalait à un oui. Or, quand la Chine s’avance ou
concède sur le plan international, par exemple sur le
dossier libyen, elle déclenche une levée de boucliers
à l’intérieur de la Chine, aussi bien au sein du Parti
et de ses factions que dans la population. Ainsi,
tandis que les médias occidentaux notaient l’évacuation
efficace des milliers de ressortissants chinois de Libye
par Pékin, retenait surtout en Chine les pertes de marché
des entreprises chinoises en Libye du fait de la guerre. De
même, dans les organismes financiers internationaux, la
Chine contribue au système mais elle ne s’acharne pas à
gagner des places et ne se met pas en avant.
La Chine ne va pas gouverner le monde et elle ne
remplacera pas les Etats-Unis. Nous aboutirons plus
probablement à un monde ingouvernable avec une
dispersion des puissances et un renforcement des
sphères d‘influence en marge de la gouvernance
internationale . Par nature le système chinois est tourné
vers l’intérieur : si la Chine est curieuse et s’imprègne
facilement de tendances étrangères, la culture chinoise a
cela de particulier qu’elle absorbe et retravaille toutes ces
influences. Au final, la Chine reste centrée sur elle même.
Quant à sa rivalité avec les Etats-Unis, elle est concentrée
sur la question de la maitrise du Pacifique occidental et, de
façon intéressante, on retrouve ici un schéma similaire à la
Nous n’avons à notre disposition aucune preuve formelle
sur ce dossier sensible et les informations sont parcellaires
et difficilement vérifiables. Par exemple, les échos de
presse sur l’étendue de la fortune de Bo Xilai varient
énormément d’une source à l’autre. On parle cependant
depuis un certain temps des abus de Bo Xilai et il est
probable que le procès de Bo Xilai ne soit pas uniquement
un prétexte, une invention du Parti pour écarter un homme
ambitieux.
Peut on envisager un épuisement du modèle
économique chinois ? La bombe démographique,
les problèmes environnementaux, la croissance
difficilement soutenable peuvent-ils enrayer la
locomotive chinoise ?
Les prédictions apocalyptiques au sujet de l’avenir de
la Chine sont monnaie courante aujourd’hui mais il faut
savoir les relativiser. On parle en effet de ces problèmes
environnementaux ou démographiques depuis vingt ans et
la Chine continue pourtant à se développer en contournant
tous ces obstacles. Il est peu probable que les questions
environnementales ou démographiques soient des freins
décisifs au développement chinois. Par contre, on peut
cependant souligner trois obstacles majeurs auxquels la
Chine devra faire face à court terme :
• La demande extérieure ne peut plus croitre comme
avant et la Chine doit trouver un nouveau moteur
pour son développement économique ;
• Le tournant vers la consommation intérieure
n’est pas assez rapide et est déséquilibré : il va
davantage dans la direction des populations riches
qui consomment des biens importés et n’alimente
pas suffisamment la consommation locale. Il
accroit encore plus les déséquilibres au sein de la
société chinoise ;
• Les grandes entreprises d’Etat ont d’excellents
résultats en Chine où elles évoluent sur des
terrains protégés mais elles ont beaucoup plus
de mal à travailler sur les marchés étrangers. La
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multiplication des cas d’entreprises chinoises
faisant l’objet d’enquêtes pour des faits de
dumping ou de corruption témoigne de cette
faiblesse. Cela pose la question de la rentabilité
de ces entreprises en dehors du marché chinois
et des limites du modèle dirigiste chinois. Celui
ci fonctionne en réalité avec un taux d’épargne
maintenu artificiellement à 50% par une monnaie
stérilisée et sous-évaluée. La Chine a des difficultés
à utiliser de façon raisonnée les milliards de
réserves accumulés: les investissements chinois
à l’étranger manquent parfois de cohérence et
certains ne sont pas effectués de façon optimale.
David Péneau
Débats Asie
Les publications électroniques d’Asia Centre
Conçu pour confronter les expériences et analyses des
décideurs économiques, des acteurs institutionnels,
universitaires et de la presse, de France ou d’Asie, le
cycle Débats Asie 2012 vous est proposé par Asia
Centre, Asia Presse, le Centre d’Accueil de la Presse
Étrangère (CAPE) et le Comité National des Conseillers
du Commerce Extérieur de la France (CNCCEF).
Réunis dans la collection « Extraits des Conférences
d’Asia Centre », les Articles et Memos constituent un
ensemble inédit de travaux de recherche et de débats
actuels sur l’Asie organisés avec les meilleurs experts
internationaux.
Les Notes et les Etudes approfondissent l’actualité
asiatique en la mettant en perspective avec les
tendances de long terme à l’œuvre dans la région.
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