Rebonds
Economiques
Compétitivité à la chinoise
Par Philippe MARTIN
lundi 14 février 2005
Philippe Martin est professeur à Paris-I
et chercheur au Centre d'enseignement de recherches et d'analyses socio-économiques (Ceras-CNRS).
l'occasion des fêtes du nouvel an chinois, presque deux milliards de déplacements sont prévus sur
les réseaux de transport à l'intérieur de la Chine. Une partie de ces déplacements internes est le fait
de travailleurs migrants qui ont quitté la campagne et se sont installés dans les villes. Ils trouvent
là la seule occasion de l'année de retourner chez eux. Chaque année, malgré des obstacles
réglementaires nombreux imposés par les autorités, quelque 20 millions de travailleurs chinois
supplémentaires passent de l'extrême pauvreté et du sous-emploi ruraux au travail dans les secteurs
modernes et urbains. Cet exode rural chinois est sans précédent historique. Ce n'est rien encore : deux
tiers de la population chinoise vivent à la campagne, ce qui signifie que, pour que la population rurale
tombe à 10 % de la population totale, une migration supplémentaire d'environ 800 millions est à
prévoir. En comparaison, c'est seulement 60 millions d'Européens qui migrèrent au XIXe siècle et
redessinèrent ainsi la carte économique mondiale.
Les effets de l'exode rural chinois se font sentir bien au-delà des frontières de la Chine car, en passant
dans les villes, c'est 20 millions de travailleurs supplémentaires qui s'intègrent à l'économie mondiale
chaque année. L'économie chinoise est, en effet, exceptionnellement ouverte pour sa taille et son
niveau de développement : les exportations constituent un tiers du PIB et croissent à un rythme de 25
% l'an. D'autant que, comme l'a montré Sandra Poncet (université de Paris-I), l'intégration de la Chine
au commerce mondial s'est accompagnée d'un mouvement de protectionnisme entre les provinces
chinoises. Du coup, une part croissante de leur commerce se fait avec le reste du monde plutôt qu'avec
d'autres provinces à l'intérieur de la Chine.
La gigantesque migration interne couplée à une stratégie de croissance tournée vers l'exportation
explique que l'intégration de la Chine à l'économie mondiale est un choc sans précédent par son
ampleur, une étape inédite de la globalisation. Dans les autres pays intégrés à l'économie mondiale, les
gains de productivité se traduisent à terme par une augmentation des salaires et donc du coût du
travail. En Chine, où la productivité des travailleurs a été multipliée par trois en dix ans, les salaires, au
moins des travailleurs peu qualifiés, ont peu augmenté. Dans n'importe quelle autre économie,
l'augmentation de la production à un rythme de près de 10 % l'an aurait dû aboutir, du fait de
l'augmentation de la demande de travail, à une augmentation des salaires. Ce n'est pas le cas en Chine
parce que des millions de paysans chinois sont toujours prêts à migrer vers les villes pour y offrir un
travail peu qualifié, à peine mieux rémunéré que le revenu rural. Dernièrement, quelques
frémissements se sont fait sentir et certaines régions ont vu les salaires des moins qualifiés augmenter,
mais il est trop tôt pour conclure à un renversement de tendance. En revanche, les salaires des
travailleurs qualifiés augmentent, parce contrairement aux paysans se transformant en travailleurs non
qualifiés, ils ne sont pas en nombre quasi infini. D'où la très forte croissance des inégalités en Chine.
La migration des paysans chinois fonctionne donc comme une énorme augmentation de l'offre de
travailleurs non qualifiés dans le monde et elle redessine la carte mondiale des avantages comparatifs.
Parce que nous sommes tous des consommateurs et des producteurs, nous sommes tous affectés d'une
manière ou d'une autre. La Chine ayant clairement un avantage comparatif sur un nombre croissant de
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biens de consommation, leurs prix baissent fortement. La Chine n'est pas sans rapport avec le faible
taux d'inflation que connaissent aujourd'hui de nombreux pays industrialisés. Par exemple, en deux
ans, le prix des anoraks a déjà été divisé par deux. Du coup, les pays exportant ces mêmes biens, les
pays d'Asie les plus pauvres, tels le Bangladesh ou le Cambodge, certains pays d'Europe de l'Est (la
Roumanie) ou bien les pays du Maghreb sont les plus touchés. Mais si nous bénéficions de certaines
baisses de prix, nous rentrons aussi en concurrence désormais avec les consommateurs chinois pour
d'autres biens. Depuis 2000 par exemple, 40 % de l'augmentation de la demande de pétrole est due à
la Chine. Plus généralement, on considère que la Chine est responsable pour moitié de l'augmentation
de l'indice des prix des matières premières depuis trois ans. Les gagnants sont clairement les pays de
l'Opep, certains pays africains et surtout l'Amérique latine qui a vu ses exportations vers la Chine
multipliées par quatre depuis 2000. La Chine consomme relativement peu parce qu'elle investit
énormément (plus de 40 % de son revenu) et importe beaucoup de machines, ce qui favorise les pays
bien positionnés dans ce domaine, tels le Japon, la Corée ou l'Allemagne. Cette soif chinoise de
matières premières et de machines ne fait pas l'affaire de la France, plutôt spécialisée dans les biens de
consommation. Du coup, la part de marché hexagonale dans les importations chinoises est passée de
1,4 % à 1,2 % en 2004. Le débat sur la compétitivité et la désindustrialisation de la France passe aussi
par la case chinoise.
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